Notre-Dame de Paris

Notre-Dame de Paris
Author: Victor Hugo
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Audio Length: 14 hr 32 min
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Summary

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Un cofre de gran riqueza
Hallaron dentro un pilar,
Dentro del, nuevas banderas
Con figuras de espantar.

Et un instant après, à l'accent qu'elle donnait à cette stance:

Alarabes de cavallo
Sin poderse menear,
Con espadas, y los cuellos,
Ballestas de buen echar.

Gringoire se sentait venir les larmes aux yeux.Cependant son chant respirait surtout la joie, et elle semblait chanter, comme l'oiseau, par sérénité et par insouciance.

La chanson de la bohémienne avait troublé la rêverie de Gringoire, mais comme le cygne trouble l'eau.Il l'écoutait avec une sorte de ravissement et d'oubli de toute chose.C'était depuis plusieurs heures le premier moment où il ne se sentît pas souffrir.

Ce moment fut court.

La même voix de femme qui avait interrompu la danse de la bohémienne vint interrompre son chant.

«Te tairas-tu, cigale d'enfer?» cria-t-elle, toujours du même coin obscur de la place.

La pauvre cigale s'arrêta court. Gringoire se boucha les oreilles.

«Oh!s'écria-t-il, maudite scie ébréchée, qui vient briser la lyre!»

Cependant les autres spectateurs murmuraient comme lui: «Au diable la sachette!» disait plus d'un.Et la vieille trouble-fête invisible eût pu avoir à se repentir de ses agressions contre la bohémienne, s'ils n'eussent été distraits en ce moment même par la procession du pape des fous, qui, après avoir parcouru force rues et carrefours, débouchait dans la place de Grève, avec toutes ses torches et toute sa rumeur.

Cette procession, que nos lecteurs ont vue partir du Palais, s'était organisée chemin faisant, et recrutée de tout ce qu'il y avait à Paris de marauds, de voleurs oisifs, et de vagabonds disponibles; aussi présentait-elle un aspect respectable lorsqu'elle arriva en Grève.

D'abord marchait l'Égypte.Le duc d'Égypte, en tête, à cheval, avec ses comtes à pied, lui tenant la bride et l'étrier; derrière eux, les égyptiens et les égyptiennes pêle-mêle avec leurs petits enfants criant sur leurs épaules; tous, duc, comtes, menu peuple, en haillons et en oripeaux.Puis c'était le royaume d'argot: c'est-à-dire tous les voleurs de France, échelonnés par ordre de dignité; les moindres passant les premiers.Ainsi défilaient quatre par quatre, avec les divers insignes de leurs grades dans cette étrange faculté, la plupart éclopés, ceux-ci boiteux, ceux-là manchots, les courtauds de boutanche, les coquillarts, les hubins, les sabouleux, les calots, les francs-mitoux, les polissons, les piètres, les capons, les malingreux, les rifodés, les marcandiers, les narquois, les orphelins, les archisuppôts, les cagoux; dénombrement à fatiguer Homère.Au centre du conclave des cagoux et des archisuppôts, on avait peine à distinguer le roi de l'argot, le grand coësre, accroupi dans une petite charrette traînée par deux grands chiens.Après le royaume des argotiers, venait l'empire de Galilée.Guillaume Rousseau, empereur de l'empire de Galilée, marchait majestueusement dans sa robe de pourpre tachée de vin, précédé de baladins s'entre-battant et dansant des pyrrhiques, entouré de ses massiers, de ses suppôts, et des clercs de la chambre des comptes.Enfin venait la basoche, avec ses mais couronnés de fleurs, ses robes noires, sa musique digne du sabbat, et ses grosses chandelles de cire jaune.Au centre de cette foule, les grands officiers de la confrérie des fous portaient sur leurs épaules un brancard plus surchargé de cierges que la châsse de Sainte-Geneviève en temps de peste.Et sur ce brancard resplendissait, crossé, chapé et mitré, le nouveau pape des fous, le sonneur de cloches de Notre-Dame, Quasimodo le Bossu.

Chacune des sections de cette procession grotesque avait sa musique particulière. Les égyptiens faisaient détonner leurs balafos et leurs tambourins d'Afrique. Les argotiers, race fort peu musicale, en étaient encore à la viole, au cornet à bouquin et à la gothique rubebbe du douzième siècle. L'empire de Galilée n'était guère plus avancé; à peine distinguait-on dans sa musique quelque misérable rebec de l'enfance de l'art, encore emprisonné dans le ré-la-miMais c'est autour du pape des fous que se déployaient, dans une cacophonie magnifique, toutes les richesses musicales de l'époque.Ce n'étaient que dessus de rebec, hautes-contre de rebec, tailles de rebec, sans compter les flûtes et les cuivres.Hélas!nos lecteurs se souviennent que c'était l'orchestre de Gringoire.

Il est difficile de donner une idée du degré d'épanouissement orgueilleux et béat où le triste et hideux visage de Quasimodo était parvenu dans le trajet du Palais à la Grève.C'était la première jouissance d'amour-propre qu'il eût jamais éprouvée.Il n'avait connu jusque-là que l'humiliation, le dédain pour sa condition, le dégoût pour sa personne.Aussi, tout sourd qu'il était, savourait-il en véritable pape les acclamations de cette foule qu'il haïssait pour s'en sentir haï.Que son peuple fût un ramas de fous, de perclus, de voleurs, de mendiants, qu'importe!c'était toujours un peuple, et lui un souverain.Et il prenait au sérieux tous ces applaudissements ironiques, tous ces respects dérisoires, auxquels nous devons dire qu'il se mêlait pourtant dans la foule un peu de crainte fort réelle.Car le bossu était robuste; car le bancal était agile; car le sourd était méchant: trois qualités qui tempèrent le ridicule.

Du reste, que le nouveau pape des fous se rendît compte à lui-même des sentiments qu'il éprouvait et des sentiments qu'il inspirait, c'est ce que nous sommes loin de croire.L'esprit qui était logé dans ce corps manqué avait nécessairement lui-même quelque chose d'incomplet et de sourd.Aussi, ce qu'il ressentait en ce moment était-il pour lui absolument vague, indistinct et confus.Seulement la joie perçait, l'orgueil dominait.Autour de cette sombre et malheureuse figure, il y avait rayonnement.

Ce ne fut donc pas sans surprise et sans effroi que l'on vit tout à coup, au moment où Quasimodo, dans cette demi-ivresse, passait triomphalement devant la Maison-aux-Piliers, un homme s'élancer de la foule et lui arracher des mains, avec un geste de colère, sa crosse de bois doré, insigne de sa folle papauté.

Cet homme, ce téméraire, c'était le personnage au front chauve qui, le moment auparavant, mêlé au groupe de la bohémienne, avait glacé la pauvre fille de ses paroles de menace et de haine.Il était revêtu du costume ecclésiastique.Au moment où il sortit de la foule, Gringoire, qui ne l'avait point remarqué jusqu'alors, le reconnut: «Tiens!dit-il, avec un cri d'étonnement, c'est mon maître en Hermès, dom Claude Frollo, l'archidiacre!Que diable veut-il à ce vilain borgne?Il va se faire dévorer.»

Un cri de terreur s'éleva en effet.Le formidable Quasimodo s'était précipité à bas du brancard, et les femmes détournaient les yeux pour ne pas le voir déchirer l'archidiacre.Il fit un bond jusqu'au prêtre, le regarda, et tomba à genoux.

Le prêtre lui arracha sa tiare, lui brisa sa crosse, lui lacéra sa chape de clinquant.

Quasimodo resta à genoux, baissa la tête et joignit les mains.

Puis il s'établit entre eux un étrange dialogue de signes et de gestes, car ni l'un ni l'autre ne parlait.Le prêtre, debout, irrité, menaçant, impérieux; Quasimodo, prosterné, humble, suppliant.Et cependant il est certain que Quasimodo eût pu écraser le prêtre avec le pouce.

Enfin l'archidiacre, secouant rudement la puissante épaule de Quasimodo, lui fit signe de se lever et de le suivre.

Quasimodo se leva.

Alors la confrérie des fous, la première stupeur passée, voulut défendre son pape si brusquement détrôné.Les égyptiens, les argotiers et toute la basoche vinrent japper autour du prêtre.

Quasimodo se plaça devant le prêtre, fit jouer les muscles de ses poings athlétiques, et regarda les assaillants avec le grincement de dents d'un tigre fâché.

Le prêtre reprit sa gravité sombre, fit un signe à Quasimodo, et se retira en silence.

Quasimodo marchait devant lui, éparpillant la foule à son passage.

Quand ils eurent traversé la populace et la place, la nuée des curieux et des oisifs voulut les suivre.Quasimodo prit alors l'arrière-garde, et suivit l'archidiacre à reculons, trapu, hargneux, monstrueux, hérissé, ramassant ses membres, léchant ses défenses de sanglier, grondant comme une bête fauve, et imprimant d'immenses oscillations à la foule avec un geste ou un regard.

On les laissa s'enfoncer tous deux dans une rue étroite et ténébreuse, où nul n'osa se risquer après eux; tant la seule chimère de Quasimodo grinçant des dents en barrait bien l'entrée.

«Voilà qui est merveilleux, dit Gringoire; mais où diable trouverai-je à souper?»


IV

LES INCONVÉNIENTS DE SUIVRE UNE JOLIE FEMME LE SOIR DANS LES RUES

Gringoire, à tout hasard, s'était mis à suivre la bohémienne.Il lui avait vu prendre, avec sa chèvre, la rue de la Coutellerie; il avait pris la rue de la Coutellerie.

«Pourquoi pas?» s'était-il dit.

Gringoire, philosophe pratique des rues de Paris, avait remarqué que rien n'est propice à la rêverie comme de suivre une jolie femme sans savoir où elle va.Il y a dans cette abdication volontaire de son libre arbitre, dans cette fantaisie qui se soumet à une autre fantaisie, laquelle ne s'en doute pas, un mélange d'indépendance fantasque et d'obéissance aveugle, je ne sais quoi d'intermédiaire entre l'esclavage et la liberté qui plaisait à Gringoire, esprit essentiellement mixte, indécis et complexe, tenant le bout de tous les extrêmes, incessamment suspendu entre toutes les propensions humaines, et les neutralisant l'une par l'autre.Il se comparait lui-même volontiers au tombeau de Mahomet, attiré en sens inverse par deux pierres d'aimant, et qui hésite éternellement entre le haut et le bas, entre la voûte et le pavé, entre la chute et l'ascension, entre le zénith et le nadir.

Si Gringoire vivait de nos jours, quel beau milieu il tiendrait entre le classique et le romantique!

Mais il n'était pas assez primitif pour vivre trois cents ans, et c'est dommage.Son absence est un vide qui ne se fait que trop sentir aujourd'hui.

Du reste, pour suivre ainsi dans les rues les passants (et surtout les passantes), ce que Gringoire faisait volontiers, il n'y a pas de meilleure disposition que de ne savoir où coucher.

Il marchait donc tout pensif derrière la jeune fille qui hâtait le pas et faisait trotter sa jolie chèvre en voyant rentrer les bourgeois et se fermer les tavernes, seules boutiques qui eussent été ouvertes ce jour-là.

«Après tout, pensait-il à peu près, il faut bien qu'elle loge quelque part; les bohémiennes ont bon cœur.—Qui sait?...»

Et il y avait dans les points suspensifs dont il faisait suivre cette réticence dans son esprit je ne sais quelles idées assez gracieuses.

Cependant de temps en temps, en passant devant les derniers groupes de bourgeois fermant leurs portes, il attrapait quelque lambeau de leurs conversations qui venait rompre l'enchaînement de ses riantes hypothèses.

Tantôt c'étaient deux vieillards qui s'accostaient.

«Maître Thibaut Fernicle, savez-vous qu'il fait froid?

(Gringoire savait cela depuis le commencement de l'hiver.)

—Oui, bien, maître Boniface Disome!Est-ce que nous allons avoir un hiver comme il y a trois ans, en 80, que le bois coûtait huit sols le moule?

—Bah!ce n'est rien, maître Thibaut, près de l'hiver de 1407, qu'il gela depuis la Saint-Martin jusqu'à la Chandeleur!et avec une telle furie que la plume du greffier du parlement gelait, dans la grand-chambre, de trois mots en trois mots!ce qui interrompit l'enregistrement de la justice.»

Plus loin, c'étaient des voisines à leur fenêtre avec des chandelles que le brouillard faisait grésiller.

«Votre mari vous a-t-il conté le malheur, madamoiselle La Boudraque?

—Non.Qu'est-ce que c'est donc, madamoiselle Turquant?

—Le cheval de M.Gilles Godin, le notaire au Châtelet, qui s'est effarouché des Flamands et de leur procession, et qui a renversé maître Philippot Avrillot, oblat des Célestins.

—En vérité?

—Bellement.

—Un cheval bourgeois!c'est un peu fort.Si c'était un cheval de cavalerie, à la bonne heure!»

Et les fenêtres se refermaient.Mais Gringoire n'en avait pas moins perdu le fil de ses idées.

Heureusement il le retrouvait vite et le renouait sans peine, grâce à la bohémienne, grâce à Djali, qui marchaient toujours devant lui; deux fines, délicates et charmantes créatures, dont il admirait les petits pieds, les jolies formes, les gracieuses manières, les confondant presque dans sa contemplation; pour l'intelligence et la bonne amitié, les croyant toutes deux jeunes filles; pour la légèreté, l'agilité, la dextérité de la marche, les trouvant chèvres toutes deux.

Les rues cependant devenaient à tout moment plus noires et plus désertes.Le couvre-feu était sonné depuis longtemps, et l'on commençait à ne plus rencontrer qu'à de rares intervalles un passant sur le pavé, une lumière aux fenêtres.Gringoire s'était engagé, à la suite de l'égyptienne, dans ce dédale inextricable de ruelles, de carrefours et de culs-de-sac, qui environne l'ancien sépulcre des Saints-Innocents, et qui ressemble à un écheveau de fil brouillé par un chat.«Voilà des rues qui ont bien peu de logique!» disait Gringoire, perdu dans ces mille circuits qui revenaient sans cesse sur eux-mêmes, mais où la jeune fille suivait un chemin qui lui paraissait bien connu, sans hésiter et d'un pas de plus en plus rapide.Quant à lui, il eût parfaitement ignoré où il était, s'il n'eût aperçu en passant, au détour d'une rue, la masse octogone du pilori des halles, dont le sommet à jour détachait vivement sa découpure noire sur une fenêtre encore éclairée de la rue Verdelet.

Depuis quelques instants, il avait attiré l'attention de la jeune fille; elle avait à plusieurs reprises tourné la tête vers lui avec inquiétude; elle s'était même une fois arrêtée tout court, avait profité d'un rayon de lumière qui s'échappait d'une boulangerie entr'ouverte pour le regarder fixement du haut en bas; puis, ce coup d'œil jeté, Gringoire lui avait vu faire cette petite moue qu'il avait déjà remarquée, et elle avait passé outre.

Cette petite moue donna à penser à Gringoire.Il y avait certainement du dédain et de la moquerie dans cette gracieuse grimace.Aussi commençait-il à baisser la tête, à compter les pavés, et à suivre la jeune fille d'un peu plus loin, lorsque, au tournant d'une rue qui venait de la lui faire perdre de vue, il l'entendit pousser un cri perçant.

Il hâta le pas.

La rue était pleine de ténèbres.Pourtant une étoupe imbibée d'huile, qui brûlait dans une cage de fer aux pieds de la Sainte-Vierge du coin de la rue, permit à Gringoire de distinguer la bohémienne se débattant dans les bras de deux hommes qui s'efforçaient d'étouffer ses cris.La pauvre petite chèvre, tout effarée, baissait les cornes et bêlait.

«À nous, messieurs du guet», cria Gringoire, et il s'avança bravement.L'un des hommes qui tenaient la jeune fille se tourna vers lui.C'était la formidable figure de Quasimodo.

Gringoire ne prit pas la fuite, mais il ne fit point un pas de plus.

Quasimodo vint à lui, le jeta à quatre pas sur le pavé d'un revers de la main, et s'enfonça rapidement dans l'ombre, emportant la jeune fille ployée sur un de ses bras comme une écharpe de soie.Son compagnon le suivait, et la pauvre chèvre courait après tous, avec son bêlement plaintif.

«Au meurtre!au meurtre!criait la malheureuse bohémienne.

—Halte-là, misérables, et lâchez-moi cette ribaude!» dit tout à coup d'une voix de tonnerre un cavalier qui déboucha brusquement du carrefour voisin.

C'était un capitaine des archers de l'ordonnance du roi armé de pied en cap, et l'espadon à la main.

Il arracha la bohémienne des bras de Quasimodo stupéfait, la mit en travers sur sa selle, et, au moment où le redoutable bossu, revenu de sa surprise, se précipitait sur lui pour reprendre sa proie, quinze ou seize archers, qui suivaient de près leur capitaine, parurent l'estramaçon au poing.C'était une escouade de l'ordonnance du roi qui faisait le contre-guet, par ordre de messire Robert d'Estouteville, garde de la prévôté de Paris.

Quasimodo fut enveloppé, saisi, garrotté.Il rugissait, il écumait, il mordait, et, s'il eût fait grand jour, nul doute que son visage seul, rendu plus hideux encore par la colère, n'eût mis en fuite toute l'escouade.Mais la nuit il était désarmé de son arme la plus redoutable, de sa laideur.

Son compagnon avait disparu dans la lutte.

La bohémienne se dressa gracieusement sur la selle de l'officier, elle appuya ses deux mains sur les deux épaules du jeune homme, et le regarda fixement quelques secondes, comme ravie de sa bonne mine et du bon secours qu'il venait de lui porter.Puis, rompant le silence la première, elle lui dit, en faisant plus douce encore sa douce voix:

«Comment vous appelez-vous, monsieur le gendarme?

—Le capitaine Phoebus de Châteaupers, pour vous servir, ma belle!répondit l'officier en se redressant.

—Merci», dit-elle.

Et, pendant que le capitaine Phoebus retroussait sa moustache à la bourguignonne, elle se laissa glisser à bas du cheval, comme une flèche qui tombe à terre, et s'enfuit.

Un éclair se fût évanoui moins vite.

«Nombril du pape!dit le capitaine en faisant resserrer les courroies de Quasimodo, j'eusse aimé mieux garder la ribaude.

—Que voulez-vous, capitaine?dit un gendarme, la fauvette s'est envolée, la chauve-souris est restée.»


V

SUITE DES INCONVÉNIENTS

Gringoire, tout étourdi de sa chute, était resté sur le pavé devant la bonne Vierge du coin de la rue.Peu à peu, il reprit ses sens; il fut d'abord quelques minutes flottant dans une espèce de rêverie à demi somnolente qui n'était pas sans douceur, où les aériennes figures de la bohémienne et de la chèvre se mariaient à la pesanteur du poing de Quasimodo.Cet état dura peu.Une assez vive impression de froid à la partie de son corps qui se trouvait en contact avec le pavé le réveilla tout à coup, et fit revenir son esprit à la surface.«D'où me vient donc cette fraîcheur?» se dit-il brusquement.Il s'aperçut alors qu'il était un peu dans le milieu du ruisseau.

«Diable de cyclope bossu!» grommela-t-il entre ses dents, et il voulut se lever.Mais il était trop étourdi et trop meurtri.Force lui fut de rester en place.Il avait du reste la main assez libre; il se boucha le nez, et se résigna.

«La boue de Paris, pensa-t-il (car il croyait bien être sûr que décidément le ruisseau serait son gîte,

Et que faire en un gîte à moins que l'on ne songe[19]?),

la boue de Paris est particulièrement puante.Elle doit renfermer beaucoup de sel volatil et nitreux.C'est, du reste, l'opinion de maître Nicolas Flamel et des hermétiques...»

Le mot d'hermétiques amena subitement l'idée de l'archidiacre Claude Frollo dans son esprit. Il se rappela la scène violente qu'il venait d'entrevoir, que la bohémienne se débattait entre deux hommes, que Quasimodo avait un compagnon, et la figure morose et hautaine de l'archidiacre passa confusément dans son souvenir. «Cela serait étrange! » pensa-t-il. Et il se mit à échafauder, avec cette donnée et sur cette base, le fantasque édifice des hypothèses, ce château de cartes des philosophes. Puis soudain, revenant encore une fois à la réalité: «Ah çà! je gèle! » s'écria-t-il.

La place, en effet, devenait de moins en moins tenable.Chaque molécule de l'eau du ruisseau enlevait une molécule de calorique rayonnant aux reins de Gringoire, et l'équilibre entre la température de son corps et la température du ruisseau commençait à s'établir d'une rude façon.

Un ennui d'une toute autre nature vint tout à coup l'assaillir.

Un groupe d'enfants, de ces petits sauvages va-nu-pieds qui ont de tout temps battu le pavé de Paris sous le nom éternel de gamins, et qui, lorsque nous étions enfants aussi, nous ont jeté des pierres à tous le soir au sortir de classe, parce que nos pantalons n'étaient pas déchirés, un essaim de ces jeunes drôles accourait vers le carrefour où gisait Gringoire, avec des rires et des cris qui paraissaient se soucier fort peu du sommeil des voisins.Ils traînaient après eux je ne sais quel sac informe; et le bruit seul de leurs sabots eût réveillé un mort.Gringoire, qui ne l'était pas encore tout à fait, se souleva à demi.

«Ohé, Hennequin Dandèche!ohé, Jehan Pincebourde!criaient-ils à tue-tête; le vieux Eustache Moubon, le marchand feron du coin, vient de mourir.Nous avons sa paillasse, nous allons en faire un feu de joie.C'est aujourd'hui les flamands!»

Et voilà qu'ils jetèrent la paillasse précisément sur Gringoire, près duquel ils étaient arrivés sans le voir.En même temps, un d'eux prit une poignée de paille qu'il alla allumer à la mèche de la bonne Vierge.

«Mort-Christ!grommela Gringoire, est-ce que je vais avoir trop chaud maintenant?»

Le moment était critique.Il allait être pris entre le feu et l'eau; il fit un effort surnaturel, un effort de faux monnayeur qu'on va bouillir et qui tâche de s'échapper.Il se leva debout, rejeta la paillasse sur les gamins, et s'enfuit.

«Sainte Vierge!crièrent les enfants; le marchand feron qui revient!»

Et ils s'enfuirent de leur côté.

La paillasse resta maîtresse du champ de bataille.Belle-forêt, le père Le Juge et Corrozet assurent que le lendemain elle fut ramassée avec grande pompe par le clergé du quartier et portée au trésor de l'église Sainte-Opportune, où le sacristain se fit jusqu'en 1789 un assez beau revenu avec le grand miracle de la statue de la Vierge du coin de la rue Mauconseil, qui avait, par sa seule présence, dans la mémorable nuit du 6 au 7 janvier 1482, exorcisé défunt Eustache Moubon, lequel, pour faire niche au diable, avait, en mourant, malicieusement caché son âme dans sa paillasse.


VI

LA CRUCHE CASSÉE

Après avoir couru à toutes jambes pendant quelque temps, sans savoir où, donnant de la tête à maint coin de rue, enjambant maint ruisseau, traversant mainte ruelle, maint cul-de-sac, maint carrefour, cherchant fuite et passage à travers tous les méandres du vieux pavé des Halles, explorant dans sa peur panique ce que le beau latin des chartes appelle tota via, cheminum et viaria[20], notre poète s'arrêta tout à coup, d'essoufflement d'abord, puis saisi en quelque sorte au collet par un dilemme qui venait de surgir dans son esprit.«Il me semble, maître Pierre Gringoire, se dit-il à lui-même en appuyant son doigt sur son front, que vous courez là comme un écervelé.Les petits drôles n'ont pas eu moins peur de vous que vous d'eux.Il me semble, vous dis-je, que vous avez entendu le bruit de leurs sabots qui s'enfuyait au midi, pendant que vous vous enfuyiez au septentrion.Or, de deux choses l'une: ou ils ont pris la fuite; et alors la paillasse qu'ils ont dû oublier dans leur terreur est précisément ce lit hospitalier après lequel vous courez depuis ce matin, et que madame la Vierge vous envoie miraculeusement pour vous récompenser d'avoir fait en son honneur une moralité accompagnée de triomphes et momeries; ou les enfants n'ont pas pris la fuite, et dans ce cas ils ont mis le brandon à la paillasse, et c'est là justement l'excellent feu dont vous avez besoin pour vous réjouir, sécher et réchauffer.Dans les deux cas, bon feu ou bon lit, la paillasse est un présent du ciel.La benoîte vierge Marie, qui est au coin de la rue Mauconseil, n'a peut-être fait mourir Eustache Moubon que pour cela; et c'est folie à vous de vous enfuir ainsi sur traîne-boyau, comme un Picard devant un Français, laissant derrière vous ce que vous cherchez devant; et vous êtes un sot!»

Alors il revint sur ses pas, et s'orientant et furetant, le nez au vent et l'oreille aux aguets, il s'efforça de retrouver la bienheureuse paillasse.Mais en vain.Ce n'étaient qu'intersections de maisons, culs-de-sac, pattes-d'oie, au milieu desquels il hésitait et doutait sans cesse, plus empêché et plus englué dans cet enchevêtrement de ruelles noires qu'il ne l'eût été dans le dédalus même de l'hôtel des Tournelles.Enfin il perdit patience, et s'écria solennellement: «Maudits soient les carrefours!c'est le diable qui les a faits à l'image de sa fourche.»

Cette exclamation le soulagea un peu, et une espèce de reflet rougeâtre qu'il aperçut en ce moment au bout d'une longue et étroite ruelle, acheva de relever son moral.«Dieu soit loué!dit-il, c'est là-bas!Voilà ma paillasse qui brûle.» Et se comparant au nocher qui sombre dans la nuit: «Salve, ajouta-t-il pieusement, salve, maris stella[21]!»

Adressait-il ce fragment de litanie à la sainte Vierge ou à la paillasse?c'est ce que nous ignorons parfaitement.

À peine avait-il fait quelques pas dans la longue ruelle, laquelle était en pente, non pavée, et de plus en plus boueuse et inclinée, qu'il remarqua quelque chose d'assez singulier.Elle n'était pas déserte.Çà et là, dans sa longueur, rampaient je ne sais quelles masses vagues et informes, se dirigeant toutes vers la lueur qui vacillait au bout de la rue, comme ces lourds insectes qui se traînent la nuit de brin d'herbe en brin d'herbe vers un feu de pâtre.

Rien ne rend aventureux comme de ne pas sentir la place de son gousset.Gringoire continua de s'avancer, et eut bientôt rejoint celle de ces larves qui se traînait le plus paresseusement à la suite des autres.En s'en approchant, il vit que ce n'était rien autre chose qu'un misérable cul-de-jatte qui sautelait sur ses deux mains, comme un faucheux blessé qui n'a plus que deux pattes.Au moment où il passa près de cette espèce d'araignée à face humaine, elle éleva vers lui une voix lamentable: «La buona mancia, signor!la buona mancia[22]!

—Que le diable t'emporte, dit Gringoire, et moi avec toi, si je sais ce que tu veux dire!»

Et il passa outre.

Il rejoignit une autre de ces masses ambulantes, et l'examina.C'était un perclus, à la fois boiteux et manchot, et si manchot et si boiteux que le système compliqué de béquilles et de jambes de bois qui le soutenait lui donnait l'air d'un échafaudage de maçons en marche.Gringoire, qui avait les comparaisons nobles et classiques, le compara dans sa pensée au trépied vivant de Vulcain.

Ce trépied vivant le salua au passage, mais en arrêtant son chapeau à la hauteur du menton de Gringoire, comme un plat à barbe, et en lui criant aux oreilles: «Señor caballero, para comprar un pedaso de pan[23]!

—Il paraît, dit Gringoire, que celui-là parle aussi; mais c'est une rude langue, et il est plus heureux que moi s'il la comprend.»

Puis se frappant le front par une subite transition d'idée: «À propos, que diable voulaient-ils dire ce matin avec leur Esmeralda?»

Il voulut doubler le pas; mais pour la troisième fois quelque chose lui barra le chemin.Ce quelque chose, ou plutôt ce quelqu'un, c'était un aveugle, un petit aveugle à face juive et barbue, qui, ramant dans l'espace autour de lui avec un bâton, et remorqué par un gros chien, lui nasilla avec un accent hongrois: «Facitote caritatem[24]!

—À la bonne heure! dit Pierre Gringoire, en voilà un enfin qui parle un langage chrétien. Il faut que j'aie la mine bien aumônière pour qu'on me demande ainsi la charité dans l'état de maigreur où est ma bourse. Mon ami (et il se tournait vers l'aveugle), j'ai vendu la semaine passée ma dernière chemise; c'est-à-dire, puisque vous ne comprenez que la langue de Cicero: Vendidi hebdomade nuper transita meam ultimam chemisam»

Cela dit, il tourna le dos à l'aveugle, et poursuivit son chemin; mais l'aveugle se mit à allonger le pas en même temps que lui, et voilà que le perclus, voilà que le cul-de-jatte surviennent de leur côté avec grande hâte et grand bruit d'écuelle et de béquilles sur le pavé.Puis, tous trois, s'entre-culbutant aux trousses du pauvre Gringoire, se mirent à lui chanter leur chanson:

«Caritatem!chantait l'aveugle.

La buona mancia!» chantait le cul-de-jatte.

Et le boiteux relevait la phrase musicale en répétant: «Un pedaso de pan!»

Gringoire se boucha les oreilles.«Ô tour de Babel!» s'écria-t-il.

Il se mit à courir.L'aveugle courut.Le boiteux courut.Le cul-de-jatte courut.

Et puis, à mesure qu'il s'enfonçait dans la rue, culs-de-jatte, aveugles, boiteux, pullulaient autour de lui, et des manchots, et des borgnes, et des lépreux avec leurs plaies, qui sortant des maisons, qui des petites rues adjacentes, qui des soupiraux des caves, hurlant, beuglant, glapissant, tous clopin-clopant, cahin-caha, se ruant vers la lumière, et vautrés dans la fange comme des limaces après la pluie.

Gringoire, toujours suivi par ses trois persécuteurs, et ne sachant trop ce que cela allait devenir, marchait effaré au milieu des autres, tournant les boiteux, enjambant les culs-de-jatte, les pieds empêtrés dans cette fourmilière d'éclopés, comme ce capitaine anglais qui s'enlisa dans un troupeau de crabes.

L'idée lui vint d'essayer de retourner sur ses pas.Mais il était trop tard.Toute cette légion s'était refermée derrière lui, et ses trois mendiants le tenaient.Il continua donc, poussé à la fois par ce flot irrésistible, par la peur et par un vertige qui lui faisait de tout cela une sorte de rêve horrible.

Enfin, il atteignit l'extrémité de la rue.Elle débouchait sur une place immense, où mille lumières éparses vacillaient dans le brouillard confus de la nuit.Gringoire s'y jeta, espérant échapper par la vitesse de ses jambes aux trois spectres infirmes qui s'étaient cramponnés à lui.

«Ondè vas, hombre[25]!» cria le perclus jetant là ses béquilles, et courant après lui avec les deux meilleures jambes qui eussent jamais tracé un pas géométrique sur le pavé de Paris.

Cependant le cul-de-jatte, debout sur ses pieds, coiffait Gringoire de sa lourde jatte ferrée, et l'aveugle le regardait en face avec des yeux flamboyants.

«Où suis-je?dit le poète terrifié.

—Dans la Cour des Miracles, répondit un quatrième spectre qui les avait accostés.

—Sur mon âme, reprit Gringoire, je vois bien les aveugles qui regardent et les boiteux qui courent; mais où est le Sauveur?»

Ils répondirent par un éclat de rire sinistre.

Le pauvre poète jeta les yeux autour de lui.Il était en effet dans cette redoutable Cour des Miracles, où jamais honnête homme n'avait pénétré à pareille heure; cercle magique où les officiers du Châtelet et les sergents de la prévôté qui s'y aventuraient disparaissaient en miettes; cité des voleurs, hideuse verrue à la face de Paris; égout d'où s'échappait chaque matin, et où revenait croupir chaque nuit ce ruisseau de vices, de mendicité et de vagabondage toujours débordé dans les rues des capitales; ruche monstrueuse où rentraient le soir avec leur butin tous les frelons de l'ordre social; hôpital menteur où le bohémien, le moine défroqué, l'écolier perdu, les vauriens de toutes les nations, espagnols, italiens, allemands, de toutes les religions, juifs, chrétiens, mahométans, idolâtres, couverts de plaies fardées, mendiants le jour, se transfiguraient la nuit en brigands; immense vestiaire, en un mot, où s'habillaient et se déshabillaient à cette époque tous les acteurs de cette comédie éternelle que le vol, la prostitution et le meurtre jouent sur le pavé de Paris.

C'était une vaste place, irrégulière et mal pavée, comme toutes les places de Paris alors.Des feux, autour desquels fourmillaient des groupes étranges, y brillaient çà et là.Tout cela allait, venait, criait.On entendait des rires aigus, des vagissements d'enfants, des voix de femmes.Les mains, les têtes de cette foule, noires sur le fond lumineux, y découpaient mille gestes bizarres.Par moments, sur le sol, où tremblait la clarté des feux, mêlée à de grandes ombres indéfinies, on pouvait voir passer un chien qui ressemblait à un homme, un homme qui ressemblait à un chien.Les limites des races et des espèces semblaient s'effacer dans cette cité comme dans un pandémonium.Hommes, femmes, bêtes, âge, sexe, santé, maladie, tout semblait être en commun parmi ce peuple; tout allait ensemble, mêlé, confondu, superposé; chacun y participait de tout.

Le rayonnement chancelant et pauvre des feux permettait à Gringoire de distinguer, à travers son trouble, tout à l'entour de l'immense place, un hideux encadrement de vieilles maisons dont les façades vermoulues, ratatinées, rabougries, percées chacune d'une ou deux lucarnes éclairées, lui semblaient dans l'ombre d'énormes têtes de vieilles femmes, rangées en cercle, monstrueuses et rechignées, qui regardaient le sabbat en clignant des yeux.

C'était comme un nouveau monde, inconnu, inouï, difforme, reptile, fourmillant, fantastique.

Gringoire, de plus en plus effaré, pris par les trois mendiants comme par trois tenailles, assourdi d'une foule d'autres visages qui moutonnaient et aboyaient autour de lui, le malencontreux Gringoire tâchait de rallier sa présence d'esprit pour se rappeler si l'on était à un samedi.Mais ses efforts étaient vains; le fil de sa mémoire et de sa pensée était rompu; et doutant de tout, flottant de ce qu'il voyait à ce qu'il sentait, il se posait cette insoluble question: «Si je suis, cela est-il?si cela est, suis-je?»

En ce moment, un cri distinct s'éleva dans la cohue bourdonnante qui l'enveloppait: «Menons-le au roi!menons-le au roi!

—Sainte Vierge!murmura Gringoire, le roi d'ici, ce doit être un bouc.

—Au roi!au roi!» répétèrent toutes les voix.

On l'entraîna.Ce fut à qui mettrait la griffe sur lui.Mais les trois mendiants ne lâchaient pas prise, et l'arrachaient aux autres en hurlant: «Il est à nous!»

Le pourpoint déjà malade du poète rendit le dernier soupir dans cette lutte.

En traversant l'horrible place, son vertige se dissipa.Au bout de quelques pas, le sentiment de la réalité lui était revenu.Il commençait à se faire à l'atmosphère du lieu.Dans le premier moment, de sa tête de poète, ou peut-être, tout simplement et tout prosaïquement, de son estomac vide, il s'était élevé une fumée, une vapeur pour ainsi dire, qui, se répandant entre les objets et lui, ne les lui avait laissé entrevoir que dans la brume incohérente du cauchemar, dans ces ténèbres des rêves qui font trembler tous les contours, grimacer toutes les formes, s'agglomérer les objets en groupes démesurés, dilatant les choses en chimères et les hommes en fantômes.Peu à peu à cette hallucination succéda un regard moins égaré et moins grossissant.Le réel se faisait jour autour de lui, lui heurtait les yeux, lui heurtait les pieds, et démolissait pièce à pièce toute l'effroyable poésie dont il s'était cru d'abord entouré.Il fallut bien s'apercevoir qu'il ne marchait pas dans le Styx, mais dans la boue, qu'il n'était pas coudoyé par des démons, mais par des voleurs; qu'il n'y allait pas de son âme, mais tout bonnement de sa vie (puisqu'il lui manquait ce précieux conciliateur qui se place si efficacement entre le bandit et l'honnête homme: la bourse).Enfin, en examinant l'orgie de plus près et avec plus de sang-froid, il tomba du sabbat au cabaret.

La Cour des Miracles n'était en effet qu'un cabaret, mais un cabaret de brigands, tout aussi rouge de sang que de vin.

Le spectacle qui s'offrit à ses yeux, quand son escorte en guenilles le déposa enfin au terme de sa course, n'était pas propre à le ramener à la poésie, fût-ce même à la poésie de l'enfer.C'était plus que jamais la prosaïque et brutale réalité de la taverne.Si nous n'étions pas au quinzième siècle, nous dirions que Gringoire était descendu de Michel-Ange à Callot.

Autour d'un grand feu qui brûlait sur une large dalle ronde, et qui pénétrait de ses flammes les tiges rougies d'un trépied vide pour le moment, quelques tables vermoulues étaient dressées, çà et là, au hasard, sans que le moindre laquais géomètre eût daigné ajuster leur parallélisme ou veiller à ce qu'au moins elles ne se coupassent pas à des angles trop inusités. Sur ces tables reluisaient quelques pots ruisselants de vin et de cervoise, et autour de ces pots se groupaient force visages bachiques, empourprés de feu et de vin. C'était un homme à gros ventre et à joviale figure qui embrassait bruyamment une fille de joie, épaisse et charnue. C'était une espèce de faux soldat, un narquois, comme on disait en argot, qui défaisait en sifflant les bandages de sa fausse blessure, et qui dégourdissait son genou sain et vigoureux, emmailloté depuis le matin dans mille ligatures. Au rebours, c'était un malingreux qui préparait avec de l'éclaire et du sang de bœuf sa jambe de Dieu du lendemain. Deux tables plus loin, un coquillart, avec son costume complet de pèlerin, épelait la complainte de Sainte-Reine, sans oublier la psalmodie et le nasillement. Ailleurs un jeune hubin prenait leçon d'épilepsie d'un vieux sabouleux qui lui enseignait l'art d'écumer en mâchant un morceau de savon. À côté, un hydropique se dégonflait, et faisait boucher le nez à quatre ou cinq larronnesses qui se disputaient à la même table un enfant volé dans la soirée. Toutes circonstances qui, deux siècles plus tard, semblèrent si ridicules à la cour, comme dit Sauval, qu'elles servirent de passe-temps au roi et d'entrée au ballet royal de La Nuit, divisé en quatre parties et dansé sur le théâtre du Petit-Bourbon[26]«Jamais, ajoute un témoin oculaire de 1653, les subites métamorphoses de la Cour des Miracles n'ont été plus heureusement représentées.Benserade nous y prépara par des vers assez galants.»

Le gros rire éclatait partout, et la chanson obscène.Chacun tirait à soi, glosant et jurant sans écouter le voisin.Les pots trinquaient, et les querelles naissaient au choc des pots, et les pots ébréchés faisaient déchirer les haillons.

Un gros chien, assis sur sa queue, regardait le feu.Quelques enfants étaient mêlés à cette orgie.L'enfant volé, qui pleurait et criait.Un autre, gros garçon de quatre ans, assis les jambes pendantes sur un banc trop élevé, ayant de la table jusqu'au menton, et ne disant mot.Un troisième étalant gravement avec son doigt sur la table le suif en fusion qui coulait d'une chandelle.Un dernier, petit, accroupi dans la boue, presque perdu dans un chaudron qu'il raclait avec une tuile et dont il tirait un son à faire évanouir Stradivarius.

Un tonneau était près du feu, et un mendiant sur le tonneau.C'était le roi sur son trône.

Les trois qui avaient Gringoire l'amenèrent devant ce tonneau, et toute la bacchanale fit un moment silence, excepté le chaudron habité par l'enfant.

Gringoire n'osait souffler ni lever les yeux.

«Hombre, quita ta sombrero[27]», dit l'un des trois drôles à qui il était; et avant qu'il eût compris ce que cela voulait dire, l'autre lui avait pris son chapeau.Misérable bicoquet, il est vrai, mais bon encore un jour de soleil ou un jour de pluie.Gringoire soupira.

Cependant le roi, du haut de sa futaille, lui adressa la parole.

«Qu'est-ce que c'est que ce maraud?»

Gringoire tressaillit. Cette voix, quoique accentuée par la menace, lui rappela une autre voix qui le matin même avait porté le premier coup à son mystère en nasillant au milieu de l'auditoire: La charité, s'il vous plaît! Il leva la tête. C'était en effet Clopin Trouillefou.

Clopin Trouillefou, revêtu de ses insignes royaux, n'avait pas un haillon de plus ni de moins. Sa plaie au bras avait déjà disparu. Il portait à la main un de ces fouets à lanières de cuir blanc dont se servaient alors les sergents à verge pour serrer la foule, et que l'on appelait boullayesIl avait sur la tête une espèce de coiffure cerclée et fermée par le haut; mais il était difficile de distinguer si c'était un bourrelet d'enfant ou une couronne de roi, tant les deux choses se ressemblent.

Cependant Gringoire, sans savoir pourquoi, avait repris quelque espoir en reconnaissant dans le roi de la Cour des Miracles son maudit mendiant de la grand-salle.

«Maître, balbutia-t-il...Monseigneur...Sire...Comment dois-je vous appeler?dit-il enfin, arrivé au point culminant de son crescendo, et ne sachant plus comment monter ni redescendre.

—Monseigneur, Sa Majesté, ou camarade, appelle-moi comme tu voudras.Mais dépêche.Qu'as-tu à dire pour ta défense?»

Pour ta défense! pensa Gringoire, ceci me déplaît. Il reprit en bégayant: «Je suis celui qui ce matin...

—Par les ongles du diable!interrompit Clopin, ton nom, maraud, et rien de plus.Écoute.Tu es devant trois puissants souverains: moi, Clopin Trouillefou, roi de Thunes, successeur du grand coësre, suzerain suprême du royaume de l'argot; Mathias Hungadi Spicali, duc d'Égypte et de Bohême, ce vieux jaune que tu vois là avec un torchon autour de la tête; Guillaume Rousseau, empereur de Galilée, ce gros qui ne nous écoute pas et qui caresse une ribaude.Nous sommes tes juges.Tu es entré dans le royaume d'argot sans être argotier, tu as violé les privilèges de notre ville.Tu dois être puni, à moins que tu ne sois capon, franc-mitou ou rifodé, c'est-à-dire, dans l'argot des honnêtes gens, voleur, mendiant ou vagabond.Es-tu quelque chose comme cela?Justifie-toi.Décline tes qualités.

—Hélas!dit Gringoire, je n'ai pas cet honneur.Je suis l'auteur...

—Cela suffit, reprit Trouillefou sans le laisser achever.Tu vas être pendu.Chose toute simple, messieurs les honnêtes bourgeois!comme vous traitez les nôtres chez vous, nous traitons les vôtres chez nous.La loi que vous faites aux truands, les truands vous la font.C'est votre faute si elle est méchante.Il faut bien qu'on voie de temps en temps une grimace d'honnête homme au-dessus du collier de chanvre; cela rend la chose honorable.Allons, l'ami, partage gaiement tes guenilles à ces demoiselles.Je vais te faire pendre pour amuser les truands, et tu leur donneras ta bourse pour boire.Si tu as quelque momerie à faire, il y a là-bas dans l'égrugeoir un très bon Dieu-le-Père en pierre que nous avons volé à Saint-Pierre-aux-Bœufs.Tu as quatre minutes pour lui jeter ton âme à la tête.»

La harangue était formidable.

«Bien dit, sur mon âme!Clopin Trouillefou prêche comme un saint-père le pape, s'écria l'empereur de Galilée en cassant son pot pour étayer sa table.

—Messeigneurs les empereurs et rois, dit Gringoire avec sang-froid (car je ne sais comment la fermeté lui était revenue, et il parlait résolument), vous n'y pensez pas.Je m'appelle Pierre Gringoire, je suis le poète dont on a représenté ce matin une moralité dans la grand-salle du Palais.

—Ah!c'est toi, maître!dit Clopin.J'y étais, par la tête-Dieu!Eh bien!camarade, est-ce une raison, parce que tu nous as ennuyés ce matin, pour ne pas être pendu ce soir?»

J'aurai de la peine à m'en tirer, pensa Gringoire.Il tenta pourtant encore un effort.«Je ne vois pas pourquoi, dit-il, les poètes ne sont pas rangés parmi les truands.Vagabond, Aesopus le fut; mendiant, Homerus le fut; voleur, Mercurius l'était...»

Clopin l'interrompit: «Je crois que tu veux nous matagraboliser avec ton grimoire.Pardieu, laisse-toi pendre, et pas tant de façons!

—Pardon, monseigneur le roi de Thunes, répliqua Gringoire, disputant le terrain pied à pied.Cela en vaut la peine...Un moment!...Écoutez-moi...vous ne me condamnerez pas sans m'entendre...»

Sa malheureuse voix, en effet, était couverte par le vacarme qui se faisait autour de lui.Le petit garçon raclait son chaudron avec plus de verve que jamais; et pour comble, une vieille femme venait de poser sur le trépied ardent une poêle pleine de graisse, qui glapissait au feu avec un bruit pareil aux cris d'une troupe d'enfants qui poursuit un masque.

Cependant Clopin Trouillefou parut conférer un moment avec le duc d'Égypte et l'empereur de Galilée, lequel était complètement ivre.Puis il cria aigrement: «Silence donc!» et, comme le chaudron et la poêle à frire ne l'écoutaient pas et continuaient leur duo, il sauta à bas de son tonneau, donna un coup de pied dans le chaudron, qui roula à dix pas avec l'enfant, un coup de pied dans la poêle, dont toute la graisse se renversa dans le feu, et il remonta gravement sur son trône, sans se soucier des pleurs étouffés de l'enfant, ni des grognements de la vieille, dont le souper s'en allait en belle flamme blanche.

Trouillefou fit un signe, et le duc, et l'empereur, et les archisuppôts et les cagoux vinrent se ranger autour de lui en un fer-à-cheval, dont Gringoire, toujours rudement appréhendé au corps, occupait le centre.C'était un demi-cercle de haillons, de guenilles, de clinquant, de fourches, de haches, de jambes avinées, de gros bras nus, de figures sordides, éteintes et hébétées.Au milieu de cette table ronde de la gueuserie, Clopin Trouillefou, comme le doge de ce sénat, comme le roi de cette pairie, comme le pape de ce conclave, dominait, d'abord de toute la hauteur de son tonneau, puis de je ne sais quel air hautain, farouche et formidable qui faisait pétiller sa prunelle et corrigeait dans son sauvage profil le type bestial de la race truande.On eût dit une hure parmi des groins.

«Écoute, dit-il à Gringoire en caressant son menton difforme avec sa main calleuse, je ne vois pas pourquoi tu ne serais pas pendu.Il est vrai que cela a l'air de te répugner; et c'est tout simple, vous autres bourgeois, vous n'y êtes pas habitués, vous vous faites de la chose une grosse idée.Après tout, nous ne te voulons pas de mal, voici un moyen de te tirer d'affaire pour le moment, veux-tu être des nôtres?»

On peut juger de l'effet que fit cette proposition sur Gringoire, qui voyait la vie lui échapper, et commençait à lâcher prise.Il s'y rattacha énergiquement.

«Je le veux, certes, bellement, dit-il.

—Tu consens, reprit Clopin, à t'enrôler parmi les gens de la petite flambe?

—De la petite flambe.Précisément, répondit Gringoire.

—Tu te reconnais membre de la franche bourgeoisie?reprit le roi de Thunes.

—De la franche bourgeoisie.

—Sujet du royaume d'argot?

—Du royaume d'argot.

—Truand?

—Truand.

—Dans l'âme?

—Dans l'âme.

—Je te fais remarquer, reprit le roi, que tu n'en seras pas moins pendu pour cela.

—Diable!dit le poète.

—Seulement, continua Clopin, imperturbable, tu seras pendu plus tard, avec plus de cérémonie, aux frais de la bonne ville de Paris, à un beau gibet de pierre, et par les honnêtes gens.C'est une consolation.

—Comme vous dites, répondit Gringoire.

—Il y a d'autres avantages.En qualité de franc-bourgeois, tu n'auras à payer ni boues, ni pauvres, ni lanternes, à quoi sont sujets les bourgeois de Paris.

—Ainsi soit-il, dit le poète. Je consens. Je suis truand, argotier, franc-bourgeois, petite flambe, tout ce que vous voudrez. Et j'étais tout cela d'avance, monsieur le roi de Thunes, car je suis philosophe; et omnia in philosophia, omnes in philosopho continentur[28], comme vous savez.»

Le roi de Thunes fronça le sourcil.

«Pour qui me prends-tu, l'ami?Quel argot de juif de Hongrie nous chantes-tu là?Je ne sais pas l'hébreu.Pour être bandit on n'est pas juif.Je ne vole même plus, je suis au-dessus de cela, je tue.Coupe-gorge, oui; coupe-bourse, non.»

Gringoire tâcha de glisser quelque excuse à travers ces brèves paroles que la colère saccadait de plus en plus.«Je vous demande pardon, monseigneur.Ce n'est pas de l'hébreu, c'est du latin.

—Je te dis, reprit Clopin avec emportement, que je ne suis pas juif, et que je te ferai pendre, ventre de synagogue!ainsi que ce petit marcandier de Judée qui est auprès de toi et que j'espère bien voir clouer un jour sur un comptoir, comme une pièce de fausse monnaie qu'il est!»

En parlant ainsi, il désignait du doigt le petit juif hongrois barbu, qui avait accosté Gringoire de son facitote caritatem, et qui, ne comprenant pas d'autre langue, regardait avec surprise la mauvaise humeur du roi de Thunes déborder sur lui.

Enfin monseigneur Clopin se calma.

«Maraud!dit-il à notre poète, tu veux donc être truand?

—Sans doute, répondit le poète.

—Ce n'est pas le tout de vouloir, dit le bourru Clopin.La bonne volonté ne met pas un oignon de plus dans la soupe, et n'est bonne que pour aller en paradis; or, paradis et argot sont deux.Pour être reçu dans l'argot, il faut que tu prouves que tu es bon à quelque chose, et pour cela que tu fouilles le mannequin.

—Je fouillerai, dit Gringoire, tout ce qu'il vous plaira.»

Clopin fit un signe.Quelques argotiers se détachèrent du cercle et revinrent un moment après.Ils apportaient deux poteaux terminés à leur extrémité inférieure par deux spatules en charpente, qui leur faisaient prendre aisément pied sur le sol.À l'extrémité supérieure des deux poteaux ils adaptèrent une solive transversale, et le tout constitua une fort jolie potence portative, que Gringoire eut la satisfaction de voir se dresser devant lui en un clin d'œil.Rien n'y manquait, pas même la corde qui se balançait gracieusement au-dessous de la traverse.

«Où veulent-ils en venir?» se demanda Gringoire avec quelque inquiétude.Un bruit de sonnettes qu'il entendit au même moment mit fin à son anxiété.C'était un mannequin que les truands suspendaient par le cou à la corde, espèce d'épouvantail aux oiseaux, vêtu de rouge, et tellement chargé de grelots et de clochettes qu'on eût pu en harnacher trente mules castillanes.Ces mille sonnettes frissonnèrent quelque temps aux oscillations de la corde, puis s'éteignirent peu à peu, et se turent enfin, quand le mannequin eut été ramené à l'immobilité par cette loi du pendule qui a détrôné la clepsydre et le sablier.

Alors Clopin, indiquant à Gringoire un vieil escabeau chancelant placé au-dessous du mannequin: «Monte là-dessus.

—Mort-diable!objecta Gringoire, je vais me rompre le cou.Votre escabelle boite comme un distique de Martial; elle a un pied hexamètre et un pied pentamètre.

—Monte», reprit Clopin.

Gringoire monta sur l'escabeau, et parvint, non sans quelques oscillations de la tête et des bras, à y retrouver son centre de gravité.

«Maintenant, poursuivit le roi de Thunes, tourne ton pied droit autour de ta jambe gauche et dresse-toi sur la pointe du pied gauche.

—Monseigneur, dit Gringoire, vous tenez donc absolument à ce que je me casse quelque membre?»

Clopin hocha la tête.

«Écoute, l'ami, tu parles trop, voilà en deux mots de quoi il s'agit.Tu vas te dresser sur la pointe du pied, comme je te le dis; de cette façon tu pourras atteindre jusqu'à la poche du mannequin; tu y fouilleras; tu en tireras une bourse qui s'y trouve; et si tu fais tout cela sans qu'on entende le bruit d'une sonnette, c'est bien; tu seras truand.Nous n'aurons plus qu'à te rouer de coups pendant huit jours.

—Ventre-Dieu!je n'aurais garde, dit Gringoire.Et si je fais chanter les sonnettes?

—Alors tu seras pendu.Comprends-tu?

—Je ne comprends pas du tout, répondit Gringoire.

—Écoute encore une fois.Tu vas fouiller le mannequin et lui prendre sa bourse; si une seule sonnette bouge dans l'opération, tu seras pendu.Comprends-tu cela?

—Bien, dit Gringoire; je comprends cela.Après?

—Si tu parviens à enlever la bourse sans qu'on entende les grelots, tu es truand, et tu seras roué de coups pendant huit jours consécutifs.Tu comprends sans doute, maintenant?

—Non, monseigneur, je ne comprends plus.Où est mon avantage?pendu dans un cas, battu dans l'autre...

—Et truand?reprit Clopin, et truand?n'est-ce rien?C'est dans ton intérêt que nous te battrons, afin de t'endurcir aux coups.

—Grand merci, répondit le poète.

—Allons, dépêchons, dit le roi en frappant du pied sur son tonneau qui résonna comme une grosse caisse.Fouille le mannequin, et que cela finisse.Je t'avertis une dernière fois que si j'entends un seul grelot, tu prendras la place du mannequin.»

La bande des argotiers applaudit aux paroles de Clopin, et se rangea circulairement autour de la potence, avec un rire tellement impitoyable que Gringoire vit qu'il les amusait trop pour n'avoir pas tout à craindre d'eux.Il ne lui restait donc plus d'espoir, si ce n'est la frêle chance de réussir dans la redoutable opération qui lui était imposée.Il se décida à la risquer, mais ce ne fut pas sans avoir adressé d'abord une fervente prière au mannequin qu'il allait dévaliser et qui eût été plus facile à attendrir que les truands.Cette myriade de sonnettes avec leurs petites langues de cuivre lui semblaient autant de gueules d'aspics ouvertes, prêtes à mordre et à siffler.

«Oh!disait-il tout bas, est-il possible que ma vie dépende de la moindre des vibrations du moindre de ces grelots!Oh!ajoutait-il les mains jointes, sonnettes, ne sonnez pas!clochettes, ne clochez pas!grelots, ne grelottez pas!»

Il tenta encore un effort sur Trouillefou.

«Et s'il survient un coup de vent?lui demanda-t-il.

—Tu seras pendu», répondit l'autre sans hésiter.

Voyant qu'il n'y avait ni répit, ni sursis, ni faux-fuyant possible, il prit bravement son parti.Il tourna son pied droit autour de son pied gauche, se dressa sur son pied gauche, et étendit le bras; mais, au moment où il touchait le mannequin, son corps qui n'avait plus qu'un pied chancela sur l'escabeau qui n'en avait que trois; il voulut machinalement s'appuyer au mannequin, perdit l'équilibre, et tomba lourdement sur la terre, tout assourdi par la fatale vibration des mille sonnettes du mannequin, qui, cédant à l'impulsion de sa main, décrivit d'abord une rotation sur lui-même, puis se balança majestueusement entre les deux poteaux.

«Malédiction!» cria-t-il en tombant, et il resta comme mort la face contre terre.

Cependant il entendait le redoutable carillon au-dessus de sa tête, et le rire diabolique des truands, et la voix de Trouillefou, qui disait: «Relevez-moi le drôle, et pendez-le-moi rudement.»

Il se leva.On avait déjà décroché le mannequin pour lui faire place.

Les argotiers le firent monter sur l'escabeau.Clopin vint à lui, lui passa la corde au cou, et lui frappant sur l'épaule: «Adieu, l'ami!Tu ne peux plus échapper maintenant, quand même tu digérerais avec les boyaux du pape.»

Le mot grâce expira sur les lèvres de Gringoire. Il promena ses regards autour de lui. Mais aucun espoir: tous riaient.

«Bellevigne de l'Étoile, dit le roi de Thunes à un énorme truand qui sortit des rangs, grimpe sur la traverse.»

Bellevigne de l'Étoile monta lestement sur la solive transversale, et au bout d'un instant Gringoire, en levant les yeux, le vit avec terreur accroupi sur la traverse au-dessus de sa tête.

«Maintenant, reprit Clopin Trouillefou, dès que je frapperai des mains, Andry le Rouge, tu jetteras l'escabelle à terre d'un coup de genou; François Chante-Prune, tu te pendras aux pieds du maraud; et toi, Bellevigne, tu te jetteras sur ses épaules; et tous trois à la fois, entendez-vous?»

Gringoire frissonna.

«Y êtes-vous?» dit Clopin Trouillefou aux trois argotiers prêts à se précipiter sur Gringoire comme trois araignées sur une mouche.Le pauvre patient eut un moment d'attente horrible, pendant que Clopin repoussait tranquillement du bout du pied dans le feu quelques brins de sarment que la flamme n'avait pas gagnés.«Y êtes-vous?» répéta-t-il, et il ouvrit ses mains pour frapper.Une seconde de plus, c'en était fait.

Mais il s'arrêta, comme averti par une idée subite.«Un instant!dit-il; j'oubliais!...Il est d'usage que nous ne pendions pas un homme sans demander s'il y a une femme qui en veut.Camarade, c'est ta dernière ressource.Il faut que tu épouses une truande ou la corde.»

Cette loi bohémienne, si bizarre qu'elle puisse sembler au lecteur, est aujourd'hui encore écrite tout au long dans la vieille législation anglaise. Voyez Burington's Observations

Gringoire respira.C'était la seconde fois qu'il revenait à la vie depuis une demi-heure.Aussi n'osait-il trop s'y fier.

«Holà!cria Clopin remonté sur sa futaille, holà!femmes, femelles, y a-t-il parmi vous, depuis la sorcière jusqu'à sa chatte, une ribaude qui veuille de ce ribaud?Holà, Colette la Charonne!Élisabeth Trouvain!Simone Jodouyne!Marie Piédebou!Thonne la Longue!Bérarde Fanouel!Michelle Genaille!Claude Ronge-Oreille!Mathurine Girorou!Holà!Isabeau la Thierrye!Venez et voyez!un homme pour rien!qui en veut?»

Gringoire, dans ce misérable état, était sans doute peu appétissant.Les truandes se montrèrent médiocrement touchées de la proposition.Le malheureux les entendit répondre: «Non!non!pendez-le, il y aura du plaisir pour toutes.»

Trois cependant sortirent de la foule et vinrent le flairer.La première était une grosse fille à face carrée.Elle examina attentivement le pourpoint déplorable du philosophe.La souquenille était usée et plus trouée qu'une poêle à griller des châtaignes.La fille fit la grimace.«Vieux drapeau!» grommela-t-elle, et s'adressant à Gringoire: «Voyons ta cape?—Je l'ai perdue, dit Gringoire.—Ton chapeau?On me l'a pris.—Tes souliers?—Ils commencent à n'avoir plus de semelles.—Ta bourse?—Hélas!bégaya Gringoire, je n'ai pas un denier parisis.—Laisse-toi pendre, et dis merci!» répliqua la truande en lui tournant le dos.

La seconde, vieille, noire, ridée, hideuse, d'une laideur à faire tache dans la Cour des Miracles, tourna autour de Gringoire.Il tremblait presque qu'elle ne voulût de lui.Mais elle dit entre ses dents: «Il est trop maigre!» et s'éloigna.

La troisième était une jeune fille, assez fraîche, et pas trop laide.«Sauvez-moi!» lui dit à voix basse le pauvre diable.Elle le considéra un moment d'un air de pitié, puis baissa les yeux, fit un pli à sa jupe, et resta indécise.Il suivait des yeux tous ses mouvements; c'était la dernière lueur d'espoir.«Non, dit enfin la jeune fille, non!Guillaume Longuejoue me battrait.» Elle rentra dans la foule.

«Camarade, dit Clopin, tu as du malheur.»

Puis, se levant debout sur son tonneau: «Personne n'en veut?cria-t-il en contrefaisant l'accent d'un huissier priseur, à la grande gaieté de tous; personne n'en veut?une fois, deux fois, trois fois!» Et se tournant vers la potence avec un signe de tête: «Adjugé!»

Bellevigne de l'Étoile, Andry le Rouge, François Chante-Prune se rapprochèrent de Gringoire.

En ce moment un cri s'éleva parmi les argotiers: «La Esmeralda!la Esmeralda!»

Gringoire tressaillit, et se tourna du côté d'où venait la clameur.La foule s'ouvrit, et donna passage à une pure et éblouissante figure.

C'était la bohémienne.

«La Esmeralda!» dit Gringoire, stupéfait, au milieu de ses émotions, de la brusque manière dont ce mot magique nouait tous les souvenirs de sa journée.

Cette rare créature paraissait exercer jusque dans la Cour des Miracles son empire de charme et de beauté.Argotiers et argotières se rangeaient doucement à son passage, et leurs brutales figures s'épanouissaient à son regard.

Elle s'approcha du patient avec son pas léger.Sa jolie Djali la suivait.Gringoire était plus mort que vif.Elle le considéra un moment en silence.

«Vous allez pendre cet homme?dit-elle gravement à Clopin.

—Oui, sœur, répondit le roi de Thunes, à moins que tu ne le prennes pour mari.»

Elle fit sa jolie petite moue de la lèvre inférieure.

«Je le prends», dit-elle.

Gringoire ici crut fermement qu'il n'avait fait qu'un rêve depuis le matin, et que ceci en était la suite.

La péripétie en effet, quoique gracieuse, était violente.

On détacha le nœud coulant, on fit descendre le poète de l'escabeau.Il fut obligé de s'asseoir, tant la commotion était vive.

Le duc d'Égypte, sans prononcer une parole, apporta une cruche d'argile.La bohémienne la présenta à Gringoire.«Jetez-la à terre», lui dit-elle.

La cruche se brisa en quatre morceaux.

«Frère, dit alors le duc d'Égypte en leur imposant les mains sur le front, elle est ta femme; sœur, il est ton mari.Pour quatre ans.Allez.»


VII

UNE NUIT DE NOCES

Au bout de quelques instants, notre poète se trouva dans une petite chambre voûtée en ogive, bien close, bien chaude, assis devant une table qui ne paraissait pas demander mieux que de faire quelques emprunts à un garde-manger suspendu tout auprès, ayant un bon lit en perspective, et tête à tête avec une jolie fille.L'aventure tenait de l'enchantement.Il commençait à se prendre sérieusement pour un personnage de conte de fées; de temps en temps il jetait les yeux autour de lui comme pour chercher si le char de feu attelé de deux chimères ailées, qui avait seul pu le transporter si rapidement du tartare au paradis, était encore là.Par moments aussi il attachait obstinément son regard aux trous de son pourpoint, afin de se cramponner à la réalité et de ne pas perdre terre tout à fait.Sa raison, ballottée dans les espaces imaginaires, ne tenait plus qu'à ce fil.

La jeune fille ne paraissait faire aucune attention à lui; elle allait, venait, dérangeait quelque escabelle, causait avec sa chèvre, faisait sa moue çà et là.Enfin elle vint s'asseoir près de la table, et Gringoire put la considérer à l'aise.

Vous avez été enfant, lecteur, et vous êtes peut-être assez heureux pour l'être encore.Il n'est pas que vous n'ayez plus d'une fois (et pour mon compte j'y ai passé des journées entières, les mieux employées de ma vie) suivi de broussaille en broussaille, au bord d'une eau vive, par un jour de soleil, quelque belle demoiselle verte ou bleue, brisant son vol à angles brusques et baisant le bout de toutes les branches.Vous vous rappelez avec quelle curiosité amoureuse votre pensée et votre regard s'attachaient à ce petit tourbillon sifflant et bourdonnant, d'ailes de pourpre et d'azur, au milieu duquel flottait une forme insaisissable voilée par la rapidité même de son mouvement.L'être aérien qui se dessinait confusément à travers ce frémissement d'ailes vous paraissait chimérique, imaginaire, impossible à toucher, impossible à voir.Mais lorsque enfin la demoiselle se reposait à la pointe d'un roseau et que vous pouviez examiner, en retenant votre souffle, les longues ailes de gaze, la longue robe d'émail, les deux globes de cristal, quel étonnement n'éprouviez-vous pas et quelle peur de voir de nouveau la forme s'en aller en ombre et l'être en chimère!Rappelez-vous ces impressions, et vous vous rendrez aisément compte de ce que ressentait Gringoire en contemplant sous sa forme visible et palpable cette Esmeralda qu'il n'avait entrevue jusque-là qu'à travers un tourbillon de danse, de chant et de tumulte.

Enfoncé de plus en plus dans sa rêverie, «Voilà donc, se disait-il en la suivant vaguement des yeux, ce que c'est que la Esmeralda!une céleste créature!une danseuse des rues!tant et si peu!C'est elle qui a donné le coup de grâce à mon mystère ce matin, c'est elle qui me sauve la vie ce soir.Mon mauvais génie!mon bon ange!—Une jolie femme, sur ma parole!—et qui doit m'aimer à la folie pour m'avoir pris de la sorte.—À propos, dit-il en se levant tout à coup avec ce sentiment du vrai qui faisait le fond de son caractère et de sa philosophie, je ne sais trop comment cela se fait, mais je suis son mari!»

Cette idée en tête et dans les yeux, il s'approcha de la jeune fille d'une façon si militaire et si galante qu'elle recula.

«Que me voulez-vous donc?dit-elle.

—Pouvez-vous me le demander, adorable Esmeralda?» répondit Gringoire avec un accent si passionné qu'il en était étonné lui-même en s'entendant parler.

L'égyptienne ouvrit ses grands yeux.«Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

—Eh quoi!reprit Gringoire, s'échauffant de plus en plus, et songeant qu'il n'avait affaire après tout qu'à une vertu de la Cour des Miracles, ne suis-je pas à toi, douce amie?n'es-tu pas à moi?»

Et, tout ingénument, il lui prit la taille.

Le corsage de la bohémienne glissa dans ses mains comme la robe d'une anguille.Elle sauta d'un bond à l'autre bout de la cellule, se baissa, et se redressa, avec un petit poignard à la main, avant que Gringoire eût eu seulement le temps de voir d'où ce poignard sortait; irritée et fière, les lèvres gonflées, les narines ouvertes, les joues rouges comme une pomme d'api, les prunelles rayonnantes d'éclairs.En même temps, la chevrette blanche se plaça devant elle, et présenta à Gringoire un front de bataille, hérissé de deux cornes jolies, dorées et fort pointues.Tout cela se fit en un clin d'œil.

La demoiselle se faisait guêpe et ne demandait pas mieux que de piquer.

Notre philosophe resta interdit, promenant tour à tour de la chèvre à la jeune fille des regards hébétés.

«Sainte Vierge!dit-il enfin quand la surprise lui permit de parler, voilà deux luronnes!»

La bohémienne rompit le silence de son côté.

«Il faut que tu sois un drôle bien hardi!

—Pardon, mademoiselle, dit Gringoire en souriant.Mais pourquoi donc m'avez-vous pris pour mari?

—Fallait-il te laisser pendre?

—Ainsi, reprit le poète un peu désappointé dans ses espérances amoureuses, vous n'avez eu d'autre pensée en m'épousant que de me sauver du gibet?

—Et quelle autre pensée veux-tu que j'aie eue?»

Gringoire se mordit les lèvres.«Allons, dit-il, je suis pas encore si triomphant en Cupido que je croyais.Mais alors, à quoi bon avoir cassé cette pauvre cruche?»

Cependant le poignard de la Esmeralda et les cornes de la chèvre étaient toujours sur la défensive.

«Mademoiselle Esmeralda, dit le poète, capitulons.Je ne suis pas clerc-greffier au Châtelet, et ne vous chicanerai pas de porter ainsi une dague dans Paris à la barbe des ordonnances et prohibitions de M.le prévôt.Vous n'ignorez pas pourtant que Noël Lescripvain a été condamné il y a huit jours en dix sols parisis pour avoir porté un braquemard.Or ce n'est pas mon affaire, et je viens au fait.Je vous jure sur ma part de paradis de ne pas vous approcher sans votre congé et permission; mais donnez-moi à souper.»

Au fond, Gringoire, comme M.Despréaux, était «très peu voluptueux».Il n'était pas de cette espèce chevalière et mousquetaire qui prend les jeunes filles d'assaut.En matière d'amour, comme en toute autre affaire, il était volontiers pour les temporisations et les moyens termes; et un bon souper, en tête à tête aimable, lui paraissait, surtout quand il avait faim, un entr'acte excellent entre le prologue et le dénoûment d'une aventure d'amour.

L'égyptienne ne répondit pas.Elle fit sa petite moue dédaigneuse, dressa la tête comme un oiseau, puis éclata de rire, et le poignard mignon disparut comme il était venu, sans que Gringoire pût voir où l'abeille cachait son aiguillon.

Un moment après, il y avait sur la table un pain de seigle, une tranche de lard, quelques pommes ridées et un broc de cervoise.Gringoire se mit à manger avec emportement.À entendre le cliquetis furieux de sa fourchette de fer et de son assiette de faïence, on eût dit que tout son amour s'était tourné en appétit.

La jeune fille assise devant lui le regardait faire en silence, visiblement préoccupée d'une autre pensée à laquelle elle souriait de temps en temps, tandis que sa douce main caressait la tête intelligente de la chèvre mollement pressée entre ses genoux.

Une chandelle de cire jaune éclairait cette scène de voracité et de rêverie.

Cependant, les premiers bêlements de son estomac apaisés, Gringoire sentit quelque fausse honte de voir qu'il ne restait plus qu'une pomme.«Vous ne mangez pas, mademoiselle Esmeralda?»

Elle répondit par un signe de tête négatif, et son regard pensif alla se fixer à la voûte de la cellule.

«De quoi diable est-elle occupée?» pensa Gringoire, et regardant ce qu'elle regardait: «Il est impossible que ce soit la grimace de ce nain de pierre sculpté dans la clef de voûte qui absorbe ainsi son attention.Que diable!je puis soutenir la comparaison!»

Il haussa la voix: «Mademoiselle!»

Elle ne paraissait pas l'entendre.

Il reprit plus haut encore: «Mademoiselle Esmeralda!»

Peine perdue.L'esprit de la jeune fille était ailleurs, et la voix de Gringoire n'avait pas la puissance de le rappeler.Heureusement la chèvre s'en mêla.Elle se mit à tirer doucement sa maîtresse par la manche: «Que veux-tu, Djali?dit vivement l'égyptienne, comme réveillée en sursaut.

—Elle a faim,» dit Gringoire, charmé d'entamer la conversation.

La Esmeralda se mit à émietter du pain, que Djali mangeait gracieusement dans le creux de sa main.

Du reste, Gringoire ne lui laissa pas le temps de reprendre sa rêverie.Il hasarda une question délicate.

«Vous ne voulez donc pas de moi pour votre mari?»

La jeune fille le regarda fixement, et dit: «Non.

—Pour votre amant?» reprit Gringoire.

Elle fit sa moue, et répondit: «Non.

—Pour votre ami?» poursuivit Gringoire.

Elle le regarda encore fixement, et dit après un moment de réflexion: «Peut-être.»

Ce peut-être, si cher aux philosophes, enhardit Gringoire.

«Savez-vous ce que c'est que l'amitié?demanda-t-il.

—Oui, répondit l'égyptienne.C'est être frère et sœur, deux âmes qui se touchent sans se confondre, les deux doigts de la main.

—Et l'amour?poursuivit Gringoire.

—Oh!l'amour!dit-elle, et sa voix tremblait, et son œil rayonnait.C'est être deux et n'être qu'un.Un homme et une femme qui se fondent en un ange.C'est le ciel.»

La danseuse des rues était, en parlant ainsi, d'une beauté qui frappait singulièrement Gringoire, et lui semblait en rapport parfait avec l'exaltation presque orientale de ses paroles.Ses lèvres roses et pures souriaient à demi; son front candide et serein devenait trouble par moments sous sa pensée, comme un miroir sous une haleine; et de ses longs cils noirs baissés s'échappait une sorte de lumière ineffable qui donnait à son profil cette suavité idéale que Raphaël retrouva depuis au point d'intersection mystique de la virginité, de la maternité et de la divinité.

Gringoire n'en poursuivit pas moins.

«Comment faut-il donc être pour vous plaire?

—Il faut être homme.

—Et moi, dit-il, qu'est-ce que je suis donc?

—Un homme a le casque en tête, l'épée au poing et des éperons d'or aux talons.

—Bon, dit Gringoire, sans le cheval point d'homme.—Aimez-vous quelqu'un?

—D'amour?

—D'amour.»

Elle resta un moment pensive, puis elle dit avec une expression particulière: «Je saurai cela bientôt.

—Pourquoi pas ce soir?reprit alors tendrement le poète.Pourquoi pas moi?»

Elle lui jeta un coup d'œil grave.

«Je ne pourrai aimer qu'un homme qui pourra me protéger.»

Gringoire rougit et se le tint pour dit.Il était évident que la jeune fille faisait allusion au peu d'appui qu'il lui avait prêté dans la circonstance critique où elle s'était trouvée deux heures auparavant.Ce souvenir, effacé par ses autres aventures de la soirée, lui revint.Il se frappa le front.

«À propos, mademoiselle, j'aurais dû commencer par là.Pardonnez-moi mes folles distractions.Comment donc avez-vous fait pour échapper aux griffes de Quasimodo?»

Cette question fit tressaillir la bohémienne.

«Oh!l'horrible bossu!dit-elle en se cachant le visage dans ses mains; et elle frissonnait comme dans un grand froid.

—Horrible en effet!dit Gringoire qui ne lâchait pas son idée; mais comment avez-vous pu lui échapper?»

La Esmeralda sourit, soupira, et garda le silence.

«Savez-vous pourquoi il vous avait suivie?reprit Gringoire, tâchant de revenir à sa question par un détour.

—Je ne sais pas», dit la jeune fille.Et elle ajouta vivement: «Mais vous qui me suiviez aussi, pourquoi me suiviez-vous?

—En bonne foi, répondit Gringoire, je ne sais pas non plus.»

Il y eut un silence.Gringoire tailladait la table avec son couteau.La jeune fille souriait et semblait regarder quelque chose à travers le mur.Tout à coup elle se prit à chanter d'une voix à peine articulée:

Quando las pintadas aves
Mudas están, y la tierra[29]...

Elle s'interrompit brusquement, et se mit à caresser Djali.

«Vous avez là une jolie bête, dit Gringoire.

—C'est ma sœur, répondit-elle.

—Pourquoi vous appelle-t-on la Esmeralda?demanda le poète.

—Je n'en sais rien.

—Mais encore?»

Elle tira de son sein une espèce de petit sachet oblong suspendu à son cou par une chaîne de grains d'adrézarach.Ce sachet exhalait une forte odeur de camphre.Il était recouvert de soie verte, et portait à son centre une grosse verroterie verte, imitant l'émeraude.

«C'est peut-être à cause de cela», dit-elle.

Gringoire voulut prendre le sachet.Elle recula.«N'y touchez pas.C'est une amulette; tu ferais mal au charme, ou le charme à toi.»

La curiosité du poète était de plus en plus éveillée.

«Qui vous l'a donnée?»

Elle mit un doigt sur sa bouche et cacha l'amulette dans son sein.Il essaya d'autres questions, mais elle répondait à peine.

«Que veut dire ce mot: la Esmeralda?

—Je ne sais pas, dit-elle.

—À quelle langue appartient-il?

—C'est de l'égyptien, je crois.

—Je m'en étais douté, dit Gringoire, vous n'êtes pas de France?

—Je n'en sais rien.

—Avez-vous vos parents?»

Elle se mit à chanter sur un vieil air:

Mon père est oiseau,
Ma mère est oiselle,
Je passe l'eau sans nacelle,
Je passe l'eau sans bateau,
Ma mère est oiselle.
Mon père est oiseau.

«C'est bon, dit Gringoire.À quel âge êtes-vous venue en France?

—Toute petite.

—À Paris?

—L'an dernier.Au moment où nous entrions par la porte Papale, j'ai vu filer en l'air la fauvette de roseaux; c'était à la fin d'août; j'ai dit: L'hiver sera rude.

—Il l'a été, dit Gringoire, ravi de ce commencement de conversation; je l'ai passé à souffler dans mes doigts.Vous avez donc le don de prophétie?»

Elle retomba dans son laconisme.

«Non.

—Cet homme que vous nommez le duc d'Égypte, c'est le chef de votre tribu?

—Oui.

—C'est pourtant lui qui nous a mariés», observa timidement le poète.

Elle fit sa jolie grimace habituelle.«Je ne sais seulement pas ton nom.

—Mon nom?si vous le voulez, le voici: Pierre Gringoire.

—J'en sais un plus beau, dit-elle.

—Mauvaise!reprit le poète.N'importe, vous ne m'irriterez pas.Tenez, vous m'aimerez peut-être en me connaissant mieux; et puis vous m'avez conté votre histoire avec tant de confiance que je vous dois un peu la mienne.Vous saurez donc que je m'appelle Pierre Gringoire, et que je suis fils du fermier du tabellionage de Gonesse.Mon père a été pendu par les Bourguignons et ma mère éventrée par les Picards, lors du siège de Paris, il y a vingt ans.À six ans donc, j'étais orphelin, n'ayant pour semelle à mes pieds que le pavé de Paris.Je ne sais comment j'ai franchi l'intervalle de six ans à seize.Une fruitière me donnait une prune par-ci, un talmellier me jetait une croûte par-là; le soir je me faisais ramasser par les onze-vingts qui me mettaient en prison, et je trouvais là une botte de paille.Tout cela ne m'a pas empêché de grandir et de maigrir, comme vous voyez.L'hiver, je me chauffais au soleil, sous le porche de l'hôtel de Sens, et je trouvais fort ridicule que le feu de la Saint-Jean fût réservé pour la canicule.À seize ans, j'ai voulu prendre un état.Successivement j'ai tâté de tout.Je me suis fait soldat; mais je n'étais pas assez brave.Je me suis fait moine; mais je n'étais pas assez dévot.Et puis, je bois mal.De désespoir, j'entrai apprenti parmi les charpentiers de la grande cognée; mais je n'étais pas assez fort.J'avais plus de penchant pour être maître d'école; il est vrai que je ne savais pas lire; mais ce n'est pas une raison.Je m'aperçus au bout d'un certain temps qu'il me manquait quelque chose pour tout; et voyant que je n'étais bon à rien, je me fis de mon plein gré poète et compositeur de rythmes.C'est un état qu'on peut toujours prendre quand on est vagabond, et cela vaut mieux que de voler, comme me le conseillaient quelques jeunes fils brigandiniers de mes amis.Je rencontrai par bonheur un beau jour dom Claude Frollo, le révérend archidiacre de Notre-Dame.Il prit intérêt à moi, et c'est à lui que je dois d'être aujourd'hui un véritable lettré, sachant le latin depuis les Offices de Cicero jusqu'au Mortuologe des pères célestins, et n'étant barbare ni en scolastique, ni en poétique, ni en rythmique, ni même en hermétique, cette sophie des sophies.C'est moi qui suis l'auteur du mystère qu'on a représenté aujourd'hui avec grand triomphe et grand concours de populace en pleine grand-salle du Palais.J'ai fait aussi un livre qui aura six cents pages sur la comète prodigieuse de 1465 dont un homme devint fou.J'ai eu encore d'autres succès.Étant un peu menuisier d'artillerie, j'ai travaillé à cette grosse bombarde de Jean Maugue, que vous savez qui a crevé au pont de Charenton le jour où l'on en a fait l'essai, et tué vingt-quatre curieux.Vous voyez que je ne suis pas un méchant parti de mariage.Je sais bien des façons de tours fort avenants que j'enseignerai à votre chèvre; par exemple, à contrefaire l'évêque de Paris, ce maudit pharisien dont les moulins éclaboussent les passants tout le long du Pont-aux-Meuniers.Et puis, mon mystère me rapportera beaucoup d'argent monnayé, si l'on me le paie.Enfin, je suis à vos ordres, moi, et mon esprit, et ma science, et mes lettres, prêt à vivre avec vous, damoiselle, comme il vous plaira, chastement ou joyeusement, mari et femme, si vous le trouvez bon, frère et sœur, si vous le trouvez mieux.»

Gringoire se tut, attendant l'effet de sa harangue sur la jeune fille.Elle avait les yeux fixés à terre.

«Phoebus», disait-elle à mi-voix.Puis se tournant vers le poète: «Phoebus, qu'est-ce que cela veut dire?

Gringoire, sans trop comprendre quel rapport il pouvait y avoir entre son allocution et cette question, ne fut pas fâché de faire briller son érudition.Il répondit en se rengorgeant:

«C'est un mot latin qui veut dire soleil

—Soleil!reprit-elle.

—C'est le nom d'un très bel archer, qui était dieu, ajouta Gringoire.

—Dieu!» répéta l'égyptienne.Et il y avait dans son accent quelque chose de pensif et de passionné.

En ce moment, un de ses bracelets se détacha et tomba.Gringoire se baissa vivement pour le ramasser.Quand il se releva, la jeune fille et la chèvre avaient disparu.Il entendit le bruit d'un verrou.C'était une petite porte communiquant sans doute à une cellule voisine, qui se fermait en dehors.

«M'a-t-elle au moins laissé un lit?» dit notre philosophe.

Il fit le tour de la cellule.Il n'y avait de meuble propre au sommeil qu'un assez long coffre de bois, et encore le couvercle en était-il sculpté, ce qui procura à Gringoire, quand il s'y étendit, une sensation à peu près pareille à celle qu'éprouverait Micromégas en se couchant tout de son long sur les Alpes.

«Allons, dit-il en s'y accommodant de son mieux.Il faut se résigner.Mais voilà une étrange nuit de noces.C'est dommage.Il y avait dans ce mariage à la cruche cassée quelque chose de naïf et d'antédiluvien qui me plaisait.»


LIVRE TROISIÈME


I

NOTRE-DAME

Sans doute, c'est encore aujourd'hui un majestueux et sublime édifice que l'église de Notre-Dame de Paris.Mais, si belle qu'elle se soit conservée en vieillissant, il est difficile de ne pas soupirer, de ne pas s'indigner devant les dégradations, les mutilations sans nombre que simultanément le temps et les hommes ont fait subir au vénérable monument, sans respect pour Charlemagne qui en avait posé la première pierre, pour Philippe-Auguste qui en avait posé la dernière.

Sur la face de cette vieille reine de nos cathédrales, à côté d'une ride on trouve toujours une cicatrice. Tempus edax, homo edacior[30]Ce que je traduirais volontiers ainsi: le temps est aveugle, l'homme est stupide.

Si nous avions le loisir d'examiner une à une avec le lecteur les diverses traces de destruction imprimées à l'antique église, la part du temps serait la moindre, la pire celle des hommes, surtout des hommes de l'art. Il faut bien que je dise des hommes de l'art, puisqu'il y a eu des individus qui ont pris la qualité d'architectes dans les deux siècles derniers.

Et d'abord, pour ne citer que quelques exemples capitaux, il est, à coup sûr, peu de plus belles pages architecturales que cette façade où, successivement et à la fois, les trois portails creusés en ogive, le cordon brodé et dentelé des vingt-huit niches royales, l'immense rosace centrale flanquée de ses deux fenêtres latérales comme le prêtre du diacre et du sous-diacre, la haute et frêle galerie d'arcades à trèfle qui porte une lourde plate-forme sur ses fines colonnettes, enfin les deux noires et massives tours avec leurs auvents d'ardoise, parties harmonieuses d'un tout magnifique, superposées en cinq étages gigantesques, se développent à l'œil, en foule et sans trouble, avec leurs innombrables détails de statuaire, de sculpture et de ciselure, ralliés puissamment à la tranquille grandeur de l'ensemble; vaste symphonie en pierre, pour ainsi dire; œuvre colossale d'un homme et d'un peuple, tout ensemble une et complexe comme les Iliades et les Romanceros dont elle est sœur; produit prodigieux de la cotisation de toutes les forces d'une époque, où sur chaque pierre on voit saillir en cent façons la fantaisie de l'ouvrier disciplinée par le génie de l'artiste; sorte de création humaine, en un mot, puissante et féconde comme la création divine dont elle semble avoir dérobé le double caractère: variété, éternité.

Et ce que nous disons ici de la façade, il faut le dire de l'église entière; et ce que nous disons de l'église cathédrale de Paris, il faut le dire de toutes les églises de la chrétienté au moyen âge.Tout se tient dans cet art venu de lui-même, logique et bien proportionné.Mesurer l'orteil du pied, c'est mesurer le géant.

Revenons à la façade de Notre-Dame, telle qu'elle nous apparaît encore à présent, quand nous allons pieusement admirer la grave et puissante cathédrale, qui terrifie, au dire de ses chroniqueurs: quæ mole sua terrorem incutit spectantibus[31]

Trois choses importantes manquent aujourd'hui à cette façade.D'abord le degré de onze marches qui l'exhaussait jadis au-dessus du sol; ensuite la série inférieure de statues qui occupait les niches des trois portails, et la série supérieure des vingt-huit plus anciens rois de France, qui garnissait la galerie du premier étage, à partir de Childebert jusqu'à Philippe-Auguste, tenant en main «la pomme impériale».

Le degré, c'est le temps qui l'a fait disparaître en élevant d'un progrès irrésistible et lent le niveau du sol de la Cité.Mais, tout en faisant dévorer une à une, par cette marée montante du pavé de Paris, les onze marches qui ajoutaient à la hauteur majestueuse de l'édifice, le temps a rendu à l'église plus peut-être qu'il ne lui a ôté, car c'est le temps qui a répandu sur la façade cette sombre couleur des siècles qui fait de la vieillesse des monuments l'âge de leur beauté.

Mais qui a jeté bas les deux rangs de statues?qui a laissé les niches vides?qui a taillé au beau milieu du portail central cette ogive neuve et bâtarde?qui a osé y encadrer cette fade et lourde porte de bois sculpté à la Louis XV à côté des arabesques de Biscornette?Les hommes; les architectes, les artistes de nos jours.

Et si nous entrons dans l'intérieur de l'édifice, qui a renversé ce colosse de saint Christophe, proverbial parmi les statues au même titre que la grand-salle du Palais parmi les halles, que la flèche de Strasbourg parmi les clochers?Et ces myriades de statues qui peuplaient tous les entre-colonnements de la nef et du chœur, à genoux, en pied, équestres, hommes, femmes, enfants, rois, évêques, gendarmes, en pierre, en marbre, en or, en argent, en cuivre, en cire même, qui les a brutalement balayées?Ce n'est pas le temps.

Et qui a substitué au vieil autel gothique, splendidement encombré de châsses et de reliquaires ce lourd sarcophage de marbre à têtes d'anges et à nuages, lequel semble un échantillon dépareillé du Val-de-Grâce ou des Invalides?Qui a bêtement scellé ce lourd anachronisme de pierre dans le pavé carlovingien de Hercandus?N'est-ce pas Louis XIV accomplissant le vœu de Louis XIII?

Et qui a mis de froides vitres blanches à la place de ces vitraux «hauts en couleur» qui faisaient hésiter l'œil émerveillé de nos pères entre la rose du grand portail et les ogives de l'abside? Et que dirait un sous-chantre du seizième siècle, en voyant le beau badigeonnage jaune dont nos vandales archevêques ont barbouillé leur cathédrale? Il se souviendrait que c'était la couleur dont le bourreau brossait les édifices scélérés; il se rappellerait l'hôtel du Petit-Bourbon, tout englué de jaune aussi pour la trahison du connétable, «jaune après tout de si bonne trempe, dit Sauval, et si bien recommandé, que plus d'un siècle n'a pu encore lui faire perdre sa couleur».Il croirait que le lieu saint est devenu infâme, et s'enfuirait.

Et si nous montons sur la cathédrale, sans nous arrêter à mille barbaries de tout genre, qu'a-t-on fait de ce charmant petit clocher qui s'appuyait sur le point d'intersection de la croisée, et qui, non moins frêle et non moins hardi que sa voisine la flèche (détruite aussi) de la Sainte-Chapelle, s'enfonçait dans le ciel plus avant que les tours, élancé, aigu, sonore, découpé à jour?Un architecte de bon goût (1787) l'a amputé et a cru qu'il suffisait de masquer la plaie avec ce large emplâtre de plomb qui ressemble au couvercle d'une marmite.

C'est ainsi que l'art merveilleux du moyen âge a été traité presque en tout pays, surtout en France. On peut distinguer sur sa ruine trois sortes de lésions qui toutes trois l'entament à différentes profondeurs: le temps d'abord, qui a insensiblement ébréché çà et là et rouillé partout sa surface; ensuite, les révolutions politiques et religieuses, lesquelles, aveugles et colères de leur nature, se sont ruées en tumulte sur lui, ont déchiré son riche habillement de sculptures et de ciselures, crevé ses rosaces, brisé ses colliers d'arabesques et de figurines, arraché ses statues, tantôt pour leur mitre, tantôt pour leur couronne; enfin, les modes, de plus en plus grotesques et sottes, qui depuis les anarchiques et splendides déviations de la renaissance, se sont succédé dans la décadence nécessaire de l'architecture. Les modes ont fait plus de mal que les révolutions. Elles ont tranché dans le vif, elles ont attaqué la charpente osseuse de l'art, elles ont coupé, taillé, désorganisé, tué l'édifice, dans la forme comme dans le symbole, dans sa logique comme dans sa beauté. Et puis, elles ont refait; prétention que n'avaient eue du moins ni le temps, ni les révolutions. Elles ont effrontément ajusté, de par le bon goût, sur les blessures de l'architecture gothique, leurs misérables colifichets d'un jour, leurs rubans de marbre, leurs pompons de métal, véritable lèpre d'oves, de volutes, d'entournements, de draperies, de guirlandes, de franges, de flammes de pierre, de nuages de bronze, d'amours replets, de chérubins bouffis, qui commence à dévorer la face de l'art dans l'oratoire de Catherine de Médicis, et le fait expirer, deux siècles après, tourmenté et grimaçant, dans le boudoir de la Dubarry.

Ainsi, pour résumer les points que nous venons d'indiquer, trois sortes de ravages défigurent aujourd'hui l'architecture gothique. Rides et verrues à l'épiderme, c'est l'œuvre du temps; voies de fait, brutalités, contusions, fractures, c'est l'œuvre des révolutions depuis Luther jusqu'à Mirabeau. Mutilations, amputations, dislocation de la membrure, restaurations, c'est le travail grec, romain et barbare des professeurs selon Vitruve et Vignole.Cet art magnifique que les vandales avaient produit, les académies l'ont tué.Aux siècles, aux révolutions qui dévastent du moins avec impartialité et grandeur, est venue s'adjoindre la nuée des architectes d'école, patentés, jurés et assermentés, dégradant avec le discernement et le choix du mauvais goût, substituant les chicorées de Louis XV aux dentelles gothiques pour la plus grande gloire du Parthénon.C'est le coup de pied de l'âne au lion mourant.C'est le vieux chêne qui se couronne, et qui, pour comble, est piqué, mordu, déchiqueté par les chenilles.

Qu'il y a loin de là à l'époque où Robert Cenalis, comparant Notre-Dame de Paris à ce fameux temple de Diane à Éphèse, tant réclamé par les anciens païens, qui a immortalisé Érostrate, trouvait la cathédrale gauloise «plus excellente en longueur, largeur, hauteur et structure»!

Notre-Dame de Paris n'est point du reste ce qu'on peut appeler un monument complet, défini, classé.Ce n'est plus une église romane, ce n'est pas encore une église gothique.Cet édifice n'est pas un type.Notre-Dame de Paris n'a point, comme l'abbaye de Tournus, la grave et massive carrure, la ronde et large voûte, la nudité glaciale, la majestueuse simplicité des édifices qui ont le plein cintre pour générateur.Elle n'est pas, comme la cathédrale de Bourges, le produit magnifique, léger, multiforme, touffu, hérissé, efflorescent de l'ogive.Impossible de la ranger dans cette antique famille d'églises sombres, mystérieuses, basses et comme écrasées par le plein cintre; presque égyptiennes au plafond près; toutes hiéroglyphiques, toutes sacerdotales, toutes symboliques; plus chargées dans leurs ornements de losanges et de zigzags que de fleurs, de fleurs que d'animaux, d'animaux que d'hommes; œuvre de l'architecte moins que de l'évêque; première transformation de l'art, tout empreinte de discipline théocratique et militaire, qui prend racine dans le bas-empire et s'arrête à Guillaume le Conquérant.Impossible de placer notre cathédrale dans cette autre famille d'églises hautes, aériennes, riches de vitraux et de sculptures; aiguës de formes, hardies d'attitudes; communales et bourgeoises comme symboles politiques libres, capricieuses, effrénées, comme œuvre d'art; seconde transformation de l'architecture, non plus hiéroglyphique, immuable et sacerdotale, mais artiste, progressive et populaire, qui commence au retour des croisades et finit à Louis XI.Notre-Dame de Paris n'est pas de pure race romaine comme les premières, ni de pure race arabe comme les secondes.

C'est un édifice de la transition.L'architecte saxon achevait de dresser les premiers piliers de la nef, lorsque l'ogive qui arrivait de la croisade est venue se poser en conquérante sur ces larges chapiteaux romans qui ne devaient porter que des pleins cintres.L'ogive, maîtresse dès lors, a construit le reste de l'église.Cependant, inexpérimentée et timide à son début, elle s'évase, s'élargit, se contient, et n'ose s'élancer encore en flèches et en lancettes comme elle l'a fait plus tard dans tant de merveilleuses cathédrales.On dirait qu'elle se ressent du voisinage des lourds piliers romans.

D'ailleurs, ces édifices de la transition du roman au gothique ne sont pas moins précieux à étudier que les types purs.Ils expriment une nuance de l'art qui serait perdue sans eux.C'est la greffe de l'ogive sur le plein cintre.

Notre-Dame de Paris est en particulier un curieux échantillon de cette variété.Chaque face, chaque pierre du vénérable monument est une page non seulement de l'histoire du pays, mais encore de l'histoire de la science et de l'art.Ainsi, pour n'indiquer ici que les détails principaux, tandis que la petite Porte-Rouge atteint presque aux limites des délicatesses gothiques du quinzième siècle, les piliers de la nef, par leur volume et leur gravité, reculent jusqu'à l'abbaye carlovingienne de Saint-Germain-des-Prés.On croirait qu'il y a six siècles entre cette porte et ces piliers.Il n'est pas jusqu'aux hermétiques qui ne trouvent dans les symboles du grand portail un abrégé satisfaisant de leur science, dont l'église de Saint-Jacques-de-la-Boucherie était un hiéroglyphe si complet.Ainsi, l'abbaye romane, l'église philosophale, l'art gothique, l'art saxon, le lourd pilier rond qui rappelle Grégoire VII, le symbolisme hermétique par lequel Nicolas Flamel préludait à Luther, l'unité papale, le schisme, Saint-Germain-des-Prés, Saint-Jacques-de-la-Boucherie, tout est fondu, combiné, amalgamé dans Notre-Dame.Cette église centrale et génératrice est parmi les vieilles églises de Paris une sorte de chimère; elle a la tête de l'une, les membres de celle-là, la croupe de l'autre; quelque chose de toutes.

Nous le répétons, ces constructions hybrides ne sont pas les moins intéressantes pour l'artiste, pour l'antiquaire, pour l'historien.Elles font sentir à quel point l'architecture est chose primitive, en ce qu'elles démontrent, ce que démontrent aussi les vestiges cyclopéens, les pyramides d'Égypte, les gigantesques pagodes hindoues, que les plus grands produits de l'architecture sont moins des œuvres individuelles que des œuvres sociales; plutôt l'enfantement des peuples en travail que le jet des hommes de génie; le dépôt que laisse une nation; les entassements que font les siècles; le résidu des évaporations successives de la société humaine; en un mot, des espèces de formations.Chaque flot du temps superpose son alluvion, chaque race dépose sa couche sur le monument, chaque individu apporte sa pierre.Ainsi font les castors, ainsi font les abeilles, ainsi font les hommes.Le grand symbole de l'architecture, Babel, est une ruche.

Les grands édifices, comme les grandes montagnes, sont l'ouvrage des siècles. Souvent l'art se transforme qu'ils pendent encore: pendent opera interrupta[32]; ils se continuent paisiblement selon l'art transformé.L'art nouveau prend le monument où il le trouve, s'y incruste, se l'assimile, le développe à sa fantaisie et l'achève s'il peut.La chose s'accomplit sans trouble, sans effort, sans réaction, suivant une loi naturelle et tranquille.C'est une greffe qui survient, une sève qui circule, une végétation qui reprend.Certes, il y a matière à bien gros livres, et souvent histoire universelle de l'humanité, dans ces soudures successives de plusieurs arts à plusieurs hauteurs sur le même monument.L'homme, l'artiste, l'individu s'effacent sur ces grandes masses sans nom d'auteur; l'intelligence humaine s'y résume et s'y totalise.Le temps est l'architecte, le peuple est le maçon.

À n'envisager ici que l'architecture européenne chrétienne, cette sœur puînée des grandes maçonneries de l'Orient, elle apparaît aux yeux comme une immense formation divisée en trois zones bien tranchées qui se superposent: la zone romane[33], la zone gothique, la zone de la renaissance, que nous appellerions volontiers gréco-romaine.La couche romane, qui est la plus ancienne et la plus profonde, est occupée par le plein cintre, qui reparaît porté par la colonne grecque dans la couche moderne et supérieure de la renaissance.L'ogive est entre deux.Les édifices qui appartiennent exclusivement à l'une de ces trois couches sont parfaitement distincts, uns et complets.C'est l'abbaye de Jumièges, c'est la cathédrale de Reims, c'est Sainte-Croix d'Orléans.Mais les trois zones se mêlent et s'amalgament par les bords, comme les couleurs dans le spectre solaire.De là les monuments complexes, les édifices de nuance et de transition.L'un est roman par les pieds, gothique au milieu, gréco-romain par la tête.C'est qu'on a mis six cents ans à le bâtir.Cette variété est rare.Le donjon d'Étampes en est un échantillon.Mais les monuments de deux formations sont plus fréquents.C'est Notre-Dame de Paris, édifice ogival, qui s'enfonce par ses premiers piliers dans cette zone romane où sont plongés le portail de Saint-Denis et la nef de Saint-Germain-des-Prés.C'est la charmante salle capitulaire demi-gothique de Bocherville à laquelle la couche romane vient jusqu'à mi-corps.C'est la cathédrale de Rouen qui serait entièrement gothique si elle ne baignait pas l'extrémité de sa flèche centrale dans la zone de la renaissance[34]

Du reste, toutes ces nuances, toutes ces différences n'affectent que la surface des édifices.C'est l'art qui a changé de peau.La constitution même de l'église chrétienne n'en est pas attaquée.C'est toujours la même charpente intérieure, la même disposition logique des parties.Quelle que soit l'enveloppe sculptée et brodée d'une cathédrale, on retrouve toujours dessous, au moins à l'état de germe et de rudiment, la basilique romaine.Elle se développe éternellement sur le sol selon la même loi.Ce sont imperturbablement deux nefs qui s'entrecoupent en croix, et dont l'extrémité supérieure arrondie en abside forme le chœur; ce sont toujours des bas-côtés, pour les processions intérieures, pour les chapelles, sortes de promenoirs latéraux où la nef principale se dégorge par les entre-colonnements.Cela posé, le nombre des chapelles, des portails, des clochers, des aiguilles, se modifie à l'infini, suivant la fantaisie du siècle, du peuple, de l'art.Le service du culte une fois pourvu et assuré, l'architecture fait ce que bon lui semble.Statues, vitraux, rosaces, arabesques, dentelures, chapiteaux, bas-reliefs, elle combine toutes ces imaginations selon le logarithme qui lui convient.De là la prodigieuse variété extérieure de ces édifices au fond desquels réside tant d'ordre et d'unité.Le tronc de l'arbre est immuable, la végétation est capricieuse.


II

PARIS À VOL D'OISEAU

Nous venons d'essayer de réparer pour le lecteur cette admirable église de Notre-Dame de Paris.Nous avons indiqué sommairement la plupart des beautés qu'elle avait au quinzième siècle et qui lui manquent aujourd'hui; mais nous avons omis la principale, c'est la vue du Paris qu'on découvrait alors du haut de ses tours.

C'était en effet, quand, après avoir tâtonné longtemps dans la ténébreuse spirale qui perce perpendiculairement l'épaisse muraille des clochers, on débouchait enfin brusquement sur l'une des deux hautes plates-formes, inondées de jour et d'air, c'était un beau tableau que celui qui se déroulait à la fois de toutes parts sous vos yeux; un spectacle sui generis, dont peuvent aisément se faire une idée ceux de nos lecteurs qui ont eu le bonheur de voir une ville gothique entière, complète, homogène, comme il en reste encore quelques-unes, Nuremberg en Bavière, Vittoria en Espagne; ou même de plus petits échantillons, pourvu qu'ils soient bien conservés, Vitré en Bretagne, Nordhausen en Prusse.

Le Paris d'il y a trois cent cinquante ans, le Paris du quinzième siècle était déjà une ville géante.Nous nous trompons en général, nous autres Parisiens, sur le terrain que nous croyons avoir gagné depuis.Paris, depuis Louis XI, ne s'est pas accru de beaucoup plus d'un tiers.Il a, certes, bien plus perdu en beauté qu'il n'a gagné en grandeur.

Paris est né, comme on sait, dans cette vieille île de la Cité qui a la forme d'un berceau. La grève de cette île fut sa première enceinte, la Seine son premier fossé. Paris demeura plusieurs siècles à l'état d'île, avec deux ponts, l'un au nord, l'autre au midi, et deux têtes de pont, qui étaient à la fois ses portes et ses forteresses, le Grand-Châtelet sur la rive droite, le Petit-Châtelet sur la rive gauche. Puis, dès les rois de la première race, trop à l'étroit dans son île, et ne pouvant plus s'y retourner, Paris passa l'eau. Alors, au delà du Grand, au delà du Petit-Châtelet, une première enceinte de murailles et de tours commença à entamer la campagne des deux côtés de la Seine. De cette ancienne clôture il restait encore au siècle dernier quelques vestiges; aujourd'hui il n'en reste que le souvenir, et çà et là une tradition, la porte Baudets ou Baudoyer, porta BagaudaPeu à peu, le flot des maisons, toujours poussé du cœur de la ville au dehors, déborde, ronge, use et efface cette enceinte.Philippe-Auguste lui fait une nouvelle digue.Il emprisonne Paris dans une chaîne circulaire de grosses tours, hautes et solides.Pendant plus d'un siècle, les maisons se pressent, s'accumulent et haussent leur niveau dans ce bassin comme l'eau dans un réservoir.Elles commencent à devenir profondes, elles mettent étages sur étages, elles montent les unes sur les autres, elles jaillissent en hauteur comme toute sève comprimée, et c'est à qui passera la tête par-dessus ses voisines pour avoir un peu d'air.La rue de plus en plus se creuse et se rétrécit; toute place se comble et disparaît.Les maisons enfin sautent par-dessus le mur de Philippe-Auguste, et s'éparpillent joyeusement dans la plaine sans ordre et tout de travers, comme des échappées.Là, elles se carrent, se taillent des jardins dans les champs, prennent leurs aises.Dès 1367, la ville se répand tellement dans le faubourg qu'il faut une nouvelle clôture, surtout sur la rive droite.Charles V la bâtit.Mais une ville comme Paris est dans une crue perpétuelle.Il n'y a que ces villes-là qui deviennent capitales.Ce sont des entonnoirs où viennent aboutir tous les versants géographiques, politiques, moraux, intellectuels d'un pays, toutes les pentes naturelles d'un peuple; des puits de civilisation, pour ainsi dire, et aussi des égouts, où commerce, industrie, intelligence, population, tout ce qui est sève, tout ce qui est vie, tout ce qui est âme dans une nation, filtre et s'amasse sans cesse goutte à goutte, siècle à siècle.L'enceinte de Charles V a donc le sort de l'enceinte de Philippe-Auguste.Dès la fin du quinzième siècle, elle est enjambée, dépassée, et le faubourg court plus loin.Au seizième, il semble qu'elle recule à vue d'œil et s'enfonce de plus en plus dans la vieille ville, tant une ville neuve s'épaissit déjà au dehors.Ainsi, dès le quinzième siècle, pour nous arrêter là, Paris avait déjà usé les trois cercles concentriques de murailles qui, du temps de Julien l'Apostat, étaient, pour ainsi dire, en germe dans le Grand-Châtelet et le Petit-Châtelet.La puissante ville avait fait craquer successivement ses quatre ceintures de murs, comme un enfant qui grandit et qui crève ses vêtements de l'an passé.Sous Louis XI, on voyait, par places, percer, dans cette mer de maisons, quelques groupes de tours en ruine des anciennes enceintes, comme les pitons des collines dans une inondation, comme des archipels du vieux Paris submergé sous le nouveau.

Depuis lors, Paris s'est encore transformé, malheureusement pour nos yeux; mais il n'a franchi qu'une enceinte de plus, celle de Louis XV, ce misérable mur de boue et de crachat, digne du roi qui l'a bâti, digne du poète qui l'a chanté:

Le mur murant Paris rend Paris murmurant.

Au quinzième siècle, Paris était encore divisé en trois villes tout à fait distinctes et séparées, ayant chacune leur physionomie, leur spécialité, leurs mœurs, leurs coutumes, leurs privilèges, leur histoire: la Cité, l'Université, la Ville. La Cité, qui occupait l'île, était la plus ancienne, la moindre, et la mère des deux autres, resserrée entre elles, qu'on nous passe la comparaison, comme une petite vieille entre deux grandes belles filles. L'Université couvrait la rive gauche de la Seine, depuis la Tournelle jusqu'à la tour de Nesle, points qui correspondent dans le Paris d'aujourd'hui l'un à la Halle aux vins, l'autre à la Monnaie. Son enceinte échancrait assez largement cette campagne où Julien avait bâti ses thermes. La montagne de Sainte-Geneviève y était renfermée. Le point culminant de cette courbe de murailles était la porte Papale, c'est-à-dire à peu près l'emplacement actuel du Panthéon. La Ville, qui était le plus grand des trois morceaux de Paris, avait la rive droite. Son quai, rompu toutefois ou interrompu en plusieurs endroits, courait le long de la Seine, de la tour de Billy à la tour du Bois, c'est-à-dire de l'endroit où est aujourd'hui le Grenier d'abondance à l'endroit où sont aujourd'hui les Tuileries. Ces quatre points où la Seine coupait l'enceinte de la capitale, la Tournelle et la tour de Nesle à gauche, la tour de Billy et la tour du Bois à droite, s'appelaient par excellence les quatre tours de ParisLa Ville entrait dans les terres plus profondément encore que l'Université.Le point culminant de la clôture de la Ville (celle de Charles V) était aux portes Saint-Denis et Saint-Martin dont l'emplacement n'a pas changé.

Comme nous venons de le dire, chacune de ces trois grandes divisions de Paris était une ville, mais une ville trop spéciale pour être complète, une ville qui ne pouvait se passer des deux autres.Aussi trois aspects parfaitement à part.Dans la Cité abondaient les églises, dans la Ville les palais, dans l'Université les collèges.Pour négliger ici les originalités secondaires du vieux Paris et les caprices du droit de voirie, nous dirons, d'un point de vue général, en ne prenant que les ensembles et les masses dans le chaos des juridictions communales, que l'île était à l'évêque, la rive droite au prévôt des marchands, la rive gauche au recteur.Le prévôt de Paris, officier royal et non municipal, sur le tout.La Cité avait Notre-Dame, la Ville le Louvre et l'Hôtel de Ville, l'Université la Sorbonne.La Ville avait les Halles, la Cité l'Hôtel-Dieu, l'Université le Pré-aux-Clercs.Le délit que les écoliers commettaient sur la rive gauche, dans leur Pré-aux-Clercs, on le jugeait dans l'île, au Palais de Justice, et on le punissait sur la rive droite, à Montfaucon.À moins que le recteur, sentant l'Université forte et le roi faible, n'intervînt; car c'était un privilège des écoliers d'être pendus chez eux.

(La plupart de ces privilèges, pour le noter en passant, et il y en avait de meilleurs que celui-ci, avaient été extorqués aux rois par révoltes et mutineries. C'est la marche immémoriale. Le roi ne lâche que quand le peuple arrache, il y a une vieille charte qui dit la chose naïvement, à propos de fidélité: Civibus fidelitas in reges, quæ famen aliquoties seditionibus interrupta, multa peperit privilegia[35].)

Au quinzième siècle, la Seine baignait cinq îles dans l'enceinte de Paris: l'île Louviers, où il y avait alors des arbres et où il n'y a plus que du bois; l'île aux Vaches et l'île Notre-Dame, toutes deux désertes, à une masure près, toutes deux fiefs de l'évêque (au dix-septième siècle, de ces deux îles on en a fait une, qu'on a bâtie, et que nous appelons l'île Saint-Louis); enfin la Cité, et à sa pointe l'îlot du passeur aux vaches qui s'est abîmé depuis sous le terre-plein du Pont-Neuf.La Cité alors avait cinq ponts; trois à droite, le pont Notre-Dame et le Pont-au-Change, en pierre, le Pont-aux-Meuniers, en bois; deux à gauche, le Petit-Pont, en pierre, le Pont-Saint-Michel, en bois: tous chargés de maisons.L'Université avait six portes bâties par Philippe-Auguste: c'étaient, à partir de la Tournelle, la porte Saint-Victor, la porte Bordelle, la porte Papale, la porte Saint-Jacques, la porte Saint-Michel, la porte Saint-Germain.La Ville avait six portes bâties par Charles V; c'étaient, à partir de la tour de Billy, la porte Saint-Antoine, la porte du Temple, la porte Saint-Martin, la porte Saint-Denis, la porte Montmartre, la porte Saint-Honoré.Toutes ces portes étaient fortes, et belles aussi, ce qui ne gâte pas la force.Un fossé large, profond, à courant vif dans les crues d'hiver, lavait le pied des murailles tout autour de Paris; la Seine fournissait l'eau.La nuit on fermait les portes, on barrait la rivière aux deux bouts de la ville avec de grosses chaînes de fer, et Paris dormait tranquille.

Vus à vol d'oiseau, ces trois bourgs, la Cité, l'Université, la Ville, présentaient chacun à l'œil un tricot inextricable de rues bizarrement brouillées.Cependant, au premier aspect, on reconnaissait que ces trois fragments de cité formaient un seul corps.On voyait tout de suite deux longues rues parallèles sans rupture, sans perturbation, presque en ligne droite, qui traversaient à la fois les trois villes d'un bout à l'autre, du midi au nord, perpendiculairement à la Seine, les liaient, les mêlaient, infusaient, versaient, transvasaient sans relâche le peuple de l'une dans les murs de l'autre, et des trois n'en faisaient qu'une.La première de ces deux rues allait de la porte Saint-Jacques à la porte Saint-Martin; elle s'appelait rue Saint-Jacques dans l'Université, rue de la Juiverie dans la Cité, rue Saint-Martin dans la Ville; elle passait l'eau deux fois sous le nom de Petit-Pont et de pont Notre-Dame.La seconde, qui s'appelait rue de la Harpe sur la rive gauche, rue de la Barillerie dans l'île, rue Saint-Denis sur la rive droite, pont Saint-Michel sur un bras de la Seine, Pont-au-Change sur l'autre, allait de la porte Saint-Michel dans l'Université à la porte Saint-Denis dans la Ville.Du reste, sous tant de noms divers, ce n'étaient toujours que deux rues, mais les deux rues mères, les deux rues génératrices, les deux artères de Paris.Toutes les autres veines de la triple ville venaient y puiser où s'y dégorger.

Indépendamment de ces deux rues principales, diamétrales, perçant Paris de part en part dans sa largeur, communes à la capitale entière, la Ville et l'Université avaient chacune leur grande rue particulière, qui courait dans le sens de leur longueur, parallèlement à la Seine, et en passant coupait à angle droit les deux rues artériellesAinsi dans la Ville on descendait en droite ligne de la porte Saint-Antoine à la porte Saint-Honoré; dans l'Université, de la porte Saint-Victor à la porte Saint-Germain.Ces deux grandes voies, croisées avec les deux premières, formaient le canevas sur lequel reposait, noué et serré en tous sens, le réseau dédaléen des rues de Paris.Dans le dessin inintelligible de ce réseau on distinguait en outre, en examinant avec attention, comme deux gerbes élargies l'une dans l'Université, l'autre dans la Ville, deux trousseaux de grosses rues qui allaient s'épanouissant des ponts aux portes.

Quelque chose de ce plan géométral subsiste encore aujourd'hui.

Maintenant, sous quel aspect cet ensemble se présentait-il vu du haut des tours de Notre-Dame, en 1482?C'est ce que nous allons tâcher de dire.

Pour le spectateur qui arrivait essoufflé sur ce faîte, c'était d'abord un éblouissement de toits, de cheminées, de rues, de ponts, de places, de flèches, de clochers.Tout vous prenait aux yeux à la fois, le pignon taillé, la toiture aiguë, la tourelle suspendue aux angles des murs, la pyramide de pierre du onzième siècle, l'obélisque d'ardoise du quinzième, la tour ronde et nue du donjon, la tour carrée et brodée de l'église, le grand, le petit, le massif, l'aérien.Le regard se perdait longtemps à toute profondeur dans ce labyrinthe, où il n'y avait rien qui n'eût son originalité, sa raison, son génie, sa beauté, rien qui ne vînt de l'art, depuis la moindre maison à devanture peinte et sculptée, à charpente extérieure, à porte surbaissée, à étages en surplomb, jusqu'au royal Louvre, qui avait alors une colonnade de tours.Mais voici les principales masses qu'on distinguait lorsque l'œil commençait à se faire à ce tumulte d'édifices.

D'abord la Cité. L'île de la Cité, comme dit Sauval, qui à travers son fatras a quelquefois de ces bonnes fortunes de style, l'île de la Cité est faite comme un grand navire enfoncé dans la vase et échoué au fil de l'eau vers le milieu de la Seine[36]Nous venons d'expliquer qu'au quinzième siècle ce navire était amarré aux deux rives du fleuve par cinq ponts.Cette forme de vaisseau avait aussi frappé les scribes héraldiques; car c'est de là, et non du siège des normands, que vient, selon Favyn et Pasquier, le navire qui blasonne le vieil écusson de Paris.Pour qui sait le déchiffrer, le blason est une algèbre, le blason est une langue.L'histoire entière de la seconde moitié du moyen âge est écrite dans le blason, comme l'histoire de la première moitié dans le symbolisme des églises romanes.Ce sont les hiéroglyphes de la féodalité après ceux de la théocratie.

La Cité donc s'offrait d'abord aux yeux avec sa poupe au levant et sa proue au couchant. Tourné vers la proue, on avait devant soi un innombrable troupeau de vieux toits sur lesquels s'arrondissait largement le chevet plombé de la Sainte-Chapelle, pareil à une croupe d'éléphant chargée de sa tour. Seulement, ici, cette tour était la flèche la plus hardie, la plus ouvrée, la plus menuisée, la plus déchiquetée qui ait jamais laissé voir le ciel à travers son cône de dentelle. Devant Notre-Dame, au plus près, trois rues se dégorgeaient dans le parvis, belle place à vieilles maisons. Sur le côté sud de cette place se penchait la façade ridée et rechignée de l'Hôtel-Dieu et son toit qui semble couvert de pustules et de verrues. Puis, à droite, à gauche, à l'orient, à l'occident, dans cette enceinte si étroite pourtant de la Cité se dressaient les clochers de ses vingt-une églises, de toute date, de toute forme, de toute grandeur, depuis la basse et vermoulue campanule romane de Saint-Denys-du-Pas, carcer Glaucini[37], jusqu'aux fines aiguilles de Saint-Pierre-aux-Bœufs et de Saint-Landry. Derrière Notre-Dame se déroulaient, au nord, le cloître avec ses galeries gothiques; au sud, le palais demi-roman de l'évêque; au levant, la pointe déserte du Terrain. Dans cet entassement de maisons l'œil distinguait encore, à ces hautes mitres de pierre percées à jour qui couronnaient alors sur le toit même les fenêtres les plus élevées des palais, l'Hôtel donné par la ville, sous Charles VI, à Juvénal des Ursins; un peu plus loin, les baraques goudronnées du Marché-Palus; ailleurs encore l'abside neuve de Saint-Germain-le-Vieux, rallongée en 1458 avec un bout de la rue aux Febves; et puis, par places, un carrefour encombré de peuple, un pilori dressé à un coin de rue, un beau morceau de pavé de Philippe-Auguste, magnifique dallage rayé pour les pieds des chevaux au milieu de la voie et si mal remplacé au seizième siècle par le misérable cailloutage dit pavé de la Ligue, une arrière-cour déserte avec une de ces diaphanes tourelles de l'escalier comme on en faisait au quinzième siècle, comme on en voit encore une rue des Bourdonnais.Enfin, à droite de la Sainte-Chapelle, vers le couchant, le Palais de Justice asseyait au bord de l'eau son groupe de tours.Les futaies des jardins du roi, qui couvraient la pointe occidentale de la Cité, masquaient l'îlot du passeur.Quant à l'eau, du haut des tours de Notre-Dame, on ne la voyait guère des deux côtés de la Cité.La Seine disparaissait sous les ponts, les ponts sous les maisons.

Et quand le regard passait ces ponts, dont les toits verdissaient à l'œil, moisis avant l'âge par les vapeurs de l'eau, s'il se dirigeait à gauche vers l'Université, le premier édifice qui le frappait, c'était une grosse et basse gerbe de tours, le Petit-Châtelet, dont le porche béant dévorait le bout du Petit-Pont, puis, si votre vue parcourait la vue du levant au couchant, de la Tournelle à la tour de Nesle c'était un long cordon de maisons à solives sculptées, à vitres de couleur, surplombant d'étage en étage sur le pavé un interminable zigzag de pignons bourgeois, coupé fréquemment par la bouche d'une rue, et de temps en temps aussi par la face ou par le coude d'un grand hôtel de pierre, se carrant à son aise, cours et jardins, ailes et corps de logis, parmi cette populace de maisons serrées et étriquées, comme un grand seigneur dans un tas de manants, il y avait cinq ou six de ces hôtels sur le quai, depuis le logis de Lorraine qui partageait avec les Bernardins le grand enclos voisin de la Tournelle, jusqu'à l'hôtel de Nesle, dont la tour principale bornait Paris, et dont les toits pointus étaient en possession pendant trois mois de l'année d'échancrer de leurs triangles noirs le disque écarlate du soleil couchant.

Ce côté de la Seine du reste était le moins marchand des deux, les écoliers y faisaient plus de bruit et de foule que les artisans, et il n'y avait, à proprement parler, de quai que du pont Saint-Michel à la tour de Nesle.Le reste du bord de la Seine était tantôt une grève nue, comme au delà des Bernardins, tantôt un entassement de maisons qui avaient le pied dans l'eau, comme entre les deux ponts.Il y avait grand vacarme de blanchisseuses, elles criaient, parlaient, chantaient du matin au soir le long du bord, et y battaient fort le linge, comme de nos jours.Ce n'est pas la moindre gaieté de Paris.

L'Université faisait un bloc à l'œil.D'un bout à l'autre c'était un tout homogène et compact.Ces mille toits, drus, anguleux, adhérents, composés presque tous du même élément géométrique, offraient, vus de haut, l'aspect d'une cristallisation de la même substance.Le capricieux ravin des rues ne coupait pas ce pâté de maisons en tranches trop disproportionnées.Les quarante-deux collèges y étaient disséminés d'une manière assez égale, et il y en avait partout; les faîtes variés et amusants de ces beaux édifices étaient le produit du même art que les simples toits qu'ils dépassaient, et n'étaient en définitive qu'une multiplication au carré ou au cube de la même figure géométrique, ils compliquaient donc l'ensemble sans le troubler, le complétaient sans le charger.La géométrie est une harmonie.Quelques beaux hôtels faisaient aussi çà et là de magnifiques saillies sur les greniers pittoresques de la rive gauche, le logis de Nevers, le logis de Rome, le logis de Reims qui ont disparu; l'hôtel de Cluny, qui subsiste encore pour la consolation de l'artiste, et dont on a si bêtement découronné la tour il y a quelques années.Près de Cluny, ce palais romain, à belles arches cintrées, c'étaient les Thermes de Julien.Il y avait aussi force abbayes d'une beauté plus dévote, d'une grandeur plus grave que les hôtels, mais non moins belles, non moins grandes.Celles qui éveillaient d'abord l'œil, c'étaient les Bernardins avec leurs trois clochers; Sainte-Geneviève, dont la tour carrée, qui existe encore, fait tant regretter le reste; la Sorbonne, moitié collège, moitié monastère dont il survit une si admirable nef, le beau cloître quadrilatéral des Mathurins; son voisin le cloître de Saint-Benoît, dans les murs duquel on a eu le temps de bâcler un théâtre entre la septième et la huitième édition de ce livre; les Cordeliers, avec leurs trois énormes pignons juxtaposés; les Augustins, dont la gracieuse aiguille faisait, après la tour de Nesle, la deuxième dentelure de ce côté de Paris, à partir de l'occident.Les collèges, qui sont en effet l'anneau intermédiaire du cloître au monde, tenaient le milieu dans la série monumentale entre les hôtels et les abbayes, avec une sévérité pleine d'élégance, une sculpture moins évaporée que les palais, une architecture moins sérieuse que les couvents.Il ne reste malheureusement presque rien de ces monuments où l'art gothique entrecoupait avec tant de précision la richesse et l'économie.Les églises (et elles étaient nombreuses et splendides dans l'Université, et elles s'échelonnaient là aussi dans tous les âges de l'architecture depuis les pleins cintres de Saint-Julien jusqu'aux ogives de Saint-Séverin), les églises dominaient le tout, et, comme une harmonie de plus dans cette masse d'harmonie, elles perçaient à chaque instant la découpure multiple des pignons de flèches tailladées, de clochers à jour, d'aiguilles déliées dont la ligne n'était aussi qu'une magnifique exagération de l'angle aigu des toits.

Le sol de l'Université était montueux. La montagne Sainte-Geneviève y faisait au sud-est une ampoule énorme, et c'était une chose à voir du haut de Notre-Dame que cette foule de rues étroites et tortues (aujourd'hui le pays latin), ces grappes de maisons qui, répandues en tous sens du sommet de cette éminence, se précipitaient en désordre et presque à pic sur ses flancs jusqu'au bord de l'eau, ayant l'air, les unes de tomber, les autres de regrimper, toutes de se retenir les unes aux autres.Un flux continuel de mille points noirs qui s'entrecroisaient sur le pavé faisait tout remuer aux yeux.C'était le peuple, vu ainsi de haut et de loin.

Enfin, dans les intervalles de ces toits, de ces flèches, de ces accidents d'édifices sans nombre qui pliaient, tordaient et dentelaient d'une manière si bizarre la ligne extrême de l'Université, on entrevoyait, d'espace en espace, un gros pan de mur moussu, une épaisse tour ronde, une porte de ville crénelée, figurant la forteresse: c'était la clôture de Philippe-Auguste. Au delà verdoyaient les prés, au delà s'enfuyaient les routes, le long desquelles traînaient encore quelques maisons de faubourg, d'autant plus rares qu'elles s'éloignaient plus. Quelques-uns de ces faubourgs avaient de l'importance. C'était d'abord, à partir de la Tournelle, le bourg Saint-Victor, avec son pont d'une arche sur la Bièvre, son abbaye, où on lisait l'épitaphe de Louis le Gros, epitaphium Ludovici Grossi, et son église à flèche octogone flanquée de quatre clochetons du onzième siècle (on en peut voir une pareille à Étampes; elle n'est pas encore abattue); puis le bourg Saint-Marceau, qui avait déjà trois églises et un couvent.Puis, en laissant à gauche le moulin des Gobelins et ses quatre murs blancs, c'était le faubourg Saint-Jacques avec la belle croix sculptée de son carrefour, l'église de Saint-Jacques du Haut-Pas, qui était alors gothique, pointue et charmante, Saint-Magloire, belle nef du quatorzième siècle, dont Napoléon fit un grenier à foin, Notre-Dame-des-Champs où il y avait des mosaïques byzantines.Enfin, après avoir laissé en plein champ le monastère des Chartreux, riche édifice contemporain du Palais de Justice, avec ses petits jardins à compartiments et les ruines mal hantées de Vauvert, l'œil tombait à l'occident sur les trois aiguilles romanes de Saint-Germain-des-Prés.Le bourg Saint-Germain, déjà une grosse commune, faisait quinze ou vingt rues derrière.Le clocher aigu de Saint-Sulpice marquait un des coins du bourg.Tout à côté on distinguait l'enceinte quadrilatérale de la foire Saint-Germain, où est aujourd'hui le marché; puis le pilori de l'abbé, jolie petite tour ronde bien coiffée d'un cône de plomb.La tuilerie était plus loin, et la rue du Four, qui menait au four banal, et le moulin sur sa butte, et la maladrerie, maisonnette isolée et mal vue.Mais ce qui attirait surtout le regard, et le fixait longtemps sur ce point, c'était l'abbaye elle-même.Il est certain que ce monastère, qui avait une grande mine et comme église et comme seigneurie, ce palais abbatial, où les évêques de Paris s'estimaient heureux de coucher une nuit, ce réfectoire auquel l'architecte avait donné l'air, la beauté et la splendide rosace d'une cathédrale, cette élégante chapelle de la Vierge, ce dortoir monumental, ces vastes jardins, cette herse, ce pont-levis, cette enveloppe de créneaux qui entaillait aux yeux la verdure des prés d'alentour, ces cours où reluisaient des hommes d'armes mêlés à des chapes d'or, le tout groupé et rallié autour des trois hautes flèches à plein cintre bien assises sur une abside gothique, faisaient une magnifique figure à l'horizon.

Quand enfin, après avoir longtemps considéré l'Université, vous vous tourniez vers la rive droite, vers la Ville, le spectacle changeait brusquement de caractère.La Ville, en effet, beaucoup plus grande que l'Université, était aussi moins une.Au premier aspect, on la voyait se diviser en plusieurs masses singulièrement distinctes.D'abord, au levant, dans cette partie de la Ville qui reçoit encore aujourd'hui son nom du marais où Camulogène embourba César, c'était un entassement de palais.Le pâté venait jusqu'au bord de l'eau.Quatre hôtels presque adhérents, Jouy, Sens, Barbeau, le logis de la Reine, miraient dans la Seine leurs combles d'ardoise coupés de sveltes tourelles.Ces quatre édifices emplissaient l'espace de la rue des Nonaindières à l'abbaye des Célestins, dont l'aiguille relevait gracieusement leur ligne de pignons et de créneaux.Quelques masures verdâtres penchées sur l'eau devant ces somptueux hôtels n'empêchaient pas de voir les beaux angles de leurs façades, leurs larges fenêtres carrées à croisées de pierre, leurs porches ogives surchargés de statues, les vives arêtes de leurs murs toujours nettement coupés, et tous ces charmants hasards d'architecture qui font que l'art gothique a l'air de recommencer ses combinaisons à chaque monument.Derrière ces palais, courait dans toutes les directions, tantôt refendue, palissadée et crénelée comme une citadelle, tantôt voilée de grands arbres comme une chartreuse, l'enceinte immense et multiforme de ce miraculeux hôtel de Saint-Pol, où le roi de France avait de quoi loger superbement vingt-deux princes de la qualité du Dauphin et du duc de Bourgogne avec leurs domestiques et leurs suites, sans compter les grands seigneurs, et l'empereur quand il venait voir Paris, et les lions, qui avaient leur hôtel à part dans l'hôtel royal.Disons ici qu'un appartement de prince ne se composait pas alors de moins de onze salles, depuis la chambre de parade jusqu'au priez-Dieu, sans parler des galeries, des bains, des étuves et autres «lieux superflus» dont chaque appartement était pourvu; sans parler des jardins particuliers de chaque hôte du roi; sans parler des cuisines, des celliers, des offices, des réfectoires généraux de la maison; des basses-cours où il y avait vingt-deux laboratoires généraux depuis la fourille jusqu'à l'échansonnerie; des jeux de mille sortes, le mail, la paume, la bague; des volières, des poissonneries, des ménageries, des écuries, des étables; des bibliothèques, des arsenaux et des fonderies.Voilà ce que c'était alors qu'un palais de roi, un Louvre, un hôtel Saint-Pol.Une cité dans la cité.

De la tour où nous nous sommes placés, l'hôtel Saint-Pol, presque à demi caché par les quatre grands logis dont nous venons de parler, était encore fort considérable et fort merveilleux à voir.On y distinguait très bien, quoique habilement soudés au bâtiment principal par de longues galeries à vitraux et à colonnettes, les trois hôtels que Charles V avait amalgamés à son palais, l'hôtel du Petit-Muce, avec la balustrade en dentelle qui ourlait gracieusement son toit; l'hôtel de l'abbé de Saint-Maur, ayant le relief d'un château fort, une grosse tour, des mâchicoulis, des meurtrières, des moineaux de fer, et sur la large porte saxonne l'écusson de l'abbé entre les deux entailles du pont-levis; l'hôtel du comte d'Étampes dont le donjon ruiné à son sommet s'arrondissait aux yeux, ébréché comme une crête de coq; çà et là, trois ou quatre vieux chênes faisant touffe ensemble comme d'énormes choux-fleurs, des ébats de cygnes dans les claires eaux des viviers, toutes plissées d'ombre et de lumière; force cours dont on voyait des bouts pittoresques; l'hôtel des Lions avec ses ogives basses sur de courts piliers saxons, ses herses de fer et son rugissement perpétuel; tout à travers cet ensemble la flèche écaillée de l'Ave Maria; à gauche, le logis du prévôt de Paris flanqué de quatre tourelles finement évidées; au milieu, au fond, l'hôtel Saint-Pol proprement dit avec ses façades multipliées, ses enrichissements successifs depuis Charles V, les excroissances hybrides dont la fantaisie des architectes l'avait chargé depuis deux siècles, avec toutes les absides de ses chapelles, tous les pignons de ses galeries, mille girouettes aux quatre vents, et ses deux hautes tours contiguës dont le toit conique, entouré de créneaux à sa base, avait l'air de ces chapeaux pointus dont le bord est relevé.

En continuant de monter les étages de cet amphithéâtre de palais développé au loin sur le sol, après avoir franchi un ravin profond creusé dans les toits de la Ville, lequel marquait le passage de la rue Saint-Antoine, l'œil, et nous nous bornons toujours aux principaux monuments, arrivait au logis d'Angoulême, vaste construction de plusieurs époques où il y avait des parties toutes neuves et très blanches, qui ne se fondaient guère mieux dans l'ensemble qu'une pièce rouge à un pourpoint bleu.Cependant le toit singulièrement aigu et élevé du palais moderne, hérissé de gouttières ciselées, couvert de lames de plomb où se roulaient en mille arabesques fantasques d'étincelantes incrustations de cuivre doré, ce toit si curieusement damasquiné s'élançait avec grâce du milieu des brunes ruines de l'ancien édifice, dont les vieilles grosses tours, bombées par l'âge comme des futailles s'affaissant sur elles-mêmes de vétusté et se déchirant du haut en bas, ressemblaient à de gros ventres déboutonnés.Derrière, s'élevait la forêt d'aiguilles du palais des Tournelles.Pas de coup d'œil au monde, ni à Chambord, ni à l'Alhambra, plus magique, plus aérien, plus prestigieux que cette futaie de flèches, de clochetons, de cheminées, de girouettes, de spirales, de vis, de lanternes trouées par le jour qui semblaient frappées à l'emporte-pièce, de pavillons, de tourelles en fuseaux, ou, comme on disait alors, de tournelles, toutes diverses de formes, de hauteur et d'attitude.On eût dit un gigantesque échiquier de pierre.

À droite des Tournelles, cette botte d'énormes tours d'un noir d'encre, entrant les unes dans les autres, et ficelées pour ainsi dire par un fossé circulaire, ce donjon beaucoup plus percé de meurtrières que de fenêtres, ce pont-levis toujours dressé, cette herse toujours tombée, c'est la Bastille.Ces espèces de becs noirs qui sortent d'entre les créneaux, et que vous prenez de loin pour des gouttières, ce sont des canons.

Sous leur boulet, au pied du formidable édifice, voici la porte Saint-Antoine, enfouie entre ses deux tours.

Au delà des Tournelles, jusqu'à la muraille de Charles V, se déroulait avec de riches compartiments de verdure et de fleurs un tapis velouté de cultures et de parcs royaux, au milieu desquels on reconnaissait, à son labyrinthe d'arbres et d'allées, le fameux jardin Dédalus que Louis XI avait donné à Coictier.L'observatoire du docteur s'élevait au-dessus du dédale comme une grosse colonne isolée ayant une maisonnette pour chapiteau, il s'est fait dans cette officine de terribles astrologies.

Là est aujourd'hui la place Royale.

Comme nous venons de le dire, le quartier de palais dont nous avons tâché de donner quelque idée au lecteur, en n'indiquant néanmoins que les sommités, emplissait l'angle que l'enceinte de Charles V faisait avec la Seine à l'orient. Le centre de la Ville était occupé par un monceau de maisons à peuple. C'était là en effet que se dégorgeaient les trois ponts de la Cité sur la rive droite, et les ponts font des maisons avant des palais. Cet amas d'habitations bourgeoises, pressées comme les alvéoles dans la ruche, avait sa beauté. Il en est des toits d'une capitale comme des vagues d'une mer, cela est grand. D'abord les rues, croisées et brouillées, faisaient dans le bloc cent figures amusantes. Autour des Halles, c'était comme une étoile à mille raies. Les rues Saint-Denis et Saint-Martin, avec leurs innombrables ramifications, montaient l'une après l'autre comme deux gros arbres qui mêlent leurs branches. Et puis, des lignes tortues, les rues de la Plâtrerie, de la Verrerie, de la Tixeranderie, etc., serpentaient sur le tout. Il y avait aussi de beaux édifices qui perçaient l'ondulation pétrifiée de cette mer de pignons. C'était, à la tête du Pont-aux-Changeurs derrière lequel on voyait mousser la Seine sous les roues du Pont-aux-Meuniers, c'était le Châtelet, non plus tour romaine comme sous Julien l'Apostat, mais tour féodale du treizième siècle, et d'une pierre si dure que le pic en trois heures n'en levait pas l'épaisseur du poing. C'était le riche clocher carré de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, avec ses angles tout émoussés de sculptures, déjà admirable, quoiqu'il ne fût pas achevé au quinzième siècle. Il lui manquait en particulier ces quatre monstres qui, aujourd'hui encore, perchés aux encoignures de son toit, ont l'air de quatre sphinx qui donnent à deviner au nouveau Paris l'énigme de l'ancien; Rault, le sculpteur, ne les posa qu'en 1526, et il eut vingt francs pour sa peine. C'était la Maison-aux-Piliers, ouverte sur cette place de Grève dont nous avons donné quelque idée au lecteur. C'était Saint-Gervais, qu'un portail de bon goût a gâté depuis; Saint-Méry dont les vieilles ogives étaient presque encore des pleins cintres; Saint-Jean dont la magnifique aiguille était proverbiale; c'étaient vingt autres monuments qui ne dédaignaient pas d'enfouir leurs merveilles dans ce chaos de rues noires, étroites et profondes. Ajoutez les croix de pierre sculptées plus prodiguées encore dans les carrefours que les gibets; le cimetière des Innocents dont on apercevait au loin par-dessus les toits l'enceinte architecturale; le pilori des Halles, dont on voyait le faîte entre deux cheminées de la rue de la Cossonnerie; l'échelle de la Croix-du-Trahoir dans son carrefour toujours noir de peuple; les masures circulaires de la Halle au blé; les tronçons de l'ancienne clôture de Philippe-Auguste qu'on distinguait çà et là, noyés dans les maisons, tours rongées de lierre, portes ruinées, pans de murs croulants et déformés; le quai avec ses mille boutiques et ses écorcheries saignantes; la Seine chargée de bateaux du Port-au-Foin au For-l'Évêque; et vous aurez une image confuse de ce qu'était en 1482 le trapèze central de la Ville.

Avec ces deux quartiers, l'un d'hôtels, l'autre de maisons, le troisième élément de l'aspect qu'offrait la Ville, c'était une longue zone d'abbayes qui la bordait dans presque tout son pourtour, du levant au couchant, et en arrière de l'enceinte de fortifications qui fermait Paris lui faisait une seconde enceinte intérieure de couvents et de chapelles.Ainsi, immédiatement à côté du parc des Tournelles, entre la rue Saint-Antoine et la vieille rue du Temple, il y avait Sainte-Catherine avec son immense culture, qui n'était bornée que par la muraille de Paris.Entre la vieille et la nouvelle rue du Temple, il y avait le Temple, sinistre faisceau de tours, haut, debout et isolé au milieu d'un vaste enclos crénelé.Entre la rue Neuve-du-Temple et la rue Saint-Martin, c'était l'abbaye de Saint-Martin, au milieu de ses jardins, superbe église fortifiée, dont la ceinture de tours, dont la tiare de clochers, ne le cédaient en force et en splendeur qu'à Saint-Germain-des-Prés.Entre les deux rues Saint-Martin et Saint-Denis, se développait l'enclos de la Trinité.Enfin, entre la rue Saint-Denis et la rue Montorgueil, les Filles-Dieu.À côté, on distinguait les toits pourris et l'enceinte dépavée de la Cour des Miracles.C'était le seul anneau profane qui se mêlât à cette dévote chaîne de couvents.

Enfin, le quatrième compartiment qui se dessinait de lui-même dans l'agglomération des toits de la rive droite, et qui occupait l'angle occidental de la clôture et le bord de l'eau en aval, c'était un nouveau nœud de palais et d'hôtels serrés aux pieds du Louvre.Le vieux Louvre de Philippe-Auguste, cet édifice démesuré dont la grosse tour ralliait vingt-trois maîtresses tours autour d'elle, sans compter les tourelles, semblait de loin enchâssé dans les combles gothiques de l'hôtel d'Alençon et du Petit-Bourbon.Cette hydre de tours, gardienne géante de Paris, avec ses vingt-quatre têtes toujours dressées, avec ses croupes monstrueuses, plombées ou écaillées d'ardoises, et toutes ruisselantes de reflets métalliques, terminait d'une manière surprenante la configuration de la Ville au couchant.

Ainsi, un immense pâté, ce que les Romains appelaient insula, de maisons bourgeoises, flanqué à droite et à gauche de deux blocs de palais couronnés l'un par le Louvre, l'autre par les Tournelles, bordé au nord d'une longue ceinture d'abbayes et d'enclos cultivés, le tout amalgamé et fondu au regard; sur ces mille édifices, dont les toits de tuiles et d'ardoises découpaient les uns sur les autres tant de chaînes bizarres, les clochers tatoués, gaufrés et guillochés des quarante-quatre églises de la rive droite; des myriades de rues au travers; pour limite d'un côté une clôture de hautes murailles à tours carrées (celle de l'Université était à tours rondes); de l'autre, la Seine coupée de ponts et charriant force bateaux: voilà la Ville au quinzième siècle.

Au delà des murailles, quelques faubourgs se pressaient aux portes, mais moins nombreux et plus épars que ceux de l'Université.C'étaient, derrière la Bastille, vingt masures pelotonnées autour des curieuses sculptures de la Croix-Faubin et des arcs-boutants de l'abbaye Saint-Antoine des Champs; puis Popincourt, perdu dans les blés; puis la Courtille, joyeux village de cabarets; le bourg Saint-Laurent avec son église dont le clocher de loin semblait s'ajouter aux tours pointues de la porte Saint-Martin; le faubourg Saint-Denis avec le vaste enclos de Saint-Ladre; hors de la porte Montmartre, la Grange-Batelière ceinte de murailles blanches; derrière elle, avec ses pentes de craie, Montmartre qui avait alors presque autant d'églises que de moulins, et qui n'a gardé que les moulins, car la société ne demande plus maintenant que le pain du corps.Enfin, au delà du Louvre on voyait s'allonger dans les prés le faubourg Saint-Honoré, déjà fort considérable alors, et verdoyer la Petite-Bretagne, et se dérouler le Marché-aux-Pourceaux, au centre duquel s'arrondissait l'horrible fourneau à bouillir les faux-monnayeurs.Entre la Courtille et Saint-Laurent votre œil avait déjà remarqué au couronnement d'une hauteur accroupie sur des plaines désertes une espèce d'édifice qui ressemblait de loin à une colonnade en ruine debout sur un soubassement déchaussé.Ce n'était ni un Parthénon, ni un temple de Jupiter Olympien.C'était Montfaucon.

Maintenant, si le dénombrement de tant d'édifices, quelque sommaire que nous l'ayons voulu faire, n'a pas pulvérisé, à mesure que nous la construisions, dans l'esprit du lecteur, l'image générale du vieux Paris, nous la résumerons en quelques mots.Au centre, l'île de la Cité, ressemblant par sa forme à une énorme tortue et faisant sortir ses ponts écaillés de tuiles comme des pattes, de dessous sa grise carapace de toits.À gauche, le trapèze monolithe, ferme, dense, serré, hérissé, de l'Université.À droite, le vaste demi-cercle de la Ville beaucoup plus mêlé de jardins et de monuments.Les trois blocs, Cité, Université, Ville, marbrés de rues sans nombre.Tout au travers, la Seine, la «nourricière Seine», comme dit le père Du Breul, obstruée d'îles, de ponts et de bateaux.Tout autour, une plaine immense, rapiécée de mille sortes de cultures, semée de beaux villages; à gauche, Issy, Vanvres, Vaugirard, Montrouge, Gentilly avec sa tour ronde et sa tour carrée, etc.; à droite, vingt autres depuis Conflans jusqu'à la Ville-l'Évêque.À l'horizon, un ourlet de collines disposées en cercle comme le rebord du bassin.Enfin, au loin, à l'orient, Vincennes et ses sept tours quadrangulaires; au sud, Bicêtre et ses tourelles pointues; au septentrion, Saint-Denis et son aiguille; à l'occident, Saint-Cloud et son donjon.Voilà le Paris que voyaient du haut des tours de Notre-Dame les corbeaux qui vivaient en 1482.

C'est pourtant de cette ville que Voltaire a dit qu'avant Louis XIV elle ne possédait que quatre beaux monuments[38]: le dôme de la Sorbonne, le Val-de-Grâce, le Louvre moderne, et je ne sais plus le quatrième, le Luxembourg peut-être. Heureusement Voltaire n'en a pas moins fait Candide, et n'en est pas moins de tous les hommes qui se sont succédé dans la longue série de l'humanité celui qui a le mieux eu le rire diabolique. Cela prouve d'ailleurs qu'on peut être un beau génie et ne rien comprendre à un art dont on n'est pas. Molière ne croyait-il pas faire beaucoup d'honneur à Raphaël et à Michel-Ange en les appelant ces Mignards de leur âge[39]?

Revenons à Paris et au quinzième siècle.

Ce n'était pas alors seulement une belle ville; c'était une ville homogène, un produit architectural et historique du moyen âge, une chronique de pierre.C'était une cité formée de deux couches seulement, la couche romane et la couche gothique, car la couche romaine avait disparu depuis longtemps, excepté aux Thermes de Julien où elle perçait encore la croûte épaisse du moyen âge.Quant à la couche celtique, on n'en trouvait même plus d'échantillons en creusant des puits.

Cinquante ans plus tard, lorsque la renaissance vint mêler à cette unité si sévère et pourtant si variée le luxe éblouissant de ses fantaisies et de ses systèmes, ses débauches de pleins cintres romains, de colonnes grecques et de surbaissements gothiques, sa sculpture si tendre et si idéale, son goût particulier d'arabesques et d'acanthes, son paganisme architectural contemporain de Luther, Paris fut peut-être plus beau encore, quoique moins harmonieux à l'œil et à la pensée.Mais ce splendide moment dura peu.La renaissance ne fut pas impartiale; elle ne se contenta pas d'édifier, elle voulut jeter bas.Il est vrai qu'elle avait besoin de place.Aussi le Paris gothique ne fut-il complet qu'une minute.On achevait à peine Saint-Jacques-de-la-Boucherie qu'on commençait la démolition du vieux Louvre.

Depuis, la grande ville a été se déformant de jour en jour.Le Paris gothique sous lequel s'effaçait le Paris roman s'est effacé à son tour.Mais peut-on dire quel Paris l'a remplacé?

Il y a le Paris de Catherine de Médicis, aux Tuileries[40], le Paris de Henri II, à l'Hôtel de Ville, deux édifices encore d'un grand goût; le Paris de Henri IV, à la place Royale: façades de briques à coins de pierre et à toits d'ardoise, des maisons tricolores; le Paris de Louis XIII, au Val-de-Grâce: une architecture écrasée et trapue, des voûtes en anses de panier, je ne sais quoi de ventru dans la colonne et de bossu dans le dôme; le Paris de Louis XIV, aux Invalides: grand, riche, doré et froid; le Paris de Louis XV, à Saint-Sulpice: des volutes, des nœuds de rubans, des nuages, des vermicelles et des chicorées, le tout en pierre; le Paris de Louis XVI, au Panthéon: Saint-Pierre de Rome mal copié (l'édifice s'est tassé gauchement, ce qui n'en a pas raccommodé les lignes); le Paris de la République, à l'École de médecine: un pauvre goût grec et romain qui ressemble au Colisée ou au Parthénon comme la constitution de l'an III aux lois de Minos, on l'appelle en architecture le goût messidor; le Paris de Napoléon, à la place Vendôme: celui-là est sublime, une colonne de bronze faite avec des canons; le Paris de la Restauration, à la Bourse: une colonnade fort blanche supportant une frise fort lisse, le tout est carré et a coûté vingt millions.

À chacun de ces monuments caractéristiques se rattache par une similitude de goût, de façon et d'attitude, une certaine quantité de maisons éparses dans divers quartiers et que l'œil du connaisseur distingue et date aisément.Quand on sait voir, on retrouve l'esprit d'un siècle et la physionomie d'un roi jusque dans un marteau de porte.

Le Paris actuel n'a donc aucune physionomie générale.C'est une collection d'échantillons de plusieurs siècles, et les plus beaux ont disparu.La capitale ne s'accroît qu'en maisons, et quelles maisons!Du train dont va Paris, il se renouvellera tous les cinquante ans.Aussi la signification historique de son architecture s'efface-t-elle tous les jours.Les monuments y deviennent de plus en plus rares, et il semble qu'on les voie s'engloutir peu à peu, noyés dans les maisons.Nos pères avaient un Paris de pierre; nos fils auront un Paris de plâtre.

Quant aux monuments modernes du Paris neuf, nous nous dispenserons volontiers d'en parler.Ce n'est pas que nous ne les admirions comme il convient.La Sainte-Geneviève de M.Soufflot est certainement le plus beau gâteau de Savoie qu'on ait jamais fait en pierre.Le palais de la Légion d'honneur est aussi un morceau de pâtisserie fort distingué.Le dôme de la Halle au blé est une casquette de jockey anglais sur une grande échelle.Les tours Saint-Sulpice sont deux grosses clarinettes, et c'est une forme comme une autre; le télégraphe, tortu et grimaçant, fait un aimable accident sur leur toiture.Saint-Roch a un portail qui n'est comparable pour la magnificence qu'à Saint-Thomas d'Aquin.Il a aussi un calvaire en ronde-bosse dans une cave et un soleil de bois doré.Ce sont là des choses tout à fait merveilleuses.La lanterne du labyrinthe du Jardin des Plantes est aussi fort ingénieuse.Quant au palais de la Bourse, qui est grec par sa colonnade, romain par le plein cintre de ses portes et fenêtres, de la renaissance par sa grande voûte surbaissée, c'est indubitablement un monument très correct et très pur.La preuve, c'est qu'il est couronné d'un attique comme on n'en voyait pas à Athènes, belle ligne droite, gracieusement coupée çà et là par des tuyaux de poêle.Ajoutons que, s'il est de règle que l'architecture d'un édifice soit adaptée à sa destination de telle façon que cette destination se dénonce d'elle-même au seul aspect de l'édifice, on ne saurait trop s'émerveiller d'un monument qui peut être indifféremment un palais de roi, une chambre des communes, un hôtel de ville, un collège, un manège, une académie, un entrepôt, un tribunal, un musée, une caserne, un sépulcre, un temple, un théâtre.En attendant, c'est une Bourse.Un monument doit en outre être approprié au climat.Celui-ci est évidemment construit exprès pour notre ciel froid et pluvieux.Il a un toit presque plat comme en Orient, ce qui fait que l'hiver, quand il neige, on balaye le toit, et il est certain qu'un toit est fait pour être balayé.Quant à cette destination dont nous parlions tout à l'heure, il la remplit à merveille; il est Bourse en France, comme il eût été temple en Grèce.Il est vrai que l'architecte a eu assez de peine à cacher le cadran de l'horloge qui eût détruit la pureté des belles lignes de la façade; mais en revanche on a cette colonnade qui circule autour du monument, et sous laquelle, dans les grands jours de solennité religieuse, peut se développer majestueusement la théorie des agents de change et des courtiers de commerce.

Ce sont là sans aucun doute de très superbes monuments.Joignons-y force belles rues, amusantes et variées comme la rue de Rivoli, et je ne désespère pas que Paris vu à vol de ballon ne présente un jour aux yeux cette richesse de lignes, cette opulence de détails, cette diversité d'aspects, ce je ne sais quoi de grandiose dans le simple et d'inattendu dans le beau qui caractérise un damier.

Toutefois, si admirable que vous semble le Paris d'à présent, refaites le Paris du quinzième siècle, reconstruisez-le dans votre pensée, regardez le jour à travers cette haie surprenante d'aiguilles, de tours et de clochers, répandez au milieu de l'immense ville, déchirez à la pointe des îles, plissez aux arches des ponts la Seine avec ses larges flaques vertes et jaunes, plus changeante qu'une robe de serpent, détachez nettement sur un horizon d'azur le profil gothique de ce vieux Paris, faites-en flotter le contour dans une brume d'hiver qui s'accroche à ses nombreuses cheminées; noyez-le dans une nuit profonde, et regardez le jeu bizarre des ténèbres et des lumières dans ce sombre labyrinthe d'édifices; jetez-y un rayon de lune qui le dessine vaguement, et fasse sortir du brouillard les grandes têtes des tours; ou reprenez cette noire silhouette, ravivez d'ombre les mille angles aigus des flèches et des pignons, et faites-la saillir, plus dentelée qu'une mâchoire de requin, sur le ciel de cuivre du couchant.—Et puis, comparez.

Et si vous voulez recevoir de la vieille ville une impression que la moderne ne saurait plus vous donner, montez, un matin de grande fête, au soleil levant de Pâques ou de la Pentecôte, montez sur quelque point élevé d'où vous dominiez la capitale entière, et assistez à l'éveil des carillons.Voyez à un signal parti du ciel, car c'est le soleil qui le donne, ces mille églises tressaillir à la fois.Ce sont d'abord des tintements épars, allant d'une église à l'autre, comme lorsque des musiciens s'avertissent qu'on va commencer; puis tout à coup voyez, car il semble qu'en certains instants l'oreille aussi a sa vue, voyez s'élever au même moment de chaque clocher comme une colonne de bruit, comme une fumée d'harmonie.D'abord, la vibration de chaque cloche monte droite, pure et pour ainsi dire isolée des autres, dans le ciel splendide du matin.Puis, peu à peu, en grossissant elles se fondent, elles se mêlent, elles s'effacent l'une dans l'autre, elles s'amalgament dans un magnifique concert.Ce n'est plus qu'une masse de vibrations sonores qui se dégage sans cesse des innombrables clochers, qui flotte, ondule, bondit, tourbillonne sur la ville, et prolonge bien au delà de l'horizon le cercle assourdissant de ses oscillations.Cependant cette mer d'harmonie n'est point un chaos.Si grosse et si profonde qu'elle soit, elle n'a point perdu sa transparence.Vous y voyez serpenter à part chaque groupe de notes qui s'échappe des sonneries; vous y pouvez suivre le dialogue, tour à tour grave et criard, de la crécelle et du bourdon; vous y voyez sauter les octaves d'un clocher à l'autre; vous les regardez s'élancer ailées, légères et sifflantes de la cloche d'argent, tomber cassées et boiteuses de la cloche de bois; vous admirez au milieu d'elles la riche gamme qui descend et remonte sans cesse les sept cloches de Saint-Eustache; vous voyez courir tout au travers des notes claires et rapides qui font trois ou quatre zigzags lumineux et s'évanouissent comme des éclairs.Là-bas, c'est l'abbaye Saint-Martin, chanteuse aigre et fêlée; ici, la voix sinistre et bourrue de la Bastille; à l'autre bout, la grosse Tour du Louvre, avec sa basse-taille.Le royal carillon du Palais jette sans relâche de tous côtés des trilles resplendissants sur lesquels tombent à temps égaux les lourdes couppetées du beffroi de Notre-Dame, qui les font étinceler comme l'enclume sous le marteau.Par intervalles vous voyez passer des sons de toute forme qui viennent de la triple volée de Saint-Germain-des-Prés.Puis encore de temps en temps cette masse de bruits sublimes s'entr'ouvre et donne passage à la strette de l'Ave-Maria qui éclate et pétille comme une aigrette d'étoiles.Au-dessous, au plus profond du concert, vous distinguez confusément le chant intérieur des églises qui transpire à travers les pores vibrants de leurs voûtes.—Certes, c'est là un opéra qui vaut la peine d'être écouté.D'ordinaire, la rumeur qui s'échappe de Paris le jour, c'est la ville qui parle; la nuit, c'est la ville qui respire: ici, c'est la ville qui chante.Prêtez donc l'oreille à ce tutti des clochers, répandez sur l'ensemble le murmure d'un demi-million d'hommes, la plainte éternelle du fleuve, les souffles infinis du vent, le quatuor grave et lointain des quatre forêts disposées sur les collines de l'horizon comme d'immenses buffets d'orgue, éteignez-y ainsi que dans une demi-teinte tout ce que le carillon central aurait de trop rauque et de trop aigu, et dites si vous connaissez au monde quelque chose de plus riche, de plus joyeux, de plus doré, de plus éblouissant que ce tumulte de cloches et de sonneries; que cette fournaise de musique; que ces dix mille voix d'airain chantant à la fois dans des flûtes de pierre hautes de trois cents pieds; que cette cité qui n'est plus qu'un orchestre; que cette symphonie qui fait le bruit d'une tempête.


LIVRE QUATRIÈME

I

LES BONNES ÂMES

Il y avait seize ans à l'époque où se passe cette histoire que, par un beau matin de dimanche de la Quasimodo, une créature vivante avait été déposée après la messe dans l'église de Notre-Dame, sur le bois de lit scellé dans le parvis à main gauche, vis-à-vis ce grand image de saint Christophe que la figure sculptée en pierre de messire Antoine des Essarts, chevalier, regardait à genoux depuis 1413, lorsqu'on s'est avisé de jeter bas et le saint et le fidèle. C'est sur ce bois de lit qu'il était d'usage d'exposer les enfants trouvés à la charité publique. Les prenait là qui voulait. Devant le bois de lit était un bassin de cuivre pour les aumônes.

L'espèce d'être vivant qui gisait sur cette planche le matin de la Quasimodo en l'an du Seigneur 1467 paraissait exciter à un haut degré la curiosité du groupe assez considérable qui s'était amassé autour du bois de lit.Le groupe était formé en grande partie de personnes du beau sexe.Ce n'étaient presque que des vieilles femmes.

Au premier rang et les plus inclinées sur le lit, on en remarquait quatre qu'à leur cagoule grise, sorte de soutane, on devinait attachées à quelque confrérie dévote.Je ne vois point pourquoi l'histoire ne transmettrait pas à la postérité les noms de ces quatre discrètes et vénérables demoiselles.C'étaient Agnès la Herme, Jehanne de la Tarme, Henriette la Gaultière, Gauchère la Violette, toutes quatre veuves, toutes quatre bonnes-femmes de la chapelle Étienne-Haudry, sorties de leur maison, avec la permission de leur maîtresse et conformément aux statuts de Pierre d'Ailly, pour venir entendre le sermon.

Du reste, si ces braves haudriettes observaient pour le moment les statuts de Pierre d'Ailly, elles violaient, certes, à cœur joie, ceux de Michel de Brache et du cardinal de Pise qui leur prescrivaient si inhumainement le silence.

«Qu'est-ce que c'est que cela, ma sœur?disait Agnès Gauchère, en considérant la petite créature exposée qui glapissait et se tordait sur le lit de bois, tout effrayée de tant de regards.

—Qu'est-ce que nous allons devenir, disait Jehanne, si c'est comme cela qu'ils font les enfants à présent?

—Je ne me connais pas en enfants, reprenait Agnès, mais ce doit être un péché de regarder celui-ci.

—Ce n'est pas un enfant, Agnès.

—C'est un singe manqué, observait Gauchère.

—C'est un miracle, reprenait Henriette la Gaultière.

—Alors, remarquait Agnès, c'est le troisième depuis le dimanche du LætareCar il n'y a pas huit jours que nous avons eu le miracle du moqueur de pèlerins puni divinement par Notre-Dame d'Aubervilliers, et c'était le second miracle du mois.

—C'est un vrai monstre d'abomination que ce soi-disant enfant trouvé, reprenait Jehanne.

—Il braille à faire sourd un chantre, poursuivait Gauchère.—Tais-toi donc, petit hurleur!

—Dire que c'est M.de Reims qui envoie cette énormité à M.de Paris!ajoutait la Gaultière en joignant les mains.

—J'imagine, disait Agnès la Herme, que c'est une bête, un animal, le produit d'un juif avec une truie; quelque chose enfin qui n'est pas chrétien et qu'il faut jeter à l'eau ou au feu.

—J'espère bien, reprenait la Gaultière, qu'il ne sera postulé par personne.

—Ah mon Dieu!s'écriait Agnès, ces pauvres nourrices qui sont là dans le logis des enfants trouvés qui fait le bas de la ruelle en descendant la rivière, tout à côté de monseigneur l'évêque, si on allait leur apporter ce petit monstre à allaiter!J'aimerais mieux donner à téter à un vampire.

—Est-elle innocente, cette pauvre la Herme!reprenait Jehanne.Vous ne voyez pas, ma sœur, que ce petit monstre a au moins quatre ans et qu'il aurait moins appétit de votre tétin que d'un tourne-broche.»

En effet, ce n'était pas un nouveau-né que «ce petit monstre».(Nous serions fort empêché nous-même de le qualifier autrement.)C'était une petite masse fort anguleuse et fort remuante, emprisonnée dans un sac de toile imprimé au chiffre de messire Guillaume Chartier, pour lors évêque de Paris, avec une tête qui sortait.Cette tête était chose assez difforme.On n'y voyait qu'une forêt de cheveux roux, un œil, une bouche et des dents.L'œil pleurait, la bouche criait, et les dents ne paraissaient demander qu'à mordre.Le tout se débattait dans le sac, au grand ébahissement de la foule qui grossissait et se renouvelait sans cesse à l'entour.

Dame Aloïse de Gondelaurier, une femme riche et noble qui tenait une jolie fille d'environ six ans à la main et qui traînait un long voile à la corne d'or de sa coiffe, s'arrêta en passant devant le lit, et considéra un moment la malheureuse créature, pendant que sa charmante petite fille Fleur-de-Lys de Gondelaurier, toute vêtue de soie et de velours, épelait avec son joli doigt l'écriteau permanent accroché au bois de lit: ENFANTS TROUVÉS.

«En vérité, dit la dame en se détournant avec dégoût, je croyais qu'on n'exposait ici que des enfants.»

Elle tourna le dos, en jetant dans le bassin un florin d'argent qui retentit parmi les liards et fit ouvrir de grands yeux aux pauvres bonnes-femmes de la chapelle Étienne-Haudry.

Un moment après, le grave et savant Robert Mistricolle, protonotaire du roi, passa avec un énorme missel sous un bras et sa femme sous l'autre (damoiselle Guillemette la Mairesse), ayant de la sorte à ses côtés ses deux régulateurs spirituel et temporel.

«Enfant trouvé!dit-il après avoir examiné l'objet.Trouvé apparemment sur le parapet du fleuve Phlégéto!

—On ne lui voit qu'un œil, observa demoiselle Guillemette.Il a sur l'autre une verrue.

—Ce n'est pas une verrue, reprit maître Robert Mistricolle.C'est un œuf qui renferme un autre démon tout pareil, lequel porte un autre petit œuf qui contient un autre diable, et ainsi de suite.

—Comment savez-vous cela?demanda Guillemette la Mairesse.

—Je le sais pertinemment, répondit le protonotaire.

—Monsieur le protonotaire, demanda Gauchère, que pronostiquez-vous de ce prétendu enfant trouvé?

—Les plus grands malheurs, répondit Mistricolle.

—Ah!mon Dieu!dit une vieille dans l'auditoire, avec cela qu'il y a eu une considérable pestilence l'an passé et qu'on dit que les Anglais vont débarquer en compagnie à Harefleu.

—Cela empêchera peut-être la reine de venir à Paris au mois de septembre, reprit une autre.La marchandise va déjà si mal!

—Je suis d'avis, s'écria Jehanne de la Tarme, qu'il vaudrait mieux pour les manants de Paris que ce petit magicien-là fût couché sur un fagot que sur une planche.

—Un beau fagot flambant!ajouta la vieille.

—Cela serait plus prudent», dit Mistricolle.

Depuis quelques moments un jeune prêtre écoutait le raisonnement des haudriettes et les sentences du protonotaire. C'était une figure sévère, un front large, un regard profond. Il écarta silencieusement la foule, examina le petit magicien, et étendit la main sur lui. Il était temps. Car toutes les dévotes se léchaient déjà les barbes du beau fagot flambant

«J'adopte cet enfant», dit le prêtre.

Il le prit dans sa soutane, et l'emporta.L'assistance le suivit d'un œil effaré.Un moment après, il avait disparu par la Porte-Rouge qui conduisait alors de l'église au cloître.

Quand la première surprise fut passée, Jehanne de la Tarme se pencha à l'oreille de la Gaultière:

«Je vous avais bien dit, ma sœur, que ce jeune clerc monsieur Claude Frollo est un sorcier.»


II

CLAUDE FROLLO

En effet, Claude Frollo n'était pas un personnage vulgaire.

Il appartenait à une de ces familles moyennes qu'on appelait indifféremment dans le langage impertinent du siècle dernier haute bourgeoisie ou petite noblesse. Cette famille avait hérité des frères Paclet le fief de Tirechappe, qui relevait de l'évêque de Paris, et dont les vingt-une maisons avaient été au treizième siècle l'objet de tant de plaidoiries par-devant l'official. Comme possesseur de ce fief Claude Frollo était un des sept vingt-un seigneurs prétendant censive dans Paris et ses faubourgs; et l'on a pu voir longtemps son nom inscrit en cette qualité, entre l'hôtel de Tancarville, appartenant à maître François Le Rez, et le collège de Tours, dans le cartulaire déposé à Saint-Martin-des-Champs.

Claude Frollo avait été destiné dès l'enfance par ses parents à l'état ecclésiastique.On lui avait appris à lire dans du latin.Il avait été élevé à baisser les yeux et à parler bas.Tout enfant, son père l'avait cloîtré au collège de Torchi en l'Université.C'est là qu'il avait grandi, sur le missel et le Lexicon.

C'était d'ailleurs un enfant triste, grave, sérieux, qui étudiait ardemment et apprenait vite. Il ne jetait pas grand cri dans les récréations, se mêlait peu aux bacchanales de la rue du Fouarre, ne savait ce que c'était que dare alapas et capillos laniare[41], et n'avait fait aucune figure dans cette mutinerie de 1463 que les annalistes enregistrent gravement sous le titre de: «Sixième trouble de l'Université». Il lui arrivait rarement de railler les pauvres écoliers de Montagu pour les cappettes dont ils tiraient leur nom, ou les boursiers du Collège de Dormans pour leur tonsure rase et leur surtout tri-parti de drap pers, bleu et violet, azurini coloris et bruni, comme dit la charte du cardinal des Quatre-Couronnes.

En revanche, il était assidu aux grandes et petites écoles de la rue Saint-Jean-de-Beauvais.Le premier écolier que l'abbé de Saint-Pierre de Val, au moment de commencer sa lecture de droit canon, apercevait toujours collé vis-à-vis de sa chaire à un pilier de l'école Saint-Vendregesile, c'était Claude Frollo, armé de son écritoire de corne, mâchant sa plume, griffonnant sur son genou usé, et l'hiver soufflant dans ses doigts.Le premier auditeur que messire Miles d'Isliers, docteur en Décret, voyait arriver chaque lundi matin, tout essoufflé, à l'ouverture des portes de l'école du Chef-Saint-Denis, c'était Claude Frollo.Aussi, à seize ans, le jeune clerc eût pu tenir tête, en théologie mystique à un père de l'église, en théologie canonique à un père des conciles, en théologie scolastique à un docteur de Sorbonne.

La théologie dépassée, il s'était précipité dans le Décret. Du Maître des Sentences, il était tombé aux Capitulaires de Charlemagne. Et successivement il avait dévoré, dans son appétit de science, décrétales sur décrétales, celles de Théodore, évêque d'Hispale, celles de Bouchard, évêque de Worms, celles d'Yves, évêque de Chartres; puis le Décret de Gratien qui succéda aux Capitulaires de Charlemagne; puis le recueil de Grégoire IX; puis l'épître Super specula d'Honorius III. Il se fit claire, il se fit familière cette vaste et tumultueuse période du droit civil et du droit canon en lutte et en travail dans le chaos du moyen âge, période que l'évêque Théodore ouvre en 618 et que ferme en 1227 le pape Grégoire.

Le Décret digéré, il se jeta sur la médecine, et sur les arts libéraux.Il étudia la science des herbes, la science des onguents.Il devint expert aux fièvres et aux contusions, aux navrures et aux apostumes.Jacques d'Espars l'eût reçu médecin physicien, Richard Hellain, médecin chirurgien.Il parcourut également tous les degrés de licence, maîtrise et doctorerie des arts.Il étudia les langues, le latin, le grec, l'hébreu, triple sanctuaire alors bien peu fréquenté.C'était une véritable fièvre d'acquérir et de thésauriser en fait de science.À dix-huit ans, les quatre facultés y avaient passé.Il semblait au jeune homme que la vie avait un but unique: savoir.

Ce fut vers cette époque environ que l'été excessif de 1466 fit éclater cette grande peste qui enleva plus de quarante mille créatures dans la vicomté de Paris, et entre autres, dit Jean de Troyes, «maître Arnoul, astrologien du roi, qui était fort homme de bien, sage et plaisant[42]».Le bruit se répandit dans l'Université que la rue Tirechappe était en particulier dévastée par la maladie.C'est là que résidaient, au milieu de leur fief, les parents de Claude.Le jeune écolier courut fort alarmé à la maison paternelle.Quand il y entra, son père et sa mère étaient morts de la veille.Un tout jeune frère qu'il avait au maillot vivait encore et criait abandonné dans son berceau.C'était tout ce qui restait à Claude de sa famille.Le jeune homme prit l'enfant sous son bras, et sortit pensif.Jusque-là il n'avait vécu que dans la science, il commençait à vivre dans la vie.

Cette catastrophe fut une crise dans l'existence de Claude.Orphelin, aîné, chef de famille à dix-neuf ans, il se sentit rudement rappelé des rêveries de l'école aux réalités de ce monde.Alors, ému de pitié, il se prit de passion et de dévouement pour cet enfant, son frère; chose étrange et douce qu'une affection humaine à lui qui n'avait encore aimé que des livres.

Cette affection se développa à un point singulier.Dans une âme aussi neuve, ce fut comme un premier amour.Séparé depuis l'enfance de ses parents, qu'il avait à peine connus, cloîtré et comme muré dans ses livres, avide avant tout d'étudier et d'apprendre, exclusivement attentif jusqu'alors à son intelligence qui se dilatait dans la science, à son imagination qui grandissait dans les lettres, le pauvre écolier n'avait pas encore eu le temps de sentir la place de son cœur.Ce jeune frère sans père ni mère, ce petit enfant, qui lui tombait brusquement du ciel sur les bras, fit de lui un homme nouveau.Il s'aperçut qu'il y avait autre chose dans le monde que les spéculations de la Sorbonne et les vers d'Homerus, que l'homme avait besoin d'affections, que la vie sans tendresse et sans amour n'était qu'un rouage sec, criard et déchirant; seulement il se figura, car il était dans l'âge où les illusions ne sont encore remplacées que par des illusions, que les affections de sang et de famille étaient les seules nécessaires, et qu'un petit frère à aimer suffisait pour remplir toute une existence.

Il se jeta donc dans l'amour de son petit Jehan avec la passion d'un caractère déjà profond, ardent, concentré.Cette pauvre frêle créature, jolie, blonde, rose et frisée, cet orphelin sans autre appui qu'un orphelin, le remuait jusqu'au fond des entrailles; et, grave penseur qu'il était, il se mit à réfléchir sur Jehan avec une miséricorde infinie.Il en prit souci et soin comme de quelque chose de très fragile et de très recommandé.Il fut à l'enfant plus qu'un frère, il lui devint une mère.

Le petit Jehan avait perdu sa mère, qu'il tétait encore.Claude le mit en nourrice.Outre le fief de Tirechappe, il avait eu en héritage de son père le fief du Moulin, qui relevait de la tour carrée de Gentilly.C'était un moulin sur une colline, près du château de Winchestre (Bicêtre).Il y avait la meunière qui nourrissait un bel enfant; ce n'était pas loin de l'Université.Claude lui porta lui-même son petit Jehan.

Dès lors, se sentant un fardeau à traîner, il prit la vie très au sérieux. La pensée de son petit frère devint non seulement la récréation, mais encore le but de ses études, il résolut de se consacrer tout entier à un avenir dont il répondait devant Dieu, et de n'avoir jamais d'autre épouse, d'autre enfant que le bonheur et la fortune de son frère. Il se rattacha donc plus que jamais à sa vocation cléricale. Son mérite, sa science, sa qualité de vassal immédiat de l'évêque de Paris, lui ouvraient toutes grandes les portes de l'église. À vingt ans, par dispense spéciale du saint-siège, il était prêtre, et desservait, comme le plus jeune des chapelains de Notre-Dame, l'autel qu'on appelle, à cause de la messe tardive qui s'y dit, altare pigrorum[43]

Là, plus que jamais plongé dans ses chers livres qu'il ne quittait que pour courir une heure au fief du Moulin, ce mélange de savoir et d'austérité, si rare à son âge, l'avait rendu promptement le respect et l'admiration du cloître.Du cloître, sa réputation de savant avait été au peuple, où elle avait un peu tourné, chose fréquente alors, au renom de sorcier.

C'est au moment où il revenait, le jour de la Quasimodo, de dire sa messe des paresseux à leur autel, qui était à côté de la porte du chœur tendant à la nef, à droite, proche l'image de la Vierge, que son attention avait été éveillée par le groupe de vieilles glapissant autour du lit des enfants-trouvés.

C'est alors qu'il s'était approché de la malheureuse petite créature si haïe et si menacée.Cette détresse, cette difformité, cet abandon, la pensée de son jeune frère, la chimère qui frappa tout à coup son esprit que, s'il mourait, son cher petit Jehan pourrait bien aussi, lui, être jeté misérablement sur la planche des enfants-trouvés, tout cela lui était venu au cœur à la fois, une grande pitié s'était remuée en lui, et il avait emporté l'enfant.

Quand il tira cet enfant du sac, il le trouva bien difforme en effet.Le pauvre petit diable avait une verrue sur l'œil gauche, la tête dans les épaules, la colonne vertébrale arquée, le sternum proéminent, les jambes torses; mais il paraissait vivace; et quoiqu'il fût impossible de savoir quelle langue il bégayait, son cri annonçait quelque force et quelque santé.La compassion de Claude s'accrut de cette laideur; et il fit vœu dans son cœur d'élever cet enfant pour l'amour de son frère, afin que, quelles que fussent dans l'avenir les fautes du petit Jehan, il eût par-devers lui cette charité, faite à son intention.C'était une sorte de placement de bonnes œuvres qu'il effectuait sur la tête de son jeune frère; c'était une pacotille de bonnes actions qu'il voulait lui amasser d'avance, pour le cas où le petit drôle un jour se trouverait à court de cette monnaie, la seule qui soit reçue au péage du paradis.

Il baptisa son enfant adoptif, et le nomma Quasimodo, soit qu'il voulût marquer par là le jour où il l'avait trouvé, soit qu'il voulût caractériser par ce nom à quel point la pauvre petite créature était incomplète et à peine ébauchée. En effet, Quasimodo, borgne, bossu, cagneux, n'était guère qu'un à peu près


III

«IMMANIS PECORIS CUSTOS IMMANIOR IPSE[44]»

Or, en 1482, Quasimodo avait grandi.Il était devenu, depuis plusieurs années, sonneur de cloches de Notre-Dame, grâce à son père adoptif Claude Frollo, lequel était devenu archidiacre de Josas, grâce à son suzerain messire Louis de Beaumont, lequel était devenu évêque de Paris en 1472, à la mort de Guillaume Chartier, grâce à son patron Olivier le Daim, barbier du roi Louis XI par la grâce de Dieu.

Quasimodo était donc carillonneur de Notre-Dame.

Avec le temps, il s'était formé je ne sais quel lien intime qui unissait le sonneur à l'église.Séparé à jamais du monde par la double fatalité de sa naissance inconnue et de sa nature difforme, emprisonné dès l'enfance dans ce double cercle infranchissable, le pauvre malheureux s'était accoutumé à ne rien voir dans ce monde au delà des religieuses murailles qui l'avaient recueilli à leur ombre.Notre-Dame avait été successivement pour lui, selon qu'il grandissait et se développait, l'œuf, le nid, la maison, la patrie, l'univers.

Et il est sûr qu'il y avait une sorte d'harmonie mystérieuse et préexistante entre cette créature et cet édifice.Lorsque, tout petit encore, il se traînait tortueusement et par soubresauts sous les ténèbres de ses voûtes, il semblait, avec sa face humaine et sa membrure bestiale, le reptile naturel de cette dalle humide et sombre sur laquelle l'ombre des chapiteaux romans projetait tant de formes bizarres.

Plus tard, la première fois qu'il s'accrocha machinalement à la corde des tours, et qu'il s'y pendit, et qu'il mit la cloche en branle, cela fit à Claude, son père adoptif, l'effet d'un enfant dont la langue se délie et qui commence à parler.

C'est ainsi que peu à peu, se développant toujours dans le sens de la cathédrale, y vivant, y dormant, n'en sortant presque jamais, en subissant à toute heure la pression mystérieuse, il arriva à lui ressembler, à s'y incruster, pour ainsi dire, à en faire partie intégrante.Ses angles saillants s'emboîtaient, qu'on nous passe cette figure, aux angles rentrants de l'édifice, et il en semblait, non seulement l'habitant, mais encore le contenu naturel.On pourrait presque dire qu'il en avait pris la forme, comme le colimaçon prend la forme de sa coquille.C'était sa demeure, son trou, son enveloppe.Il y avait entre la vieille église et lui une sympathie instinctive si profonde, tant d'affinités magnétiques, tant d'affinités matérielles, qu'il y adhérait en quelque sorte comme la tortue à son écaille.La rugueuse cathédrale était sa carapace.

Il est inutile d'avertir le lecteur de ne pas prendre au pied de la lettre les figures que nous sommes obligé d'employer ici pour exprimer cet accouplement singulier, symétrique, immédiat, presque co-substantiel, d'un homme et d'un édifice.Il est inutile de dire également à quel point il s'était faite familière toute la cathédrale dans une si longue et si intime cohabitation.Cette demeure lui était propre.Elle n'avait pas de profondeur que Quasimodo n'eût pénétrée, pas de hauteur qu'il n'eût escaladée, il lui arrivait bien des fois de gravir la façade à plusieurs élévations en s'aidant seulement des aspérités de la sculpture.Les tours, sur la surface extérieure desquelles on le voyait souvent ramper comme un lézard qui glisse sur un mur à pic, ces deux géantes jumelles, si hautes, si menaçantes, si redoutables, n'avaient pour lui ni vertige, ni terreur, ni secousses d'étourdissement; à les voir si douces sous sa main, si faciles à escalader, on eût dit qu'il les avait apprivoisées.À force de sauter, de grimper, de s'ébattre au milieu des abîmes de la gigantesque cathédrale, il était devenu en quelque façon singe et chamois, comme l'enfant calabrais qui nage avant de marcher, et joue, tout petit, avec la mer.

Du reste, non seulement son corps semblait s'être façonné selon la cathédrale, mais encore son esprit.Dans quel état était cette âme, quel pli avait-elle contracté, quelle forme avait-elle prise sous cette enveloppe nouée, dans cette vie sauvage, c'est ce qu'il serait difficile de déterminer.Quasimodo était né borgne, bossu, boiteux.C'est à grande peine et à grande patience que Claude Frollo était parvenu à lui apprendre à parler.Mais une fatalité était attachée au pauvre enfant trouvé.Sonneur de Notre-Dame à quatorze ans, une nouvelle infirmité était venue le parfaire; les cloches lui avaient brisé le tympan; il était devenu sourd.La seule porte que la nature lui eût laissée toute grande ouverte sur le monde s'était brusquement fermée à jamais.

En se fermant, elle intercepta l'unique rayon de joie et de lumière qui pénétrât encore dans l'âme de Quasimodo.Cette âme tomba dans une nuit profonde.La mélancolie du misérable devint incurable et complète comme sa difformité.Ajoutons que sa surdité le rendit en quelque façon muet.Car, pour ne pas donner à rire aux autres, du moment où il se vit sourd, il se détermina résolument à un silence qu'il ne rompait guère que lorsqu'il était seul.Il lia volontairement cette langue que Claude Frollo avait eu tant de peine à délier.De là il advenait que, quand la nécessité le contraignait de parler, sa langue était engourdie, maladroite, et comme une porte dont les gonds sont rouillés.

Si maintenant nous essayions de pénétrer jusqu'à l'âme de Quasimodo à travers cette écorce épaisse et dure; si nous pouvions sonder les profondeurs de cette organisation mal faite; s'il nous était donné de regarder avec un flambeau derrière ces organes sans transparence, d'explorer l'intérieur ténébreux de cette créature opaque, d'en élucider les recoins obscurs, les culs-de-sac absurdes, et de jeter tout à coup une vive lumière sur la psyché enchaînée au fond de cet antre, nous trouverions sans doute la malheureuse dans quelque attitude pauvre, rabougrie et rachitique comme ces prisonniers des plombs de Venise qui vieillissaient ployés en deux dans une boîte de pierre trop basse et trop courte.

Il est certain que l'esprit s'atrophie dans un corps manqué.Quasimodo sentait à peine se mouvoir aveuglément au dedans de lui une âme faite à son image.Les impressions des objets subissaient une réfraction considérable avant d'arriver à sa pensée.Son cerveau était un milieu particulier: les idées qui le traversaient en sortaient toutes tordues.La réflexion qui provenait de cette réfraction était nécessairement divergente et déviée.

De là mille illusions d'optique, mille aberrations de jugement, mille écarts où divaguait sa pensée, tantôt folle, tantôt idiote.

Le premier effet de cette fatale organisation, c'était de troubler le regard qu'il jetait sur les choses.Il n'en recevait presque aucune perception immédiate.Le monde extérieur lui semblait beaucoup plus loin qu'à nous.

Le second effet de son malheur, c'était de le rendre méchant.

Il était méchant en effet, parce qu'il était sauvage; il était sauvage parce qu'il était laid, il y avait une logique dans sa nature comme dans la nôtre.

Sa force, si extraordinairement développée, était une cause de plus de méchanceté. Malus puer robustus[45], dit Hobbes.

D'ailleurs, il faut lui rendre cette justice, la méchanceté n'était peut-être pas innée en lui.Dès ses premiers pas parmi les hommes, il s'était senti, puis il s'était vu conspué, flétri, repoussé.La parole humaine pour lui, c'était toujours une raillerie ou une malédiction.En grandissant il n'avait trouvé que la haine autour de lui.Il l'avait prise.Il avait gagné la méchanceté générale.Il avait ramassé l'arme dont on l'avait blessé.

Après tout, il ne tournait qu'à regret sa face du côté des hommes.Sa cathédrale lui suffisait.Elle était peuplée de figures de marbre, rois, saints, évêques, qui du moins ne lui éclataient pas de rire au nez et n'avaient pour lui qu'un regard tranquille et bienveillant.Les autres statues, celles des monstres et des démons, n'avaient pas de haine pour lui Quasimodo.Il leur ressemblait trop pour cela.Elles raillaient bien plutôt les autres hommes.Les saints étaient ses amis, et le bénissaient; les monstres étaient ses amis, et le gardaient.Aussi avait-il de longs épanchements avec eux.Aussi passait-il quelquefois des heures entières, accroupi devant une de ces statues, à causer solitairement avec elle.Si quelqu'un survenait, il s'enfuyait comme un amant surpris dans sa sérénade.

Et la cathédrale ne lui était pas seulement la société, mais encore l'univers, mais encore toute la nature.Il ne rêvait pas d'autres espaliers que les vitraux toujours en fleur, d'autre ombrage que celui de ces feuillages de pierre qui s'épanouissent chargés d'oiseaux dans la touffe des chapiteaux saxons, d'autres montagnes que les tours colossales de l'église, d'autre océan que Paris qui bruissait à leurs pieds.

Ce qu'il aimait avant tout dans l'édifice maternel, ce qui réveillait son âme et lui faisait ouvrir ses pauvres ailes qu'elle tenait si misérablement reployées dans sa caverne, ce qui le rendait parfois heureux, c'étaient les cloches.Il les aimait, les caressait, leur parlait, les comprenait.Depuis le carillon de l'aiguille de la croisée jusqu'à la grosse cloche du portail, il les avait toutes en tendresse.Le clocher de la croisée, les deux tours, étaient pour lui comme trois grandes cages dont les oiseaux, élevés par lui, ne chantaient que pour lui.C'étaient pourtant ces mêmes cloches qui l'avaient rendu sourd, mais les mères aiment souvent le mieux l'enfant qui les a fait le plus souffrir.

Il est vrai que leur voix était la seule qu'il pût entendre encore.À ce titre, la grosse cloche était sa bien-aimée.C'est elle qu'il préférait dans cette famille de filles bruyantes qui se trémoussait autour de lui, les jours de fête.Cette grande cloche s'appelait Marie.Elle était seule dans la tour méridionale avec sa sœur Jacqueline, cloche de moindre taille, enfermée dans une cage moins grande à côté de la sienne.Cette Jacqueline était ainsi nommée du nom de la femme de Jean de Montagu, lequel l'avait donnée à l'église, ce qui ne l'avait pas empêché d'aller figurer sans tête à Montfaucon.Dans la deuxième tour il y avait six autres cloches, et enfin les six plus petites habitaient le clocher sur la croisée avec la cloche de bois qu'on ne sonnait que depuis l'après-dîner du jeudi absolu, jusqu'au matin de la vigile de Pâques.Quasimodo avait donc quinze cloches dans son sérail, mais la grosse Marie était la favorite.

On ne saurait se faire une idée de sa joie les jours de grande volée.Au moment où l'archidiacre l'avait lâché et lui avait dit: Allez!il montait la vis du clocher plus vite qu'un autre ne l'eût descendue.Il entrait tout essoufflé dans la chambre aérienne de la grosse cloche; il la considérait un moment avec recueillement et amour; puis il lui adressait doucement la parole, il la flattait de la main, comme un bon cheval qui va faire une longue course.Il la plaignait de la peine qu'elle allait avoir.Après ces premières caresses, il criait à ses aides, placés à l'étage inférieur de la tour, de commencer.Ceux-ci se pendaient aux câbles, le cabestan criait, et l'énorme capsule de métal s'ébranlait lentement.Quasimodo, palpitant, la suivait du regard.Le premier choc du battant et de la paroi d'airain faisait frissonner la charpente sur laquelle il était monté.Quasimodo vibrait avec la cloche.Vah!criait-il avec un éclat de rire insensé.Cependant le mouvement du bourdon s'accélérait, et à mesure qu'il parcourait un angle plus ouvert, l'œil de Quasimodo s'ouvrait aussi de plus en plus phosphorique et flamboyant.Enfin la grande volée commençait, toute la tour tremblait, charpentes, plombs, pierres de taille, tout grondait à la fois, depuis les pilotis de la fondation jusqu'aux trèfles du couronnement.Quasimodo alors bouillait à grosse écume; il allait, venait; il tremblait avec la tour de la tête aux pieds.La cloche, déchaînée et furieuse, présentait alternativement aux deux parois de la tour sa gueule de bronze d'où s'échappait ce souffle de tempête qu'on entend à quatre lieues.Quasimodo se plaçait devant cette gueule ouverte; il s'accroupissait, se relevait avec les retours de la cloche, aspirait ce souffle renversant, regardait tour à tour la place profonde qui fourmillait à deux cents pieds au-dessous de lui et l'énorme langue de cuivre qui venait de seconde en seconde lui hurler dans l'oreille.C'était la seule parole qu'il entendît, le seul son qui troublât pour lui le silence universel.Il s'y dilatait comme un oiseau au soleil.Tout à coup la frénésie de la cloche le gagnait; son regard devenait extraordinaire; il attendait le bourdon au passage, comme l'araignée attend la mouche, et se jetait brusquement sur lui à corps perdu.Alors, suspendu sur l'abîme, lancé dans le balancement formidable de la cloche, il saisissait le monstre d'airain aux oreillettes, l'étreignait de ses deux genoux, l'éperonnait de ses deux talons, et redoublait de tout le choc et de tout le poids de son corps la furie de la volée.Cependant la tour vacillait; lui, criait et grinçait des dents, ses cheveux roux se hérissaient, sa poitrine faisait le bruit d'un soufflet de forge, son œil jetait des flammes, la cloche monstrueuse hennissait toute haletante sous lui, et alors ce n'était plus ni le bourdon de Notre-Dame ni Quasimodo, c'était un rêve, un tourbillon, une tempête; le vertige à cheval sur le bruit; un esprit cramponné à une croupe volante; un étrange centaure moitié homme, moitié cloche; une espèce d'Astolphe horrible emporté sur un prodigieux hippogriffe de bronze vivant.

La présence de cet être extraordinaire faisait circuler dans toute la cathédrale je ne sais quel souffle de vie.Il semblait qu'il s'échappât de lui, du moins au dire des superstitions grossissantes de la foule, une émanation mystérieuse qui animait toutes les pierres de Notre-Dame et faisait palpiter les profondes entrailles de la vieille église.Il suffisait qu'on le sût là pour que l'on crût voir vivre et remuer les mille statues des galeries et des portails.Et de fait, la cathédrale semblait une créature docile et obéissante sous sa main; elle attendait sa volonté pour élever sa grosse voix; elle était possédée et remplie de Quasimodo comme d'un génie familier.On eût dit qu'il faisait respirer l'immense édifice.Il y était partout en effet, il se multipliait sur tous les points du monument.Tantôt on apercevait avec effroi au plus haut d'une des tours un nain bizarre qui grimpait, serpentait, rampait à quatre pattes, descendait en dehors sur l'abîme, sautelait de saillie en saillie, et allait fouiller dans le ventre de quelque gorgone sculptée; c'était Quasimodo dénichant des corbeaux.Tantôt on se heurtait dans un coin obscur de l'église à une sorte de chimère vivante, accroupie et renfrognée; c'était Quasimodo pensant.Tantôt on avisait sous un clocher une tête énorme et un paquet de membres désordonnés se balançant avec fureur au bout d'une corde; c'était Quasimodo sonnant les vêpres ou l'angélus.Souvent, la nuit, on voyait errer une forme hideuse sur la frêle balustrade découpée en dentelle qui couronne les tours et borde le pourtour de l'abside; c'était encore le bossu de Notre-Dame.Alors, disaient les voisines, toute l'église prenait quelque chose de fantastique, de surnaturel, d'horrible; des yeux et des bouches s'y ouvraient çà et là; on entendait aboyer les chiens, les guivres, les tarasques de pierre qui veillent jour et nuit, le cou tendu et la gueule ouverte, autour de la monstrueuse cathédrale; et si c'était une nuit de Noël, tandis que la grosse cloche qui semblait râler appelait les fidèles à la messe ardente de minuit, il y avait un tel air répandu sur la sombre façade qu'on eût dit que le grand portail dévorait la foule et que la rosace la regardait.Et tout cela venait de Quasimodo.L'Égypte l'eût pris pour le dieu de ce temple; le moyen âge l'en croyait le démon; il en était l'âme.

À tel point que pour ceux qui savent que Quasimodo a existé, Notre-Dame est aujourd'hui déserte, inanimée, morte.On sent qu'il y a quelque chose de disparu.Ce corps immense est vide; c'est un squelette; l'esprit l'a quitté, on en voit la place, et voilà tout.C'est comme un crâne où il y a encore des trous pour les yeux, mais plus de regard.