Trois femmes
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UN DIVORCE
— Mon père est là ?demanda Berthe Wilden, quand elle vit la porte s’ouvrir devant elle.
— Monsieur Fauli ?répondit la servante.Bien sûr, il n’est pas sorti de toute la journée.
« C’est vrai, songea Berthe.Je n’avais pas pensé que c’est aujourd’hui samedi.Père sort le moins possible ce jour-là.» Par un retour sur elle-même, elle éprouva un remords d’avoir oublié si vite, depuis son mariage, les habitudes religieuses de son enfance.
Elle ouvrit elle-même la porte du cabinet de travail.Le vieux Fauli était assis, inoccupé en apparence, devant son bureau.Le jour, tout près de mourir à cette heure, montrait, fortement accusé par la lumière qui tombait de la fenêtre, le profil ferme et net d’un vieux patriarche : des sourcils touffus, une lèvre épaisse sous la grande barbe blanche, un nez fort et busqué, élargi aux narines :
— Simcha, dit-il, ma Simcha !
Il lui donnait son nom secret, le nom oriental et réservé que les gentils ne connaissent pas, gardé précieusement pour la famille, et que Berthe n’entendait jamais prononcer sans un certain malaise, comme s’il eût contrarié son désir d’oublier des traditions pour lesquelles il lui semblait avoir perdu toute sympathie.
— Père, dit-elle nettement, je viens te parler de mon mari.
Il fronça les sourcils.Jacques Wilden n’était pas un gendre selon son cœur.Berthe précipita ses paroles.
— C’est parce que les Américains n’achètent plus, dit-elle.On ne pouvait pas prévoir ça, le commerce des tableaux allait si bien !Mais, pour soutenir les prix, il faut acheter, acheter toujours, et depuis six mois on ne vend plus rien.
Elle s’arrêta, n’osant encore dire le reste.Le vieux Fauli haussa les épaules.Des siècles de négoce, de spéculation, de persécution, ont habitué sa race à supporter la mauvaise fortune avec une sorte d’indifférence paisible.A manier héréditairement l’argent de façon régulière on apprend ce qu’ignorent les hommes issus, comme presque tous les Français de sang, de souche paysanne : que cet argent n’est qu’un signe, un symbole qui n’a pas de valeur par soi-même, mais par les possibilités d’échange et de combinaison qu’il permet.Et si l’on n’a pas toujours dans l’esprit ce principe fondamental : « Toutes les affaires sont mauvaises, quelques-unes deviennent bonnes », on perd courage à la première mauvaise affaire !Mais aujourd’hui la vie est trop facile en France.Quand on compte déjà trois ou quatre générations d’aïeux qui n’ont pas connu l’âpreté de la lutte pour la vie chez les barbares méchants de Russie et de Pologne, ou, ce qui vaut mieux encore, les simples et gaies populations d’Alsace, on n’est plus bon vraiment qu’à se laisser fondre dans la masse nationale, à devenir un fonctionnaire sans responsabilité ou un politicien si on est d’intelligence moyenne ; un homme de lettres, un savant, un artiste quand on a le cerveau bien fait et une sensibilité suffisante.Mais, pour le commerce, c’est fini : on ne peut plus, on n’est plus digne !
Jacques Wilden n’était plus digne.C’était le jugement sans appel du vieux Fauli.Il prononça sentencieusement :
— Les commerces de luxe, ce sont ceux où on gagne ce qu’on veut sur la marchandise, petite fille, et aussi ceux qui s’engorgent le plus vite.On a toujours besoin de farine ou de coton.En temps de crise, les gens en achètent moins, mais ils en achètent tout de même, tandis qu’on ne peut plus leur vendre de tableaux.C’est le contraire, à ce moment : il faut avoir pris ses précautions, garnir ses poches, et acheter !
Il est peut-être bon de faire observer ici que, quelques années plus tard, pendant et après la guerre, les maximes de M.Fauli recevaient le plus éclatant démenti : les commerces de luxe bénéficièrent de la gêne universelle.Ceci tend à prouver qu’il n’y a pas plus de principes sans exception dans les affaires que dans les arts et la morale.
Berthe fondit en larmes.
— Ce n’est pas un conseil que je te demande, père.Il est trop tard : Jacques va être mis en faillite !
— Eh bien ?
Il allait ajouter, avec sa précision d’homme d’affaires : « Qu’importe !C’est une solution.» Mais il rencontra le regard désespéré de sa fille, il eut pitié.Et puis, il ne fallait pas qu’elle eût porté jamais le nom d’un failli.Il demanda d’une voix lente, parce qu’il regardait déjà plus loin que l’immédiate question d’argent, et réfléchissait à des conséquences plus lointaines, à des combinaisons définitives :
— Combien…
— 170.000, dit Berthe, à voix basse.
Fauli eut un petit choc intérieur et haleta. C’était une somme ! Puis son regard se dirigea vers un calendrier accroché à la muraille, et qui cachait le tableau enluminé destiné à indiquer aux fidèles l’endroit vers lequel ils doivent se tourner pour la prière ; car il observait rigoureusement, malgré d’innombrables difficultés, à Paris comme jadis en Alsace, les rites de sa religion. Il songeait : « C’est une mitzvah, il faut obéir.» Ce mot signifie à la fois un commandement et une bonne action, car la religion juive, dans son rude formalisme, ne fait guère de différence.Il attira Berthe vers lui, l’assit sur ses genoux, comme lorsqu’elle était petite fille, et l’embrassa.
— Ma petite Simcha !dit-il.
Elle lui rendit son baiser passionnément.
— O père, murmura-t-elle, que tu es bon !
Il répondit gravement :
— Je paierai, oui.Mais crois-tu que je sois si riche ?Il faut du temps, je prendrai des arrangements, j’étagerai les échéances.Seulement, c’est à une condition.
— Ah !dit Berthe, qu’importent les conditions !Tout ce que tu voudras.
Elle s’attendait à voir son père exiger que Jacques lui laissât surveiller ses affaires, contrôler ses opérations, et considérait déjà, en femme énergique et raisonnable, les avantages de la combinaison.Mais Fauli continua :
— Mon enfant, je vais te faire beaucoup de peine ; il faudra divorcer.
— Divorcer !mais j’aime Jacques, père, je l’aime plus que jamais.
— Réfléchis, insista le vieillard.Tu es de mon sang, tu dois comprendre.Je paierai pour que ma fille ne porte pas le nom d’un failli, c’est entendu.Mais si tu ne divorces pas, ton mari aura fait dans six mois d’autres sottises que je ne pourrai plus payer, et que je ne paierai pas !Wilden manque de chuzbah !
La chuzbah, c’est l’esprit d’entreprise, l’audace, ou même l’aplomb, tout ce qui sert à réussir. Le vieux Fauli ne voulait plus d’un gendre qui n’avait pas cette qualité, aussi nécessaire à un homme de nos jours que le courage militaire ou les muscles à un chevalier du moyen âge. Le divorce n’était pas non plus pour lui une institution neuve, peut-être antisociale, en tout cas de réputation douteuse : sa loi ne l’a jamais entouré de difficultés légales, elle n’y a jamais vu que la rupture naturelle d’un contrat naturel. Enfin, il se considérait comme un homme juste et confondait habituellement la justice avec la théorie des compensations et, pour ainsi dire, de l’expiation. Quand il avait monté la première marche d’un escalier du pied droit, il redescendait cet escalier en partant du pied gauche. Cette attention à mettre de l’équilibre dans les plus petites choses est recommandée dans les livres des vieux écrivains fromm, c’est-à-dire pieux, comme une excellente méthode pour parvenir à ne former que des résolutions d’une absolue sagesse.Il paierait donc les dettes de son gendre parce qu’il aimait sa fille, et obligerait sa fille à divorcer parce qu’il n’aimait pas son gendre.Les choses lui semblaient ainsi parfaitement arrangées.
Mais Berthe, maintenant, pleurait à chaudes larmes.Fauli, pour quelques instants, se sentit attendri.Il avait raison, il était sûr d’avoir raison : la prudence humaine imposait le divorce.Pourtant, causer une peine si rude à son enfant unique, à cette grande fille qui était sa seule affection au monde !Et puis, il savait qu’on ne convertit pas un blessé, du premier coup, à l’idée d’une amputation.Il affecta d’hésiter :
— Enfin, nous verrons.Je t’ai dit de réfléchir, de parler à Jacques.Qu’il vienne me voir, qu’il m’apporte ses livres, nous causerons.Du reste, demain je lui enverrai une note, cela vaudra mieux.
Il répugnait à prendre une plume le jour du sabbat.La nuit, durant cette conversation, était presque entièrement venue.Sa fille, pour lui donner de la lumière, allongea la main vers le commutateur électrique.Subitement, comme paralysée par une injonction venue des profondeurs de son inconscient, elle la laissa retomber.Fauli eut dans les yeux un éclair de satisfaction.
— Sonne la goyé, petite, dit-il doucement.
On ne doit pas allumer de feu un samedi, et c’est pourquoi il est nécessaire d’avoir des serviteurs appartenant à une autre religion, qui puissent rendre aux fidèles l’indispensable service de frotter une allumette ou d’appuyer sur le bouton d’un commutateur.Berthe s’était rappelée à temps, devant son père, l’antique interdiction rituelle.La joie de Fauli en fut si grande que, malgré l’embarras d’argent qu’il allait s’imposer, il se prit à sourire.
— O père, dit Berthe, espérant profiter de cet instant de faiblesse, attends un peu pour le divorce : nous nous aimons tant !Si tu savais…
La figure de Fauli se raidit de nouveau.
— Simcha, dit-il, ce que j’ai dit est dit.Va, petite.
Certaines volontés s’imposent si puissamment qu’elles suppriment toute réflexion, toute résistance immédiate chez ceux qu’elles violentent.Ce ne fut qu’en voiture, comme elle rentrait chez elle, que Berthe sentit l’horreur du dilemme où l’enfermait son père.Jacques, énervé par l’attente, avec cette figure froide et fermée qu’ont les hommes dans l’inquiétude, lui cria :
— Eh bien ?
— Nous sommes perdus, mon ami, perdus, dit-elle.
Et tandis qu’elle lui répétait la conversation qu’elle venait d’avoir, de ses yeux pleins de larmes elle regardait son mari, elle admirait sur son visage et dans les mouvements de son corps tout ce qui le lui avait fait aimer : une grâce un peu frêle, des cheveux châtains, des traits où les caractères orientaux s’étaient atténués presque au point de disparaître.Son nom même trahissait ce lent travail d’assimilation qui s’était exercé sur les siens, avant lui.Un siècle auparavant, il se fût appelé Jacob Wildenberg.Il était maintenant Jacques Wilden, un Parisien pareil aux meilleurs Parisiens, élégant, voluptueux, très intelligent et amolli.Oui, son père avait raison, il n’était plus taillé pour la lutte.Mais de cela même qu’elle était fière, c’était pour tout cela qu’elle l’avait voulu, qu’elle l’avait pris.Elle cria :
— Mon chéri, je ne puis pas te perdre.Je ne veux pas.
A mesure qu’elle avait parlé, les traits de Jacques Wilden avaient repris une telle insouciance, un air d’ironie si détachée qu’elle eut peur.
— Tu consentirais ?fit-elle.
— Évidemment, dit-il, c’est embêtant, c’est tyrannique…Il se mêle de ce qui ne le regarde pas…Mais enfin, s’il n’y a pas moyen de faire autrement…
— Oh !cria-t-elle, épouvantée.
— Qu’est-ce qui nous empêche de divorcer, et de se remarier une fois l’affaire faite, continua-t-il.C’est une opération à terme.Elle est excellente.
C’était un plan de souplesse, d’astuce et presque de traîtrise, l’idée de malice d’un homme qui, des lois, d’où qu’elles viennent, ne prend plus rien au sérieux.Mais Berthe aimait.Elle réfléchit seulement :
— Jusqu’au terme, mon aimé, comment ferons-nous ?
— Bête !fit légèrement son mari.
C’est ainsi que s’engagea la lutte entre M.Fauli et son gendre.Toutefois elle eut des suites imprévues.
Le lendemain Fauli s’en fut dîner, comme tous les dimanches, rue Denfert-Rochereau, chez son beau-frère Fischer, l’astronome.Il lui dit en entrant — c’était une petite manifestation qu’il manquait rarement :
— Bonjour, Jacob !
Non seulement pour les feuilles qui mentionnent quelquefois ses travaux, et pour ses confrères du monde entier qui lisent ses communications, mais pour sa femme et ses enfants, le prénom de Fischer est James. Il n’importe : pour le vieux Fauli, ce sera toujours Jacob. Il y tient : James, selon lui, est une concession assez plate faite au Goïm, et il ne saurait l’approuver, pas plus que bien d’autres choses dans la maison.Son beau-frère et sa sœur ne pratiquent plus depuis longtemps.Leurs garçons, toutefois, ont été circoncis, mais par un médecin, et qui même était un gentil ; et ainsi, pensait Fauli, cela ne compte point : car les cérémonies du rituel et le caractère religieux de celui qui les accomplit, autant que l’acte même, sont indispensables pour faire de la circoncision une chose qui vaille, qui consacre la progéniture des fils d’Israël à Jéhovah ; à défaut de ces formules solennelles il n’y a plus là qu’une simple opération chirurgicale.Et, bien entendu, le ménage Fischer ne se souciait nullement de respecter à sa table les prescriptions du Deutéronome et du Lévitique, précisées, aggravées par le Talmud.Pour que Fauli n’en fût pas réduit à jeûner presque complètement quand il venait chez elle, madame Fischer lui faisait régulièrement la grâce d’un rôti de bœuf provenant de l’étal d’un boucher de la rue d’Hauteville, réputé pour ne donner à sa clientèle que de la viande saignée selon les règles, les entrailles de l’animal ayant été inspectées par le rabbin sacrificateur.Mais, sans doute pour affirmer leur parfaite libération religieuse, le plat d’entrée chez les Fischer était, de fondation, chaque dimanche, des nouilles au jambon.C’est alors que l’on pouvait distinguer par quels progressifs degrés la vieille foi s’évanouit dans les familles israélites transplantées dans notre sceptique Occident.Fauli repoussait d’un signe ce mets impur, et pour se donner une contenance en même temps que pour apaiser son appétit, attirait vers lui un ravier de hors-d’œuvre orthodoxes, placé tout exprès à sa portée.La cousine Gonzalès-Herrera — encore une sœur de Fauli — plus désaffectée, mais non pas entièrement, écartait avec soin, du bout de sa fourchette, les petits carrés de la viande interdite, et, croyant de la sorte rendre un suffisant hommage aux principes, portait sans remords à sa bouche ces longs filaments de pâte, imprégnés de la graisse abominable.C’était elle qui choquait le plus son frère.Il préférait encore la calleuse indifférence de son gendre Wildenberg, dit Wilden, de son beau-frère Fischer et de madame Fischer, qui, sans souci des injonctions mosaïques, engloutissaient impavidement les nouilles, le jambon, et la graisse.
Mais il était reconnaissant à sa fille Berthe — dans ce milieu elle était Berthe, et non plus Simcha — de s’abstenir en sa présence (il savait bien, hélas, que loin de ses yeux elle se comportait différemment) de toute infraction à ces antiques lois qui contribuèrent si longtemps, et selon lui salutairement, à séparer des chrétiens les fils de Juda, les empêchèrent, malgré leur petit nombre, d’être absorbés par eux, préservèrent la pureté de la race, firent leurs familles fortes et unies.Fauli croyait fermement à la mission des juifs sur la terre.Et, au bout du compte, tous ceux qui étaient là, sauf les chrétiens, — il y en avait un ou deux — y croyaient également, bien qu’ils ne s’entendissent point sur ce qu’est cette mission.
Chose étrange, Fauli, bien qu’il souffrît parfois de l’antisémitisme des chrétiens et qu’il leur en voulût de cet antisémitisme, n’éprouvait nulle antipathie à l’égard du christianisme.« En quoi cette religion nous gêne-t-elle, pensait-il, puisque, seule de toutes les autres religions au monde peut-être, la vieille foi de Moïse se refuse depuis des centaines d’années à toute propagande parmi les gentils, puisqu’elle est arrivée pratiquement à considérer que pour faire un juif il ne suffit pas d’obéir à l’ancien testament et au Talmud, et qu’il faut encore être juif de race ?» Homme d’affaires avant tout, il résumait ainsi son opinion : « Il faut des juifs et il faut des chrétiens.Ils se complètent ; et je consens même à admettre qu’il faut plus de chrétiens que de juifs.C’est le malheur de la Pologne de compter trop de fils d’Israël : ils se nuisent les uns aux autres, et ils nuisent aux chrétiens.Mais, si je reconnais bien volontiers que tout juif doit avoir ses chrétiens, pourquoi les chrétiens ne comprennent-ils pas que chacun d’eux devrait avoir son juif ?Si nous étions restés en Espagne, s’il y avait des juifs au Canada, ces pays-là ne seraient pas où ils en sont.Nous sommes comme le sel dans la soupe.»
Il y avait une autre raison que Fauli ne se donnait point : c’est que, resté profondément religieux, il respectait dans le christianisme, dans le catholicisme surtout, une religion dont l’enseignement, les dogmes, tout un ensemble enfin de réactions sentimentales chez ses fidèles, en présence des problèmes de la vie et de la mort, rapprochaient ceux-ci de sa propre attitude. Il ne se le disait point parce qu’il n’y réfléchissait pas. Mais c’était là l’opinion nettement exprimée d’un homme mal fait, laid et brun comme un Maure, aux beaux yeux limpides d’illuminé, qui s’appelait Lévy, tout simplement, le docteur Abraham Lévy, et tomba, en cure-dents, après le dîner. Ce petit praticien, médecin dans le quartier du Cherche-Midi, encore plus fromm, plus pieux que Fauli lui-même, ne niait point que la stricte observance des rites, qu’il persistait à s’imposer, avait nui à sa carrière, l’avait laissé, à la fin de ses jours, un pauvre homme. Comment se faire connaître, se créer des relations indispensables, lorsqu’on ne peut manger à la table d’un chrétien, entrer même dans un restaurant qui n’est pas kosher ? Et cependant il recrutait presque toute sa clientèle dans les congrégations religieuses — surtout les couvents de femmes qui se trouvent en si grand nombre entre la rue du Cherche-Midi et la rue de Babylone. Ces pieuses filles n’avaient confiance qu’en lui, et le vénéraient. A quelque chose de commun et d’indicible elles et lui s’étaient reconnus. « Elles sont si bonnes ! disait-il. Voici quelques mois, comme j’allais partir en voyage, je passe chez les sœurs du Saint-Sacrement. J’avais mis dans la poche de mon veston mes phylactères, les bandelettes dont il convient de se couvrir pour la prière du matin. Quand j’ai tiré mon carnet pour écrire une ordonnance, ces phylactères sont tombées sans que je m’en pusse apercevoir. Elles m’ont bien manqué : par bonheur j’ai pu m’en procurer d’autres à Carpentras… Et cela fait que, maintenant, j’en ai trois ; celles-ci, celles que j’avais perdues, et que les bonnes sœurs m’ont rendues, et d’autres encore, et si belles ! Ce sont les sœurs qui les ont brodées en mon absence, sur le même modèle, avec les lettres hébraïques, toutes les formules sacrées ; elles me les ont données en disant : « Il y avait si longtemps que nous cherchions ce qui pourrait vous faire plaisir, docteur !… » Ah ! comme je m’entends bien avec elles, comme on se comprend ! Ce serait dommage, si elles n’existaient pas, et je soupçonne qu’elles pensent que ce serait dommage, si je n’étais pas ce que je suis. »
Par contre, James Fischer et sa femme se déclaraient violemment anticléricaux, ce qui choquait Jacques Wilden et sa femme, aux yeux de qui cette attitude paraissait un regrettable défaut de correction mondaine.C’était là un point sur lequel le mari et la femme marquaient le plus complet accord.Ils se seraient crus amoindris s’ils n’eussent pénétré dans la société des Français, des vrais Français, qui sont nés catholiques et le sont restés, en somme, beaucoup plus qu’ils ne s’en doutent, même quand ils se figurent être devenus indifférents.Les Wilden se sentaient bien plus fiers de recevoir un chrétien que de leurs plus belles relations et de leurs plus brillantes alliances dans le monde juif.C’est pourquoi ils fréquentaient, le plus qu’il se peut, des journalistes, des artistes et des gens de lettres, en évitant toutefois ceux qui appartiennent à leur confession : car cette espèce d’hommes va partout, et ils espéraient un jour, par l’entremise de leur amitié, atteindre jusqu’à la vraie société française, la seule qu’ils estimassent digne de ce nom, l’aristocratie titrée, conservatrice et catholique.
Les Fischer se trouvaient exempts de ce souci.Avec pas mal de Français de race ils entretenaient des relations cordiales, assez fermement établies.Le trait d’union ici avait été la science.C’est par là qu’on peut distinguer qu’elle est en elle-même une religion ; des liens invisibles mais très forts rattachent ceux qui s’y adonnent.D’homme de science à homme de science on a besoin l’un de l’autre, et l’on ne se demande pourtant rien, que d’apporter une petite pierre, chacun son tour, à l’édifice commun.Ce n’est point qu’il n’y ait des compétitions, des jalousies, une lutte assez âpre et mesquine pour les places.Depuis que le régime napoléonien a caporalisé la France, son personnel scientifique souffre comme les autres d’une hiérarchisation des activités qui implique un regrettable défaut d’indépendance dans la libre recherche.Il arrive alors que par mauvaise humeur et déception on incrimine l’intrigue juive d’une part, ou bien au contraire l’influence des « cléricaux » qu’on soupçonne être restée puissante dans certains milieux officiels, dans les Académies, jusque dans les bureaux des ministères.Mais assez vite on se retrouve, on se fréquente, parce que, malgré les froissements superficiels, on ne peut s’empêcher d’apprécier réciproquement le travail accompli.Et cependant Fischer était anticlérical !Il l’était âprement, avec combativité, de façon agressive.Sa conception matérialiste l’y avait porté, mais surtout il avait repris, si l’on peut dire, le chemin de Damas, à l’envers, au moment de l’affaire Dreyfus.Il s’était toujours cru, issu comme Fauli de souche alsacienne, un Français de France comme les autres.Il n’avait jamais rien mis au-dessus de ce pays : il n’avait jamais pensé à classer d’un côté, en France, les juifs tels que lui, et à part, et bien plus haut, les autres.Il se considérait comme admis dans la communauté non seulement à titre personnel, mais comme race.Et voici qu’il découvrait que cela n’était point !
De l’exaspération politique et sociale qu’avait éprouvée alors la nation tout entière il avait gardé un souvenir toujours amer, toujours cuisant, pour la double raison qu’il était sensible jusqu’à la susceptibilité — en cela il était plus juif qu’il ne le croyait lui-même — et que d’ailleurs sa profession l’entraînait aux idées générales.De là à détester le principal groupe qui s’était heurté au sien dans cette affaire, il n’y avait qu’un pas, qu’il avait franchi d’un esprit délibéré.Il en voulait au christianisme, et particulièrement, en France, aux catholiques, d’être en apparence un des éléments prépondérants de l’antisémitisme ; il espérait, de l’affaiblissement de l’esprit catholique, l’affaiblissement puis la disparition du sentiment public excité contre ses frères et lui-même.Aussi des juifs comme Fauli lui semblaient-ils non seulement un anachronisme, mais un danger.Il s’enorgueillissait, en effet, de l’incrédulité presque générale des Israélites français.Là-dessus ses plaisanteries n’étaient pas toujours de bon goût : « Voilà ce que c’est, disait-il, de n’avoir qu’un Dieu au lieu de trois : on le perd plus aisément !» Malgré qu’il eût dans l’esprit, sinon de la distinction, du moins de la probité, pourtant il comprenait, il approuvait presque, tout en le jugeant stupide, le petit fourreur de sa femme, un Juif émigré de Pologne, qui se délectait aux insanités de Léo Taxil sur les crimes des papes, les grossesses successives de la Vierge, l’inconduite de Jésus.Pour s’exprimer différemment, leur profonde rancune avait la même cause.
Fauli, après le dîner, put échanger quelques mots avec son gendre Wilden.Celui-ci fut d’une déférence et d’une hypocrisie délicieuses.Le mot « divorce » ne fut point prononcé.Le père Fauli parla seulement des « conditions » qu’il mettait à son concours financier, et Jacques se contenta de s’incliner, avec une décence résignée du meilleur goût.Puis l’on prit rendez-vous pour le lendemain afin d’examiner les comptes, échanger les signatures nécessaires, si toutefois Wilden n’avait pas essayé de dissimuler sa véritable situation.Cette conversation ne dura qu’un instant.Nul, excepté Berthe, qui suivait du regard les deux hommes avec une impatience quelque peu anxieuse, ne put s’apercevoir qu’ils venaient de traiter une si grosse affaire, et si singulière.Se replongeant dans le groupe des femmes, qui le jugeaient charmant, Jacques se mit à parler peinture.C’était son métier, puisqu’il en vendait ; et il en parlait comme il convient aujourd’hui, pour la seule chose qui intéresse : le plus ou moins de chances qu’a l’œuvre d’un artiste d’atteindre quelque plus-value dans un délai suffisamment rapproché.
— Vous connaissez Schœnebaum, dit-il, le gros marchand de la rue Bersier, celui qui détient aujourd’hui tous les Cézanne qui en valent la peine, et qui garde en magasin Clarens, Mennevaux, Larive, la crème des cubistes, pour s’en débarrasser au bon moment.Savez-vous l’origine de sa fortune ?Il me l’a contée un jour que je l’étais allé voir dans la villa qu’il vient de se faire construire entre Orgeval et Villennes, dans un des plus beaux paysages des environs de Paris.Une haute falaise aussi abrupte que le mur d’une forteresse.On est là comme en ballon, dans la lumière et dans l’air pur.Et de l’autre côté vers le couchant, les lignes de la terre s’adoucissent, elles se déroulent, s’abaissent, se creusent pour garder un vieux village, tout tassé, engourdi dans cette grande coquille.Un village français : la chose la plus exquise !
Et tous ceux qui étaient là firent « oui » de la tête.Ils se sentaient fiers, sincèrement, de ce pays ; ils en étaient de toute leur volonté, de tout leur choix, de toute la rigueur qu’on prétendait mettre à ce qu’ils n’en fussent point.
— Et derrière, c’est la forêt, continua Wilden.A cette époque, le commencement du printemps, les arbres en étaient encore roux, mais tachetés par les bourgeons de points verts et jaunes.Elle ronronnait sous le vent, elle faisait le gros dos.Une énorme panthère caressante.
» Il m’a montré tout ça, Schœnebaum.Nous avions tenu le carnet à la Bourse, dix ans auparavant, quand nous étions petits commis, et ça lui faisait plaisir de me prouver qu’il est arrivé, lui !Il m’a montré aussi sa collection particulière, qu’il a cachée là : des Monticelli de la première manière, un groupe d’hommes, entre autres, dont l’un tient un couteau, extraordinaire, et des Daumier !
» Le tour du propriétaire était terminé.Je m’allongeai sur une chaise longue, sous le péristyle, pour jouir encore du soleil et du paysage, pour ne pas les quitter si vite.Schœnebaum s’assit à mes côtés et sourit d’un air avantageux.
» — C’est un placement, fit-il, un bon petit placement, à une heure de Paris.Les terrains prendront de la valeur.Et puis, ça n’est pas des tableaux, ça c’est du vrai, ça me repose.Depuis dix ans que j’en vends, des tableaux !
» Moi aussi, j’en vends, depuis dix ans !Et je ne me suis pas encore fait bâtir une maison de campagne, avec une terrasse sur la Seine, un bois, et une ferme — il y a une ferme !— Je ne pus me défendre de lui en faire la remarque, en lui rappelant le temps où nous gagnions tous les deux cinquante francs par mois chez le père Meyer.
» — Ça sert, tout de même, répondit Schœnebaum, sentencieusement.Il avait du bon, le père Meyer, c’est lui qui m’a mis sur la voie.Tu te rappelles, ce qu’il disait : « Il n’y a pas de mauvaises valeurs…»
— …« Il n’y a que des valeurs trop chères, continuai-je, citant de mémoire.La plus mauvaise valeur, c’est le Kerkennah…»
— …« Mais si vous voulez m’en donner à cinq centimes par titre, je suis preneur !» acheva Schœnebaum.Eh bien, continua-t-il, moi, j’ai réfléchi.Je me suis dit : « C’est tout de même comme ça qu’il a fait sa fortune, le père Meyer.Seulement, à la Bourse, il faut de gros capitaux.Et puis, à la Bourse, il y a un cours ; on ne peut pas acheter au-dessous du cours, et ça limite l’initiative.Alors, j’ai réfléchi, je te dis, et je me suis mis dans les tableaux, les dessins, les estampes ; j’ai loué cette boutique de la rue Bersier, entre le boulevard et l’avenue de l’Opéra.
» — Mais qu’est-ce que tu y connaissais, aux tableaux, aux dessins, à toutes ces choses-là ?…
» — Rien…Il n’y a pas besoin.C’est la même chose que pour les vieux habits et les valeurs, et tout le reste : il faut acheter bon marché, voilà tout, et attendre.J’ai attendu.C’est dur.Deux ou trois ans, j’ai attendu.Je faisais de petites affaires, je marchais pour les empereurs de la profession, j’entreposais.Mais j’avais confiance ; je me disais : « Il faut que ça vienne, ça ne peut pas ne pas venir !» Et un jour, Wilden, c’est venu !C’est venu sous la forme d’une bonne vieille petite dame.J’étais sur le pas de ma porte et je l’ai vue arriver, la petite dame, du bout de la rue Bersier, descendue de Montmartre, sûrement, à pied.Elle trottinait, trottinait, et le gros carton à dessins qu’elle portait dans la main droite faisait dévier sa vieille taille toute plate, parce qu’il était trop lourd.Ce sont les inspirations du commerce : je n’ai pas hésité un instant, tu entends bien, pas un instant !Je suis allé au-devant d’elle, et je lui ai dit :
» — Vous avez des dessins à vendre, madame ?»
» J’avais bien vu qu’elle regardait les magasins de tous les confrères, sans oser entrer, sans pouvoir se décider.Elle prit un air tout effarouché, parce qu’elle ne s’attendait pas qu’on lui parlât dans la rue, et tout de suite, de ce qu’elle venait faire.Elle resta un instant sans répondre, mais en souriant, en saluant par révérences : une vieille petite dame bien polie.Moi, pendant ce temps-là, je la regardais, j’étudiais : « Pas un bijou…Elle est en deuil.Ça ne prouve rien…Mais le chapeau est une forme d’il y a deux ans, sur lequel elle a rattaché un crêpe.Et le corsage : c’est un corsage qu’on lui a donné, et qu’elle a rétréci elle-même.Elle a besoin d’argent.Tout le monde a besoin d’argent ; mais celle-là est pressée.» Enfin elle ouvrit la bouche :
» — Oui, monsieur, oui…Ce sont des dessins de mon pauvre mari, rehaussés avec de la couleur.Oh !il y tenait, il y tenait, de son vivant, et ses amis lui en disaient beaucoup de bien.J’en ai retrouvé tout un tas au fond d’une malle : alors j’ai mis dans ce carton ceux qui m’ont eu l’air le plus fini…Monsieur Dayez, il s’appelait, mon mari.Vous connaissez, peut-être ?
» — Dayez ?fis-je.Non, madame.
» Mais si, je connaissais ! On se mettait sur les dessins de Dayez ! Il ne manquait, pour que ça fît les gros prix, tout à fait les gros prix, qu’il y en eût assezCar, n’est-ce pas, pour une dizaine, ce n’est pas la peine de faire ce qu’il faut : la publicité, les rachats, tout le jeu.Ça coûte !Et voilà que la veuve tombait dans ma rue Bersier avec son gros carton !Il fallait voir.Je la fis entrer dans mon magasin, et je vis !Il y avait là, cent quarante dessins, cent quarante Dayez !des miracles, mon cher, des miracles !Ceux qui s’étaient rencontrés déjà dans les ventes étaient à cent piques au-dessous : des dessins donnés à des amis, et on ne donne jamais le dessus du panier, bien entendu.
» La veuve larmoyait.Elle avait de pauvres yeux tout rouges, tout gonflés, des narines humides.Son mouchoir était trempé.Je crus d’abord que c’était par vrai chagrin, ou pour m’attendrir.Mais elle me dit au contraire, en manière d’excuse :
» — Je vous demande pardon, c’est la grippe.Et je pleure, monsieur, je coule…Ma pauvre tête !Je ne me connais plus de migraine.
» Elle faisait toujours ses révérences, et demanda :
» — Qu’est-ce que vous pouvez me donner de ces dessins, monsieur ?
» Je fis comme on fait toujours.Je refermai le carton et je dis :
» — Ça ne m’intéresse pas…Qu’est-ce que vous en demandez, vous, madame ?
» — Mon mari, fit-elle, les vendait cinquante francs…Et je vis qu’elle avait calculé son affaire sur ce prix-là, qu’elle avait rêvé, comme d’une chose presque impossible, comme d’un bonheur presque au-dessus de la réalité, cette somme de sept cents francs.
» — Cinquante francs, dis-je froidement : mais il y a combien de temps ?C’est démodé, cet art-là !Et puis, on vend un dessin, un seul, cinquante francs, mais toute une collection ?Voulez-vous quatre cents ?
» Nous conclûmes à cinq cents.Je la vis sourire, en serrant les lèvres ; en général, les marchands achètent à un tiers, un tiers à peine du prix demandé.
» — J’en ai encore, dit-elle.Si vous voulez, je vous les apporterai.
» — J’irai vous voir, répondis-je.
» Elle me donna son adresse, et j’eus le courage d’attendre un mois avant d’aller chez elle : il ne faut jamais avoir l’air de désirer une affaire. Et pendant ce temps-là, j’avais vendu trois de ces dessins vingt-huit mille francs ! Le jour où je gravis les hauteurs de Montmartre, j’avais de la reconnaissance pour cette vieille, en vérité ; j’étais ému. Je me rappelais ses petites mines bien honnêtes, ses révérences, et même son rhume de cerveau. En passant devant une pharmacie anglaise, un sentiment de générosité me poussa à faire l’emplette d’un de ces vaporisateurs qui servent à injecter dans les narines je ne sais quelle drogue adoucissante. J’en eus pour mes cent sous. Je trouvai la veuve qui déjeunait, à midi, d’un œuf à la coque et d’une tasse de café au lait. Et quel logement : un loyer de trois cents francs par an ! Elle me montra ce qu’elle possédait encore, me dit-elle, de l’œuvre de Dayez : eh bien, elle avait mal choisi ce qu’elle m’avait apporté, elle avait choisi à son goût ; ce qui lui restait était bien meilleur. Une centaine de pièces de premier ordre. J’en proposai deux mille francs, et elle me sauta au cou. Alors, je lui offris cette petite chose que j’avais prise chez le pharmacien, je lui en expliquai l’usage, je lui dis que j’avais pensé à elle, et que ça coupait le mal comme avec la main. Ses yeux se remplirent de larmes, de vraies larmes, cette fois. Elle murmura : « Mon Dieu ! mon Dieu ! » Ces vieilles femmes, il n’y a plus personne qui s’inquiète d’elles, elles ne sont pas gâtées, les plus petites attentions les touchent. Elle me prit les mains, elle les baisa. Je vis qu’elle cherchait, elle aussi, quelque chose à me donner, en retour. Et à la fin, se décidant, elle alla chercher dans une commode, au-dessous de son linge, une dizaine d’autres dessins.
» — Il y avait aussi ceux-là, me dit-elle.Ce sont ceux que mon mari aimait tout à fait.J’avais voulu les garder en souvenir de lui, mais prenez-les.Oh !Je vous en prie, prenez-les !
» Et je les ai emportés pour lui faire plaisir !Mon vieux, j’ai fait près d’un million, avec les dessins de Dayez.Ils ont été mon crédit, mon fonds.C’est avec eux que j’ai pu partir pour les grandes affaires.
— Mais la veuve, demanda le petit docteur Lévy, — il n’était pas comme les autres, dans toute cette histoire, il ne s’était intéressé qu’à la veuve : sans doute, il n’avait pas compris.— Qu’est-ce qu’elle est devenue ?
— C’est peut-être le plus beau de l’affaire, expliqua Wilden.Schœnebaum m’a dit qu’elle habite maintenant une maisonnette à Clamart, avec un jardin grand comme un mouchoir de poche par derrière.Ça ne coûte pas plus cher qu’une chambre à Paris…Et un bienfait n’est jamais perdu : chaque automne, elle envoie à Schœnebaum ses dernières roses, et un panier de poires de son unique poirier.
Le petit docteur Lévy rougit, voulut dire quelque chose, balbutia, se laissa couper la parole par madame Gonzalès-Herrera, qui trouvait l’aventure adorable, et quelques instants plus tard, s’évada silencieusement.Son grand cœur charitable lui pesait dans la poitrine.Plus que cela, il souffrait dans cet immense appétit de justice, dans cet instinct de revendication qui, au cours des siècles, a fleuri comme une plante douloureuse dans l’âme d’Israël persécuté.Pour Fauli, il haussait les épaules.C’était ça que son gendre croyait le commerce, le grand commerce, les grandes affaires !C’était son idéal, c’était sa jalousie de ressembler à ce Schœnebaum, de réussir un coup comme le sien, en roulant une pauvre femme ou un pauvre diable !Non, non, ce n’était plus un juif, ce n’était plus un vrai juif.Son beau-frère Fischer, que Fauli regardait avec méfiance, l’était resté bien davantage, il fallait lui rendre cette justice.Fischer faisait tous les jours la même chose, avec rigueur, avec acharnement.Il avait conservé de l’ardeur, de la générosité.Bien moins riche que Fauli, il était donnant, quand il s’enthousiasmait d’une œuvre ou d’une cause.Mais lui, ce Wilden, trois générations déjà de juifs parisiens dans sa famille l’avaient aveuli, énervé, rendu semblable à la masse des Parisiens.Fauli ne disait pas à tous les Français ; il avait longtemps fréquenté la province, au temps où il organisait ses usines de Picardie, il méprisait sa timidité, sa mesquinerie en affaires, mais rendait hommage à son honnêteté, à sa volonté âpre et patiente, à la rigidité de mœurs de sa bourgeoisie.Wilden n’était plus bon que pour le plaisir, il attendait la fortune de la chance, du hasard.Il n’était rien, rien, rien !Et ce néant était le mari de sa fille.Sa décision de s’en débarrasser, même malgré elle, s’enracina.Il fut à cet égard, quand il reçut son gendre le lendemain, aussi net et tranchant qu’un coup de serpe : il lâcherait les cent soixante-dix mille, mais pas avant d’avoir vu commencer la procédure de l’instance en divorce.Jacques ne protesta que juste ce qu’il fallut pour montrer de la délicatesse.Il put même, sans en avoir l’air, réserver l’avenir.« De quel droit, demanda-t-il, avec une indignation qu’il sut maintenir dans les bornes de la déférence, voulez-vous séparer deux cœurs qui s’aiment ?Cela est immoral !» Toutefois Fauli, quel que fût son degré bien supérieur de subtilité, ne soupçonna rien : sa clairvoyance, ainsi qu’il arrive même à de plus grands génies, se laissa momentanément obscurcir par la violence de ses espoirs.
Dans ces circonstances il regretta plus vivement encore que de coutume la perte de la mère de Berthe, bien qu’elle ne lui eût donné que cet enfant, une fille !Madame Fauli avait été pour lui une épouse selon Dieu, elle avait toutes les vertus et tous les dévouements.Et combien ce dévouement lui eût été utile à cette heure !Il ne cessait d’y penser.C’est à elle que les convenances eussent imposé le pénible devoir d’accomplir le tour de la parenté et des amis les plus intimes pour annoncer la grande et regrettable nouvelle : « Hélas !vous en savez peut-être déjà quelque chose, il vaut mieux en parler franchement : notre pauvre Berthe est obligée de demander le divorce !» Et les femmes s’entendent, beaucoup mieux que les hommes, à dire là-dessus ce qu’il faut dire, accusant par des sous-entendus, bien plus que par des imputations directes, l’indignité du conjoint coupable.Enfin, puisqu’elle n’était plus, il se résigna mélancoliquement à la mission qui lui incombait, car Berthe avait déclaré fort nettement sa décision de ne pas bouger.Fischer accueillit l’information qui lui fut dispensée avec une sorte d’indifférence allègre.Selon lui, d’après les fortes paroles du conventionnel François de Nantes, « le divorce est le Dieu tutélaire de l’hymen ».Il est de plus une conquête de la France démocratique, et une institution qui embête les cléricaux.Il ne lui était donc pas désagréable, pour ces motifs de valeur générale, que sa nièce en fît usage.
Madame Fischer fut moins enthousiaste.Wilden, comme à presque toutes les femmes, lui était sympathique.De plus, n’aimant point les nouveaux visages, elle prévoyait qu’il était inévitable que Berthe se remariât, à moins qu’on ne consentît à l’abandonner aux aventures : le monde, bourgeois au meilleur sens du terme, où vivaient les Fischer l’eût difficilement supporté.Juifs et chrétiens y avaient encore le respect de certaines conventions ; les ménages y sont ordinairement unis, les scandales rares.Ainsi la chose serait mal vue par son entourage, dont elle partageait l’antique morale : les écarts d’un mari sont un malheur sur lequel sa femme doit fermer les yeux le plus longtemps possible.Fauli lui paraissait donc avoir pris une décision imprudente.Était-il du moins bien sûr du consentement de sa fille ?N’avait-il pas à craindre une réconciliation qui le brouillerait avec elle ?Sans rien connaître des intrigues en cours, elle distinguait, on le voit, l’avenir de plus loin que cet homme d’affaires, qui se croyait si fort.Mais Fauli lui ferma la bouche d’un mot : « Wilden ruinerait Berthe !Tu ne sais pas ce que je sais ; dans un an, le ménage serait sur la paille.» Il n’en dit pas plus, mais cela suffit : madame Fischer accepta la solution.Seulement, bondissant avec une rapidité féminine aux conséquences les plus éloignées : « Qui prendra la place de Jacques ?Tu ne vas pas laisser ta fille comme ça, veuve sans l’être, n’ayant pas d’enfant, ni même, du moins c’est ce que tu espères, le souvenir d’un mari à regretter ?Et à son âge, et sachant de l’amour tout ce qu’en peut avoir appris une femme ?» D’ailleurs cette pensée, qui ne lui apparut qu’au moment où elle la formulait, l’amusa plutôt, lui fit entrevoir ce divorce d’un œil plus favorable : il faudrait chercher « quelqu’un » pour Berthe, cela devenait intéressant.
Fauli trancha ces projets, ébauchés dans un éclair, en répliquant d’un air assuré :
— Ne t’inquiète pas de ça, j’y pourvoirai !
La vérité est qu’il n’y avait jamais songé encore.Il était père ; dans son hostilité contre son gendre entrait une part de jalousie paternelle.Et il n’avait pas réfléchi qu’en effet il faudrait bien un jour remplacer ce gendre par un autre.
Cependant cette hypothèse, qu’il ne pouvait s’empêcher de reconnaître légitime, ne manqua pas de le préoccuper.Il était clair qu’il faudrait de nouveau un mari à sa fille, d’autant plus que lui, Fauli, ne voulait pas mourir sans avoir bercé ses petits-enfants sur ses genoux : c’est encore là une des injonctions de l’Éternel.Mais qui, alors, qui ?Cherchant dans ses relations, il ne découvrait personne qui méritât le bonheur d’être l’époux de sa fille, et l’avantage, également incontestable, d’hériter de lui.Ce n’est point qu’il désirât que Berthe acquît par son mariage une fortune égale aux biens qu’elle posséderait un jour.Il se pourrait que ce souci « d’un bel établissement » pour les filles et les fils soit moins général dans la bourgeoisie israélite que dans la chrétienne.La vénération que nourrissaient encore leurs plus proches aïeux pour les études théologiques, le respect qu’ils éprouvaient pour ceux qui s’y livrent, fussent-ils pauvres et dénués de tout, se sont transformés chez leurs descendants en un culte assez désintéressé de l’intelligence, du talent, du succès, de quelque sorte qu’ils soient et où qu’ils apparaissent : Israël, par la fatalité même des persécutions, est une démocratie !
Donc Fauli, en réfléchissant, estima d’abord qu’en effet sa sœur pourrait lui être de quelque secours.Puis il secoua la tête.Par un hasard détestable, et en vérité peu ordinaire, il ne se trouvait, dans les relations des Fischer, autant qu’il s’en pouvait souvenir, aucun jeune juif en âge d’épouser sa fille.Cependant il se promit d’interroger le ménage : sa sœur lui avait semblé là-dessus toute prête à des suggestions, ou à des enquêtes.Rien n’était donc perdu.Et de nouveau il se répéta, pour chasser ce souci importun : « Nous avons le temps !»
C’est sur ces entrefaites qu’il reçut la visite de Baër, le grand violoniste et compositeur Uriel Élisée Baër.Ce musicien sémite, long, pâle, maigre, parfaitement laid et de physionomie captivante, penche perpétuellement sur son épaule droite, comme s’il eût tenu encore son instrument, une tête aux cheveux trop longs, mais magnifique d’expression passionnée.Venu pauvre, affreusement pauvre et totalement ignoré, vingt ans auparavant, du fond de sa Pologne, il avait à cette heure la notoriété la plus éclatante, presque la vraie gloire, et une assez belle fortune.Comme la plupart de ses coreligionnaires, Fischer avait un goût instinctif de la musique, et appréciait de plus en Baër les deux qualités qu’il estime le plus au monde : une volonté indomptable à faire toujours la même chose, dans le même sens, jusqu’à ce qu’il ait réussi ; et une ardeur désintéressée qui sans cesse le pousse à s’occuper du sort des juifs de Russie et de Pologne, dont il n’a pas oublié l’atroce situation, jadis partagée par lui.C’est cela surtout qui l’avait mis en rapports avec Fauli.Et pourtant « désaffecté » de sa religion autant qu’on peut l’être, autant que Wilden ou les Fischer eux-mêmes, ingénument francisé, avec cette plasticité de sa race qu’il reconnaissait sans consentir à la blâmer.Chez lui, il y a un côté pour l’apostolat sémite, un côté pour le Français.Il s’imagine savoir pourquoi, trouvant la chose toute naturelle.Il est Français parce que c’est en France que, pour la première fois, il a connu le bonheur, la liberté, et qu’on l’a traité en homme comme les autres hommes.Et il reste juif parce qu’il y a des juifs malheureux.
Il venait encore une fois solliciter la signature de Fauli pour une nouvelle protestation en faveur des juifs de Lithuanie.Fauli l’inscrivit sans discuter à côté de celle du compositeur Uriel Élisée Baër.
— C’est un nom plus connu que le mien, dit-il en souriant.
Baër fut touché.Il était encore assez jeune pour être sensible à la flatterie, et l’aimait.
— Cher monsieur Baër, interrogea Fauli sans aucune transition, vous n’avez jamais songé à vous remarier ?
Baër était veuf, depuis quinze ans, d’une petite Française qu’il avait très légalement épousée à la mairie du IVe, au moment de sa plus grande misère.Une ouvrière, un de ces jolis êtres instinctifs qui fleurissent par milliers dans nos quartiers populeux.Elle l’avait soutenu, nourri de son travail, et puis était morte d’épuisement, de tuberculose, juste à l’heure où l’aube commençait de luire.Uriel gardait le culte sentimental de cette humble Parisienne, adroite et brave.Ses sens et son cœur conservant le goût de cette affection si sincère, il se disait que, après bien d’autres expériences, il n’avait jamais rien rencontré qui la valût.Il se souvenait du jour où, dans leur chambre du vieux Marais, ils venaient d’atteindre la limite du dénuement.Ce logis dévasté n’était plus guère meublé que de son indestructible espoir à lui, de sa présence à elle.
— Qu’est-ce que ça fait, Angélique, qu’est-ce que ça fait ! dit-il. Ebstein m’a juré qu’il me ferait avoir une audition au BeaumarchaisTu sais, ce grand journal ?…Quand j’aurai eu mon audition…
On ne voyait plus rien, dans la pièce, que la boîte à violon, une table en sapin couverte de cartonnages coloriés, une chaise de paille, un vieux fauteuil doublé d’une molesquine déchirée, et le lit, qui avait pris un air très pauvre et bien vilain depuis qu’Uriel avait retiré par pleines poignées, pour la vendre, la laine du matelas.Il aurait bien aussi vendu le fauteuil, s’il en eût valu la peine.Mais Baër ne l’avait payé jadis que cinq francs à son coreligionnaire, le brocanteur de la rue des Jardins-Saint-Paul, et il connaissait assez les principes du commerce pour savoir que, par conséquent, il n’en retirerait pas quarante sous ; et puis Angélique s’y asseyait quand elle se sentait le dos par trop fatigué d’avoir collé durant des heures, penchée sur la table, ses éventails à quatre sous la douzaine : de ces petites choses de carton qui représentent un pierrot lunaire, ou bien une danseuse, ou bien une bergère Watteau.
Uriel ajouta d’un air triste :
— Je ne puis pas vendre le violon, mais l’habit noir ?
Jusqu’à l’âge de seize ans il n’avait jamais parlé que l’Yiddisch, le patois des juifs de l’Europe orientale, où l’allemand se mêle de quelques mots hébreux ; et sa bouche, accoutumée à ce langage, zézayait un peu en prononçant le français.
Angélique répondit, tout son courage et tout son bon sens de petite Parisienne au bout des dents :
— On ne peut pas vendre l’habit. Avec quoi jouerais-tu du violon ?
Cette parole était profonde.L’habit noir est l’uniforme nécessaire d’un musicien, un instrument de travail presque au même titre que son véritable instrument.Mais Uriel éclata de rire franchement, malgré sa misère, à cause de la bizarrerie de cette phrase, qui ramassait d’une manière si imprévue une si grande vérité.La race dont il descend a gardé, à travers ses tribulations, un sens très vif et libre du comique des choses, qui vient peut-être de son étonnante énergie, de sa conviction enracinée que toute lutte fermement conduite finit en triomphe…
Angélique poursuivit :
— Garde l’habit.Quand on a un habit, on peut jouer dans les orchestres des cafés.
— Jamais !répondit Uriel d’une voix sèche.Je t’ai dit de ne jamais me parler de ça.
Il savait qu’il était un artiste.Il savait aussi qu’il y a des abîmes d’où l’artiste le plus vigoureux du monde ne sort pas, des tâches qu’il doit toujours refuser.Il faut savoir passer à côté du pain qui s’offre pour avoir l’or et la gloire, plus tard.Angélique avait plus de résignation et de simplicité, mais n’était ni de sa race, ni de son art : elle ne pouvait pas comprendre.Pour se faire pardonner sa dureté, et surtout l’oublier lui-même par un plaisir, Uriel, se penchant, l’embrassa dans le cou, près de l’oreille.Puis il dit :
— Je vais aller voir Ebstein pour savoir où nous en sommes, de cette affaire d’audition au Beaumarchais !
Dans la rue, le souvenir des cheveux d’Angélique, couleur d’espoir et d’or, et qui sentaient l’amour et la jeunesse, le poursuivit longtemps. Uriel avait toujours une petite surprise à constater que c’étaient de vrais cheveux ! Les femmes mariées, dans les familles juives de son pays, portent perruque, ayant eu la tête rasée dès le jour de leurs noces. Et Angélique était sa femme légitime ; il l’avait épousée, non pas, il est vrai, à la synagogue, sous le dais sacré, mais à la mairie, tout simplement. Il lui devait ça, puisqu’elle l’avait aidé à vivre depuis des années ; et elle était jolie, et il l’aimait, et elle était sa propriété, la chair de sa chair. Cependant elle ne s’était pas coupé les cheveux, et c’était une infidèle ! Uriel s’émerveillait à certains jours, avec un peu de remords, de tous les changements qui s’étaient opérés si vite en lui. Telle est la puissance de la douceur française ! On n’avait rien exigé, de lui-même il avait oublié sa famille, ses mœurs et sa foi. Il arrivait pourtant qu’au crépuscule, quand il s’exerçait sur son violon, dans la petite chambre, il se souvenait tout à coup : « Mais c’est le moment de la mincha, la prière de cette heure.» Il se souvenait, et ne disait pas la mincha ; et il se sentait d’un autre peuple, presque d’une autre religion et d’une autre race, le soir, devant Angélique couchée, dont les yeux lui disaient : « Viens !»
Quand il reparut, quelques heures plus tard, il avait les yeux brillants de joie.
— C’est jeudi prochain, dit-il, jeudi prochain, l’audition au Beaumarchais ; tout est arrangé.
Son esprit se précipitait tout entier vers un grand et magnifique espoir.On allait savoir ce qu’il valait !Et il était sûr de ce qu’il valait.Il avait entendu les autres et ce n’était pas la même chose ; il ferait comprendre, il ferait aimer ce qu’il aimait ; il y avait des espaces musicaux où personne n’était allé encore, et où il conduirait les âmes, par des chemins sublimes, des chemins impossibles, excepté pour lui.
Angélique interrogea :
— Et vivre, jusqu’à jeudi ?
Il eut un geste d’insouciance.On vivrait.Est-ce qu’on meurt ?On vivrait jusqu’à jeudi.On vivrait ensuite une éternité, une joyeuse, somptueuse, glorieuse éternité.Il prit son violon…La petite Angélique ne comprit pas tout ce qui était beau, ni pourquoi c’était beau, mais elle sentit que c’était beau, jusqu’au fond de son âme.Et elle dit tranquillement :
— On vivra, bien sûr.
On vécut.Le jeudi, pour deux heures, elle lui trouva une chemise parfaitement blanche, un nœud immaculé, et l’odeur du fer chaud qu’elle passa sur l’habit lui fut délicieuse.Ebstein vint chercher Uriel, qui emporta son violon comme il eût soulevé le monde avec son ciel, ses monts, ses forêts et l’océan.
Il revint la tête dans les nues.Il aurait pu éclairer la chambre avec ses yeux, tant ils jetaient de lumière, il ne sentait plus le sol sous ses pas.
— Je suis célèbre, dit-il, je suis célèbre !Je ne savais pas quel artiste je suis, je ne savais pas ce que c’est que de sentir l’âme de cinq cents personnes qui vit en vous, vient jusque sur les cordes du violon vous dire : « Oui, c’est cela !c’est cela !Il ne peut en être autrement.Tu es dans notre crâne et nous sommes dans le tien !» Esdaile, le grand compositeur Esdaile, m’a embrassé.Il m’a dit : « Mon enfant, je suis content pour vous.Mais ce n’est rien.Je suis content pour moi comme je ne l’ai jamais été !» Il a une tête de lion, Esdaile, c’est un lion !
Il répéta encore :
— Je suis grand, je suis célèbre. Je suis Uriel Élisée Baër, le grand violoniste : Uriel Élisée Baër !
Il voyait ce nom prononcé dans toutes les langues de l’univers, télégraphié, illustré, sonore à couvrir, dans les journaux du monde entier, les bruits des guerres, des morts ou des naissances royales, des fortunes et des calamités publiques.
— Et le cachet ?demanda Angélique.
— Le cachet ?Quel cachet ?fit-il étonné.
— Oui, combien t’a-t-on payé ?
— Mais, dit-il, il n’a pas été question de cachet. On ne m’en a pas parlé, je n’en ai pas parlé, je n’ai même pas songé à en parler puisque c’était au BeaumarchaisJ’ai joué pour me faire connaître.C’est de la publicité, de la magnifique publicité, pour laquelle j’aurais dû payer, au contraire.Et la preuve, c’est qu’après-demain je joue chez le duc d’Argens.Oui !chez le duc d’Argens.Angélique !qu’est-ce que tu as, ma petite Angélique ?
Angélique avait passé des nuits sur ses éventails, elle était à bout de forces.Maintenant elle sanglotait, la tête au milieu de ses pinceaux à colle.
— Mais puisque je joue après-demain chez le duc d’Argens !fit Uriel, convaincu.
En lui-même, il pensait :
— Elle est folle !Je suis célèbre, et elle pleure !C’est à n’y rien comprendre.
— Nous n’avons plus rien, Uriel, dit Angélique, plus rien.Pense !
— Tout s’arrangera, répondit-il, je suis célèbre : tout s’arrangera.Après-demain, je joue chez le duc d’Argens, je te dis !
— Il y aura un cachet ?dit Angélique, têtue, mais rattachée à l’espoir naissant.
— Naturellement !affirma Uriel.
Angélique soupira.Elle avait la terreur, non pas de la misère même et des dettes, mais du mépris qu’inspirent au petit peuple de Paris, aux voisins redoutables, ceux qui ont des dettes.Elle était très courageuse dans la pauvreté, très faible devant les humiliations.
Uriel revint assez tard de sa soirée chez le duc d’Argens, plus calme que lors de son audition au Beaumarchais, et plus fier encore, plus assuré dans la conscience de son talent.S’il avait moins de reconnaissance et d’estime pour son public, il s’admirait peut-être davantage.
— J’ai eu encore plus de succès, dit-il, je ne croyais pas ça possible, mais j’ai eu encore plus de succès ! Pas du même genre tout à fait qu’au Beaumarchais : ils sont curieux, ces gens du mondel Ils saisissent des nuances très délicates, ils s’enthousiasment pour des détails, et l’ensemble, la vérité dans l’ensemble, je crois qu’ils s’en inquiètent très peu… Seulement, ajouta-t-il, comme ils savent complimenter !
Il y avait en même temps, au fond de ses paroles, un embarras qu’Angélique devina très vite.
— On ne t’a rien donné ?cria-t-elle.
— Non, avoua-t-il, penaud.On n’était convenu de rien, l’autre jour, et je n’ai pas osé interroger le duc…J’ai essayé.Je te jure que j’ai essayé.Mais jamais la conversation avec lui n’a pu arriver au point.Il est si parfaitement duc !Il parle si bien d’autre chose…Et puis il m’a présenté au baron de Gegenthal, le grand banquier, l’homme le plus riche du monde.Il a lui-même fixé, pour ainsi dire, le jour où je jouerai chez le baron.La semaine prochaine, Angélique, je joue chez le baron.Alors…
Angélique, d’un revers de main furieux, balaya les petits éventails : les dames Watteau, les danseuses, les pierrots lunaires couvrirent le plancher de leur infortune.Le pot de colle de pâte, renversé, laissa sur la table une coulée blanchâtre.
— C’est inutile que je travaille, cria-t-elle, puisque tu n’es bon à rien.Allons chacun de notre côté, ça vaudra mieux !
Uriel, le lendemain, sortit de bonne heure.Il revint vers midi, posant vingt-deux francs au milieu des cartonnages, rétablis en longue rangée, et accrus : la brave Angélique s’était remise au travail.
— C’est une avance sur le cachet ?fit-elle.
— Une avance !cria Uriel humilié, ça, une avance pour notre grande gloire, pour l’hôtel à Paris, pour l’automobile, pour le palais en Italie, pour tout ce que nous aurons !Non.Mais j’ai été voir Ebstein.
— Tu lui as demandé de l’argent ?
— Je ne suis pas un schnorrer ! dit-il.
Uriel venait d’employer sans le vouloir, dans son indignation, un mot de sa langue natale. Le schnorrer est un mendiant professionnel, remplissant une fonction quasi sociale et religieuse ; et Baër considérait qu’il ne peut exister que tels mendiants, parce qu’on ne doit jamais faire qu’une seule chose, toute sa vie. Tel était un des plus vigoureux principes qu’il avait reçus de ses ancêtres : une fois qu’on a pris un métier, on le garde ! Lui, Uriel, était musicien, donc il ne pouvait pas être schnorrer
— Non, continua-t-il.Mais Ebstein avait reçu un tableau d’un ami, en échange d’un service.Il m’a dit d’essayer de le vendre.J’ai couru les marchands et vendu le tableau pour quatre-vingt-seize francs…Ebstein m’en a laissé vingt-deux.
Il conclut d’un air de justice :
— Il a été très bien, Ebstein, très bien !De commission, ça ne valait pas plus.
Ce mélange d’abnégation, d’ambition poussée jusqu’à la chimère, d’insouciance aux réalités de la vie, avec de brusques retours de sens commercial, déroutait toujours Angélique, mais elle n’en admirait Uriel que davantage.Elle le vit partir pour l’hôtel du baron avec un renouveau de confiance passionnée.
Les heures furent longues, mais elle les peupla de rêves magnifiques.Elle voyait des repas éclairés de lumières roses, sur des nappes épaissies de fleurs ; des routes où une voiture l’enlevait, d’un mouvement rapide et voluptueux comme un vol ; des pays inconnus où l’air est tiède, où des pauvres la saluaient, parce qu’elle était riche…Et elle entendit enfin, sur le roide escalier de bois, le pas d’Uriel.
— Eh bien ?…
Elle n’acheva pas.Uriel s’était jeté en travers du lit.Il pleurait à chaudes larmes, il étouffait ses sanglots dans les couvertures.
— Uriel, dit Angélique, Uriel, mon petit !
Quand les hommes ont du chagrin, les femmes les plus amoureuses ne sont plus que des mères.Elle avait pris la tête d’Uriel dans ses mains, et la baisait doucement, doucement…
— Mon Uriel !
— C’est fini, Angélique, dit Baër, c’est fini.Je ne jouerai plus que dans les cafés, dans les casinos, dans les rues.Tu ne sais pas…Ce n’était pas des hommes qui étaient là, ce soir, c’était des millions, des sacs de millions.Et il y en avait tant, vois-tu, tant que je croyais presque connaître, dont je sentais si bien que leurs aïeux, leurs pères, eux-mêmes peut-être sont sortis du même affreux pays d’où je viens…J’ai joué l’Esclave, de Borodine, tu sais, la grande plainte ? On l’entend qui passe avec le vent, sur la terre plate, la terre de marais et de bouleaux. On voit les maisons de pauvres, faites de troncs d’arbres, avec leur poêle, et les petits enfants qui vont aux beth-hamidrash, nos écoles…Et quand j’ai eu fini, le baron est venu à moi.Il avait les larmes aux yeux, il m’a embrassé comme le bon Esdaile, et il m’a dit :
— « Vous êtes sublime, sublime !Votre avenir est fait, monsieur Baër, votre avenir est fait, je m’en charge.»
— Eh bien ?dit Angélique.
— Oui, dit Baër, j’attendais le geste de cet homme plein d’or.Mais il a continué :
« — Votre avenir est fait, je m’en charge ; je vais vous faire avoir une audition au Beaumarchais ! »
Et Baër s’était remis à sangloter, en travers du lit.Angélique pleurait à côté de lui.
— Voyez-vous, répondit candidement Baër, qui revivait tous ces souvenirs, et se trouvait à cent lieues d’imaginer que Fauli eût une idée de derrière la tête, voyez-vous, il me semble que, si je me remarie, je n’épouserai jamais qu’une Française.
— Vous !cria brutalement Fauli, vous !mais vous êtes fou, mon garçon !
— Vous m’interrogez, je vous réponds… C’est qu’il y a des choses qui vous gagnent, dans ce pays, on ne sait comment, et c’est par les femmes qu’on les sent, c’est à travers elles qu’on se met à aimer ce pays. Alors plus tard, on continue… Je ne sais pas bien m’expliquer, ce n’est pas mon métier. Il me semble seulement que ces femmes d’une autre race nous donnent ce que nous n’avons pas. On a besoin de se compléter, de se finir. Nous sommes des sauvages, tout de même, quand nous arrivons de là-bas… Je crois que c’est ça : nos juives nous ressemblent trop, c’est pour ça qu’elles ne me tentent pas, je suppose. Et puis quoi ! Une chrétienne, c’est la conquête. Et difficile ! J’en ai eu, des Françaises, j’en ai eu. Pour un jour ou pour six mois. Mais pas une n’a eu l’idée que je pourrais faire un mari : un juif, vous comprenez ! Et c’est cela qui serait beau, pourtant, c’est cela qui serait la suprême satisfaction, la preuve de l’égalité acquise entre nous et euxQuelquefois, je me dis qu’une de mes élèves…
Dans ces conditions, Baër n’intéressait plus du tout Fauli.Il l’indignait et l’inquiétait.
— Vous parlez comme un artiste, fit-il impatiemment, vous n’avez pas le sens commun !Vous croyez que le mariage, ce n’est que l’association durable d’un homme et d’une femme.C’est ça, oui, c’est ça : mais c’est aussi le contact de deux familles.Allez voir un peu si une famille juive accepte facilement un chrétien, et si la famille chrétienne n’est pas sans cesse choquée par le juif.Non, non, ce n’est pas possible !Il y a des exemples : presque tous sont funestes.
Et bourrelé tout à coup d’une inquiétude qu’il repoussait avec horreur :
— Et les juives, pensez-vous qu’elles épouseraient volontiers un chrétien ?
— Encore bien plus.Toutes les femmes veulent monter, et elles ne peuvent monter qu’au point de vue mondain.Épouser un chrétien, pour elles, alors, c’est monter.Il n’y a pas à dire…
Cette conversation laissa Fauli profondément rêveur.S’il en avait été temps encore, il se fût peut-être décidé à garder Jacques Wilden pour gendre.Mais il était trop tard.Le procès était en cours, et c’était une habitude enracinée, chez cet homme inflexible, de toujours vouloir aller jusqu’au bout d’une entreprise, une fois commencée.
On ne vit jamais une instance en divorce suivre son cours d’une façon plus calme et régulière : il n’en faut donner qu’une preuve.Personne, au Palais, même parmi les jeunes stagiaires dont c’est l’unique besogne de publier certains petits échos dans certaines petites feuilles, ne put se douter qu’il y avait dans cette affaire une combinaison, des dessous anormaux, et par conséquent une intéressante possibilité de scandale.Ce fut le silence, le silence absolu, honorable et plat, entretenu, au lieu d’en être troublé, par les actes judiciaires indispensables.L’impression générale fut qu’il s’agissait d’une rupture entre gens très bien élevés.Les gens bien élevés sont ceux qui savent tout faire sans qu’il y ait jamais de quoi rire ; et ceci fut avantageux à Jacques Wilden, dont les amis constatèrent une fois de plus qu’il avait véritablement du tact, ainsi qu’à l’excellente réputation de M.Fauli et de mademoiselle Fauli, ci-devant épouse de M.Jacques Wilden.Tous se montrèrent parfaits.
Bien entendu, ce divorce devait être prononcé aux torts du mari : à quoi M.Jacques Wildenberg, dit Wilden, s’était prêté de la meilleure grâce du monde.Il avait même déclaré qu’il se mettait à la disposition de la partie adverse pour laisser constater contre lui le flagrant délit d’adultère, où et comme on voudrait.Rien ne lui eût paru plus amusant.Mais son avocat parvint à l’en dissuader.Ce procédé, dit-il, a quelque chose de grossier qui n’est plus dans nos mœurs.Son défaut d’élégance répugne à nos délicatesses contemporaines et d’ailleurs il est absolument inutile de se pousser à cette extrémité.Il suffit que le mari abandonne à l’indiscrétion de sa femme quelques lettres de nature à ne laisser aucun doute sur un écart de conduite constituant une injure grave à l’égard de celle-ci.Me Silversmith, en homme d’affaires expérimenté, gardait toujours à cette intention, par devers lui, un jeu de correspondances qu’il est facile de faire copier par une personne d’une bonne volonté si grande qu’elle avoue ensuite, dès que cela est nécessaire, toutes les inconvenances que révèlent ces lettres. « Si vous voulez y jeter un coup d’œil, ajouta-t-il, vous verrez qu’elles ne sont pas trop mal écrites.
— Ne vous mettez pas en peine, répondit Jacques, je puis m’épargner ces frais : rien ne m’est plus aisé que de vous fournir tout ce qu’il faut !
Il avait donc produit une correspondance qui jetait la plus aveuglante lumière sur la nature de sa culpabilité, sur le lieu du crime, un petit rez-de-chaussée du côté du boulevard Haussmann, et sur la date de ce crime, prouvée postérieure à son mariage par les quittances de loyer.Il alla jusqu’à permettre qu’une enquête privée découvrît assez facilement le nom de sa complice, qui pourrait être appelée en témoignage.C’était, ajouta-t-il, une aimable fille à qui cela ne nuirait en rien.Enfin Berthe fut mise au courant, le plus délicatement qu’il se put : qui veut la fin veut les moyens.D’ailleurs les empressements de Jacques à son égard lui devaient être un sûr garant de l’insignifiance de toute cette affaire.Et Berthe, en effet, ne marqua point d’indignation, ni trop de répugnance.Elle était comme toutes les femmes, dont l’éducation, depuis des siècles innombrables, eut pour effet de les persuader qu’elles sont essentiellement différentes des hommes, qu’elles n’ont ni les mêmes devoirs, ni les mêmes droits, et ne peuvent commettre les mêmes péchés.Berthe aurait considéré comme l’acte le plus vil, et la pire ignominie, de tromper son mari par hasard, sans amour, en cinq minutes, avec un homme qu’elle ne connaissait pas ; et elle eût, au contraire, envisagé une liaison sérieuse, avec un amant de son choix, comme une chose assez naturelle.Mais, inversement, elle eût profondément souffert d’apprendre que Jacques avait une maîtresse, et l’aimait, tandis qu’une aventure, une passade avec une fille, lui paraissait un événement tout à fait négligeable.Rien, si l’on y réfléchit, ne justifie cette manière de voir, et c’est pour cela qu’il la faut ranger parmi les conceptions morales : la morale, ce sont les règles de conduite auxquelles on obéit sans savoir pourquoi.Elles vous apparaissent comme des injonctions venues du dehors, peut-être d’en haut, en tout cas comme des ordres dictés par une société impérieuse.
M.Fauli avait, d’ailleurs, admirablement arrangé les choses : à la date prévue pour le constat de flagrant délit, les créanciers de M.Jacques Wilden devaient recevoir le tiers de leur créance ; après l’échec des préliminaires de conciliation, un autre tiers ; enfin, après le prononcé du divorce, le reliquat.Et comme le ménage, après les délais légaux indispensables, comptait se remarier, Jacques n’avait fait aucune opposition à ce règlement de comptes.
Le jour des préliminaires de conciliation fut délicieux.A neuf heures et demie du matin, Berthe sortit à pied de chez M.Fauli, son père, rue de Provence, et rencontra son mari qui l’attendait, en fiacre, au coin de la place de l’Opéra et de la rue Auber.Elle se jeta sur les coussins comme un petit moineau qui ne sait pas encore bien voler, et retrouve son nid après une grande aventure, une rue traversée pour la première fois d’un coup d’aile hésitant, des caniveaux ardus, toutes sortes d’effrayants obstacles.Elle n’avait pas couru, elle avait marché bien sagement ; pourtant son cœur palpitait.Elle tint à en donner la preuve, et son corset était très bas.Mais, en même temps, elle dit à Jacques, d’un air un peu dédaigneux :
— Pourquoi n’as-tu pas pris un taxi-auto ?
Cette phrase suffirait à prouver que les événements sont déjà bien anciens.A cette époque reculée, il y avait déjà des taxi-autos : mais ils étaient rares, et tenus encore pour objets de luxe.Cette question impliquait donc chez Berthe des idées de grandeur qui ne lui seraient pas venues du temps qu’ils étaient mariés.Alors elle était économe des deniers du ménage.Mais depuis qu’ils ne vivaient plus ensemble, elle ne regardait pas à la dépense, parce que la dépense ne la regardait plus : il serait bien temps après leurs secondes noces !Pour le moment, on était en vacances.Jacques se souvenait encore, avec un petit étonnement malin, que Berthe n’avait pas hésité un instant, l’avant-veille, à exposer à la pluie une ravissante petite paire de souliers jaunes qu’elle soignait, du temps de leur vie conjugale, comme la prunelle de ses yeux.Les jolis souliers jaunes étaient devenus, en se mouillant, couleur de papier d’emballage, et, une fois secs, couleur de marron d’Inde, avec de petites gerçures.Mais Berthe s’était contentée de dire :
— Ça m’en fera une autre paire pour la campagne !
Or, elle avait dit cela parce que, déjà une fois depuis leur séparation, ils étaient allés, un soir d’orage, dîner sur les bords d’un étang, près de Versailles, sous des charmilles épaisses, à la bonne heure, je veux dire après la mort du soleil, mais avant la minute indiscrète où les sublimes enfantillages de l’astre des nuits divinisent la nature ; et elle avait gâté là une autre paire de souliers jaunes.Jacques comprit parfaitement l’allusion relative au taxi-auto, et répondit :
— Nous irions trop vite.La convocation chez monsieur Aubriot, au Palais de Justice, n’est qu’à dix heures.Et alors…
Il l’avait embrassée très légèrement, une fois sur la nuque, à cet endroit où les cheveux des femmes n’ont plus l’air que d’une sorte de pelage court, d’une fourrure fine et odorante, une autre fois au coin de la bouche ; et maintenant il regardait.C’est le devoir d’un homme, s’il sait vraiment jouir de toutes ces petites délices de l’amour, qui sont les plus grandes, de bien regarder à ce moment-là.Et s’il voit deux yeux qui se ferment à demi, ou complètement, et une petite onde qui part du menton et va rejoindre le coin des lèvres, alors il peut être très fier, très heureux, et même très ivre, s’il est assez jeune et heureusement encore assez naïf pour s’enivrer de ces choses-là.C’est qu’on l’aime, c’est qu’il est désiré.Jacques distingua les deux beaux yeux bruns qui se fermaient, le frisson du menton pâle…et Berthe ne dit plus rien jusqu’au pont du Châtelet, mais lui non plus.Alors, il fit arrêter la voiture.
— Il n’est pas convenable, dit-il sérieusement, que nous entrions ensemble !
Ce fut donc séparément qu’ils parvinrent à la porte de M.le juge Aubriot, commis aux préliminaires de conciliation.Ce magistrat était la proie de deux soucis fort différents, quoique de leur nature inséparables : l’agacement qu’il éprouvait d’avoir à procéder, vis-à-vis de ces deux candidats au divorce, à une formalité que sa vieille expérience lui faisait prévoir inutile, et la préoccupation de dire cependant, à propos de cette formalité, des choses intelligentes.Ces scrupules honorables sont la caractéristique aujourd’hui de la plupart des Français de la bourgeoisie : ils ne croient plus à l’efficacité de leur profession ; pourtant ils seraient désolés s’ils ne l’exerçaient avec élégance.
Berthe Fauli, épouse Wildenberg — mais on dit Wilden — arriva la première, et s’assit dans le fauteuil que M.Aubriot lui indiqua, avec un soin délicat des plis de sa jupe, mais aussi avec une décence vraie qui donna d’elle la meilleure impression.
« C’est une petite femme très honnête », songea ce magistrat.
Jacques ne lui fit pas non plus mauvaise impression.
« C’est un très joli homme, pensa-t-il, un peu faible, paresseux, pas méchant ; et sa femme est assez jolie pour qu’il l’aime encore.C’est donc elle qui boude, et elle est trop jeune et trop sincère pour bouder longtemps.Ou alors…»
Il ne se formula pas sa pensée à lui-même, mais il était trop vieux magistrat pour ne pas savoir qu’il y a des divorces qui sont des affaires.M.Aubriot réserva son opinion.
Il débuta par les choses qu’on dit toujours parce qu’il faut les dire.Elles font partie du rituel : que si la loi a rendu ces préliminaires de conciliation obligatoires, c’est que, bien souvent, on a vu des époux, qui se croyaient séparés par les différends les plus douloureux, les torts les moins pardonnables, s’apercevoir qu’un sentiment d’indestructible affection subsiste au fond de leur cœur ; que le premier amour, chez une femme, laisse des souvenirs profonds, qu’il en connaissait, comme magistrat ayant reçu bien des confidences, des preuves fort touchantes ; enfin que, malgré tout, dans le monde des gens bien élevés, le divorce inflige encore, à ceux qui y ont recours, une diminution du statut social.
— Vous êtes, madame, ajouta-t-il, retrouvant, à s’échauffer, un plaisir qui lui inspira de la galanterie, vous êtes charmante.Vous êtes, de plus, cela se voit tout aussitôt, une très honnête femme.Vous ne divorcez pas pour courir à d’autres amours ou à de tristes aventures.J’en suis convaincu, je n’ai qu’à vous regarder.Oubliez donc une injure qui est grave, à la vérité, selon la loi ; mais si légère, selon les faiblesses masculines !Votre mari, j’en suis persuadé, la regrette aujourd’hui profondément.
Berthe avait l’air très ému, et elle l’était, en effet, à la surface de ses sentiments.Car toutes les femmes sont émues lorsqu’on leur parle avec gravité.Le sens des mots n’y est pour rien, c’est une action que produit sur elles, presque toujours, le son d’une voix mâle.C’est aussi que, les hommes n’employant jamais les arguments à quoi elles pensent, elles ne trouvent plus rien à dire.Et alors, si elles ne se mettent pas en colère, elles demeurent troublées.De plus, comme Berthe aimait son mari, et que justement elle considérait, comme le disait M.Aubriot, que la faute de Jacques n’avait aucune importance, elle ne trouvait rien à répondre.Voilà pourquoi son pied gauche s’agita fort nerveusement.Puis elle regarda son mari.Mais il était aussi embarrassé qu’elle.Cependant, il se crut obligé de dire :
— Certainement, je regrette…le hasard, les relations, les entraînements…Quelquefois, dans les affaires !
Jacques bafouillait.Il n’y avait pas de doute possible, il bafouillait horriblement.En même temps il regardait sa femme d’un air inquiet, comme pour dire : « Ne cède pas !Moi, qu’est-ce que tu veux que je réponde ?»
Elle eut alors une si jolie envie de rire que sa figure très fraîche en prit l’aspect le plus triste et même le plus furieux.Elle en profita pour dire :
— Monsieur, mes sentiments pour monsieur Wilden sont exactement ceux que j’avais en pénétrant dans ce cabinet !
Ce n’était pas un mensonge, et Jacques, à son tour, par une réaction inévitable, faillit perdre la contrition apparente qu’il avait assumée.Berthe s’en aperçut, et brusqua sa sortie avec un grand tact.
La phrase ambiguë qu’elle avait prononcée n’avait pas échappé au magistrat.Il en prononça une autre :
— Madame, fit-il, vous jouez un jeu bien dangereux !
Ce fut comme une petite flèche qui lui entra dans le cœur.Un jeu dangereux ?Que voulait-il dire ?Mais déjà elle s’était reprise, et s’échappait.D’ailleurs M.Aubriot n’avait eu que l’ombre très légère d’un soupçon, et il se crut obligé de dire à Jacques Wilden, après le départ de sa femme :
— Voilà, monsieur, les tristes conséquences de votre légèreté !
— Croyez à ma reconnaissance, répondit Jacques, qui fut très digne, vous avez fait ce que vous avez pu !
Les deux parties se retrouvèrent sur le même pont du Châtelet, suivant leurs conventions, mais, cette fois, Jacques appela une automobile de place, et Berthe sourit : elle comprenait vers quel but maintenant on allait se hâter.Mais elle ne distingua que vaguement l’adresse donnée au chauffeur.Ils demeuraient enlacés, une volupté superflue leur venait encore de la rapidité de la course.L’automobile s’arrêta devant la porte d’un petit rez-de-chaussée, rue de la Bienfaisance.
— Mais, Jacques, fit Berthe, est-ce que ce n’est pas ici…la personne, voyons c’était là ?
— Oui, répondit Jacques, avec un front d’airain.Je l’avais loué pour trois mois.Et tu comprends…
— Ah !dit-elle, scandalisée, suffoquée, amoureuse aussi, emportée par un grand élan, c’est mal, c’est drôle, c’est choquant, c’est fort, c’est…O Jacques, mon Jacques !
Et elle entra.
Une façon si aisée et dédaigneuse, qui tournait à la galanterie, d’envisager la rupture de l’union légale et de bafouer le code, emplit Berthe d’une singulière allégresse. Elle savourait tous les plaisirs de l’aventure, de l’adultère, et son complice était un charmant garçon qu’elle considérait comme son mari, qui en fait l’était toujours, et dont elle avait décidé qu’il le redeviendrait bientôt, n’ayant été que « suspendu » pour quelques semaines. Parfois il lui arrivait de dire à Jacques : « Le plus drôle, c’est qu’il faudra nous remarier aussi à la synagogue ! » En effet les formalités du divorce, devant le rabbin, sont les plus simples du monde ; si bien que, dans ce moment que les tribunaux, plus lents, n’avaient pas encore dénoué le lien civil qui les attachait l’un à l’autre, Berthe n’était déjà plus, aux yeux de l’Éternel, l’épouse de Jacques Wilden.
Depuis les premiers jours de son mariage elle avait vécu dans l’indifférence des pratiques de sa religion, et, après dix-huit années passées chez son père dans leur observance minutieuse, cela lui avait paru agréable et commode.Elle apprenait maintenant à traiter la loi française avec une légèreté au moins égale, à n’en prendre que ce qui peut servir, à rejeter le reste : cela était amusant.Jamais donc elle ne se montra plus gaie qu’après l’échec de ces préliminaires de conciliation ; il faut avouer qu’elle en avait quelques motifs.M.Fauli ne faillit point à l’observer, les occasions ne lui en manquèrent point : Berthe habitait maintenant chez lui, avait repris sa chambre de jeune fille, prenait ses repas en face de son père, à qui aucune de ses attitudes ne pouvait échapper.Il devait naturellement paraître assez étrange à celui-ci qu’elle acceptât si facilement, avec plus que de l’insouciance, un sort qui bien peu de jours auparavant l’avait paru plonger dans le désespoir.Cependant il ne dit rien, ne posa aucune question.Il conclut seulement qu’il y avait là un mystère à débrouiller, et mit sa confiance, toujours imperturbable, dans sa perspicacité et dans ce que le commun des mortels appelle la chance, mais à quoi il donnait un autre nom.La chance, pour lui, ne consiste que dans les imprudences que commet l’adversaire : or il n’était pas loin de considérer à présent sa fille comme un adversaire.En tout cas il prit toutes ses précautions, joua désormais contre elle autant que contre son gendre.
En même temps il se prenait à songer sérieusement à un plus lointain avenir.Sa sœur, au bout du compte, avait raison.Ce n’était pas tout que de faire divorcer Berthe ; il était nécessaire — et il le voyait à cette heure mieux que jamais — de lui donner rapidement un nouveau mari.En vérité c’était bien dommage que Baër ne semblât point avoir remarqué sa fille.Mais ne pouvait-on y remédier ?Il connaissait Baër, ses impulsions soudaines, le brusque élan de ses enthousiasmes : cet homme ardent, en passion perpétuelle, et absorbé par sa passion, pouvait fort bien n’avoir point pensé à Berthe parce que, l’ayant cent fois rencontrée, il ne l’avait point vue !Il fallait la lui montrer.Donc Fauli, sans trop insister, sans dévoiler ses plans, tout en permettant qu’on les soupçonnât, conseilla paisiblement à sa sœur Fischer d’inviter le compositeur à dîner, faisant comprendre que cette invitation, venant de lui, serait bien accueillie.
Madame Fischer ne demandait pas mieux que d’accepter la suggestion. Baër était bon à faire voir, il faisait honneur. Il était bon à entendre, aussi. C’est un devoir agréable pour une maîtresse de maison de dire à un musicien de cette valeur : « N’allez-vous pas nous jouer quelque chose ?… » Même, dans son empressement, elle alla beaucoup plus loin que ne l’aurait désiré son frère. Baër fut prié à dîner un dimanche, mais le dîner de ce dimanche-là fut une bien plus grande affaire que Fauli ne l’avait prévu. Une partie de la famille en fut exclue, n’étant invitée cette fois que pour la soirée, afin de faire place aux relations les plus brillantes du ménage, et principalement celles qui n’étaient point israélites : ceci en vertu du principe que le meilleur moyen de faire honneur à un juif distingué, c’est de lui montrer des chrétiens. Il faut dire encore qu’on n’est point fâché de prouver aux chrétiens qu’il existe des juifs de talent ; même, on l’espère, de génie. En présence de M. Abel Lemartrois de l’Académie Française et de l’Académie des Sciences, une des gloires de l’astronomie contemporaine, assis à la droite de la maîtresse de maison, madame Fischer s’estimait heureuse de pouvoir étaler à sa gauche M. Uriel Élisée Baër, professeur au Conservatoire, et auteur de la Symphonie Galicienne, dont il paraît qu’elle est un chef-d’œuvre.Et voilà aussi comment, à table, Berthe trouva à sa droite Uriel Élisée Baër, en effet, mais à sa gauche M.de Fresquienne-Austreberte, sous-préfet d’Eure-et-Cher, ancien attaché au cabinet de M.Combes alors que celui-ci était président du Conseil, resté fort bien en cour, et selon toute apparence en bonne voie d’obtenir une préfecture.M.de Fresquienne-Austreberte pourrait porter le titre de comte, mais il s’en garde.Le père a fait partie, en fort bonne place, du personnel diplomatique du second Empire, mais le fils affecte de l’avoir oublié, et tout le monde l’imite.Élevé chez les jésuites de Boulogne, puis d’Angleterre, il éprouve aujourd’hui contre eux, contre les principes qu’ils lui voulurent inculquer, une haine excessive, comme beaucoup de sentiments sincères.Par surcroît, fort intelligent, il est ambitieux.Il demeure convaincu, sur quoi pourtant il garde le silence, que les Parisiens, presque tous devenus réactionnaires, sont des imbéciles, dignement représentés par leur presse : Paris a donné le suffrage universel à la France, et perdu toute influence à partir du jour qu’il le lui a donné, mais ne s’en doute pas.Voilà pourquoi il gémit, murmure, clabaude, ne dit et ne fait que des sottises.Une majorité de paysans gouverne désormais la France, en vertu de la loi du nombre.Ces paysans tiennent à leur propriété ; et par conséquent demeurent aussi éloignés du socialisme qu’un prêtre qui vit de l’autel répugne à l’hérésie.D’autre part ils détestent ce qui reste de grands propriétaires en France, encore bien plus les congrégations, qui tendent à reconstituer cette grande propriété ; ils se méfient traditionnellement du curé.Pourtant ils aiment les gouvernements forts, les gouvernements à poigne : par tradition aussi, et à condition que ce gouvernement n’use de la poigne qu’en leur faveur, c’est-à-dire fasse marcher les administrations qui les embêtent quand ils veulent faire quelque chose, mais par elles-mêmes, depuis que s’en est allé Napoléon qui les créa, ne font rien, ou le moins possible.Voilà toute la politique, le reste n’est que parade pour la galerie.Après avoir renié les maximes des maîtres de son enfance, et sans doute par conséquence, M.de Fresquienne-Austreberte a radicalement abjuré les opinions de sa caste pour devenir un radical.Mais ce renégat continue en somme à faire ce que faisaient ses ancêtres : voulant commander, il en prend les moyens.Donc il est devenu l’agent subtilement impérieux de cette domination des ruraux qui, en France, est le secret de la comédie.Un secret qu’il cache : on ne réussit une politique, il le sait, qu’en n’en révélant point les mobiles réels et profonds.Avec cela il est homme du monde, et aristocrate jusqu’au bout des ongles.Quand il aura été suffisamment préfet, il retrouvera son titre en retournant sans doute à la carrière diplomatique.Il y aura plus de succès encore que son père, ayant vu plus d’hommes, et difficiles à manier.
Ce praticien adroit et fort était assez au courant des choses pour savoir que Berthe, fille unique en instance de divorce, aurait à la mort de Fauli une belle fortune.Lui-même avait pris grand soin de ne se point marier encore ; il attendait d’avoir augmenté sa valeur, c’est-à-dire de passer préfet.D’ailleurs Berthe, qui est ordinairement jolie, était ce jour-là parfaitement bien : blonde, assez grande, elle avait cet éclat de carnation qui sauve, chez les filles de sa race, quelques erreurs de construction.L’enveloppe, chez elle, valait mieux que la charpente, et c’est tout ce que demandent la plupart des hommes.Il y avait, dans son apparence, des promesses de volupté qui n’étaient point mensongères, et ce goût de plaire au maître, de le servir, qu’elle tient de son sang oriental.M.de Fresquienne-Austreberte n’eut point à s’efforcer pour lui faire croire qu’il la jugeait charmante, et Berthe, de son côté, entreprit sa conquête.Elle ignorait avoir affaire à un homme redoutable qui ne se laissait séduire que s’il le voulait bien ; mais cela n’en valut que mieux.
Pour Baër, à l’inverse, il ne sait parler que de ce qui l’intéresse ; et c’est toujours ou de musique, ou des souffrances de ses coreligionnaires de Pologne et de Russie.Alors il est incorrect, mais éloquent et tumultueux.Même en dehors de son art, il se montre sensible et d’une intelligence inculte, mais fort vive.Cette intelligence lui découvre pêle-mêle des points de vue originaux, des idées fortes, avec des choses que tout l’univers connaît depuis le commencement du monde, et qui lui semblent toutes neuves ; il n’a pas de méthode pour aller rapidement à l’inconnu en le dégageant du connu ; toutefois, dans les incroyables détours personnels qu’il est forcé d’accomplir pour parvenir au but, il lui arrive de rencontrer cet inconnu, et de l’exprimer de façon originale.Ce don, chez Baër, lui est commun avec la plupart des vrais artistes.Ce musicien de talent est aussi, comme eux, magnifiquement sensuel.Mais n’ayant point appris à exprimer cette sensualité avec un minimum de décence mondaine, n’en ayant pas eu le temps, il demeure assez délicat, le sachant, pour se taire.Cette fois il voyait bien Berthe, elle n’était séparée de lui que d’une largeur l’assiette ; il la trouvait parfaitement belle, il la dévorait du regard, mais en silence, appartenant à la déplorable catégorie des mâles qui ne savent rien dire aux femmes, sinon : « Je te veux !» en ajoutant sérieusement : « Tu verras ce que je ferai pour toi !» — et sans savoir qu’ainsi ils n’ont pas assez l’air de se sortir d’eux-mêmes pour se rendre agréables, surtout en présence d’autres humains qui les écoutent : car il arrive que, dans le tête-à-tête, ils retrouvent quelque avantage.
Baër se contenta de se renfermer dans un silence plein de jalousie boudeuse à l’égard de M.Fresquienne-Austreberte.Celui-ci lui adressa quelques mots d’une courtoisie flatteuse et méditée : il ne répondit point.
Cela ne faisait pas le jeu de M.Fauli.Il mit donc la conversation, à l’heure où elle pouvait devenir générale, sur l’antisémitisme, comptant que Baër allait rebondir sur cette question, et que l’autre voisin de Berthe, obligé de prendre part au débat, abandonnerait ses entretiens un peu trop particuliers avec elle.D’ailleurs c’est un fait assez remarquable, alors qu’entre eux ils parlent fort rarement des problèmes généraux qui les concernent, que les juifs ne se peuvent empêcher de les aborder aussitôt qu’ils se trouvent en présence de chrétiens.Il y a peut-être là du courage, il y a aussi le besoin ingénu de demander : « Mais qu’est-ce que nous avons fait, qu’est-ce que vous nous reprochez ?» M.de Fresquienne-Austreberte s’attendait donc à l’événement.Il avait sa réponse toute prête, et comme dictée : ce n’était point la première fois qu’il la récitait.Il n’était pas fâché, au surplus, de faire sa profession de foi devant Berthe qui bientôt, il le savait, ne serait plus madame Wilden.
— L’antisémitisme en France, dit-il, bien qu’on veuille en sa faveur ressusciter de vieux préjugés, n’est qu’en apparence une guerre de race.C’est une affaire sociale, et d’un caractère bien superficiel !La vérité est qu’on en veut aux juifs du rôle qu’ils jouent dans la vie politique depuis l’institution du régime actuel.Tant qu’ils n’ont fait que donner l’exemple de la fortune, on les a laissés bien tranquilles : mais nous sommes un peuple qui a toujours recherché les places, et depuis quarante ans les juifs y sont entrés — jusque dans l’armée elle-même que nous considérions comme une chasse réservée.C’est cela qui exaspère les Français.Si les réactionnaires — et le mouvement antisémite est un mouvement réactionnaire — étaient moins bêtes, ils se rendraient compte que cette nouveauté qui les irrite est de leur faute.Après la chute de l’Ordre Moral, eux et ce qu’on est convenu d’appeler les cléricaux ont boudé le gouvernement républicain ; ils se sont toujours efforcés soit de le détruire, soit de le trahir.Où diable voulez-vous qu’alors ce gouvernement allât chercher ses fonctionnaires, sinon parmi les juifs et les protestants !Aujourd’hui, bien que ces réactionnaires n’aient que ce qu’ils méritent, ils ne voudront jamais l’avouer.Le seul résultat de leur campagne est du reste de prêter quelque vigueur aux attaques contre le capitalisme, puisqu’on ne saurait faire de distinction, en bonne logique, entre le capital juif et le capital chrétien : ceux qui n’ont rien, ou peu de choses, ne l’admettront jamais.Si bien que, chez nous, les antisémites n’ont d’importance qu’en tant qu’alliés inconscients du socialisme, dont ils seraient les premières victimes.Par bonheur pour eux le socialisme en France n’existe pas, et n’existera probablement jamais d’une manière sérieuse.Mais voilà pourquoi la position de ces antisémites est ridicule.
Ce petit discours était de nature à flatter à la fois M.Fischer et M.Fauli ; et il fut d’autant mieux accueilli que les non-juifs présents se sentirent satisfaits que son auteur eût su louvoyer entre certains écueils.Mais Baër tout à coup éclata : Ce n’était pas ça, l’antisémitisme !Il n’existait pas en France chez les chrétiens, ou si peu que cela ne valait pas la peine d’en parler.Il le savait bien, lui qui vivait dans ce pays, heureux, libre, et l’égal de n’importe qui.Il n’y avait d’antisémitisme que l’antisémitisme des juifs !Des juifs qui ne pensent plus à leurs frères persécutés, qui hochent la tête quand on les adjure de les défendre ou de les secourir, qui songent, égoïstement : « Nous sommes bien, ici, nous !On nous embête, mais on nous supporte.Même on nous admet.Ne faisons point parler de nous inutilement, c’est le plus sage — et puis, ces gens de là-bas n’ont plus rien de commun avec nous !» Là-dessus, à part de rares exceptions, déclara Baër, il n’y avait de générosité que chez les Français de race, surtout chez les socialistes, dont M.de Fresquienne-Austreberte venait de soutenir qu’ils n’existent pas.
— C’est justement pour ça qu’ils peuvent s’offrir le luxe d’avoir l’air généreux, répondit le sous-préfet avec un doux cynisme ; ne comptant pas, ils peuvent dire ce qui leur plaît.C’est l’avantage éternel des oppositions…
Cela fit rire : on aime entendre traiter avec légèreté ce que l’on n’est point sans craindre.Toutefois Berthe resta choquée de la sortie du compositeur.Elle aussi n’aimait point qu’on vînt rappeler qu’il y avait des gens de sa race ailleurs qu’en France.Ce malencontreux internationalisme lui paraissait une tare, non point politique — cela lui eût été bien égal !— mais mondaine, chose plus grave.Elle préférait l’oublier et gardait l’impression de se montrer de la sorte plus uniquement française : parler des juifs des autres pays dans ce pays, c’est en effet rappeler à celui-ci qu’on est juif : et pour quoi faire ?…Dans la soirée le pauvre Baër joua de toute son âme, et fut sublime.Il en eut le sentiment ; cela lui inspira du courage, il souhaita se rapprocher de Berthe.A cette heure, il en eût fait sa maîtresse sur-le-champ, et sa femme dans les trois jours.Comme il arrive, ayant été applaudi, ayant ému, il se croyait maître en toutes choses, capable d’imposer sa volonté ; et sa propre musique, exaspérant ses nerfs, avait exalté ses désirs.Mais Berthe l’évita.Quand les Fischer demandèrent en grâce au musicien de revenir à leur jour, le plus souvent possible, elle ne broncha pas, prit un air incroyablement lointain.Et quand la même invitation fut adressée à M.de Fresquienne-Austreberte, elle lui fit comme un sourire de complicité.C’est que Baër, aimant la volupté, n’avait pas l’art de la solliciter.Son rival avait le mérite de faire croire au plaisir sans même se donner la peine de le promettre.Enfin, de manières et d’origine, malgré tout son mérite, Baër était au-dessous d’elle ; l’autre lui semblait au-dessus : c’est une distinction à laquelle toutes les femmes, dans leur âpre désir de s’élever, et elles ne peuvent s’élever que par l’homme, sont infiniment sensibles.
…M.Abel Lemartrois, l’éminent astronome, avait paru, au cours du dîner, et dans les heures qui suivirent, s’abstenir soigneusement de briller ; et, plus particulièrement, au cours de la discussion sur le rôle d’Israël dans la société française contemporaine, il s’était contenté de prononcer quelques phrases d’une obscurité cimmérienne.D’ailleurs, en dehors de sa science, il n’a guère que les idées les plus simples.Étant sorti vers minuit en même temps que M.de Fresquienne-Austreberte, il prit le coude à son compagnon, dans un mouvement naturel de sympathie et satisfaction, aspira voluptueusement l’air nocturne, et lui dit :
— Ces gens sont charmants.Charmants !…Comment cela se fait-il que cela paraisse si bon de se retrouver entre soi ?
M.de Fresquienne-Austreberte a pour principe de ne jamais dire de mal de personne, à moins d’utilité pour lui personnelle et directe.Il répondit seulement, comme s’il continuait de suivre sa pensée :
— …Voyez-vous, je leur ai dit tout à l’heure qu’il n’y avait pas de question de race entre eux et nous : il y en a une, j’ai un peu arrangé les choses.Et ça ne finira…Écoutez bien, ça ne finira que le jour où il y aura deux cent mille Chinois en France.Il naît dans ce pays si peu de monde que ce jour-là est peut-être plus proche qu’on ne croit ; et alors juifs et Français se réconcilieront sur le dos des nouveaux venus, comme en Amérique.La voilà, la solution de la question juive, la voilà : c’est la seule !
Berthe Fauli était pareille à la plupart des femmes : elle avait beaucoup d’ordre dans ses armoires, presque autant dans son esprit, qui était toujours lucide, et classait les choses, les gens, les devoirs et les droits par catégories, mais aucun dans ses papiers.Et ceci amena, comme on va le voir, un événement assez dramatique, car personne jamais ne s’inquiète de ce qu’il y a dans les armoires d’une femme ou dans son esprit.Pourvu qu’elle soit habillée de façon distinguée, et parle de façon qu’elle n’ennuie pas, tout est dit, on ne lui en demande pas davantage ; tandis que si, par hasard, il lui échoit des affaires sérieuses et surtout des papiers concernant ces affaires, tous les hommes veulent s’en occuper, sous prétexte qu’elle n’y entend rien.
Voilà pourquoi M.Fauli demanda un jour à Berthe où en était l’instance en divorce Fauli contre Wildenberg.Il voyait fréquemment l’avocat ; c’était lui, en somme, qui menait la procédure ; mais il voulait savoir ce que sa fille en connaissait.Berthe avait, sur la manière de constituer un dossier, des idées très simples : elle mettait toutes les communications de l’avocat et de l’avoué avec ses autres lettres, dans un buvard en maroquin, et le buvard dans le tiroir d’un chiffonnier.Ce tiroir fermant à clef, comme elle gardait la clef sur elle, il lui semblait avoir fait tout ce qu’exigent la prudence la plus raffinée, la méthode la plus exacte.Sans penser plus loin, elle ouvrit donc devant son père le tiroir d’abord, le buvard ensuite.
Il y avait des notes de couturière, puis la copie de la requête en divorce, puis encore des factures de couturière, puis une lettre de Jacques : « Mon petit ami…» Et M.Fauli regardait par-dessus son épaule !C’est une chose admirable que le sang-froid des femmes dans tous les événements où leur cœur et les intérêts de leur vie amoureuse sont engagés ; leur présence d’esprit et leur intrépidité sont en raison inverse de leur maladresse habituelle devant un danger physique, une voiture qui les frôle ou la menace d’un coup.Les lèvres de Berthe devinrent toutes blanches, elle eut subitement dans la bouche l’impression d’une insupportable amertume : la peur, la vraie peur, a un goût amer ; ce n’est pas une imagination !Pourtant, elle n’eut pas un geste qui la pût trahir.Elle ferma le buvard, le remit dans le tiroir, dont elle tourna la clef, et dit tranquillement :
— Le reste est chez l’avocat.J’irai le chercher.
Le vieux Fauli demeura magnifiquement impassible et digne de sa fille.Tout debout, mais avec ses yeux de vieillard qui distinguaient bien mieux l’écriture de loin que de près, avait-il vu, et qu’avait-il vu ?Berthe n’en put rien savoir.Il répondit seulement :
— Ne te presse pas, petite !
Et il attendit quelques jours pour lui dire :
— Je crois que c’est le moment de passer chez maître Roux.Il t’attend ce matin et il a quelque chose à te dire.
Berthe n’allait jamais chez Me Silvain Roux, l’avocat qui lui avait été désigné par son père, sans une secrète inquiétude. Par une opposition qui n’étonnera que les esprits superficiels, car les causes en sont assez faciles à saisir, tandis que Jacques Wilden, complètement libéré de toute croyance religieuse, s’était adressé à un avocat de sa race, Me Silversmith, un raisonnement tout contraire de M. Fauli l’avait conduit à remettre cette affaire, comme il faisait du reste de son contentieux, entre les mains d’un avocat de souche chrétienne, issu d’une vieille famille de magistrats. Tous deux étaient restés parfaitement conséquents avec eux-mêmes, ils avaient chacun les meilleurs motifs à donner de leur décision. Jacques vivait dans un milieu où, en apparence, les préjugés de race ont disparu. Il n’y avait dans sa manière de vivre, dans sa façon de concevoir ses devoirs et ses droits sociaux, enfin dans tout ce qu’on est convenu d’appeler la moralité, aucune différence entre lui et ceux qu’il rencontrait dans les affaires, au cercle, et à dîner dans les maisons où il fréquente. Il n’y voyait que des gens qui pensaient ne croire à rien. Mais il sentait vaguement qu’entre lui et un homme de sa race devait malgré tout subsister un lien de plus, et, puisque, dans son divorce, il y avait une combinaison, que le génie de cette combinaison serait mieux saisi par Silversmith que par tout autre.
Il n’en était pas de même de M.Fauli, qui prétend avoir des vues plus profondes.Son principe est de ne se servir des gens de sa race que lorsque cela devient véritablement indispensable, et dans les affaires, où ils sont supérieurs et associés par un intérêt commun ; mais pour tout le reste, et surtout en matière confidentielle, il est préférable, au contraire, de ne s’adresser qu’à des personnes qu’on a des chances de ne pas rencontrer trop souvent.De plus, on les intéresse de la sorte à sa propre fortune, on crée des liens nombreux et solides, on se rend utile, on se les attache ; et Fauli savait bien qu’il leur montrait ainsi ses vertus, qui étaient réelles : sa probité rigoureuse, son intelligence droite, la confiance qu’on pouvait avoir dans sa parole une fois donnée, et sa générosité.Voilà pourquoi il avait choisi Me Silvain Roux, non pas un autre.
Il avait eu un autre motif encore de l’adopter pour son avocat ordinaire : c’est que Me Roux ne s’était fait inscrire qu’assez tard à Paris, après avoir d’abord plaidé dans une grande ville de l’Est où les usages du barreau sont restés d’une excessive austérité — de la sorte rien dans ses mœurs professionnelles ne s’était relâché. Il avait encore cet étonnant préjugé qu’une affaire ne se doit plaider que s’il y a vraiment des chances de la gagner, tandis qu’à Paris, ville où l’on ne garde plus guère, en toutes choses, que le sens du plaisir, on pardonne presque tout, depuis longtemps déjà, à un défenseur qui sait amuser, même en perdant sa cause ; et il n’en conserve pas moins l’oreille du tribunal. N’est-ce pas l’essentiel ? Mais dans l’espèce, pour parler comme ces gens de loi, le choix de Me Roux avait eu pour Berthe un inconvénient que M. Fauli, depuis ces derniers jours, commençait à soupçonner : c’est qu’elle ne pouvait avouer à cet avocat que son intention, en demandant le divorce contre son mari, était d’obtenir cent soixante-dix mille francs de son père et de se remarier ensuite avec le même prétendu débauché dont elle déclarait ne point pouvoir supporter l’inconduite.
Me Silvain Roux avait déjà, en effet, quelque répugnance à se charger d’une cause où il s’agissait d’obtenir la dissolution d’un mariage, non point pour les raisons alléguées devant le tribunal et qui étaient celles qu’admet la loi, conservatrice plus ou moins intelligente d’une certaine sorte de morale sexuelle, mais tout simplement parce que M. Fauli craignait que son gendre ne commît de nouvelles sottises commerciales. Cela lui paraissait déjà un peu violent ; et s’il avait su qu’il allait aider non pas M. Fauli, son véritable client, à se débarrasser de son gendre, mais M. Jacques Wilden, son adversaire, à rouler M. Fauli, il aurait refusé net. C’est pourquoi Berthe, devant Me Roux, craignait toujours que son secret ne lui échappât. Elle arriva donc chez lui avec la petite inquiétude qui lui était habituelle.
— Madame, dit l’avocat, assez gravement, je vous ai priée de venir parce qu’il vient de se découvrir un fait douloureux pour vous, mais de nature à augmenter les chances que vous avez d’obtenir gain de cause devant la justice.Il faut que je vous le répète, après monsieur Aubriot, le magistrat chargé des préliminaires de conciliation : vous avez joué, votre mari et vous, un jeu assez dangereux.Vous pensiez ne tromper que le tribunal : on va bien souvent plus loin qu’on ne croit ; il y a toujours du péril à feindre, dans des matières qui ne supportent que la vérité…Connaissez-vous la personne avec qui monsieur Wilden a entretenu des relations ?
— J’ai vu son nom, je crois : Madeleine Mercier, une fille quelconque.Vous savez bien que ceci n’a aucune importance.
— Mademoiselle Madeleine Mercier est ici, madame.Elle attend à côté.Voulez-vous la voir ?
Il paraissait, il avait toujours paru à Berthe Fauli qu’un abîme la séparerait éternellement de cette personne sans préjugés, prise au hasard, lui avait-on dit, pour jouer un rôle dans la comédie juridique où elle s’était engagée gaiement, peut-être inconsidérément, et parce que rien dans la vie ne lui avait jamais paru sérieux, excepté son amour.Elle fut choquée.
— Moi ?dit-elle.Vraiment, monsieur…
— Il faut qu’elle vous parle, continua l’avocat.Il y a des choses que vous ne savez pas.
…Une femme entra, dont Berthe ne vit d’abord que les yeux bruns, tendres, timides, humides, brûlants, ces yeux de flamme et d’incorruptible candeur que gardent les femmes chez qui le besoin d’aimer anéantit presque l’intelligence.Ils avaient quelque chose de si éloquent, de si fort, de si déchiré, qu’il fallait un instant pour s’en détourner et distinguer le reste : la bouche un peu large, le nez bien droit, triste et voluptueux, qui partageait deux joues trop maigres, et sur les cheveux couleur d’acajou, lourds, somptueux, pareils à un incendie qui s’éteint, un de ces chapeaux un peu maladroits, mais encore charmants, comme en savent seules faire les Parisiennes pauvres qui, ayant eu du moins le bonheur de n’être pas bien nées, savent se servir de leurs doigts.Et le reste était tout ordinaire et modeste, sauf pour une fourrure qu’on avait mise malgré la saison qui s’avançait, parce que c’était ce qu’on avait de plus beau, pour se faire honneur.
Berthe la regardait avec le pressentiment d’une méprise, et peut-être déjà d’une perfidie ; mais elle n’en éprouvait encore que de l’énervement.Elle n’aurait pas voulu que cette femme fût là, et fût ce qu’elle était, voilà tout.Madeleine Mercier, qui s’était assise près de l’avocat, comme pour se mettre à l’abri, dit peureusement :
— Madame, je vous demande pardon.Ah !comme je vous demande pardon !Mais je ne savais pas que monsieur Wilden fût marié.
— Je le suppose, fit Berthe sèchement.Il n’avait pas à vous raconter son histoire.
— Non, madame, répondit Madeleine.Il m’en avait raconté une autre.C’était il y a longtemps, quand il venait tous les jours chez Primrose, la maison de copies à la machine à écrire, où je travaillais, et il m’attendait le soir…quelquefois aussi à midi, pour déjeuner.
— Il y a longtemps ?interrogea Berthe effrayée.Qu’est-ce que vous appelez longtemps ?
— Il y aura six mois, le 27 mai !
Les femmes savent toujours ces dates-là !La copiste avait répondu passionnément, parce que ça lui rappelait des choses, et encore des choses, une infinité de souvenirs délicieux ou amers.Six mois !Et Berthe et Jacques étaient encore mariés, six mois auparavant !Ainsi son mari avait eu un caprice, plus qu’un caprice, presque une liaison !Mais alors, s’il avait aimé cette fille, pourquoi l’avoir sacrifiée, pourquoi s’être amusé à livrer son nom aux gens de justice ?Berthe devina la décision légère d’un homme qui avait voulu se débarrasser d’une chaîne, sans s’arrêter à la cruauté du moyen, ou plutôt parce que cette cruauté lui avait paru plaisante.Ah !s’il avait eu vraiment, à côté de son foyer, un autre foyer, une seconde épouse, elle en eût souffert, et pourtant un instinct de résignation, issu d’une obéissance passive à des traditions antiques, le lui eût peut-être fait pardonner.Mais ça !Cette méchanceté d’inconscient et de débile, et ce mensonge qu’il avait fait !Berthe cria :
— Il m’avait dit qu’on vous avait payée, pour…pour la chose ?…
— Moi, madame, dit l’amoureuse, moi, payée ?Oh !Je l’ai aimé, voilà tout.Payée !Pas même une paire de gants.
Elle fondit en larmes.Alors Berthe se mit à pleurer aussi.Et elles furent toutes deux, un instant, comme Lia et Rachel, pour avoir aimé le même homme.
Subitement, au plus profond de la pensée de Berthe, germa un soupçon atroce, poignant, dont elle frissonna.Cette fille était jolie, elle était plus jeune qu’elle, et voluptueuse, faite pour l’amour.Jacques prétendait l’avoir sacrifiée, insouciamment, pour se débarrasser d’une liaison qui commençait à l’importuner.Voilà ce qui apparaissait, pour le moment.Il avait agi avec sa légèreté habituelle, son mépris coutumier de tout ce qui le gênait, des lois, de la morale.Mais d’abord il l’avait trompée, elle, Berthe.Six mois, il y avait six mois que cette liaison durait !Elle avait débuté alors que Berthe se sentait encore en plein bonheur, se croyant uniquement aimée.Et n’y avait-il pas, ne pouvait-il y avoir, quelque chose de plus redoutable.Est-ce que c’était fini, réellement fini, entre cette fille et Jacques !Est-ce que ça n’avait pas continué ?…Non, non, ce n’était pas possible !Elle voulut savoir, à tout prix :
— Il vous avait dit, au moins, il vous avait dit qu’il se servirait de vos lettres ?
— Non, madame, il ne m’a jamais prévenue.Je n’ai su qu’après, par l’avocat, qui avait été averti, je ne sais comment…
Berthe, sourdement, soupçonna son père.Madeleine Mercier continua :
— Alors, je lui ai fait des reproches.Ça me faisait tant de mal, ça me paraissait si vilain, qu’il ait fait lire comme ça devant le monde, et par des avocats, par des juges, des choses qui étaient pour lui seul.Mais il a ri.Il a dit : « Puisque c’est pour un divorce !Nous serons — je vous demande pardon, madame !— nous serons bien plus tranquilles après.» Mais l’avocat m’a donné à penser qu’il y avait peut-être des combinaisons pas bien droites, pas ordinaires, dans ce divorce, que peut-être vous étiez restés bien ensemble, et que vous n’aviez l’air brouillés que pour les juges.Ça m’a fâchée !Ah !ça m’a fâchée !Et quand on m’a dit alors : « Voulez-vous voir cette dame, et lui raconter ?» j’ai accepté.Je voulais vous dire : « Vous croyez qu’il se moque de moi, il se moque de vous.» Seulement, madame, ce n’est pas la même chose quand on voit les personnes…C’est un homme qui a du goût pour les femmes, voilà tout.
Berthe admira intérieurement comme elle connaissait Jacques : un homme qui avait « du goût » pour les femmes, et qui ne les aimait pas vraiment.Mais sa jalousie s’en accrut.
— Alors, poursuivit Madeleine Mercier, je comprends maintenant qu’il se moque de nous deux.Il se moque de tout.Il ne sera jamais fidèle, ce n’est pas dans sa nature.
Berthe crut sentir tomber sa colère contre la complice.De quoi était-elle responsable ?Cette fille venait de le dire, avec son bon sens de petite Française : Jacques ne serait jamais fidèle à aucune femme.Il était trop cynique, trop superficiel, trop porté au plaisir, et faible, et sans frein.Si ce n’avait été celle-là, c’eût été une autre.Mais lui !Une nausée lui monta aux lèvres.
— Revenez me voir, dit-elle à Madeleine Mercier.Après-demain.Voici mon adresse : c’est chez mon père.Je crois que j’aurai quelque chose à vous dire.
Elle avait pensé : « Je confesserai Jacques, je le forcerai à tout avouer.Et puis je lui dirai que c’est fini entre nous, sérieusement ; — je serai très calme ; — et qu’il peut faire ce qu’il voudra.S’il veut garder cette fille !Après tout, on ne peut épouser sa complice : et d’ailleurs, celle-là n’est pas une femme qu’il puisse épouser.»
Berthe ne se doutait pas que dans ce dernier mot brûlait encore sa jalousie, par conséquent son amour.Elle devait revoir Jacques le lendemain, elle le revit.Il arriva au rendez-vous charmant, gai, « en dehors », à son habitude.Et comme il allait l’embrasser à travers sa voilette :
— Si nous parlions un peu de mademoiselle Mercier, dit-elle froidement.
— Madeleine ?…fit Jacques.
Rien ne blesse davantage un homme que de prononcer devant lui le nom d’une femme au moment où il se trouve devant une autre, et qu’il désire.Or, à cette heure, Jacques désirait très sincèrement Berthe.Plus tard, un autre jour, il désirerait aussi sincèrement Madeleine.Mais pas aujourd’hui : il était trop inconscient pour être perfide à ses propres yeux.
— Je sais tout, dit Berthe.Je sais tout, tout, tout !J’ai vu mon avocat, j’ai vu cette femme.Et vous la voyez toujours.A qui mentez-vous ?Qui trompez-vous ?C’est moi, moi, pas elle, puisque je dois redevenir votre femme légitime.Et vous vouliez la garder comme maîtresse, vous l’avez gardée comme maîtresse.Vous ne l’avez même pas préparée à une rupture possible !
— Pourquoi faire ?demanda Jacques, naïvement.
Il avait dans l’esprit que la « rupture », c’est du romantisme.Quand on veut se séparer, on ne se voit plus, tout simplement.Et quand il s’agit d’une femme telle que Madeleine Mercier, on est « gentil ».Il comptait bien être gentil, aussitôt que le père Fauli aurait fini d’arranger les choses : c’était même pour ça que jusqu’à présent il ne l’avait pas quittée, étant encore « gêné ».Après elle, mon Dieu…tous les hommes ont leurs fantaisies.Mais Berthe, comme femme légitime, pour beaucoup de raisons qui n’étaient pas toutes d’ordre matériel, lui convenait.Jacques ne dit pas tout cela ; la première partie seulement.Il avait jeté sa cigarette, mais le mince tube de papier continua de brûler dans une soucoupe de porcelaine ; l’odeur du tabac d’Orient montait avec la fumée, comme un parfum qui brûle dans une cassolette.Et il se pencha pour embrasser Berthe dans le cou, à une place qu’il connaissait bien, qu’il aimait…Elle bondit loin de ses bras.
— Alors, alors, tu ne l’as pas prévenue, tu l’as gardée.Tu attends…tu attends d’en trouver une autre, n’est-ce pas, en plus de moi !Lâche, lâche !Tu es le plus lâche, le plus indigne des hommes.Un enfant !Un enfant qui ment pour ne pas faire ses devoirs.Et ici, n’est-ce pas, ici tu as continué de la recevoir, dans la même chambre, dans les mêmes draps ?Ah !tu me dégoûtes, tu me dégoûtes !Va-t’en !
Jacques ne bougea pas.Il était décontenancé, profondément ennuyé, parce qu’il n’aimait pas les scènes.Il se trouvait ridicule, étant « pincé », il était déçu dans l’espoir qu’il attendait de la minute présente.Mais il ne sentait rien de la légitimité de ces reproches.Un enfant, comme avait dit Berthe, et qui se demande impatiemment : « Quand est-ce que ce sera fini ?» Nul remords.
— C’est vrai, dit Berthe, tu es chez toi.Adieu !
Elle partit, sans un mot de plus.Sa décision était prise.Demain, elle dirait à cette Madeleine Mercier : « Il vous plaît ?Eh bien, gardez-le !» Et elle, Berthe, referait sa vie.Il y avait Baër, si elle en voulait.Il y avait l’autre, s’il voulait d’elle.Mais Jacques !Non, non, plus jamais !
Le lendemain Madeleine Mercier sonnait chez M.Fauli, à l’heure dite.Spectacle dramatique et neuf éternellement que celui de deux femmes qui se regardent avant de s’affronter.Berthe portait une robe d’intérieur, mais l’orient d’un collier de perles éclairait sa chair lumineuse, au-dessus d’un corsage échancré assez bas.Mademoiselle Mercier apparaissait plus frêle, mais plus jeune.Aussi jolie, plus jolie ?Berthe éluda cette question.Et le chapeau n’était pas mal, après tout : seulement, comme il était peu fait pour le reste de cette médiocre toilette, pour cette blouse à vingt-neuf francs, qui ne s’accordait même pas avec la jupe.Et ce chapeau même était fixé par ces épingles de pacotille que certains restaurants de Montmartre donnaient alors gratuitement aux soupeuses : sans doute le souvenir d’une soirée passée avec Jacques.Toutes deux se jugèrent d’un coup d’œil, l’une avec orgueil, l’autre avec une âpre inquiétude.Berthe était comme née dans ce qu’elle portait ; — sa rivale, en voie d’apprendre une élégance qui lui demeurait encore étrangère, le sentit amèrement.Pourtant elle dit avec simplicité :
— Vous m’aviez demandé de venir, madame…
— Pauvre petite !fit Berthe.
Cela ne voulait rien dire, cela ne signifiait rien.Et voici que le cœur de la dactylographe fut à l’instant gonflé d’un sentiment éperdu d’espoir et de reconnaissance !C’était le ton, sans doute : les femmes peuvent mettre tant de choses dans des paroles qui n’ont aucun sens précis.Mais il y avait autre chose encore : cette dame, une femme mariée, la femme légitime de Jacques, à qui elle avait pris son mari, en deux rencontres n’avait pas encore proféré une parole violente.Elle, Madeleine, savait bien qu’elle aurait injurié d’abord, à sa place, beaucoup crié, quitte à pleurer ensuite de compassion si la grâce était descendue.Cette victoire de volonté, de raisonnement, de raffinement vers la compréhension et la pitié, l’étonnait en l’attendrissant.Pour exprimer toutes ces nuances, elle n’avait pas de mots, et, en ayant cherché, trouva seulement, abaissée au-dessous d’elle-même :
— Oh !oui, oui.Je sais bien que je n’ai pas votre éducation…
Ce fut pour Berthe un instant d’ivresse sauvage.Jacques venait, dans son esprit, de descendre au niveau de celle qui le réclamait.Cette petite fille de rien lui avait suffi !Il avait pu vivre avec elle.Eh bien, il pouvait la garder !Ah !comme la résignation allait lui être facile !
— Pauvre petite !répéta-t-elle plus sincèrement, pauvre petite !
Et elle songea : « Maintenant, je vais lui dire, bien clairement, que Jacques n’est plus rien pour moi…Et si j’y ajoutais quelques conseils de toilette, comme ce serait joli !»
Mademoiselle Mercier, pressentant ce qu’elle allait dire, levait déjà les yeux humblement, avec gratitude.Dans ce mouvement ingénu, un souffle passa sur ses cheveux, et Berthe reconnut l’odeur qui s’en exhala, une odeur presque imperceptible, évanescente.C’était hier, pas plus tard qu’hier, presque à la même heure : la cigarette de Jacques, dont la fumée montait toute droite.Et ses cheveux, à elle, devaient être encore imprégnés de cette même odeur, ils l’avaient été au cours de leurs deux années de vie commune et amoureuse.Cela représentait de longues heures à deux, des heures de familiarité, de confidences, de caresses : bien plus que de caresses : de tranquillité silencieuse, heureuse, sous le même toit.Tout à coup elle éclata de rire, frénétiquement :
— Et vous croyez, cria-t-elle brutalement, qu’il pourrait vous garder, même si je voulais vous le rendre.Mais regardez-vous donc !Regardez ça, ça et ça !Écoutez-vous parler, jugez-vous !Ah !mademoiselle Mercier unie à monsieur Jacques Wilden pour autre chose que deux douzaines de coucheries, c’est trop drôle, en vérité c’est trop drôle !
Madeleine avait fondu en larmes :
— Et c’est tout, madame, c’est tout ce que vous avez à me dire ?…
— Pas autre chose !cria Berthe, furieusement.
Quand mademoiselle Mercier fut partie, Berthe écrivit ces simples mots sur une carte-lettre : « Samedi, comme d’habitude.» Et elle descendit pour jeter elle-même cette carte à la poste : il ne fallait pas que la femme de chambre de M.Fauli sût qu’elle écrivait encore à M.Jacques Wilden.
Toutefois, le dimanche suivant, elle se montra, chez les Fischer, charmante avec Baër, et fort réservée à l’égard de M.de Fresquienne-Austreberte.Celui-ci affecta de ne pas même s’en apercevoir.Mais Baër fut enchanté.Il passait communément de la distraction à l’exaltation ; deux semaines plus tard, il était fou d’amour.
Le divorce fut prononcé au profit de Berthe Fauli, épouse Wildenberg, sans que son mari opposât d’autre défense que celle qu’exigeaient la procédure et le respect des formes légales nécessaires.L’avocat même de Jacques Wilden prit soin, dans sa courte plaidoirie, de rendre hommage aux vertus domestiques et à la pureté de mœurs de madame Wilden au cours du mariage, à la correction de son attitude depuis la rupture ; et cela, en vérité, était imposé par les circonstances de la cause.M.Jacques Wilden, puisqu’il comptait convoler en secondes noces avec la même Berthe Fauli, ne pouvait l’épouser qu’irréprochable ; et comme Berthe l’aimait toujours, pensait-il, comme elle le lui avait prouvé depuis la découverte des petites légèretés qu’il avait commises, peu lui importait qu’on mît, au contraire, quelque rigueur dans les appréciations portées contre lui devant le tribunal.Il fut cependant assez surpris par leur sévérité.Qu’on l’accusât d’avoir trompé sa femme, la chose était d’avance convenue ; s’il ne l’eût trompée, il n’y aurait pas eu de divorce ; mais on s’attacha à démontrer bien clairement qu’il manquait à un degré tout à fait exceptionnel, inusité, en vérité inquiétant, de délicatesse morale et de toutes les qualités de fonds qui rendent un homme digne de la confiance d’une femme.
« Voilà qui est de trop, songeait-il.Ce sont des impertinences !Cet avocat vraiment n’avait pas besoin de tout cela pour enlever une affaire qu’on ne lui dispute point ; il oublie les règles du jeu.C’est un tour du père Fauli, j’en suis bien sûr.Mais qu’est-ce qu’il y gagne ?Berthe n’assistait pas à l’audience !»
Berthe n’assistait pas à l’audience, il est vrai, et Jacques ne se trompait pas en supposant que M.Fauli avait fourni à l’avocat la plupart des traits dont celui-ci avait percé son adversaire.Mais il ignorait que ces imputations amères et justes, auxquelles la solennité d’un discours suivi n’avait prêté qu’une couleur à la fois naïve et pompeuse, sa femme les avait entendu répéter bien des fois avec une douceur pénétrante, une modération perfide, au cours de ses conversations avec son défenseur, et qu’elle en savait à cette heure bien plus encore que l’avocat.Jacques ne lui était pas encore indifférent, elle s’en était rendu compte ; cependant, si elle lui demeurait encore attachée, ce n’était que par une sorte de perversité, ou si l’on veut, pour ne point lâcher de si grands mots, d’amusement sensuel, et aussi par un reste d’habitude : elle ne l’admirait plus, elle se sentait de jour en jour plus persuadée, parce qu’elle en avait conscience elle-même, et qu’on ne cessait de le lui répéter, qu’elle lui était supérieure.Il n’avait ni sa fermeté d’esprit, ni son inébranlable solidité de jugement, ni cette espèce de propreté morale à quoi les femmes tiennent comme à la propreté parfumée de leur linge ou de leur lit ; mais elles peuvent, en voyage, et pour jouir d’un beau paysage, coucher dans des draps d’hôtel, ne pas s’en plaindre, y éprouver même une sorte de plaisir, en songeant qu’elles ont mieux.Berthe éprouvait maintenant, à l’égard de son mari, cette sorte de sympathie indulgente et délibérée ; elle savourait l’orgueil d’être tout à fait sûre qu’il ne la valait pas, et elle le prenait, au lieu de se donner.C’était une grande volupté parmi beaucoup d’autres, telles que le secret des rencontres, la précipitation des confidences quand on ne s’était pas vu depuis quelques jours, la complicité d’un projet qui ne pouvait s’avouer, et celle enfin dont il est décent de ne rien dire, — mais aussi la plus dangereuse !Certains moralistes prétendent qu’elle est contraire au vœu de la nature ; il est en tout cas certain qu’elle est un défi aux traditions, et c’est presque la même chose.
Berthe déjeunait chaque jour avec son père ; mais, le lendemain du divorce, elle vit, en pénétrant dans la salle à manger, que les choses avaient un air de fête.Il avait semblé au vieux Fauli que sa fille, désormais, lui était toute reconquise ; il la sentait davantage à lui.Il se pencha derrière elle pour l’embrasser.
— Ma petite Simcha !répéta-t-il.
Ce nom secret s’harmonisait avec les choses : avec l’odeur légère de la carpe cuite à la juive, merveille gastronomique importée des profondeurs de la Russie jusqu’en Alsace, et dont la tradition à Paris s’est encore maintenue dans quelques familles ; avec les hachis de mouton entourés de fritures délicates que d’autres exilés, chassés d’Espagne jusqu’en Orient, ont sans doute empruntés à la cuisine turque ; avec les würst, soigneusement composés de la chair des bœufs abattus selon les rites ; et de la cuisine Berthe sentait venir le parfum des kougelElle distingua la forme spéciale des raviers destinés à contenir le beurre : car ce serait une abomination sans exemple qu’un vase ayant contenu du beurre servît ensuite à un autre aliment, et seuls les infidèles osent mélanger le beurre avec la viande rôtie.Ces antiques prescriptions devenues inexplicables, le vieux Fauli continuait de les respecter, et c’était pourtant un des amers regrets de sa vie de se trouver toujours, malgré tous ses efforts, en état de péché, en état d’impureté : il y a tant de devoirs qui sont devenus incompatibles avec la vie en Occident !Comment concilier avec les prescriptions de la loi les obligations des affaires, qui vous imposent trop souvent la nécessité de se nourrir, au restaurant, de mets impurs dans des vases ayant servi à des infidèles ?Fauli péchait en soupirant ; mais il n’aimait pas qu’on fît allusion à ces manquements, qu’il essayait de réparer par des aumônes et des cérémonies expiatoires.Bien des exigences rituelles d’ailleurs paraissaient dures à ses goûts ; il avait toujours souhaité connaître, comme les autres Alsaciens, la saveur de la crème mélangée au café noir à la fin du déjeuner ; mais les injonctions traditionnelles sont rigoureuses : ce n’est que six heures après le principal repas que le lait peut être uni à un autre aliment.Fauli s’était résigné ; il ne prenait pas de crème avec son café ; de même que, le samedi, il attendait, pour fumer, comme avaient fait son père, son grand-père et tous ses ancêtres depuis deux siècles, qu’au ciel apparussent les trois premières étoiles.
Mais Fauli, cette fois, s’était trompé.Il espérait que Berthe, après avoir ri de ces minuties pieuses vers sa quinzième année, à cet âge où, parce qu’on commence à juger, on juge avec injustice, allait se retrouver attachée par mille liens, mille souvenirs, à une infinité d’êtres vivants ou disparus : tout ce qu’on nomme « les siens ».Depuis ces quelques jours, depuis qu’elle traversait une crise si grave de son existence, n’éprouvait-elle pas une joie pacifiée à se réfugier dans son enfance, à se rappeler les jours où, toute petite, lors de la fête qui commémorait le passage du désert dans la terre de Chanaan, elle édifiait sur le balcon un abri de feuillage !Et le repas sacré où l’on prépare, pour le prophète Élisée, sa chaise, son couvert et son verre bien rempli, laissant la porte ouverte afin qu’il puisse entrer !Car le prophète Élisée n’est pas mort : il a été enlevé vivant au ciel ; rien n’empêche, par conséquent, qu’il revienne quand il le veut sur la terre, avec sa forme humaine, sa science, et sa bonté.
Il n’en fut rien. A cette heure, après ces secousses, Berthe se sentait détachée de sa jeunesse autant que de son mariage. Elle était une autre, une autre ! Et libre enfin, absolument libre, indépendante ! La légende d’Élisée ? Eh bien, c’était une très belle légende, mais si lointaine, si lointaine ! Agréable, touchante, et indifférente. Un motif à émotion esthétique, un sujet pour un tableau, comme les Pèlerins d’Emmaüs ou l’Enlèvement d’EuropeElle pensait à autre chose.Le déjeuner fini, elle attendit à peine quelques instants pour « revoir » son chapeau devant la glace.Fauli la regarda, de son œil puissant et clair, mais aujourd’hui mélancolique.
— Tu sors aujourd’hui, petite, demanda-t-il.Reviens-tu dîner ?
— Non, père, fit-elle.J’ai des amies à voir, des courses, et puis…
Elle se sentit une petite morsure au cœur parce qu’elle allait être obligée de mentir.Jacques l’avait invitée à dîner, lui aussi, pour célébrer la décision du tribunal.
— C’est bien, ma Simcha, c’est bien, dit Fauli, l’interrompant.Ne rentre pas trop tard ; la femme de chambre t’attendra.
Elle lui fut reconnaissante de sa discrétion, reconnaissante comme s’il avait su.Et peut-être, en effet, savait-il : c’était un homme qui réfléchissait beaucoup, et, dans ses méditations, il approchait souvent de la vérité.Quelque chose lui disait qu’il était battu : mais il ne pouvait encore se douter à quel point.
Divorcés de la veille et craignant les regards publics, Berthe et Jacques allèrent dîner dans une île du Bois de Boulogne ; car le souvenir de leurs lectures enfantines porte la plupart des civilisés à croire que les îles toujours sont désertes.Au penchant d’une route ombragée, où ne passaient que de rares automobiles et des cyclistes qui ne voient jamais rien que leur guidon, un sentier presque invisible descend jusqu’à un embarcadère de poupée, sur la rive d’un lac dessiné par un ingénieur sentimental pour que l’image en soit aimable comme une romance un peu vieillotte.Au son d’une clochette qui tinte pour rire, un nocher très moderne part d’une île mystérieuse, mais éclairée à la lumière électrique, et dont le Robinson a construit un chalet, sans doute pour convertir les cannibales à un autre genre de nourriture.Mais la nuit est magicienne, la nuit avait tout changé, elle avait tout grandi.Quatre pieds d’eau font une onde immense : on ne voit pas ce qu’il y a dessous, et elle reflète le ciel, et elle tremble, et elle vit.Il n’y a rien plus que l’eau qui soit pareil à l’amour : uniforme, diverse, agitée, et, sans jamais un événement, si puissante que les yeux ne peuvent s’en détourner.Plus loin, des canaux séparaient d’autres îles, pleines d’arbres noirs qui parfois semblaient avancer, parfois reculer au hasard des nuages qui voilaient la lune ou la dévoilaient ; et sur la gauche les reflets d’un autre lieu de plaisir multipliés à l’infini dans les vaguelettes, semblaient l’éclat à la fois frémissant et figé d’un feu d’artifice perpétuel.Au clair de lune, dans l’île, sous de grands peupliers, un pensionnat de petites filles dansait ; surveillées par des personnes austères, il le faut croire, bien que laïques, et qui venaient de les faire dîner sur l’herbe, ces vierges pauvres tournaient en rond ; mais un orchestre de tziganes, à quelques pas, destiné à éveiller des sentiments peu chastes, les dispensait de chanter.Leurs yeux brillaient, on sentait dans leurs mouvements puérils de la curiosité, des presciences confuses, et presque du désir.
…Jacques avait retenu un des rares cabinets du premier étage.Des heures coulèrent.Jamais celle qu’il continuait à nommer sa femme ne lui avait paru plus désirable, jamais elle ne semblait s’être donnée plus pleinement.Il ouvrit la fenêtre, et la musique des tziganes se fit tout à coup plus bruyante, pareille à l’irruption d’un vent trop fort.Quand il se retourna, Berthe, devant la glace, remettait son chapeau.
— Tu pars, dit-il, tu pars…Mais nous n’avons encore rien dit de sérieux.Il faut que nous causions, mon enfant.Tu ne veux donc pas savoir quand seront les noces ?
Berthe tourna vers lui des yeux devenus subitement clairs et froids.
— Les noces ?dit-elle.Mon ami, vous n’êtes plus mon mari, vous ne le serez plus.Mais consolez-vous, pensez que vous avez été mon amant.Seulement…c’est une sottise que vous avez faite d’avoir été mon amant, voyez-vous, si vous vouliez me garder : un amant, cela se quitte.Adieu, Jacques !
— Berthe !cria Jacques Wilden.
— Non, je vous assure, comme amant, vous m’avez trop fait oublier que j’étais une honnête femme pour redevenir mon mari…
— Berthe, cria Jacques, tu ne me dis pas tout.Il y en a…il y en a un autre !
— Pourquoi pas ?répondit-elle froidement.J’ai été à bonne école…Allons, soyez gentil, maintenant : laissez-moi partir seule.
Il se peut que, durant les dix-huit mois qui suivirent, Berthe Fauli ne soit point demeurée insensible à la passion d’Uriel Élisée Baër.En tout cas, depuis qu’ils ne se voient plus, la musique de ce compositeur a pris quelquefois des accents pessimistes et déchirants.Mais elle est aujourd’hui madame de Fresquienne-Austreberte, et préfète de la Basse-Vendée.La carrière de son mari continue de s’annoncer brillante.