Le roman de la rose - Tome I
Summary
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L'analyste reprend son travail, expose brièvement l'action, et s'arrête, avec Jehan de Meung, au serment des barons.Voyons ce qu'il pense de dame Nature.
Cette digression de 5,000 vers semble à M. Ampère tout simplement un poème scientifique et philosophique introduit dans le corps de la narration allégorique. Il nous parle en passant du Bagavatgita et du Mahabarata indiens. Heureusement la digression n'est que de cinq lignes; mais elle a l'avantage d'être complètement inutile, tandis que, nous l'avons démontré, chez Jehan de Meung, cette digression et celles qui vont suivre sont le fond même de l'ouvrage, le roman de Bel-Accueil n'étant que l'accessoire.
M.Ampère reconnaît, du reste, dans ce hors-d'oeuvre, une éloquence et une grandeur qui étonnent.«L'expression large et simple, dit-il, rappelle les beaux vers philosophiques de Dante; il est rare que Jehan de Meung et, en général, les poètes français du moyen âge s'élèvent jusque-là.» Il continue à s'extasier sur le mérite et la profondeur du poète comme philosophe et comme savant
Tiens! mais qu'est donc devenu ce dédain de tout à l'heure sur la prétention au savoir de ce libertin grivois?
Il poursuit: «C'est par un singulier tour que nous [p.CXXXVI] rentrons dans le sujet du poème, qui désormais sera traité d'un point de vue tout physique»
Pour notre compte, nous ne croyons pas que l'auteur ait eu l'intention de faire autre chose qu'un traité de l'amour naturel, c'est-à-dire physique, et M.Ampère s'en aperçoit un peu tard.
Il traite le discours de Génius d'étrange:
«Le fond, dit-il, en est très-profane; mais le sacré s'y trouve inconcevablement mêlé.Au milieu d'exhortations pleines d'une verve plus qu'érotique, vient bizarrement se placer une invitation pressante à mériter le ciel et éviter l'enfer.Mais, chose incroyable, cet excès de mysticisme ne fait pas perdre à Génius le but de son sermon; car, dit-il, pour mériter ce paradis,
Pensez de Nature honorer,
Servez-la par bien laborer (travailler).
«A ce conseil d'une moralité très-équivoque, ou plutôt qui dans sa bouche ne l'est guère, il joint quelques préceptes d'humaine vertu, comme de ne pas voler, de ne pas tuer, d'être loyal et miséricordieux; mais de la foi et des vertus exclusivement chrétiennes, pas un mot.Il n'en promet pas moins les joies du paradis pour récompense à ceux qui suivront ses enseignements dont on a vu quel était l'objet»
Évidemment, M.Ampère n'a pas compris que Jehan de Meung était un apôtre de la religion naturelle.Pour être un honnête homme, un saint, Jehan de Meung dit: «Ne volez pas, ne tuez pas; soyez loyal et bon, charitable et juste; en un mot, aimez, et surtout n'oubliez pas que chaque fois que vous violerez les lois de la nature, vous serez sacrilège; anathème sur vous!Allez donc, et multipliez.»
Ce libertin ne veut voir dans l'amour que l'acte sacré de la [p.CXXXVII] génération, et c'est pour cela que Dieu voulut y mettre la suprême jouissance, et il range au nombre des amours monstrueux l'unique désir d'un plaisir bestial.
En résumé, Jehan de Meung ne reconnaît que les lois naturelles, et comme les vertus exclusivement chrétiennes (ou plutôt exclusivement catholiques), telles que l'amour mystique, le célibat et la mortification de la chair, que le clergé prêchait tant et pratiquait si peu, sont des vertus contre nature, il les combat impitoyablement.
«Des termes consacrés par l'Église, dit M. Ampère, sont appliqués à des actions et des sentiments que l'Église réprouve» Dans notre langue tous les termes sacrés sont exclusivement réservés à la religion chrétienne.Jehan de Meung n'avait pas le choix pour désigner des actions et des sentiments sacrés à ses yeux, et si l'Église les réprouve, tant pis pour l'Église, car l'amour dont parle Jehan de Meung n'est ni coupable ni honteux, en dépit des dogmes et des conciles.
Oui, monsieur Ampère, telle est, comme vous dites, la moralité «très-équivoque» de Jehan de Meung et la portée du Roman de la Rose
Il ne nous reste plus à parler que de l'étude de M.P.Pâris.
Cette étude est, à notre avis, bien meilleure que celle de M.Ampère, et les observations que nous ferons sur ce remarquable travail complèteront heureusement le nôtre.
Disons de suite qu'il n'est pas conçu dans le même esprit que le [p.CXXXVIII] précédent, et nous serons heureux de constater plus d'une fois entre son auteur et nous une communauté d'idées que nous ne trouvons guère dans M. Ampère; et notons en passant qu'au point de vue du style, de la netteté des pensées et du choix des expressions, M. Pâris est bien supérieur à celui-ci. C'est une conséquence de ce que nous avons dit plus haut. En effet, on ne dit bien que ce qu'on saisit bien. Dès le début, nous le voyons se ranger à l'opinion de M. Raynouard, que le Roman de la Rose doit avoir été publié tout entier dans le cours du XIIIe siècle: la partie de Guillaume vers 1240 et celle de Jehan de Meung avant 1282.
M.Ampère affirme, sur la foi du titre, que Guillaume de Lorris avait entrepris de faire de son poème un traité complet de l'art d'aimer.M.Pâris lui prête seulement l'intention de raconter les peines et les plaisirs réservés à ceux qui aiment.C'est notre avis.Cette interprétation est plus conforme à la marche de l'action, et il ne nous est pas permis de préjuger une fin qui n'existe pas.La manière dont nous expliquons les allégories du début se rapporte, à peu près absolument, au sens que leur prête M.Pâris.Or, notre point de départ étant le même, nous n'aurons donc à constater que des divergences de détail et une contradiction sérieuse sur la manière d'apprécier l'oeuvre de Jehan de Meung.Pour tout le reste, nous nous contenterons de renvoyer le lecteur à l'excellent travail que nous discutons.Pour l'appréciation des deux poètes, nous citons textuellement M.Pâris:
«Guillaume avait l'intention de donner explication des allégories qu'il avait employées; mais il n'a pas rempli [p.CXXXIX] sa promesse, et nous le regrettons pour quelques personnages auxquels il fait jouer un double rôle, dont peut-être il aurait mieux justifié l'emploi s'il avait mis la dernière main à son ouvrage.Le style en est précis, clair, élégant.Le poète sait éviter une stérile abondance; il ne se noie pas dans les développements; ses personnages parlent bien et comme ils doivent parler.Il semble avoir une sorte d'aversion pour les jeux de mots, les tournures recherchées, les pensées subtiles.Enfin, sa parole est constamment chaste; et bien différent en cela de Jehan de Meun, il n'a pas fait un seul vers dont l'impiété, le libertinage ou la malice puisse, à tort ou à raison, s'armer ou se prévaloir.L'auteur de ce poème mérite donc, malgré tous les inconvénients du genre allégorique, un rang parmi les meilleurs versificateurs français du moyen âge, peut-être même parmi les poètes dont notre littérature a droit de se glorifier
«On devine aisément, dès les premiers vers, que Jean de Meun a vu, surtout dans la continuation du Roman de la Rose, une occasion de donner carrière à son érudition, à ses opinions philosophiques et au libertinage de son esprit.Guillaume de Lorris avait voulu raconter l'histoire d'un véritable amoureux; Jean de Meun s'est proposé de parler de tout, à l'exception du véritable amour.Il a fait un ouvrage de marqueterie, une sorte d'échiquier dans lequel il a placé avec plus ou moins de symétrie ou d'à propos les principaux incidents de la vie et l'histoire de toutes les passions humaines.Ne lui demandons pas de plan régulier; l'art de la composition n'est pas le sien; il disserte de tout comme Montaigne, avec une égale indépendance de pensées, quelquefois la même force d'expression et toujours le même désordre.Mais l'auteur des Essais, dès le début, nous avertit du moins de la liberté de ses allures, tandis que Jean de [p.CXL] Meun, qui, reprenant un poème sagement conduit jusque-là, s'était engagé à régler sa conduite sur celle de son ingénieux devancier, mérite certainement le reproche d'avoir manqué à ses promesses»
Et là-dessus, M.Pâris entame l'analyse de Jehan de Meung.
Ainsi, tous les savants qui ont étudié cette oeuvre immense, tous, sans exception, n'ont vu dans Jehan de Meung qu'un érudit faisant de l'érudition à bâtons rompus, sans ordre et sans plan préconçu.
L'auteur, certes, mérite en partie ce reproche.Comme nous l'avons dit, c'est le défaut capital de son oeuvre; mais lui refuser un plan préconçu, c'est ne pas le comprendre.Tout ce qu'on peut faire en faveur de cette idée, c'est de constater que quelques passages ont été certainement ajoutés après coup, un entre autres, de quelques centaines de vers, que l'auteur (ou les copistes) a jeté négligemment au beau milieu d'une phrase, si bien qu'en en retrouvant la fin le lecteur est complètement dérouté.Nous indiquerons, du reste, dans les notes, ces passages au fur et à mesure qu'ils se présenteront.Nous avons été nous-même, à première lecture, tenté de croire que Jehan de Meung n'avait entrepris que la continuation de l'idylle de Guillaume de Lorris.Mais après un examen plus sérieux, nous nous sommes arrêté à la thèse que nous avons soutenue dans notre étude, et plus nous relisons l'ouvrage, plus nous repassons les travaux de nos devanciers, plus nous sommes persuadé être dans le vrai.
C'est ce qui fait que M. Pâris se heurte à certains passages qui lui semblent ennuyeux ou incompréhensibles. Ainsi le combat de l'ost d'Amour contre [p.CXLI] les geôliers de Bel-Accueil ne lui semble qu' «une guerre dont le récit trop allégorique est pour lui assez insipide,» quand pour nous c'est peut-être le passage le plus fin, le plus délicat, le plus vrai, en un mot, le plus naturel, partant le plus intéressant.Ainsi, le personnage de Génius est obscur pour lui; il le regarde comme une fiction étrange et inutile, et il ne comprend pas ce long discours du prêtre de Nature:
Qui nous a le noeud dénoué,
Qui sans lui fût resté noué,
dans lequel il ne voit que l'obscénité la plus grossière et la prétention d'expliquer les mystères du grand oeuvre et de la pierre philosophale.C'est la partie du poème, dit-il, qu'on a le plus souvent essayé de comprendre; mais, jusqu'à présent, ces divers essais sont demeurés infructueux
Quant à nous, s'il est un passage que nous n'ayons pu comprendre, ce n'est certes pas celui-là.Génius, intermédiaire naturel entre l'âme et les sens, parle, au contraire, un langage clair et précis; il ne s'occupe pas du grand oeuvre, ou du moins, le grand oeuvre pour lui, c'est de procréer, et il lance l'anathème:
........sur toute gent
Qui ne se vuellent remuer
Pour l'espèce continuer.
M. Pâris ne comprenant pas Génius ne comprend pas davantage son discours, et cela va de soi. Et c'est cette même raison qui lui fait trouver l'épisode de Pygmalion un hors-d'oeuvre inutile. Inutile quant à la marche de l'action, peut-être, mais absolument [p.CXLII] indispensable à l'exposé des théories philosophiques de Jehan de Meung, puisque c'est Génius, cette force surnaturelle, cette flamme divine qui vient embraser Bel-Accueil, comme jadis il anima la statue insensible de Pygmalion. C'est, plus encore que la cueillette de la Rose, le véritable couronnement de l'oeuvre. Génius est la cause; l'union des deux amants n'est que l'effet.
[p.CXLIII]
VIE DE JEAN DE MEUNG
PAR ANDRÉ THÉVET.
Encores que l'ancienneté et enrouillée rimaille, dont autres-fois s'est servy celuy duquel je fais la vie, semble avoir effacé le reste de la mémoire qui nous pouvoit rester de son travail: je suis néantmoins contant de retirer de la prison d'oubly la louange que plusieurs éclopez de leur cervelle ont voulu malicieusement par calomnies luy dérober: ne reconnoissans pas ce qui a esté fort bien remarqué par le Chroniqueur d'Aquitaine, qu'il a été docteur en théologie[5]; et véritablement aussi ils font tort à tout le corps de sa compaignie, quant ils veulent le mettre, non pas entre les balieures de la menuë populace seulement, mais parmi la voyerie des plus [p.CXLIV] désesperez ennemis d'honnesteté. Je les prierois de me dire pourquoy le Prieur de Saloin[6] le représente bien vestu d'une robbe ou chappe fourrée de menu vair; il faut bien qu'il le tint pour un homme d'autre remarque, que ceux qui voudroient bien volontiers nous faire croire, qu'à cause de son nom Clopinel, il a esté pietre, ridicule et misérable. Mais d'autant que (selon le commun proverbe) l'habit ne fait pas le moyne, par ses dits et escrits je veux faire entendre à un chacun, qu'il n'alloit point tant trainant sa jambe, qu'il ne sçeût bien s'avancer devant ses compagnons. Quand nous n'aurions que le Roman de la Rose, encore faudroit-il reconnoistre en luy une merveilleuse adresse, quoyqu'il n'ait esté le premier qui y ait donné le premier coup; mais Guillaume de Lorris, qui n'ayant pu conduire à sa fin son discours, quarante ans après sa mort fut secondé par Jean Clopinel, comme on voit par ces vers que j'ai insérés ici:
Et puis viendra Jean Clopinel,
Au cueur joly, au cueur ysuel,
Qui naistra sur Loire à Meun.
Et peu après encore:
Il aura le Rommant si chier,
Qu'il le voudra tout parfournir,
Se temps et lieu lui peut venir;
Car quant Guillaume cessera,
Jean si le recommencera
Après sa mort, que je ne mente,
An très-passé plus de quarente.
Plusieurs ont voulu imiter ce Roman de la Rose, et entre autres [p.CXLV] Geofroy Chaucer, Anglois, qui en a composé un qu'il intitule: The Romant of the Rose; lequel, au rapport de Balaeus, a esté tiré du livre de l'Art d'aimer, de Jean Mone[7], qu'il faict Anglois. Je conjecture qu'il entend notre Jean de Meung, encores qu'il le face Anglois, d'autant que n'est aisé à croire qu'un Anglois osa se hazarder à une telle oeuvre; quoy que les termes ne semblent que trop rudes maintenant, si estoyent-ils bien riches pour lors. Et quoy qu'on considere les traicts qui sont romancés par Clopinel, je ne puis estimer que ceux qui les contempleront, n'admirent l'adresse de ce poète, qui, souz des termes enveloppez et couverts, a assez clairement exprimé la vérité à qui la vouloit entendre. Je sais bien qu'il y a eu quelques lecteurs chagrins et importuns qui ont voulu se formaliser de la licence qu'ils trouvent dans ce roman, de manière que par des écrits publics ils ont voulu blasmer et le livre et l'autheur: il s'en est même trouvé un entre les autres qui s'est tellement abandonné à sa colère, qu'il a dit que plutost il croiroit que Judas fut sauvé que le pauvre Jean Clopinel. L'occasion sur laquelle se fondoyent ces rechignés controlleurs, est qu'ils voyoyent que ce livre trottoit par les mains de la Noblesse, et principalement des Courtisans, et en estoit mieux reçeu que les advertissemens de dévotion, piété et amour divin. Cela fit que pour les en dégouster, ils s'armerent contre la Rose, jetterent plusieurs execrations qui, quant tout sera bien espluché, seront plus ineptes que nécessaires. Aussi l'effect a bien monstre qu'ils ne sçavoient quelles estoyent les vertus et propriétés de la Rose, telles qu'encores que par le dehors elle pique, elle a neanmoins [p.CXLVI] au dedans une fort singulière et souveraine odeur. De fait, je passeray volontiers condemnation que Clopinel, s'émancipant souz le passe-droit que la poésie se veut attribuer, s'est peut-être, plus souvent que besoin n'eust esté, laissé esgarer en vains et ridicules discours; qu'il a quelques-fois trop piqué quelques-uns, et finalement qu'il n'a gardé la modestie qui eust esté bien requise; mais que pour cela il ait fallu d'un plain saut le prendre au collet pour le terrasser, il n'y a point aparence. Pourquoi n'ont-ils foudroyé sur les lascivetés d'un Martial, d'un Ovide, et d'autres poètes tant grecs que latins, lesquels ont bien autrement gazouillé de l'amour que n'a faict ou de Lorris ou Clopinel? Ce qui donne couleur à ceste censure, est que desja Clopinel, pour avoir esté trop libre en ses paroles, faillit à avoir le foüet des Dames de la Cour, contre lesquelles il avoit escript ces vers:
Toutes estes, serés, ou fustes
De fait, ou de volonté, putes;
Et qui très-bien vous chercheroit,
Toutes putes vous trouveroit.
Premièrement, je pourrois alléguer l'incapacité du jugement, qui, quelque ignominieux qu'il eut sçeu estre, ne pouvoit emporter aucune note d'infamie contre ce pauvre criminel, qui à tout évenement pouvoit demander son déclinatoire devant juges qui eussent esté receuz et admis au siège de justice par les loix. Or, il est tout notoire que l'estat de judicature, aussi bien que la prestrise, est viril; et partant que les dames en sont forbannies. En après la condemnation n'estoit pas d'avoir le foüet des mains [p.CXLVII] de l'executeur de justice. Cela seroit contre tout droict, que les parties plaintives chastiassent elles-mêmes ceulx qui les auroyent intéressées. Et en outre seroit blesser la grandeur, honeur et dignité des Dames, qui eussent esté bien marries d'avoir voulu empoigner le foüet pour servir en tel office. Mais qu'est-il besoin de disputer sur l'exécution, puisqu'il en obtint la surséance par une ruse, laquelle estant gaillarde et gentille, je suis bien contant de la proposer icy. Doncques maistre Jean de Meung ayant esté amené à la Cour par quelques Gentils-Hommes, lesquels, pour gratifier aux dames, avoyent promis le leur livrer, et n'empêcher qu'il ne leur, fist réparation de l'injure qu'elles alléguoyent leur avoir esté faite, fut resserré dans une chambre. Après fut présenté aux Dames, la plus hardie desquelles commence à lui remonstrer qu'au Roman de la Rose il avoit introduit un jaloux qui dit tout le mal qu'il est possible des femmes, et trop témérairement avoit lasché sa plume pour escrire les vers que j'ai cy-dessus récités. De manière qu'à son dire il n'y a Dame qui ne soit putain, ne l'ait esté, ou ne veüille l'estre; qui est trop ouvertement deschirer l'honeur, pudicité et chaste intégrité des Dames. Encores que telle insolence méritast très-griefve peine, et qui ne pourroit pourtant esgaler à ce qu'il a mérité, il estoit dict et arresté qu'il seroit foüetté des Dames, qui là assistoyent, tenant chacune une poignée de verges. Clopinel, encores qu'il ne fust de bas or, si craignoit-il la touche; et partant, après avoir quelque tems pensé en soi-même, voyant que son aâge ne pouvoit esmouvoir les Dames à miséricorde, et d'autre costé le nombre si grand de poignées pour descharger sur son dos, pressé qu'il se vit de se dépouiller, [p.CXLVIII] humblement les requit lui vouloir octroyer un don, jurant qu'il ne demanderoit rémission du chastiment qu'elles entendoyent (à tort) prendre de luy, ains l'avancement. Ce qui luy fut accordé, non sans grande difficulté; et, n'eust esté respect des Gentils-Hommes qui intercéderent pour luy, il estoit frustré de son espoir, Alors, dit-il, je vous prie, Mesdames, puisque j'ai trouvé tant de grâces envers vous que ma demande est intérinée, que la plus forte putain de votre compaignie commence la premiere et me donne le premier coup. Ma requeste est juridique, d'autant que je n'ai parlé que des méchantes, folles et mal advisées. Par ce moyen, lia les mains à toute la compaignie: elles se regardoyent l'une l'autre pour sçavoir qui auroit l'honeur de commencer; mais n'y en eut pas une, quoy-qu'elles eussent toutes bonne envie de l'estriller, qui se hazardast de le toucher. Clopinel, joyeux de ce nouveau incident, eschapa, et apresta matiere aux Gentils-Hommes de se gaber (ou moquer) des Dames, lesquelles, au lieu de luy porter honeur et réverence, vouloyent trop rudement l'outrager. C'étoit bien-loin de faire comme Marguerite, fille de Jaques premier du nom, roy d'Ecosse, et femme du Dauphin, qui fut depuis le roy Loüis unzieme du nom, laquelle, comme elle passoit par une sale où estoit endormy Alain Charretier, secrétaire du roy Charles septieme, homme docte, poète et orateur élégant en la langue françoise, l'alla baiser en la bouche, en présence de ceux de sa suite. Et comme quelqu'un de ceux de la compaignie lui eut répondu, qu'on trouvoit estrange qu'elle eust baisé un homme si laid, elle respondit: Je n'ay pas baisé l'homme, mais la bouche de laquelle sont issus tant et excellens [p.CXLIX] propos, matières graves et sentences dorées. Ce n'est pas qu'il se laissast emmuseler (comme ses escrits le justifient), non plus que Clopinel; mais ceste vertueuse princesse chérissoit et admiroit ceux qui doctement déchiffroient la vérité.
Quant au tems auquel vivoit notre Jean de Meung, n'est pas aisé de pouvoir le vérifier précisément; toutefois est loisible de conjecturer par l'Epistre liminaire qu'il a mise au commencement du livre de Boëce, De la Consolation, à peu près en quel tems il a vescu. «A TA ROYALE MAJESTÉ, dit-il, très-noble Prince, par la grâce de Dieu, roy des François, Philippes le Quart; je Jean de Meung, qui jadis au Romans de la Rose, puisque Jalousies et mis en prison Bel-Accueil, enseigné la manière du chastel prendre et de la Rose cueillir; et translaté de latin en françois le livre de Vegece de Chevalerie, et le livre des Merveilles de Hirlande; et le livre des Epistres de Pierre Abeillard et Helois sa femme; et le livre d'Aelred, de Spirituelle amitié; envoyé ores Boëce de Consolation, que j'ai translaté en françois, jaçoit ce qu'entendes bien latin. » Or ce Philippes le Quart commença à régner l'an douze cens quatre-vingt et six, et régna vingt-huit ans. Et du depuis il présenta son livre, intitulé le Dodecaedron, au roy Charles cinquiesme du nom, lequel commença son regne l'an mil trois cens soixante et quatre; de manière que j'infère qu'il a esté aâgé d'environ quatre-vingt tant d'années, et a esté contemporain de Dante, poète italien, qui vivoit l'an mil deux cens soixante-cinq. Ce qui donne de la peine en ce calcul est, qu'il n'est pas croyable que le Roman de la Rose ait esté buriné par quelque jeune cerveau; de manière que si Clopinel a esté d'aâge [p.CL] meur et rassis quand il reprint l'oeuvre délaissé par de Lorris, il s'ensuit qu'il n'ait pas atteint jusqu'au regne de Charles: autrement auroit-il atteint pour le moins six vingt tant d'années. Pour ceste occasion aucuns ont désavoué l'oeuvre du Dodecaedron, qui ne peuvent se persuader qu'un homme consommé en prudence et abbatu par la longueur d'une vieillesse, ait voulu sur ses derniers jours s'amuser à tels jouëts. Quant à moi je ne veux tenir un party ny l'autre, ne pouvant au vray asseurer ce qui en peut estre; néantmoins oserai-je bien dire qu'il n'est point inconvénient que Clopinel y ait mis la main, puisque la gentillesse de l'oeuvre ne gist qu'en une promptitude et certaineté des secrets de l'arithmétique, pour si bien asseoir les renvoys et responses, afin de se rapporter aux poincts des dez. Qu'aux mathématiques Jean de Meung ait esté bien versé, appert par son Testament, duquel je veux toucher un mot pour quelques singularités qui y sont remarquables. Ce bon Clopinel estant près de sa fin, advisa de testamenter; et par sa disposition dernière, laissa aux Jacobins de Paris un coffre qu'il avoit avec tout ce qui estoit dedans, commandant ne l'ouvrir qu'il ne fust mis en terre, à charge que les frères prescheurs le feroyent enterrer dans leur église: lesquels il avoit desja par le passé fort harassés pour la haine commune qu'en ce tems ceux de l'Université portoyent aux mendiens. Les pauvres Jacobins, soit qu'ils pensassent que Jean de Meung, sur ses vieux jours, se repentoit des algarades qu'il leur avoit aidé à faire, soit pour l'opinion qu'ils avoyent que ce laiz enfleroit de beaucoup leurs bouges, ensevelirent Clopinel avec toutes les solemnités au mieux qu'ils peurent, et parachevèrent son [p.CLI] service mortuaire. A peine eurent-ils finy l'office, qu'incontinent ils viennent pour enlever ce coffre beau, diapré, fermé à plusieurs serrures, et fort pesant. Ils faisoyent estat d'avoir des escus à milliers: mais quant ils furent venus à l'ouverture, ils se trouvèrent par la reveuë deçeus d'autre moitié de juste prix; car au lieu d'or et d'argent, n'y trouvèrent que des pierres d'ardoise sur lesquelles il tiroit des figures tant d'arithmétique que de géométrie. Tellement en furent irrités ces bons moines, qu'après avoir long-temps délibéré, enfin s'hasarderent de le déterrer, alléguans qu'il estoit indigne d'estre enterré en leur maison, puisque vif et mourant il se moquoit d'eux. Mais la Cour de parlement, advertie de telle inhumanité, par son arrest le fit remettre en sépulture honorable dans le cloistre du couvent. Je ne doute pas qu'il ne leur ait voulu bailler quelques cassade, ne plus ne moins que Me François Rabelais, homme rare en doctrine, auquel on fit coucher en laiz articles qui excedoient son pouvoir; et quant on lui demandoit où on puiseroit tout ce qu'il donnoit: Faites, dit-il, comme le barbet, cherchez; et après avoir dit: Tirez le rideau, la farce est joüée, décéda. Toutesfois pour ne détracter des morts, et combien que ce ne soit mon intention de contrerooler cest arrêt, sçachant très-bien que la Cour a eu très-juste occasion d'ainsi décerner, je veux bien proposer deux raisons qui peuvent l'avoir induicte à le donner. La premiere est que, par les ordonnances des Empereurs romains, est défendu de refuser d'inhumer un corps sous prétexte de la pauvreté du défunt; pour cet effet, lisons-nous aux nouvelles Constitutions de Justinien, qu'à Constantinople ont esté établis certains [p.CLII] lieux et personnages destinez à ensépulturer les corps morts, de manière que cette seule raison rendoit condemnables les Jacobins. Mais puisque sans chenevis les chardonnerets ne chantent pas volontiers, comme l'on dit, voyons s'ils n'ont rien eu, et si le laiz a été frustratoire, fraudulent et captieux. Clopinel leur legue son coffre tel qu'il est, avec ce qui est dedans: il sçavoit bien ce qui y estoit. De le vouloir contraindre à exprimer la chose qu'il donne, c'est brider sa volonté. Mais on dira que les Jacoqins présumoyent qu'il fust garny d'escus. Et pour ce donc que le légataire estime qu'un plat d'estain, qui lui a esté laissé par le testateur, soit d'or ou d'argent, il s'ensuivra que l'héritier sera tenu de lui en donner ou faire forger un chez l'orfevre? Mais à vostre advis, qui valoit davantage ou un escu, ou bien une figure d'arithmétique? Je sais bien que ceux qui ne pensent qu'à la réparation de la cuisine, diront que les escus eussent esté beaucoup plus profitables à ces pauvres freres que l'ardoise géométriquée, et qu'autant pesant d'or ou d'argent comme il y avait d'ardoises, eust faict un gros tas d'escus; mais ceux qui ont le coeur généreux priseront davantage les gentillesses que il avoit tirées sur les ardoises, que tout l'or de Gygès, Craesus ou Midas; que les sciences libéralles, telles que sont les mathématiques, sont à préférer aux méchaniques et principalement à la cuisine. Bien est vrai que quant elle est froide, on ne peut aisément continuer de philosopher; mais l'estat, condition et qualité dont ils avoyent fait profession, leur ostoyent tous moyens de s'aider de telles allégations, qui sont plutost contes de mondains, qu'opinions seulement de ceux qui tiennent un degré beaucoup plus eslevé. Finalement [p.CLIII] je veux que toute sa vie il leur ait fait du pis qu'il ait pu, qu'il se soit mocqué d'eux en leur legant des lopins d'ardoise au lieu d'escus, pour cela falloit-il le desenterrer? Cela est contre le commandement de Dieu, qui nous commande d'aimer nos ennemis. Que s'ils ne se sentoyent assez régenerés pour savourer ce saint précepte, au moins devoyent-ils avoir horreur de se venger sur un mort: il n'étoit pas hérétique, partant ne pouvoyent le tirer hors du sépulchre en desdain du tort qu'il leur pouvoit avoir faict. Ne sçavoyent-ils pas bien qu'il est défendu de mesparler d'un trespassé, non pas seulement de paroles, mais d'effect? Vouloyent-ils deschirer la renommée de ce pauvre Clopinel, lequel a esté en telle estime, que (comme j'ay dit) l'Anglois Balaeus l'a voulu transporter en Angleterre, dont n'est merveilles? Il est assez coustumier de choisir les plus belles roses qu'il peut, soit en France, Allemaigne ou Espaigne, pour en reparer sa patrie. Mais aussi le plus souvent trouve-t-il qui s'y opose, et par légitimes moyens les revendique. Quoique ce soit encores, est-il contraint de confesser que son Chaucer a pillé (il appelle cela illustrer le livre de Jean de Meung) les plus beaux boutons qu'il a peu du Roman de la Rose, pour en embellir et enrichir le sien? Ce que j'ai bien voulu ajouster, tant pour monstrer en quoi se mesprennent les Anglois, qui veulent ravir à nostre France le Roman de la Rose, que pour faire entendre à un chascun que, en ce que nous avons mis cy-dessus touchant Clopinel, nous n'entendons le mettre au rang et roole des affronteurs, encore moins taxer les religieux de saint Dominique d'autre que de ce qu'ils se pourroyent avoir laissé commander par quelques escervelez, qui les [p.CLIV] auroyent poussez à se formaliser d'une chose qu'ils seroyent autrement, je m'en assure, faschez de contrerooler, attendu qu'ils sçavent très-bien que le devoir de pieté les induit à une oeuvre accompagnée d'une telle et si grande humanité. De ma part je prise et honore leur compaignie; mais impossible est que parmy un si grand nombre qu'ils estoyent, il n'y en ait toujours quelqu'un qui fasse des fautes, et par quelques fois donne un mauvais bransle. Or, pour revenir à notre Clopinel, on l'eust peu attaquer d'affronterie, si on eust trouvé qu'après sa mort il eust esté garny de meubles précieux ou d'escus: le plus précieux joyau qu'il avoit estoyent ces exercices qu'il avoit prins après ces ardoises orbiculaires: il en fait un laiz à ceux lesquels il supplioit entomber son corps, mesurant un chascun à son aulne; et présumant que tout ainsi qu'il avoit prins plaisir à philosopher, aussi ils se baigneroyent à veoir les belles figures mathématiques qu'il avoit là tracées. J'insiste principalement sur ce point, d'autant que je ne suis tenu de respondre pour la liberté de parler où il s'est licencié: non pas que je craigne de tomber au même inconvénient auquel il pensa être engagé; mais parce que la ruse accorte qui le garantit de la punition exemplaire dont il devoit estre justidé et réparer la faute, l'a desgaigé de toute crainte, puisque sur l'exécution de l'arrest donné à l'encontre de luy, il y a eu une modification accordée du consentement des juges et parties, au grand contentement du pauvre sentencié. Mais quand j'aurois à porter paroles pour Jean de Meung, je ne m'en donneroye pas si grande peine que l'on pourrait penser, d'autant que, sans me mettre en charge d'entrer en preuve, je ne voudroye faire targue que de [p.CLV] la face du livre, qui, portant sur son frontispice LA ROSE, devoit apprendre à toutes ces mescontentes que la Rose n'est point seulement accompagnée d'une souefve odeur, couleur vermeille, blanche et délicate; ains aussi des piquerons qui arment la rose, et souvent poignent ceux ou celles qui, ou trop près ou mal-à-propos, l'approchent de leur nés.
NOTES:
[1] Dame étoit le nom de la femme mariée à un chevalier; Damoiselle était pour la femme de l'écuyer. Lantin de Damery.
[2] Cette phrase est la seule que nous ayons cru devoir emprunter au travail de M. Huot. Nous n'avons pas hésité, car il est impossible de mieux dire.
[3] Pour les auteurs cités: Baillet, Baïf, Ronsard, le Père Boubours et Pasquier, voir la Dissertation de Lantin de Damerey dans, l'édition de Méon.
[4] Paradoxe n'est peut-être pas le mot propre. Paradoxe veut dire: opinion opposée à l'opinion commune. Erreur serait sans doute mieux placé ici.
[5] On a raison de douter si Jean de Meung a été docteur en théologie.
[6] Honoré Bonnet.
[7] H. Herluison, éditeur.
[p.2]
LE ROMAN DE LA ROSE
I
Ci est le Rommant de la Rose,
Où l'art d'Amors est tote enclose.
Maintes gens dient que en songes
N'a se fables non et mençonges;
Mais l'en puet tiex songes songier
Qui ne sunt mie mençongier;
Ains sunt après bien apparant[1a]
Si en puis bien trere à garant
Ung acteur qui ot non Macrobes[2];
Qui ne tint pas songes à lobes;
Ainçois escrist la vision
Qui avint au roi Cipion.
Quiconques cuide ne qui die
Que soit folor ou musardie
De croire que songes aviengne,
Qui ce voldra, pour fol m'en tiengne;
Car endroit moi ai-je fiance
Que songe soit senefiance
Des biens as gens et des anuiz,
Car li plusors songent de nuitz
Maintes choses couvertement
Que l'en voit puis apertement.
[p.3]
LE ROMAN DE LA ROSE
I
Ci est le Roman de la Rose,
Où l'art d'Amour est toute enclose.
Maintes gens disent que les songes
Ne sont que fables et mensonges;
Mais on peut tel songe songer,
Qui ne soit certes mensonger
Et par la suite vrai se treuve[1]
Moult évidente en est la preuve
Dans la fameuse vision
Advenue au roi Scipion,
Dont Macrobe écrivit l'histoire[2b];
Car aux songes il daignait croire.
Bien plus, si quelqu'un pense ou dit
Que soit sottise ou fol esprit
De croire qu'ils se réalisent,
Eh bien, que ceux-là fol me disent;
Car je crois, moi, sincèrement
Qu'un songe est l'avertissement
Des biens et maux qui nous attendent;
Et maints avoir songé prétendent
La nuit choses confusément,
Qu'on voit ensuite clairement.
[p.4]
Où vintiesme an de mon aage,23
Où point qu'Amors prend le paage
Des jones gens, couchiez estoie
Une nuit, si cum je souloie,
Et me dormoie moult forment,
Si vi ung songe en mon dormant,
Qui moult fut biax, et moult me plot.
Mès onques riens où songe n'ot
Qui avenu trestout ne soit,
Si cum li songes recontoit.
Or veil cel songe rimaier,
Por vos cuers plus fere esgaier,
Qu'Amors le me prie et commande;
Et se nus ne nule demande
Comment ge voil que cilz Rommanz
Soit apelez, que ge commanz:
Ce est li Rommanz de la Rose,
Où l'art d'Amors est tote enclose.
La matire en est bone et noeve[3]:
Or doint Diez qu'en gré le reçoeve
Cele por qui ge l'ai empris.
C'est cele qui tant a de pris,
Et tant est digne d'estre amée,
Qu'el doit estre Rose clamée.
Avis m'iere qu'il estoit mains,
Il a jà bien cincq ans, au mains,
En mai estoie, ce songoie,
El tems amoreus plain de joie,
El tens où tote riens s'esgaie,
Que l'en ne voit boisson ne haie
Qui en mai parer ne se voille,
Et covrir de novele foille;
[p.5]
J'avais vingt ans; c'est à cet âge23
Qu'Amour prend son droit de péage
Sur les jeunes coeurs. Sur mon lit
Étendu j'étais une nuit,
Et dormais d'un sommeil paisible.
Lors je vis un songe indicible,
En mon sommeil, qui moult me plut;
Mais nulle chose n'apparut
Qui ne m'advint tout dans la suite,
Comme en ce songe fut prédite.
Or veux ce songe rimailler
Pour vos coeurs plus faire égayer;
Amour m'en prie et me commande;
Et si nul ou nulle demande
Sous quel nom je veux annoncer
Ce Roman qui va commencer:
Ci est le roman de Rose
Où l'art d'Amour est toute enclose
La matière de ce Roman
Est bonne et neuve assurément[3b];
Mon Dieu! que d'un bon oeil le voie
Et que le reçoive avec joie
Celle pour qui je l'entrepris;
C'est celle qui tant a de prix
Et tant est digne d'être aimée,
Qu'elle doit Rose être nommée.
Il est bien de cela cinq ans;
C'était en mai, amoureux temps
Où tout sur la terre s'égaie;
Car on ne voit buisson ni haie
Qui ne se veuille en mai fleurir
Et de jeune feuille couvrir.
Les bois secs tant que l'hiver dure
En mai recouvrent leur verdure;
[p.6]
Li bois recovrent lor verdure,55
Qui sunt sec tant cum yver dure,
La terre méismes s'orgoille
Por la rousée qui la moille,
Et oblie la poverté
Où ele a tot l'yver esté.
Lors devient la terre si gobe,
Qu'el volt avoir novele robe;
Si scet si cointe robe faire,
Que de colors i a cent paire,
D'erbes, de flors indes et perses,
Et de maintes colors diverses.
C'est la robe que je devise,
Por quoi la terre miex se prise.
Li oisel qui se sunt téu,
Tant cum il ont le froit éu,
Et le tens divers et frarin,
Sunt en mai por le tens serin,
Si lié qu'il monstrent en chantant
Qu'en lor cuer a de joie tant,
Qu'il lor estuet chanter par force.
Li rossignos lores s'efforce
De chanter et de faire noise;
Lors s'esvertue, et lors s'envoise
Li papegaus et la kalandre[4]:
Lors estuet jones gens entendre
A estre gais et amoreus
Por le tens bel et doucereus.
Moult a dur cuer qui en mai n'aime,
Quant il ot chanter sus la raime
As oisiaus les dous chans piteus.
En iceli tens déliteus,
Que tote riens d'amer s'effroie,
Sonjai une nuit que j'estoie,
[p.7]
Lors oubliant la pauvreté 57
Où elle a tout l'hiver été,
La terre s'éveille arrosée
Par la bienfaisante rosée.
La vaniteuse, il faut la voir,
Elle veut robe neuve avoir;
De mille nuances, pour plaire,
Robe superbe sait se faire,
Avec l'herbe verte, des fleurs
Mariant les belles couleurs.
C'est cette robe que la terre,
A mon avis, toujours préfère.
Les oiselets silencieux
Par le temps sombre et pluvieux,
Et tant que sévit la froidure
Sont en mai, quant rit la nature,
Si gais, qu'ils montrent en chantant
Que leur coeur a d'ivresse tant
Qu'il leur convient chanter par force,
Le rossignol alors s'efforce
De faire noise et de chanter,
Lors de jouer, de caqueter
Le perroquet et la calandre[4b];
Lors des jouvenceaux le coeur tendre
S'égaie et devient amoureux
Pour le temps bel et doucereux.
Quand il entend sous la ramée
La tendre et gazouillante armée
Qui n'aime, il a le coeur trop dur!
En ce temps enivrant et pur
Qui l'amour fait partout éclore,
Une nuit, m'en souvient encore,
Je songeai qu'il était matin;
De mon lit je sautai soudain,
[p.8]
Ce m'iert avis en mon dormant, 89
Qu'il estoit matin durement;
De mon lit tantost me levai,
Chauçai moi et mes mains lavai.
Lors trais une aguille d'argent
D'ung aguiller mignot et gent,
Si pris l'aguille à enfiler.
Hors de vile oi talent d'aler,
Por oïr des oisiaus les sons
Qui chantoient par ces boissons
En icele saison novele;
Cousant mes manches à videle,
M'en alai tot seus esbatant,
Et les oiselés escoutant,
Qui de chanter moult s'engoissoient
Par ces vergiers qui florissoient,
Jolis, gais et plains de léesce.
Vers une riviere m'adresce
Que j'oi près d'ilecques bruire,
Car ne me soi aillors déduire
Plus bel que sus cele riviere.
D'ung tertre qui près d'iluec iere
Descendoit l'iave grant et roide,
Clere, bruiant, et aussi froide
Comme puiz, ou comme fontaine,
Et estoit poi mendre de Saine,
Més qu'ele iere plus espanduë.
Onques més n'avoie véuë
Cele iave qui si bien coroit:
Moult m'abelissoit et séoit
A regarder le leu plaisant.
De l'iave clere et reluisant
Mon vis rafreschi et lavé.
Si vi tot covert et pavé
[p.9]
Je me chaussai, puis d'une eau pure 91
Lavai mes mains et ma figure;
Dans son étui mignon et gent
Je pris une aiguille d'argent
Que je garnis de fine laine,
Puis je partis emmi la plaine
Écouter les douces chansons
Des oiselets dans les buissons
Qui fêtaient la saison nouvelle.
Cousant mes manches à vidèle,
Seul j'allai prendre mes ébats,
Témoin de leurs joyeux débats,
De leur grâce et leur allégresse,
Par ces vergers en grand' liesse.
Tout près un grand ruisseau coulait
Dont le murmure m'appelait;
J'y courus. Jamais paysage
Ne vis plus beau que ce rivage.
D'un tertre vert et rocailleux
Descend, en bonds tumultueux,
L'onde aussi froide, claire et saine
Comme puits ou comme fontaine.
La Seine est un fleuve plus grand,
Mais moins belle au large s'épand.
Je n'avais oncques cette eau vue
Qui si bien court et s'évertue.
Dans un charme délicieux
Plongé, je promenais mes yeux
Partout ce riant paysage;
De l'onde claire mon visage
Je rafraîchis lors et lavai,
Et je vis couvert et pavé
Son lit de pierres et gravelle.
La prairie était grande et belle
[p.10]
Le fons de l'iave de gravele; 123
La praérie grant et bele
Très au pié de l'iave batoit,
Clere et serie et bele estoit
La matinée et atrempée:
Lors m'en alai parmi la prée
Contre val l'iave esbanoiant,
Tot le rivage costoiant.
II
Ci raconte l'Amant et dit:
Des sept ymaiges que il vit
Pourtraites el mur du vergier,
Dont il li plest à desclairier
Les semblances et les façons,
Dont vous porrez oïr les nons.
L'ymaige premiere nommée,
Si estoit Haïne apelée.
Quant j'oi ung poi avant alé,
Si vi ung vergié grant et lé,
Tot clos d'ung haut mur bataillié,
Portrait defors et entaillié
A maintes riches escritures,
Les ymages et les paintures
Ai moult volentiers remiré:
Si vous conteré et diré
De ces ymages la semblance,
Si cum moi vient à remembrance,
HAINE.
Ens où milieu je vi Haïne
Voir image
Qui de corrous et d'ataïne
[p.11]
Et jusqu'au pied de l'eau battait; 125
Or comme claire et douce était
Et sereine la matinée,
Parmi la plaine diaprée,
Sans but, je suivis le courant,
Tout le rivage côtoyant.
II
Ici, l'Amant en quelques pages
Va raconter les sept images
Qu'il vit sur les murs du verger.
Il va sous nos yeux les ranger;
Puis leurs façons et leurs postures,
Leurs costumes et leurs figures
Avant peindre, il les nommera,
Par la Haine il commencera.
Quand je fus à quelque distance,
J'aperçus un verger immense
Tout clos d'un haut mur crénelé,
Par dehors peint et ciselé
De maintes riches écritures.
Les images et les peintures
Je pus à mon aise admirer;
Or, je vais peindre et vous narrer
De ces images la semblance
Telle qu'en ai la souvenance.
HAINE.
La Haine au milieu se dressait.
Tout d'abord en elle on sentait
[p.12]
Sembloit bien estre moverresse, 151
Et correceuse et tencerresse,
Et plaine de grant cuvertage
Estoit par semblant cele ymage.
Si n'estoit pas bien atornée,
Ains sembloit estre forcenée;
Rechignie avoit et froncié
Le vis, et le nés secorcié.
Par grant hideur fu soutilliée,
Et si estoit entortillée
Hideusement d'une toaille.
FELONNIE[5]
Voir image
Une autre ymage d'autel taille
A senestre vi delez lui;
Son non desus sa teste lui,
Apellée estoit Felonnie.
VILENNIE.
Une ymage qui Vilonie
Avoit non, revi devers destre,
Qui estoit auques d'autel estre,
Cum ces deus et d'autel féture;
Bien sembloit male créature,
Et despiteuse et orguilleuse,
Et mesdisant et ramponeuse.
Moult sot bien paindre et bien portraire
Cil qui tiex ymages sot faire:
Car bien sembloit chose vilaine,
De dolor et de despit plaine;
Et fame qui peut séust
D'honorer ceus qu'ele déust[6]
[p.13]
Grande source de jalousie, 151
De courroux et de frénésie.
Elle me parut de poison
Pleine et de noire trahison.
Cette image mal atournée
A les traits d'une forcenée,
Un laid visage tout froncé,
Le nez petit et retroussé,
Puis, enfin, elle s'entortille
D'une hideuse souquenille
Qui plus hideuse encor la rend.
FÉLONIE[5b]
A gauche est sur le même rang,
De même taille, une autre image;
Tout au dessus de son visage
Félonie est son nom gravé.
VILENIE.
Une autre image j'ai trouvé
Sur la droite. C'est Vilenie
Avec elles en harmonie:
Même aspect hideux, repoussant;
Du premier coup d'oeil on pressent
Une créature orgueilleuse
Et médisante et rancuneuse.
Celui qui peignit ces tableaux
Savamment maniait pinceaux,
Car bien semblait chose vilaine
De douleur et de dépit pleine,
Et femme qui petit savait
Honorer ceux qu'elle devait[6b]
[p.14]
COUVOITISE.
Voir image Après fu painte Coveitise: 179
C'est cele qui les gens atise
De prendre et de noient donner,
Et les grans avoirs aüner,
C'est cele qui fait à usure
Prester mains por la grant ardure
D'avoir conquerre et assembler.
C'est cele qui semont d'embler
Les larrons et les ribaudiaus;
Si est grans péchiés et grans diaus
Qu'en la fin en estuet mains pendre.
C'est cele qui fait l'autrui prendre,
Rober, tolir et bareter,
Et bescochier et mesconter;
C'est cele qui les trichéors
Fait tous et les faus pledéors,
Qui maintes fois par lor faveles
Ont as valés et as puceles
Lor droites herites toluës[7]
Recorbillies et croçuës
Avoit les mains icele ymage;
Ce fu drois: car toz jors esrage
Coveitise de l'autrui prendre.
Coveitise ne set entendre
A riens qu'à l'autrui acrochier;
Coveitise a l'autrui trop chier.
AVARICE.
Une autre ymage y ot assise
Coste à coste de Coveitise,
[p.15]
CONVOITISE.
Après est peinte Convoitise. 179
C'est elle qui les gens attise
De prendre et ne jamais donner,
Et leurs biens faire foisonner.
C'est elle encor qui à l'usure
Prête la main pour sans mesure
Constamment gagner, amasser.
Qui ne cesse au vol de pousser
Larrons, gens de mauvaise vie,
Dont les crimes, la félonie
A la potence les conduit:
Celle qui fait dauber autrui
Par dol et cauteleux langage,
Par mauvais compte, escamotage.
C'est elle qui, tous les tricheurs,
Inspire et tous ces faux plaideurs
Dont les manoeuvres criminelles
Ont maints varlets, maintes pucelles,
D'un héritage dépouillés[7b]
Tout crochus et recoquillés
Avait les doigts cette femelle,
Et c'est chose bien naturelle,
Car Convoitise, c'est connu,
Aucun bonheur n'a jamais eu
Fors quand les autres dévalise;
Ne sait entendre Convoitise
A rien qu'aux autres accrocher;
Elle a d'autrui le bien trop cher.
AVARICE.
Je vis une autre image assise
Côte à côte de Convoitise,
[p.16]
Avarice estoit apelée: 207
Lede estoit et sale et foulée
Cele ymage, et megre et chetive,
Et aussi vert cum une cive.
Tant par estoit descolorée,
Qu'el sembloit estre enlangorée;
Chose sembloit morte de fain,
Qui ne vesquist fors que de pain
Petri à lessu fort et aigre;
Et avec ce qu'ele iere maigre,
Iert-ele povrement vestuë,
Cote avoit viés et desrumpuë;
Comme s'el fust as chiens remese;
Povre iert moult la cote et esrese,
Et plaine de viés palestiaus.
Delez li pendoit ung mantiaus
A une perche moult greslete,
Et une cote de brunete[8];
Où mantiau n'ot pas penne vaire,
Mès moult viés et de povre afaire,
D'agniaus noirs velus et pesans.
Bien avoit la robe vingt ans;
Voir image
Mès Avarice du vestir
Se sot moult à tart aatir:
Car sachiés que moult li pesast
Se cele robe point usast;
Car s'el fust usée et mauvese,
Avarice éust grant mesese,
De noeve robe et grant disete,
Avant qu'ele éust autre fete.
Avarice en sa main tenoit
Une borse qu'el reponnoit,
Et la nooit si durement,
Que demorast moult longuement
[p.17]
C'était Avarice. Elle était 209
Affreuse et sale, et se voûtait.
Cette image maigre et chétive
Était verte comme une cive,
Et ce visage sans couleur
Semblait s'épuiser de langueur.
D'un mort elle avait l'apparence
Qui ne vécut que d'abstinence
Et de pain fait d'aigre levain.
Pour draper sa maigreur enfin
Elle était pauvrement vêtue
D'une vieille cote rompue,
Sale, de pièces et morceaux;
On eût dit épave en lambeaux
De la dent des chiens délaissée.
Une perche grêle est dressée
Tout près d'elle, où pend un manteau
Et cote de drap jadis beau[8b]
Pas la moindre trace d'hermine
Sur ce manteau de triste mine
D'agneaux noirs, velus et pesants.
Bien avait la robe vingt ans;
Mais avarice n'est pressée
D'avoir sa cote remplacée.
Toujours elle est à deviser
Comment ne pas sa robe user;
Car si la robe était mauvaise,
Avarice aurait grand mésaise,
Robe neuve avant de s'offrir,
Moult longtemps dût-elle en pâtir.
Dans ses mains Avarice cache
Une grand'bourse qu'elle attache
Et noue avec acharnement,
Afin de rester longuement
[p.18]
Ainçois qu'el en péust riens traire, 241
Mès el n'avoit de ce que faire.
El n'aloit pas à ce béant
Que de la borse ostat néant.
ENVIE.
Après refu portrete Envie,
Qui ne rist oncques en sa vie,
N'oncques de riens ne s'esjoï,
S'ele ne vit, ou s'el n'oï[9]
Aucun grant domage retrere.
Nule riens ne li puet tant plere
Cum mefet et mesaventure,
Quant el voit grant desconfiture.
Sor aucun prodomme chéoir[10],
Ice li plest moult à véoir.
Ele est trop lie en son corage
Quant el voit aucun grant lignage
Dechéoir et aler à honte;
Et quant aucuns à honor monte
Par son sens ou par sa proéce,
C'est la chose qui plus la bléce.
Car sachiés que moult la convient
Estre irée quant biens avient.
Envie est de tel cruauté,
Qu'ele ne porte léauté
A compaignon, ne à compaigne;
N'ele n'a parent, tant li tiengne,
A cui el ne soit anemie:
Car certes el ne vorroit mie
Que biens venist, neis à son pere.
Mès bien sachiés qu'ele compere
Sa malice trop ledement:
Car ele est en si grant torment,
[p.19]
Devant qu'elle en pût rien extraire. 243
Mais, las! elle n'en a que faire,
Car jamais n'aura le désir
De cette bourse rien sortir.
ENVIE.
Après était pourtraite Envie
Qui ne rit oncques en sa vie,
Et qui de rien ne s'éjouit
Que s'elle voit ou s'elle ouït[9b]
Raconter quelque grand dommage.
Rien ne lui plaît ni la soulage
Autant que lorsqu'elle peut voir
Dessus aucun prudhomme choir[10b]
Ou méfait, ou mésaventure,
Ou quelque grand'déconfiture.
Mais si quelque noble maison
Déchoit et souille son blason,
C'est la félicité suprême.
Aussi, ce que le moins elle aime,
C'est qu'un homme arrive à l'honneur
Par ses vertus et sa valeur.
Sachez que grande est sa colère
Lorsque advient quelque bien sur terre.
Elle est de telle cruauté
Qu'elle ne porte aménité
A compagnon ni bonne amie;
Car d'un chacun c'est l'ennemie,
Fût-il son plus proche parent,
Et son coeur serait moult dolent
Si bien venait même à son père.
Mais Dieu lui fait par grand'misère
Payer cette méchanceté;
Car son coeur est si tourmenté
[p.20]
Et a tel duel quant gens bien font, 273
Par ung petit qu'ele ne font.
Ses felons cuers l'art et detrenche,
Qui de li Diex et la gent venche.
Envie ne fine nule hore
D'aucun blasme as gens metre sore;
Je cuit que s'ele cognoissoit
Tot le plus prodome qui soit
Ne deçà mer, ne delà mer,
Si le vorroit-ele blasmer;
Et s'il iere si bien apris
Qu'el ne péust de tot son pris
Rien abatre ne desprisier,
Si vorroit-ele apetisier
Sa proéce au mains, et s'onor
Par parole faire menor.
Lors vi qu'Envie en la painture
Voir image
Avoit trop lede esgardéure;
Ele ne regardast noient
Fors de travers en borgnoiant;
Ele avoit ung mauvès usage,
Qu'ele ne pooit ou visage
Regarder riens de plain en plaing,
Ains clooit ung oel par desdaing,
Qu'ele fondoit d'ire et ardoit,
Quant aucuns qu'ele regardoit,
Estoit ou preus, ou biaus, ou gens,
Ou amés, ou loés de gens.
[p.21]
Quand le bien voit, telle est sa rage, 275
Qu'elle en fondrait presque, je gage;
Et la vertu ce coeur vilain
Consume et déchire sans fin,
Et l'horreur de cette souffrance
Est de Dieu ci-bas la vengeance.
Envie et son bec malfaisant
Les gens ne lâche un seul instant,
Et s'elle connaissait, je pense,
Le plus honnête homme de France,
Ou même par delà la mer,
Le voudrait-elle encor blâmer.
Mais si sa langue envenimée
Une si ferme renommée
Ne pouvait d'un coup renverser,
Elle essaierait d'apetisser
Au moins son los et sa prouesse
Par sa fourbe et par son adresse.
Je vis, étudiant ses traits,
Qu'elle avait le regard mauvais;
Sur rien ne s'arrêtait sa vue
Que de biais, irrésolue,
Et moult laide habitude avait,
C'est que jamais elle n'osait
En plein regarder nulle chose.
De dédain sa prunelle close
D'ire soudain s'illuminait
Quand celui qu'elle examinait
Était beau, de haute naissance,
Ou pour son coeur et sa vaillance
Aimé de tous et respecté.
[p.22]
TRISTESSE.
Delez Envie auques près iere 301
Tristece painte en la maisiere;
Mès bien paroit à sa color
Qu'ele avoit au cuer grant dolor,
Et sembloit avoir la jaunice.
Si n'i féist riens Avarice
Ne de paleur, ne de mégrece:
Car li soucis et la destrece,
Et la pesance et les ennuis
Qu'el soffroit de jors et de nuis,
L'avoient moult fete jaunir,
Et megre et pale devenir.
Oncques mès nus en tel martire
Ne fu, ne n'ot ausinc grant ire
Cum il sembloit que ele éust:
Je cuit que nus ne li séust
Faire riens qui li péust plaire:
Voir image
N'el ne se vosist pas retraire,
Ne réconforter à nul fuer
Du duel qu'ele avoit à son cuer.
Trop avoit son cuer correcié,
Et son duel parfont commencié.
Moult sembloit bien qu'el fust dolente,
Qu'ele n'avoit mie esté lente
D'esgratiner tote sa chiere;
N'el n'avoit pas sa robe chiere,
Ains l'ot en mains leus descirée
Cum cele qui moult iert irée.
Si cheveul tuit destrecié furent,
Et espandu par son col jurent,
Que les avoit trestous desrous
De maltalent et de corrous.
[p.23]
TRISTESSE.
Près d'Envie et tout à côté, 306
Sur le mur l'image se dresse
De la langoureuse Tristesse.
Il paraît bien à sa couleur
Qu'au coeur elle a grande douleur,
Elle semble avoir la jaunisse.
Rien n'est auprès d'elle Avarice
Pour son teint pâle et sa maigreur;
Car les soucis et le malheur,
Et les chagrins, et la détresse
Dont le jour et la nuit sans cesse
Elle souffre, l'ont fait jaunir
Et maigre et pâle devenir.
Oncques nul en un tel martyre
Ne fut, ni n'eut aussi grande ire
Comme à la voir il me parut,
Et je pense que nul ne sut
Faire chose qui pût lui plaire
Ni calmer sa douleur amère,
Tant son coeur était courroucé
Et profond son deuil enfoncé.
Aussi sur son propre visage
Elle dut assouvir sa rage
Ainsi que sur ses vêtements.
De sillons nombreux et sanglants
Sa face est toute lacérée,
Et cette robe déchirée
Est la preuve de ses dégoûts,
De sa haine et de son courroux.
S'épand sur son col, sa figure
De tous côtés sa chevelure
[p.24]
Et sachiés bien veritelment 333
Qu'ele ploroit profondément:
Nus, tant fust durs, ne la véist,
A cui grant pitié n'en préist.
Qu'el se desrompoit et batoit,
Et ses poins ensemble hurtoit.
Moult iert à duel fere ententive
La dolereuse, la chetive;
Il ne li tenoit d'envoisier,
Ne d'acoler, ne de baisier:
Car cil qui a le cuer dolent,
Sachiés de voir, il n'a talent
De dancier, ne de karoler[11],
Ne nus ne se porroit moller
Qui duel éust, à joie faire,
Car duel et joie sont contraire.
VIEILLESSE.
Après fu Viellece portraite,
Qui estoit bien ung pié retraite
De tele cum el soloit estre;
A paine se pooit-el pestre,
Tant estoit vielle et radotée.
Bien estoit sa biauté gastée,
Et moult ert lede devenuë.
Toute sa teste estoit chenuë,
Et blanche cum s'el fust florie.
Ce ne fut mie grant morie
S'ele morust, ne grans pechiés,
Car tous ses cors estoit sechiés
De viellece et anoiantis:
Moult estoit jà ses vis fletris,
Qui jadis fut soef et plains;
Mès or est tous de fronces plains.
[p.25]
Qu'elle a rompue en son tourment, 337
Ses pleurs coulent abondamment.
L'âme la plus dure, à sa vue,
De grand'pitié se fût émue,
Car son sein tout elle battait
Et ses poings ensemble heurtait.
Toujours à deuil faire attentive,
La douloureuse, la chétive
Jamais ne cherche à s'amuser
Ni sa bouche le doux baiser.
Car celui dont l'âme dolente
Languit, de rien ne se contente,
Ne veut danser ni karoler[11b];
Il ne sait que se désoler
Sans nulle distraction prendre,
Joie et deuil ne sauraient s'entendre.
VIEILLESSE.
Puis je vis Vieillesse en regard
A peu près un pied à l'écart,
Comme ont coutume les vieux d'être.
A peine elle pouvait repaître
Son estomac débilité;
Rien ne restait de sa beauté,
Moult était laide devenue;
Toute sa tête était chenue
Et blanche comme fleur de lis,
Et si ce corps, à mon avis,
Desséché, déjà tout inerte,
Fût mort, mince eût été la perte.
Son front jadis plein et rosé
Tout de rides était creusé.
Ses oreilles étaient moussues
Et tretoutes ses dents perdues,
[p.26]
Les oreilles avoit mossues, 365
Et trestotes les dents perdues,
Si qu'ele n'en avoit neis une.
Tant par estoit de grant viellune,
Qu'el n'alast mie la montance
De quatre toises sans potance.
Li tens qui s'en va nuit et jor,
Sans repos prendre et sans sejor,
Et qui de nous se part et emble
Si celéement, qu'il nous semble
Qu'il s'arreste adès en ung point,
Et il ne s'i arreste point,
Ains ne fine de trespasser,
Que nus ne puet néis penser
Quex tens ce est qui est présens;
Sel' demandés as Clers lisans,
Ainçois que l'en l'éust pensé,
Seroit-il jà trois tens passé.
Li tens qui ne puet sejourner,
Ains vait tous jors sans retorner,
Cum l'iaue qui s'avale toute,
N'il n'en retorne arriere goute:
Li tens vers qui noient ne dure,
Ne fer ne chose tant soit dure,
Car il gaste tout et menjue;
Li tens qui tote chose mue,
Qui tout fait croistre et tout norist,
Et qui tout use et tout porrist;
Li tens qui enviellist nos peres,
Et viellist roys et emperieres,
Et qui tous nous enviellira,
Ou mort nous desavancera;
Li tens qui toute a la baillie
Des gens viellir, l'avoit viellie
[p.27]
Pas une seule ne restait. 369
De si grand'vieillesse elle était
Qu'elle n'eût franchi la distance
De quatre toises sans potence.
Le temps qui s'en va nuit et jour
Sans repos prendre et sans séjour,
Et dont la course est si rapide,
Qu'il semble à notre esprit stupide
Demeurer toujours en un point,
Mais qui ne s'y arrête point,
Et qui si promptement expire
Que nul homme ne saurait dire
Tout au juste le temps présent;
S'il le demande au clerc lisant,
Avant d'avoir dit sa pensée
Grand' part en est déjà passée:
Le temps qui ne peut séjourner,
Mais va toujours sans retourner
Comme l'eau qui s'écoule toute
Sans qu'il en retourne une goutte,
Vers qui rien ne saurait durer,
Si dur fût-il, même le fer,
Qui ronge tout et décompose,
Le temps qui change toute chose,
Qui tout fait croître et tout nourrit
Et qui tout use et tout pourrit,
Le temps qui vieillit notre père,
Les rois et les grands de la terre,
Comme tous il nous vieillira,
Ou la mort nous devancera:
Le temps qui, lui, jamais n'oublie
De tout vieillir, l'avait vieillie
[p.28]
Si durement, qu'au mien cuidier 399
El ne se pooit mès aidier,
Ains retornoit jà en enfance,
Car certes el n'avoit poissance,
Ce cuit-je, ne force, ne sens
Ne plus c'un enfès de deus ans.
Neporquant au mien escient
Ele avoit esté sage et gent,
Quant ele iert en son droit aage,
Mais ge cuit qu'el n'iere mès sage,
Voir image
Ains iert trestote rassotée.
Si ot d'une chape forrée
Moult bien, si cum je me recors,
Abrié et vestu son corps:
Bien fu vestue et chaudement,
Car el éust froit autrement.
Les vielles gens ont tost froidure;
Bien savés que c'est lor nature.
PAPELARDIE.
Une ymage ot emprès escrite,
Voir image
Qui sembloit bien estre ypocrite;
Papelardie ert apelée.
C'est cele qui en recelée,
Quant nus ne s'en puet prendre garde.
De nul mal faire ne se tarde.
El fait dehors le marmiteus,
Si a le vis simple et piteus,
Et semble sainte créature;
Mais sous ciel n'a male aventure
Qu'ele ne pense en son corage.
Moult la ressembloit bien l'ymage
Qui faite fu à sa semblance,
Qu'el fu de simple contenance;
[p.29]
Si durement, il me semblait, 401
Que s'aider elle ne pouvait,
Mais bien retournait en enfance;
Car certe elle n'avait puissance,
A mon avis, force ni sens,
Non plus qu'un enfant de deux ans.
Et cependant en son bel âge
Damoiselle gentille et sage
Elle fut à mon escient;
Elle est bien changée à présent,
Car elle est tretoute hébétée.
D'une grande chape fourrée
Elle avait, je la vois encor,
Avec soin abrité son corps;
Les vieilles gens ont tôt froidure,
Bien savez que c'est leur nature;
Or s'était-elle chaudement
Vêtue, elle eût froid autrement.
PAPELARDIE.
Voici venir Papelardie
Et sa mine de comédie.
C'est elle qui en tapinois,
Tant qu'elle peut et chaque fois,
Quand nul ne s'en peut prendre garde,
De nul mal faire ne se garde;
Par dehors fait le marmiteux,
A voir son air simple et piteux,
On dirait sainte créature;
Mais ci-bas n'est male aventure
Que ne rumine son cerveau
Bien la présentait ce tableau
Qui fut fait à sa ressemblance;
Simple elle était de contenance,
[p.30]
Et si fu chaucie et vestue 431
Tout ainsinc cum fame rendue.
En sa main ung sautier tenoit,
Et sachiés que moult se penoit
De faire à Dieu prieres faintes,
Et d'appeler et sains et saintes.
El ne fu gaie, ne jolive,
Ains fu par semblant ententive
Du tout à bonnes ovres faire;
Et si avoit vestu la haire.
Et sachiés que n'iere pas grasse,
De jeuner sembloit estre lasse,
S'avoit la color pale et morte.
A li et as siens ert la porte
Dévéée de Paradis;
Car icel gent si font lor vis
Amegrir, ce dit l'Evangile,
Por avoir loz parmi la ville,
Et por un poi de gloire vaine
Qui lor toldra Dieu et son raine.
POVRETÉ.
Voir image
Portraite fu au darrenier
Povreté qui ung seul denier
N'éust pas, s'el se déust pendre,
Tant séust bien sa robe vendre;
Qu'ele iere nuë comme vers:
Se li tens fust ung poi divers,
Je cuit qu'ele acorast de froit[12],
Qu'el n'avoit ç'ung vié sac estroit
Tout plain de mavès palestiaus;
Ce iert sa robe et ses mantiaus.
El n'avoit plus que afubler,
Grand loisir avoit de trembler.
[p.31]
Portait chaussure et vêtement 433
Telle que nonne de couvent;
En main tenait un livre d'heures,
A grand' marques extérieures
Feinte prière à Dieu criait
Et saints et saintes appelait.
Point de plaisir, jamais de joie;
A bonnes oeuvres elle emploie
Son temps et toute sa vertu
Depuis que la haire a vêtu.
Sachez qu'elle n'était pas grasse,
De jeûner semblait être lasse
Et d'un mort avait la couleur.
A elle et aux siens le Seigneur
Du paradis ferme la porte;
Car leur visage de la sorte,
Dit l'Evangile, font maigrir
Ces gens pour se faire applaudir,
Et pour un peu de gloriole
Des saints ils perdent l'auréole.
PAUVRETÉ.
Pourtraite était tout en dernier
Pauvreté qui même un denier
N'aurait trouvé pour s'aller pendre,
Sa robe eût-elle voulu vendre;
Elle était nue ainsi qu'un ver:
Aussi bien, eût sévi l'hiver,
De froidure elle serait morte[12b]
Un vieux bissac seul elle porte
Tout rempli de mauvais lambeaux;
C'était ses robes et manteaux.
A l'écart, dans un coin, seulette,
Comme un chien honteux, la pauvrette
[p.32]
Des autres fu un poi loignet; 463
Cum chien honteus en ung coignet
Se cropoit et s'atapissoit,
Car povre chose, où qu'ele soit,
Est adès boutée et despite.
L'eure soit ore la maudite,
Que povres homs fu concéus!
Qu'il ne sera jà bien péus,
Ne bien vestus, ne bien chauciés,
Néis amés, ne essauciés.
Ces ymages bien avisé,
Qui, si comme j'ai devisé,
Furent à or et à asur
De toutes pars paintes où mur[13]
Haut fu li mur et tous quarrés,
Si en fu bien clos et barrés,
En leu de haies, uns vergiers,
Où onc n'avoit entré bergiers,
Cis vergiers en trop bel leu sist:
Qui dedens mener me vousist
Ou par échiele ou par degré,
Je l'en séusse moult bon gré;
Car tel joie ne tel déduit
Ne vit nus hons, si cum ge cuit,
Cum il avoit en ce vergier:
Car li leus d'oisiaus herbergier
N'estoit ne dangereux ne chiches,
Onc mès ne fu nus leus si riches
D'arbres, ne d'oisillons chantans:
Qu'il i avoit d'oisiaus trois tans
Qu'en tout le ramanant de France.
Moult estoit bele l'acordance
De lor piteus chans à oïr:
Tous li mons s'en dust esjoïr.
[p.33]
Toute petite se faisait 465
Et tristement s'accroupissait
(Car pauvre chose est délaissée
De tous et de partout chassée),
Et n'ayant rien pour s'affubler
Grand loisir avait de trembler.
Maudite soit l'heure fatale
Qui le pauvre conçut! Tout pâle
Il erre de faim épuisé,
Mal vêtu, honni, méprisé.
J'ai bien contemplé ces visages.
Comme je l'ai dit, ces images
Resplendissaient d'or et d'azur
De toutes parts peintes au mur[13b]
La muraille haute et carrée,
Mieux que haie et close et barrée,
Entourait un vaste verger
Où n'était onc entré berger.
C'était un beau site sans doute;
A qui m'en eût frayé la route
Ou par échelle, ou par degré,
Certes j'aurais su moult bon gré;
Car tel déduit et telle joie
Ne vit nul homme, que je croie,
Comme il était en ce verger.
Car ce lieu d'oiseaux héberger
N'était ni dédaigneux ni chiche.
Nul lieu ne fut d'arbres plus riche
Ni d'oisillons au piteux chant;
D'oiseaux était trois fois autant
Qu'en tout le reste de la France.
Moult belle en était l'accordance;
Le plus sombre, rien que d'ouïr
Ces chants, s'en devrait éjouir.
[p.34]
Je endroit moi m'en esjoï 497
Si durement, quant les oï,
Que n'en préisse pas cent livres;
Se li passages fust delivres,
Que ge n'entrasse ens et véisse
L'assemblée (que Diex garisse!)
Des oisiaus qui léens estoient,
Qui envoisiement chantoient
Les dances d'amors et les notes
Plesans, cortoises et mignotes.
Quand j'oï les oisiaus chanter,
Forment me pris à dementer
Par quel art ne par quel engin
Je porroie entrer où jardin;
Mès ge ne poi onques trouver
Leu par où g'i péusse entrer.
Et sachiés que ge ne savoie
S'il i avoit partuis ne voie,
Ne leu par où l'en i entrast,
Ne hons nès qui le me monstrast
N'iert illec, que g'iere tot seus,
Moult destroit et moult angoisseus;
Tant qu'au darrenier me sovint
C'oncques à nul jor ce n'avint
Qu'en si biau vergier n'éust huis.
Ou eschiele ou aucun partuis.
Lors m'en alai grant aléure
Açaignant la compasséure
Et la cloison du mur quarré,
Tant que ung guichet bien barré
Trovai petitet et estroit;
Par autre leu l'en n'i entroit.
A l'uis commençai à ferir,
Autre entrée n'i soi querir.
[p.35]
Pour moi, si grande était ma joie 499
Que si l'on m'eût ouvert la voie,
J'aurais céans et de bon coeur
Payé cent livres le bonheur
De voir des oiseaux l'assemblée
(Que Dieu garde!) sous la feuillée,
Gazouillant en ce frais séjour
A l'envi les danses d'amour
Et les plaisantes chansonnettes
Tant courtoises et mignonnettes.
Quand j'ouïs les oiseaux chanter,
Je me pris à me tourmenter
Par quel engin, quelle manière
Du jardin franchir la barrière;
Mais je ne pus oncques trouver
Lieu par où j'y pusse arriver.
De plus, si m'était inconnue
De ce verger aucune issue,
Nul n'était là pour me montrer
Non plus comment y pénétrer.
J'étais dans cette solitude
Rongé de noire inquiétude,
Tant qu'enfin à l'esprit me vint
Qu'à nul jour encore il n'advint
Qu'un si beau verger n'eût de porte,
Échelle, accès d'aucune sorte.
Lors j'allai d'un pas assuré,
Contournant du grand mur carré
Avec soin toute l'étendue.
Enfin, une porte perdue
J'aperçus, guichet bas, étroit;
Pour entrer c'est le seul endroit.
Adonc sans plus tarder encore
Je frappai sur le bois sonore.
[p.36]
III
Comment dame Oyseuse feist tant 532
Qu'elle ouvrit la porte a l'amant.
Assez i feri et boutai,
Et par maintes fois escoutai
Se j'orroie venir nulle arme.
Le guichet, qui estoit de charme,
M'ovrit une noble pucele
Qui moult estoit et gente et bele.
Cheveus ot blons cum uns bacins[14],
La char plus tendre qu'uns pocins,
Front reluisant, sorcis votis,
Son entr'oil ne fu pas petis[15],
Ains iert assez grans par mesure;
Le nés ot bien fait à droiture,
Les yex ot plus vairs c'uns faucons[16],
Por faire envie à ces bricons.
Douce alene ot et savorée,
La face blanche et colorée,
La bouche petite et grocete,
S'ot où menton une fossete:
Le col fu de bonne moison,
Gros assez et lons par raison,
Si n'i ot bube ne malen,
N'avoit jusqu'en Jherusalen
Fame qui plus biau col portast,
Polis iert et soef au tast.
La gorgete ot autresi blanche
Cum est la noif desus la branche
Quant il a freschement negié.
Le cors ot bien fait et dougié,
[p.37]
III
Comment dame Oyseuse fit tant 533
Qu'elle ouvrit la porte a l'amant.
Maintes fois ma main assidue
Heurta; puis, l'oreille tendue,
J'écoutai si quelqu'un venait.
Le guichet, qui de charme était,
M'ouvrit une noble pucelle
Qui moult était et gente et belle,
Les cheveux blonds comme un bassin[14b],
La chair plus tendre qu'un poussin,
Bouche petite et mignonnette,
A son menton une fossette,
Le front poli, soucil arqué,
L'entrecil net et bien marqué[15b],
Petit ni grand, bonne mesure;
Le nez droit, de gente structure,
Les yeux plus vifs que le faucon[16b]
A faire envie à ce fripon;
L'haleine douce et savourée,
La face blonde et colorée,
De savante proportion
Le col gros et long par raison,
Bouton ni tache, la peau fine;
N'était jusqu'en la Palestine
Femme au col plus beau, plus luisant,
Ni plus au toucher séduisant.
Elle avait la gorge aussi blanche
Comme est la neige sur la branche
Quand il a fraîchement neigé,
Le corps bien fait et dégagé:
[p.38]
L'en ne séust en nule terre 561
Nul plus bel cors de fame querre.
D'orfrois ot un chapel mignot[17];
Onques nule pucele n'ot
Plus cointe ne plus desguisié,
Ne l'aroie adroit devisié
En trestous les jors de ma vie.
Robe avoit moult bien entaillie;
Ung chapel de roses tout frais
Ot dessus le chapel d'orfrais:
En sa main tint ung miroer,
Si ot d'ung riche treçoer
Son chief trecié moult richement,
Bien et bel et estroitement:
Ot ambdeus cousues ses manches,
Et por garder que ses mains blanches
Ne halaissent, ot uns blans gans.
Cote ot d'ung riche vert de gans,
Cousue à lignel tout entour.
Il paroit bien à son atour
Qu'ele iere poi embesoignie,
Quant ele s'iere bien pignie,
Et bien parée et atornée,
Ele avoit faite sa jornée.
Moult avoit bon tens et bon may,
Qu'el n'avoit soussi ne esmay
De nule riens, fors solement
De soi atorner noblement.
Quant ainsinc m'ot l'uis deffremé
La pucele au cors acesmé,
Je l'en merciai doucement,
Et si li demandai comment
Ele avoit non, et qui ele iere.
El ne fu pas envers moi fiere,
[p.39]
On n'eût su trouver certes guère 563
Plus beau corps de femme sur terre.
Un frais chapel doré portait[17b];
Nulle part pucelle n'était
Plus gracieuse et plus jolie;
Ses charmes tretoute ma vie
A dépeindre ne suffirait.
Robe élégante la drapait.
Sur son chapel, fraîches écloses,
Courait un chapelet de roses,
En sa main un miroir brillait,
Un riche peigne maintenait,
Surmontant sa riche coiffure,
Les tresses de sa chevelure.
Enfin d'un riche vert de Gans
Était sa cote, et des gans blancs
Gardaient du hâle ses mains blanches;
A lacets étaient ses deux manches,
Un cordon régnait tout autour.
Bien semblait-elle à son atour
N'être pas trop embesognée;
Car était faite sa journée
Quant ses cheveux avait peigné,
Paré son corps et atourné.
Bon temps et douce servitude!
Sans souci, sans inquiétude,
Rien ne l'occupait seulement
Que s'atourner moult noblement.
Quand ainsi m'eut ouvert la porte
Du jardin la pucelle accorte,
Je lui dis merci doucement,
Et puis lui demandai comment
Elle avait nom, qui était-elle.
Ne fut pas fière la pucelle
[p.40]
Ne de respondre desdaigneuse: 595
Je me fais apeler Oiseuse,
Dist-ele, à tous mes congnoissans;
Si sui riche fame et poissans.
S'ai d'une chose moult bon tens,
Car à nule riens je ne pens
Qu'à moi joer et solacier,
Et mon chief pignier et trecier:
Quant sui pignée et atornée,
Adonc est fete ma jornée.
Privée sui moult et acointe
De Déduit le mignot, le cointe:
C'est cil cui est cest biax jardins.
Qui de la terre as Sarradins
Fist çà ces arbres aporter,
Qu'il fist par ce vergier planter.
Quant li arbres furent créu,
Le mur que vous avez véu,
Fist lors Déduit tout entor faire,
Et si fist au dehors portraire
Les ymages qui i sunt paintes,
Qui ne sunt mignotes ne cointes;
Ains sunt dolereuses et tristes,
Si cum vous orendroit véistes.
Maintes fois por esbanoier
Se vient en cest leu umbroier
Déduit et les gens qui le sivent,
Qui en joie et en solas vivent.
Encores est léens sans doute
Déduit orendroit qui escoute
A chanter gais rossignolés,
Mauvis et autres oiselés.
Il s'esbat iluec et solace
O ses gens, car plus bele place
[p.41]
Et répondit incontinent: 597
«De tous mes intimes vraiment
Je me fais appeler Oyseuse,
Je suis riche, puissante, heureuse;
Car tout le jour j'ai moult bon temps
Et veille à mes ajustements;
Quand ma toilette est terminée,
Tout le reste de la journée
Tranquille passe à mon plaisir,
A jouer, à me divertir.
De Déduit suis la bonne amie,
Charmante et douce compagnie,
Le maître de ces beaux jardins.
De la terre des Sarrazins
Il fit jadis venir les plantes
En ce verger si florissantes.
Quand tous ces arbres furent grands,
Ce mur, qu'avez dû voir céans,
Alors Déduit fit autour faire,
Et par dehors y fit pourtraire
Ces peintures et ces tableaux
Qui ne sont séduisants ni beaux,
Mais pleins de tristesse et misère,
Ainsi que l'avez vu naguère.
Souvent vient s'éjouir en paix,
Ici, cherchant l'ombre et le frais,
Déduit et les gens qui le suivent,
Qui de joie et de soulas vivent.
Tenez, les gais rossignolets,
Pinsons et autres oiselets,
Ici près encore sans doute
Déduit tranquillement écoute.
Avec ses gens tretout le jour
Il s'ébat, car plus beau séjour
[p.42]
Ne plus biau leu por soi joer 629
Ne porroit-il mie trover;
Les plus beles gens, ce sachiés,
Que vous jamès nul leu truissiés,
Si sunt li compaignon Déduit
Qu'il maine avec li et conduit.
Quant Oiseuse m'ot ce conté,
Et j'oi moult bien tout escouté,
Je li dis lores? Dame Oyseuse,
Jà de ce ne soyés douteuse,
Puis que Déduit li biaus, li gens
Est orendroit avec ses gens
En cest vergier, ceste assemblée
Ne m'iert pas, se je puis, emblée,
Que ne la voie encore ennuit,
Véoir la m'estuet, car je cuit
Que bele est cele compaignie,
Et cortoise et bien enseignie.
Lors m'en entrai, ne dis puis mot,
Par l'uis que Oiseuse overt m'ot,
Ou vergier, et quant je fui ens
Je fui liés et baus et joiens.
Et sachiés que je cuidai estre
Por voir en Paradis terrestre,
Tant estoit li leu delitables,
Qu'il sembloit estre esperitables:
Car si cum il m'iert lors avis,
Ne féist en nul Paradis
Si bon estre, cum il faisoit
Ou vergier qui tant me plaisoit.
D'oisiaus chantans avoit assés
Par tout le vergier amassés;
En ung leu avoit rossigniaus,
En l'autre gais et estorniaus;
[p.43]
Il ne saurait trouver sur terre 631
Pour reposer et se distraire.
Les amis que le beau Déduit
Avec lui mène et qu'il conduit
Sont la plus gente compagnie
Que ne verrez de votre vie. »
Quand Oyseuse m'eut ce conté,
Que j'ai tout au long écouté,
Je luis dis alors: «Dame Oyseuse,
De ceci ne soyez douteuse,
Si Déduit le beau, le joli,
Avec ses gens repose ici
Dans ce verger, cette assemblée
Ne me sera certes volée.
Dès aujourd'hui, si je le puis,
Je la verrai, car, m'est avis
Que belle est cette compagnie,
Noble et pleine de courtoisie. »
Lors j'entrai, sans plus dire un mot,
Par l'huis qu'Oyseuse ouvrit tantôt,
Dans cette terre enchanteresse.
Grande alors fut mon allégresse;
Je crus être, je vous le dis,
Dans le terrestre Paradis.
Par sa beauté sans plus, du reste,
Ce séjour me semblait céleste,
Car il n'est point de paradis
Au ciel, comme il m'était avis,
Où douceurs nous soient réservées
Telles qu'ici les ai rêvées.
Oiseaux chantants étaient assez
Partout le jardin amassés;
Ici chantaient les hirondelles,
Chardonnerets et tourterelles,
[p.44]
Si r'avoit aillors grans escoles 663
De roietiaus et torteroles,
De chardonnereaus, d'arondeles,
D'aloes et de lardereles;
Calendres i ot amassées
En ung autre leu, qui lassées
De chanter furent à envis:
Melles y avoit et mauvis
Qui baoient à sormonter
Ces autres oisiaus par chanter.
Il r'avoit aillors papegaus,
Et mains oisiaus qui par ces gaus
Et par ces bois où il habitent,
En lor biau chanter se délitent.
Trop parfesoient bel servise
Cil oisel que je vous devise;
Il chantoient ung chant itel
Cum s'il fussent esperitel.
De voir sachiés, quant les oï,
Moult durement m'en esjoï:
Que mès si douce mélodie
Ne fu d'omme mortel oïe.
Tant estoit cil chans dous et biaus,
Qu'il ne sembloit pas chans d'oisiaus,
Ains le péust l'en aesmer
A chant de seraines de mer,
Qui par lor vois qu'eles ont saines
Et series, ont non seraines.
A chanter furent ententis
Li oisillon qui aprenti
Ne furent pas ne non sachant;
Et sachiés quant j'oï lor chant,
Et je vi le leu verdaier
Je me pris moult à esgaïer:
[p.45]
Et là grand assaut se livrait 665
Entre le geai, le roitelet,
Et l'alouette et la mésange;
Plus loin, la joyeuse phalange
Des rossignols harmonieux
S'égosillait à qui mieux mieux.
Ailleurs merles et mauviettes,
Étourneaux et bergeronnettes
Des autres oisillons chanteurs
S'efforçaient d'être les vainqueurs.
Enfin, perruches éclatantes
Et maints oiseaux aux voix savantes
S'étaient dans ce verger riant
Donné rendez-vous en chantant.
Formaient, caquetant à leur guise,
Ces oiseaux que je vous devise
Un concert si délicieux
Qu'on eût dit qu'il venait des cieux.
Jamais si douce mélodie
Ne fut d'homme mortel ouïe.
Les chants étaient si doux, si beaux,
Qu'ils ne semblaient pas chants d'oiseaux,
Mais je crus ouïr les syrènes
De la mer séduisantes reines;
Série et saine était leur voix
Dont on fit syrène autrefois.
Des oisillons, sous la feuillée,
La savante et gente assemblée
Lors déploya tout son talent.
Et sachez, quand j'ouïs leur chant,
Emmi ce beau lieu qui verdoie,
Je fus tout inondé de joie.
[p.46]
Que n'avoie encor esté onques 697
Si jolif cum je fui adonques;
Por la grant delitableté
Fui plains de grant jolieté.
Et lores soi-je bien et vi
Que Oiseuse m'ot bien servi,
Qui m'avoit en tel déduit mis:
Bien déusse estre ses amis,
Quant ele m'avoit deffermé
Le guichet du vergier ramé.
Dès ore si cum je sauré,
Vous conterai comment j'ovré.
Primes de quoi Déduit servoit,
Et quel compaignie il avoit
Sans longue fable vous veil dire,
Et du vergier tretout à tire
La façon vous redirai puis.
Tout ensemble dire ne puis,
Mès tout vous conteré par ordre,
Que l'en n'i sache que remordre.
Grant servise et dous et plaisant
Aloient cil oisel faisant;
Lais d'amors et sonnés cortois
Chantoit chascun en son patois,
Li uns en haut, li autre en bas;
De lor chant n'estoit mie gas.
La douçor et la mélodie
Me mist où cuer grant reverdie;
Mès quant j'oi escouté ung poi
Les oisiaus, tenir ne me poi
Que dant Déduit véoir n'alasse,
Car à savoir moult désirasse
Son contenement et son estre.
Lors m'en alai tout droit à destre,
[p.47]
Oncques n'avait goûté bonheur 697
Si pur qu'en cet instant mon coeur,
Et dans une extase infinie
Se plongeait mon âme ravie.
Oyseuse, alors j'ai reconnu
Quel service tu m'as rendu
Par cette douce jouissance.
Éternelle reconnaissance
Je te dois de m'avoir ouvert
Le guichet du beau verger vert!
Dès lors, poursuivant mon histoire,
Je vais chercher dans ma mémoire
Ce que je fis; puis ce qu'était
Déduit, quelle suite il avait,
Sans longue fable vais vous dire,
Et du beau verger tire à tire
Vous dirai la façon depuis.
Tout ensemble dire ne puis,
Mais tout vous conterai par ordre
Pour qu'on n'y sache que remordre.
Parmi ce jardin ravissant
Les oiselets allaient faisant
Leurs jeux et prodiguaient sans cesse
Leurs chants et leur vive allégresse.
Lais d'amour et sonnets courtois,
Chantait chacun en son patois.
Et ces voix perçantes et graves
Formaient des concerts si suaves,
Si doux et si mélodieux,
Que j'étais ravi, radieux.
Quand j'eus tout à ma fantaisie
Leurs chants ouïs, moult grande envie
Me prit de connaître Déduit.
J'oublie tout, tant fus séduit
[p.48]
Par une petitete sente 731
Plaine de fenoil et de mente;
Mès auques près trové Déduit,
Car maintenant en ung réduit
M'en entré où Déduit estoit.
Déduit ilueques s'esbatoit;
S'avoit si bele gent o soi,
Que quant je les vi, je ne soi
Dont si très beles gens pooient
Estre venu; car il sembloient
Tout por voir anges empennés,
Si beles gens ne vit homs nés.
IV
Ci parle l'Amant de Liesce:
C'est une Dame qui la tresce
Maine volontiers et rigole,
Et ceste menoit la karole.
Ceste gent dont je vous parole,
S'estoient pris à la carole,
Et une dame lor chantoit,
Qui Léesce apelée estoit:
Bien sot chanter et plesamment,
Ne nule plus avenaument,
Ne plus bel ses refrains ne fist,
A chanter merveilles li sist;
Qu'ele avoit la vois clere et saine,
Et si n'estoit mie vilaine;
Ains se savoit bien desbrisier,
Ferir du pié et renvoisier.
[p.49]
De voir son maintien, son visage. 731
Lors donc, à droite je m'engage
Dans un sentier tout parfumé,
De menthe et de fenouil semé.
Tout près de là, suivant mon guide,
J'entrai dans un réduit splendide
Où le beau Déduit se trouvait.
En ce lieu Déduit s'ébattait;
Si belle était sa compagnie,
Que soudain ma vue éblouie
Crut voir des anges empennés,
Comme onc n'en virent hommes nés,
Et ne savais d'où pouvaient être
Venus gens si beaux, si beau maître.
IV
Ci parle l'Amant de Liesse;
C'est une Dame qui la tresce
Aime mener et rigoler;
Ici menait gens karoler.
Cette troupe que je devise
A la karole s'était prise;
Une gente dame chantait
Que Liesse l'on appelait.
A chanter elle était savante,
Car d'une façon ravissante
Elle modulait ses refrains
Gracieux, entraînants, divins.
Elle avoit la voix claire et saine,
Et n'était pas non plus vilaine,
Mais sa taille souple ondulait
Et lestement son pied frappait.
[p.50]
Ele estoit adès coustumiere 759
De chanter en tous leus premiere:
Car chanter estoit li mestiers
Qu'ele faisoit plus volentiers.
Lors véissiés carole aller,
Et gens mignotement baler,
Voir image
Et faire mainte bele tresche,
Et maint biau tor sor l'erbe fresche.
Là véissiés fléutéors,
Menesterez et jougléors;
Si chantent li uns rotruenges,
Li autres notes Loherenges,
Por ce qu'en set en Loheregne
Plus cointes notes qu'en nul regne.
Assez i ot tableterresses
Ilec entor, et tymberresses
Qui moult savoient bien joer,
Et ne finoient de ruer
Le tymbre en haut, si recuilloient
Sor ung doi, c'onques n'i failloient.
Deus damoiseles moult mignotes,
Qui estoient en pures cotes,
Et trecies à une tresce,
Faisoient Déduit par noblesce
Enmi la karole baler;
Mès de ce ne fait à parler.
Comme el baloient cointement!
L'une venoit tout belement
Contre l'autre, et quant el estoient
Près à près, si s'entregetoient
Les bouches, qu'il vous fust avis
Que s'entrebaisassent où vis:
Bien se savoient desbrisier.
Ne vous en sai que devisier,
[p.51]
Elle était toujours coutumière 761
De chanter partout la première,
Car chanter pour elle c'était
Ce que plus volontiers faisait.
Vous eussiez vu gens en cadence
Mener karole et fine danse,
Et mainte tresce et maint beau tour
Sur l'herbe fraîche d'alentour.
On voyait des escamoteuses
Auprès et des tambourineuses
Qui ne cessaient de bien jouer,
Puis en l'air leur tambour ruer
Et, sans manquer, sur un doigt vite
Tombant le recevoir ensuite.
Vous eussiez encor maints flûteurs
Ouïs, ménestrels et jongleurs;
L'un dit des légendes anciennes,
Une autre des chansons lorraines.
Car on sait que de ce pays
Nous viennent les plus beaux récits.
Puis au milieu deux jeunes filles,
En jupon court, toutes gentilles,
Les cheveux en nattes massés,
Emmi les danseurs enlacés,
Au beau Déduit, par déférence,
Faisaient les honneurs de la danse.
Comme elles balaient gentîment!
L'une venait tout bellement
Contre l'autre, puis au passage
Approchait son joli visage;
A voir leur bouche se croiser,
Elles semblaient s'entrebaiser
Quand se cambrait leur taille souple.
Comment vous peindre ce beau couple?
[p.52]
Mès à nul jor ne me quéisse 793
Remuer, tant que ge véisse
Ceste gent ainsinc efforcier
De caroler et de dancier.
V
Ci endroit devise l'Amant
De la karole le semblant,
Et comment il vit Cortoisie
Qui l'apela par druerie,
Et li monstra la contenance
De cele gent, et de lor dance.
La karole tout en estant
Regardai iluec jusqu'à tant
C'une dame bien enseignie
Me tresvit: ce fu Cortoisie
La vaillant et la debonnaire,
Que Diex deffende de contraire.
Cortoisie lors m'apela:
Biaux amis, que faites-vous là?
Fait Cortoisie, ça venez,
Et avecques nous vous prenez
A la karole, s'il vous plest.
Sans demorance et sans arrest
A la karole me sui pris,
Si n'en fui pas trop entrepris,
Et sachiés que moult m'agréa
Quant Cortoisie m'en pria,
Et me dist que je karolasse,
Car de karoler, se j'osasse,
Estoie envieus et sorpris.
A regarder lores me pris
[p.53]
Jamais je n'eusse me mouvoir 795
Pensé, tant me plaisait de voir
Ces gens en si belle accordance
Mener la karole et la danse.
V
Ici devise notre Amant
De la karole le semblant,
Et comment il vit Courtoisie
L'appeler par galanterie,
Et lui raconter ce qu'était
Tout ce monde et ce qu'il dansait.
Toujours là debout, immobile,
Je contemplais la troupe agile,
Quand une charmante beauté,
Coeur vaillant et plein de bonté
(Que Dieu garde toute sa vie!)
M'aperçut. C'était Courtoisie.
Aussitôt elle m'appela:
«Bel ami, que faites-vous là?
Or ça, venez, fait Courtoisie;
A karoler je vous convie,
Avec nous venez, s'il vous plaît. »
A la karole sans arrêt,
Sans hésiter je fus me prendre
Et sans chercher à m'en défendre,
Car c'était mon plus vif désir;
Et, sachez-le, plus grand plaisir
N'eût su me faire Courtoisie.
Je n'osais, mais brûlais d'envie
De courir aussi karoler.
Lors je me pris à contempler
[p.54]
Les cors, les façons et les chieres, 823
Les semblances et les manieres
Des gens qui ilec karoloient:
Si vous dirai quex il estoient.
Déduit fu biaus et lons et drois,
Jamès en terre ne venrois
Où vous truissiés nul plus bel homme:
La face avoit cum une pomme,
Vermoille et blanche tout entour,
Cointes fu et de bel atour.
Les yex ot vairs, la bouche gente,
Et le nez fait par grant entente;
Cheveus ot blons, recercelés,
Par espaules fu auques lés,
Et gresles parmi la ceinture:
Il resembloit une painture,
Tant ere biaus et acesmés,
Et de tous membres bien formés.
Remuans fu, et preus, et vistes,
Plus légier homme ne véistes;
Si n'avoit barbe, ne grenon,
Se petiz peus folages non,
Car il ert jones damoisiaus.
D'un samit portret à oysiaus,
Qui ere tout à or batus,
Fu ses cors richement vestus.
Moult iert sa robe desguisée,
Et fut moult riche et encisée,
Et décopée par cointise;
Chauciés refu par grant mestrise
D'uns solers décopés à las;
Par druerie et par solas
[p.55]
Les visages, les contenances, 825
Les costumes et les semblances
De tous ces gens qui karolaient;
Je vous dirai ce qu'ils étaient.
Déduit était de sa nature
Droit et beau, de haute stature,
L'air noble et de grand appareil
Et gracieux, le teint vermeil
Autour et blanc comme une pomme;
Jamais on ne vit plus bel homme:
Mignonne bouche, de beaux yeux,
Le nez fait au moule, cheveux
Blonds tombant en boucles soyeuses
Sur ses épaules musculeuses.
Sa taille fine cependant
Était bien prise. En regardant
Ce beau corps, sa riche parure,
On croyait voir une peinture.
Nul homme avec lui n'eût lutté
De vigueur ni d'agilité.
C'était, tout brillant de jeunesse,
Un damoiseau plein de noblesse;
Ni moustache ni barbe encor,
Mais le fin duvet couleur d'or
De la première adolescence.
Il était avec élégance
Vêtu tout d'or et de satin
Tissu d'oiseaux à grand dessin.
Sa robe à la coupe savante
Et d'ornements étincelante,
Tombait en festons gracieux;
Un brodequin délicieux
Enlaçait sa jambe arrondie,
Et par amour sa douce amie
[p.56]
Li ot s'amie fet chapel 855
De roses qui moult li sist bel.
Savés-vous qui estoit s'amie?
Léesce qui nel' haoit mie,
L'envoisie, la bien chantans,
Qui dès lors qu'el n'ot que sept ans
De s'amor li donna l'otroi:
Déduit la tint parmi le doi
A la karole, et ele lui,
Bien s'entr'amoient ambedui:
Car il iert biaus, et ele bele,
Bien resembloit rose novele
De sa color. S'ot la char tendre,
Qu'en la li péust toute fendre
A une petitete ronce.
Le front ot blanc, poli, sans fronce,
Les sorcis bruns et enarchiés,
Les yex gros et si envoisiés,
Qu'ils rioient tousjors avant
Que la bouchete par convant.
Je ne vous sai du nés que dire,
L'en nel' féist pas miex de cire.
Ele ot la bouche petitete,
Et por baisier son ami, preste;
Le chief ot blons et reluisant.
Que vous iroie-je disant?
Bele fu et bien atornée;
D'ung fil d'or ere galonnée,
S'ot ung chapel d'orfrois tout nuef,
Je qu'en oi véu vint et nuef,
A nul jor mès véu n'avoie
Chapel si bien ouvré de soie.
D'un samit qui ert tous dorés
Fu ses cors richement parés,
[p.57]
Lui avait tout de roses fait 859
De ses mains un beau chapelet.
Savez-vous quelle était sa mie?
Liesse qui ne le hait mie,
La gente et joyeuse aux doux chants.
A lui dès l'âge de sept ans
D'amour elle donna le gage.
Déduit la prend au doigt, l'engage
A la karole, et chaque amant
Moult s'enlace amoureusement.
Il était beau, elle était belle,
Et bien semblait rose nouvelle
A voir son teint vermeil et clair:
La moindre épine à cette chair
Si tendre eût fait une blessure:
Son front était blanc, sans plissure,
Ses sourcils bruns et bien arqués,
Ses yeux gros et si enjoués
Qu'ils paraissaient toujours sourire
Avant même la bouche rire,
Qui toute mignonne s'ouvrait,
Toujours aux baisers s'apprêtait.
Du nez, je ne sais que vous dire;
On n'en fait pas de mieux en cire.
Son chef était blond et luisant.
Que vous irai-je encor disant?
Belle était et bien atournée,
D'un fil d'or toute galonnée;
Son chapel d'or était tout neuf,
J'en ai vu plus de vingt et neuf,
Mais jamais chapel, que je croie,
Si bien ouvré de belle soie.
Son corps était enfin paré
De ce riche satin doré
[p.58]
De quoi son ami avoit robe, 889
Si en estoit assés plus gobe.
VI
Ci dit l'Amant des biax atours
Dont iert vestus li Diez d'Amours.
A li se tint de l'autre part
Li Diex d'Amors, cil qui départ
Amoretes à sa devise.
C'est cil qui les amans justise,
Et qui abat l'orguel des gens,
Et si fait des seignors sergens,
Et des dames refait bajesses,
Quant il les trove trop engresses.
Li Diex d'Amors de la façon,
Ne resembloit mie garçon:
De beaulté fist moult à prisier,
Mès de sa robe devisier
Criens durement qu'encombré soie.
Il n'avoit pas robe de soie,
Ains avoit robe de floretes,
Fete par fines amoretes
A losenges, à escuciaus,
A oiselés, à lionciaus,
Et à bestes et à liépars;
Fu la robe de toutes pars
Portraite, et ovrée de flors
Par diverseté de colors.
Flors i avoit de maintes guises
Qui furent par grant sens assises:
Nulle flor en esté ne nest
Qui n'i soit, neis flor de genest,
[59]
Que Déduit son ami préfère, 893
Faveur dont moult elle était fière.
VI
Ci dit l'Amant les beaux atours
Dont est vêtu le Dieu d'Amours.
Tout près d'eux d'autre part s'avance
Dieu d'Amours. C'est lui qui dispense
Les amourettes aux amants,
Et qui rabat l'orgueil des gens,
Et quand les trouve trop méchantes
Des dames fait d'humbles servantes
Et des seigneurs simples sergents;
C'est lui le maître des amants.
Du Dieu d'Amours telle est la grâce
Qu'on devine sa noble race;
On est surpris de sa beauté,
Et nul sa robe, en vérité,
Ne saurait peindre, que je croie.
Il n'avait pas robe de soie,
Mais bien avait robe de fleurs,
Oeuvre d'amour de mille coeurs.
Ce n'était qu'écussons, lozanges,
Léopards, animaux étranges,
Oiseaux de diverses couleurs:
Ce n'était que bouquets de fleurs
De mille sortes variées
Et artistement mariées.
Nulle fleur en été ne naît
Qui n'y fût; la fleur de genêt,
La violette, la pervenche,
Mainte fleur azur, jaune ou blanche,
[p.60]
Ne violete, ne parvanche,919
Ne fleur inde, jaune ne blanche;
Si ot par leus entremeslées
Foilles de roses grans et lées.
Il ot ou chief ung chapelet
De roses; mès rossignolet
Qui entor son chief voletoient,
Les foilles jus en abatoient:
Car il iert tout covers d'oisiaus.
De papegaus, de rossignaus,
De calandres et de mesanges;
Il sembloit que ce fust uns anges
Qui fust tantost venus du ciau.
Amors avoit ung jovenciau
Qu'il faisoit estre iluec delés;
Douz-Regard estoit apelés.
Icis bachelers regardoit
Les caroles, et si gardoit
Au Diex d'Amors deux ars turquois.
Li uns des ars si fu d'un bois
Dont li fruit iert mal savorés;
Tous plains de nouz et bocerés
Fu li ars dessous et dessore,
Et si estoit plus noirs que more[18a]
Li autres ars fu d'un plançon
Longuet et de gente façon;
Si fu bien fait et bien dolés,
Et si fu moult bien pipelés.
Dames i ot de tous sens pointes,
Et valés envoisiés et cointes.
Ices deux ars tint Dous-Regars
Qui ne sembloit mie estre gars,
Avec dix des floiches son mestre.
Il en tint cinq en sa main destre;
[p.61]
A la belle rose y venait 923
Mêler son modeste reflet.
La tête il avait festonnée
De roses que l'aile étonnée
Des rossignolets effeuillait
Tout autour de son chapelet;
Car il était couvert sans cesse
De mille oiseaux de toute espèce,
De rossignols, de perroquets,
De mésanges, de roitelets;
Il semblait que ce fût un ange
Des cieux. Tout près d'Amour se range
Un jouvenceau son compagnon;
Doux-Regard, tel était son nom.
Joyeux la karole il regarde
Et dans chacune main il garde
Au Dieu d'Amours un arc turcquois.
Le premier des arcs est d'un bois
Aux fruits amers sans aucun doute;
Son aspect repoussant dégoûte;
Il est plein de bosses, de noeuds,
Et plus noir que More hideux[18]
L'autre, au contraire, est d'une branche
Flexible, gracieuse et blanche,
Toute couverte de dessins
Des plus jolis et des plus fins.
On n'y voyait que dames gentes,
Varlets aux mines avenantes.
Doux-Regard les tenait tous deux
Et cinq flèches pour chacun d'eux.
De sa main droite les plus belles
A son maître il tendait; les ailes,
Les coches, tout était bien fait;
Tout couvert d'or le fût brillait
[p.62]
Mès moult orent ices cinq floiches 953
Les penons bien fais, et les coiches:
Si furent toutes à or pointes,
Fors et tranchans orent les pointes,
Et aguës por bien percier,
Et si n'i ot fer ne acier;
Onc n'i ot riens qui d'or ne fust,
Fors que les penons et le fust:
Car el furent encarrelées
De sajetes d'or barbelées.
La meillore et la plus isnele
De ces floiches, et la plus bele,
Et cele où li meillor penon
Furent entés, Biautés ot non[19]
Une d'eles qui le mains blece,
Ot non, ce m'est avis, Simplece.
Une autre en i ot apelée
Franchise; cele iert empenée
De valor et de cortoisie.
La quarte avoit non Compaignie:
En cele ot moult pesant sajete,
Ele n'iert pas d'aler loing preste;
Mès qui de près en vosist traire[20],
Il en péust assez mal faire.
La quinte avoit non Biau-Semblant,
Ce fut toute la mains grévant,
Ne porquant el fait moult grant plaie;
Mès cis atent bonne menaie,
Qui de cele floiche est plaiés,
Ses maus en est mielx emplaiés:
Car il puet tost santé atendre,
S'en doit estre sa dolor mendre.
Cinq floiches i ot d'autre guise,
Qui furent lédes à devise:
[p.63]
Garni de pointe meurtrière 957
De fer non, ni d'acier vulgaire.
Du reste, rien qui d'Or ne fût,
Sauf les ailerons et le fût,
Car les pointes étaient doublées
De sagettes d'or barbelées.
Des traits le plus prompt, le meilleur,
Et le plus beau pour sa couleur,
Et les plumes de son enture[19b]
Était Beauté. De sa nature
Simplesse est moins à redouter.
Le tiers Franchise, à n'en douter,
De valeur et de courtoisie
Fut empenné. Puis Compagnie
Quatrième; à son dard pesant,
On sentait que peu malfaisant
De loin, grand mal il pouvait faire
Si de près on le voulait traire[20b]
Le cinquième était Beau-Semblant,
Le moins dangereux, qui pourtant
Fait grand' blessure; mais sa plaie
Laisse espoir qui les maux défraie,
Permet d'attendre la santé,
Par quoi le coeur est conforté.
L'autre main tenait au contraire
Cinq traits d'une horrible matière.
[p.64]
Li fust estoient et li fer 987
Plus noirs que déables d'enfer.
La première avoit non Orguex,
L'autre qui ne valoit pas miex,
Fu apelée Vilenie;
Icele fu de felonie
Toute tainte et envenimée
La tierce fu Honte clamée,
Et la quarte Desespérance:
Novel-Penser fu sans doutance[21]
Apelée la darreniere.
Ces cinq floiches d'une maniere
Furent, et moult bien resemblables;
Moult par lor estoit convenables
Li uns des arcs qui fu hideus,
Et plains de neus, et eschardeus;
Il devoit bien tiex floiches traire,
Car el erent force et contraire
As autres cinq floiches sans doute.
Mès ne diré pas ore toute
Lor forces, ne lor poestés.
Bien vous sera la vérités
Contée, et la sénéfiance
Nel' metré mie en obliance;
Ains vous dirai que tout ce monte,
Ainçois que je fine mon conte.
Or revendrai à ma parole:
Des nobles gens de la karole
M'estuet dire les contenances,
Et les façons et les semblances.
Li Diex d'Amors se fu bien pris
A une dame de haut pris,
Et delez lui iert ajoustés:
Icele dame ot non Biautés.
[p.65]
Leur fût était comme leur fer 983
Aussi noir que diable d'enfer.
C'était d'abord Orgueil. Vilenie
Venait après, de félonie
Tout empreint, tout envenimé.
Ce trait vaut le premier nommé,
Et le premier vaut le deuxième.
Ensuite Honte le troisième,
Le quatrième, Désespoir;
Enfin, le dernier, à le voir,
Nouveau-Penser me parût être[21b]
A peine peut-on reconnaître
Ces traits, tant ils sont ressemblants.
C'était bien les dignes pendants
De l'arc à figure hideuse,
Informe et toute raboteuse,
Qui me sembla fait tout exprès
Pour lancer de si vilains traits,
Car ils avaient force contraire
Aux cinq que je viens de pourtraire.
Céans vous ne pouvez savoir
Toute leur force et leur pouvoir;
Mais la vérité toute entière
Ne mettrez en doutance guère
Lorsque ce conte vous lirez;
Avant la fin vous le saurez.
Or revenons à ma parole.
Des nobles gens de la karole
Je vais vous dépeindre les jeux,
Le maintien, les airs gracieux.
Près de dame de grand' noblesse,
Galant, le dieu d'Amours s'empresse.
Elle était debout à côté
De lui; c'était Dame Beauté
[p.66]
Ainsinc cum une des cinq fleches, 1021
En li ot maintes bonnes teches[22]:
El ne fu oscure, ne brune,
Ains fu clere comme la lune,
Envers qui les autres estoiles
Resemblent petites chandoiles.
Tendre ot la char comme rousée,
Simple fu cum une espousée,
Et blanche comme flor de lis;
Si ot le vis cler et alis,
Et fu greslete et alignie,
Ne fu fardée ne guignie:
Car el n'avoit mie mestier
De soi tifer ne d'afetier.
Les cheveus ot blons et si lons
Qu'il li batoient as talons;
Nez ot bien fait, et yelx et bouche.
Moult grant douçor au cuer me touche,
Si m'aïst Diex, quant il me membre
De la façon de chascun membre,
Qu'il n'ot si bele fame où monde.
Briément el fu jonete et blonde,
Sade, plaisant, aperte et cointe,
Grassete et gresle, gente et jointe.
[p.67]
Comme la flèche merveilleuse 1017
De vertus riche et généreuse,[22b]
Obscure ni brune. Tel luit
L'astre radieux de la nuit,
Près de qui les autres étoiles
Ne sont que petites chandoiles.
Elle était blanche comme un lys,
Le teint, le front clairs et polis,
La chair tendre comme rosée
Et simple comme une épousée:
Taille grêle, ensemble charmant,
Sans fard et sans déguisement,
Car elle n'avait, je vous jure,
Besoin d'atours ni de parure.
Ses blonds cheveux étaient si longs
Qu'ils venaient battre ses talons,
Bien faits son nez, ses yeux, sa bouche.
Moult grand' douceur au coeur me touche
(M'assiste Dieu!) quand je revois
Tous ses charmes comme autrefois!
N'était si belle femme au monde!
Bref, elle était jeunette et blonde,
Au regard doux, sade et plaisant,
Au corps rondelet, svelte et gent.
[p.68]
VII
Ci parle l'Amant de Richesse, 1045
Qui moult estoit de grant noblesse;
Mais de si grant boban estoit,
Que nul povre home n'adaignoit,
Ainz le boutoit tousjors arriere:
Si l'en doit-l'en avoir mains chiere.
Près de Biauté se tint Richece,
Une dame de grant hautece,
De grant pris et de grant affaire.
Qui à li ne as siens meffaire
Osast riens par fais, ou par dis,
Il fust moult fiers et moult hardis;
Qu'ele puet moult nuire et aidier.
Ce n'est mie ne d'ui ne d'ier
Que riches gens ont grant poissance
De faire ou aïde, ou grévance.
Tuit li greignor et li menor
Portoient à Richece honor:
Tuit baoient à li servir,
Por l'amor de li deservir;
Chascuns sa dame la clamoit,
Car tous li mondes la cremoit;
Tous li mons iert en son dangier.
En sa cort ot maint losengier,
Maint traïtor, maint envieus:
Ce sunt cil qui sunt curieus
De desprisier et de blasmer
Tous ceus qui font miex à amer.
Par devant por eus losengier,
Loent les gens li losengier;
[p.69]
VII
Ci parle l'Amant de Richesse 1041
Qui dame était de grand' noblesse
Mais de si grand orgueil était
Que nul pauvre homme n'accueillait,
Mais le boutait toujours arrière;
Aussi doit-on l'avoir moins chère.
Trônait Richesse près Beauté.
Dame c'était de grand' fierté,
De grand prix et de grande affaire.
Bien hardi qui osât méfaire
A elle ou aux siens. Elle peut
Aider, nuire quand elle veut.
Au riche la toute-puissance!
Les biens et les maux il dispense
A son gré; ce n'est pas d'hier.
Grands et petits, l'humble et le fier
Font honneur à dame Richesse,
Chacun à la servir s'empresse,
Afin d'obtenir ses faveurs;
Chacun veut porter ses couleurs,
Chacun reconnaît sa puissance
Par crainte et non par préférence.
Sa cour n'est qu'envieux, flatteurs
Et traîtres, et ces vils menteurs
S'attaquent surtout avec rage
Au plus aimable et au plus sage;
Devant c'est l'adulation
La plus vile; avec onction
Tout le monde en parole ils louent;
Mais leurs louanges les gens rouent
[p.70]
Tout le monde par parole oignent, 1075
Mès lor losenges les gens poignent[23]
Par derriere dusques as os[24],
Qu'il abaissent des bons les los,
Et desloent les aloés,
Et si loent les desloés.
Maint prodommes ont encusés,
Et de lor honnor reculés
Li losengier par lor losenges;
Car il font ceus des cors estranges
Qui déussent estre privés:
Mal puissent-il estre arivés
Icil losengier plain d'envie!
Car nus prodons n'aime lor vie.
Richece ot une porpre robe,
Ice ne tenés mie à lobe,
Que je vous di bien et afiche
Qu'il n'ot si bele, ne si riche
Où monde, ne si envoisie.
La porpre fu toute orfroisie.
Si ot portraites à orfrois
Estoires de dus et de rois[25]
Si estoit au col bien orlée
D'une bende d'or néélée
Moult richement, sachiés sans faille.
Si i avoit tretout à taille
De riches pierres grant plenté
Qui moult rendoient grant clarté.
Richece ot ung moult riche ceint[26]
Par desus cele porpre ceint;
La boucle d'une pierre fu
Qui ot grant force et grant vertu:
Car cis qui sor soi la portoit,
Nes uns venins ne redotoit;
[p.71]
Par derrière jusques aux os[24b]; 1071
Ils abaissent des bons les los,
Souillent partout la prudhommie,
Par contre exaltent l'infamie.
Par eux le bon est accusé
Et voit son honneur exposé
A l'hypocrite calomnie;
Tels on voit par leur perfidie
Maints preux souvent des cours chassés.
Qu'à leur tour soient de Dieu laissés
Tous ces vils flatteurs pleins d'envie;
Nul prud'homme n'aime leur vie.
Robe pourpre Richesse avait,
Et si nul pour faux le tenait,
Je ne crains pas qu'il me confonde,
Si belle robe n'est au monde,
Si riche ni si gente encor;
Car en ses lés la pourpre d'or
Retraçait à notre mémoire
De ducs et de rois mainte histoire[25b]
Bien en était le col ourlé
D'une bande d'or niellé,
Moult richement, je ne vous raille,
Puis y brillaient, de riche taille,
Pierres fines en quantité
Qui moult rendaient grande clarté.
Richesse avait riche ceinture[26b]
Par dessus sa pourpre vêture;
La boucle d'une pierre était
Qui grand pouvoir et force avait;
Car celui qui cette ceinture
Porte, tous les venins conjure;
[p.72]
Nus nel' pooit envenimer, 1109
Moult faisoit la pierre à aimer.
Elle vausist à ung prodomme
Miex que trestous li ors de Romme.
D'une pierre fu li mordens,
Qui garissoit du mal des dens;
Et si avoit ung tel éur,
Que cis pooit estre asséur
Tretous les jors de sa véue,
Qui à géun l'avoit véue.
Li clou furent d'or esmeré,
Qui erent el tissu doré;
Si estoient gros et pesant,
En chascun ot bien ung besant.
Richece ot sus ses treces sores
Ung cercle d'or; onques encores
Ne fu si biaus véus, ce cuit,
Car il fu tout d'or fin recuit;
Mès cis seroit bons devisierres
Qui vous sauroit toutes les pierres,
Qui i estoient, devisier,
Car l'en ne porroit pas prisier
L'avoir que les pierres valoient,
Qui en l'or assises estoient.
Rubis i ot, saphirs, jagonces,
Esmeraudes plus de dix onces.
Mais devant ot par grant mestrise,
Une escharboucle où cercle assise,
Et la pierre si clere estoit,
Que maintenant qu'il anuitoit,
L'en s'en véist bien au besoing
Conduire d'une liue loing.
Tel clarté de la pierre yssoit,
Que Richece en resplendissoit
[p.73]
Nul ne le peut envenimer: 1103
C'est la pierre qui fait aimer;
Elle vaudrait à un prudhomme
Mieux que tretous les ors de Rome.
D'une pierre étaient les mordants
Qui guérissait du mal de dents,
Et tel à jeun qui l'aurait vue,
De conserver toujours la vue
Serait sûr, j'en suis convaincu,
Tant est puissante sa vertu.
Les clous gros et pesants, je pense,
Au moins comme un besant de France,
Étaient de fin or épuré
Et semaient le tissu doré.
Pour maintenir sa blonde tresse
Un cercle d'or avait Richesse;
Oncques nul de plus beau ne vit,
Car il était tout d'or recuit.
Ce serait un conteur habile
Celui dont la plume subtile
Toutes les pierres dépeindrait;
Car nul estimer ne saurait
La valeur de ces pierreries
Dans l'or habilement serties.
Dix onces de grenat je vis,
Saphyrs, émeraudes, rubis,
Mais par dessus tout dominante,
Une escarboude étincelante,
Sur le cercle assise, jetait
Au loin un si puissant reflet
Qu'en cette nuit portait la vue
Une lieue au moins d'étendue;
Et lueur telle en jaillissait
Que Richesse en resplendissait
[p.74]
Durement le vis et la face, 1143
Et entor li toute la place.
Richece tint parmi la main
Ung valet de grant biauté plain,
Qui fu ses amis veritiez.
C'est uns hons qui en biaus ostiez
Maintenir moult se délitoit.
Cis se chauçoit bien et vestoit,
Si avoit les chevaus de pris;
Cis cuidast bien estre repris
Ou de murtre, ou de larrecin,
S'en s'estable éust ung roucin.
Por ce amoit-il moult l'acointance
De Richece et la bien-voillance,
Qu'il avoit tous jors en porpens
De demener les grans despens,
Et el les pooit bien soffrir,
Et tous ses despens maintenir;
El li donnoit autant deniers
Cum s'el les puisast en greniers.
Après refu Largece assise,
Qui fu bien duite et bien aprise
De faire honor, et de despendre:
El fu du linage Alexandre;
Si n'avoit-el joie de rien
Cum quant el pooit dire, tien.
Néis Avarice la chétive
N'ert pas si à prendre ententive
Cum Largece ere de donner;
Et Diex li fesoit foisonner
Ses biens si qu'ele ne savoit
Tant donner, cum el plus avoit.
Moult a Largece pris et los;
Ele a les sages et les fos
[p.75]
Toute entière, son corps, sa face, 1137
Voire alentour toute la place.
Richesse tenait par la main
Un varlet de grand' beauté plein
Et son ami sans aucun doute.
Par dessus tout cet homme goûte
Grands hôtels, splendides châteaux,
Chaussures, vêtements royaux,
Chevaux de prix, vaste écurie.
Il eût craint d'être, je parie,
Repris de meurtre ou de larcin,
S'il eût en l'étable un roussin.
Aussi cherchait-il l'accointance
De Richesse et la bienviellance;
Car il ne songeait en tous temps
Qu'à démener les grands dépens,
Et bien pouvait-il, sans doutance,
Soutenir sa magnificence,
Car elle lui versait deniers
Comme puisant à pleins greniers.
Ensuite assise, était Largesse,
Dame généreuse et maîtresse
Passée en prodigalité.
Nul ne savait, en vérité,
Mieux faire honneur et l'or épandre;
Elle était du sang d'Alexandre,
Et plaisir ne prenait de rien
Comme de pouvoir dire: Tien.
Non, Avarice là chétive
N'est pas à garder attentive
Comme Largesse est à donner,
Et Dieu lui fait tant foisonner
Ses biens que toujours l'abondance
Surpasse sa magnificence.
[p.76]
Outréement à son bandon, 1177
Car ele savoit fere biau don;
S'ainsinc fust qu'aucuns la haïst,
Si cuit-ge que de ceus féist
Ses amis par son biau servise;
Et por ce ot-ele à devise
L'amor des povres et des riches.
Moult est fos haus homs qui est chiches!
Haus homs ne puet avoir nul vice,
Qui tant li griet cum avarice:
Car hons avers ne puet conquerre
Ne seignorie, ne grant terre;
Car il n'a pas d'amis plenté,
Dont il face sa volenté.
Mès qui amis vodra avoir,
Si n'ait mie chier son avoir,
Ains par biaus dons amis acquiere:
Car tout en autretel maniere
Cum la pierre de l'aïment
Trait à soi le fer soutilment,
Ainsinc atrait les cuers des gens
Li ors qu'en donne et li argens.
Largece ot robe toute fresche
D'une porpre sarrazinesche;
S'ot le vis bel et bien formé;
Mès el ot son col deffermé,
Qu'el avoit iluec en présent
A une dame fet présent,
N'avoit gueres, de son fermal,
Et ce ne li séoit pas mal,
Que sa cheveçaille iert overte,
Et sa gorge si descoverte,
[p.77]
Largesse aussi recherchent tous, 1171
Elle a les sages et les fous,
Tous sans réserve à son service;
Car toujours l'or de sa main glisse,
Et si quelqu'un la haïssait,
Bien vite un ami s'en ferait
Par sa généreuse franchise;
Aussi tient-elle en toute guise
Du pauvre et du riche l'amour.
Fol le Grand au coeur chiche et sourd!
Un Grand ne peut avoir nul vice
Qui l'abaisse autant qu'avarice:
Avare ne peut obtenir
Honneurs ni grands fiefs conquérir,
Car d'amis certes il n'a guère
Qui veuillent sa volonté faire.
Tel qui veut des amis avoir,
Qu'il n'ait pas trop cher son avoir,
Mais par beaux dons qu'il les acquière.
C'est ainsi de même manière
Que l'on voit la pierre d'aimant
Tirer le fer subtilement;
Ainsi le coeur des gens attire
L'argent qu'on donne tire à tire.
Largesse avait frais vêtement
De riche pourpre d'Orient,
Les traits beaux et pleins d'élégance,
Le col ouvert par négligence,
Car elle avait tout justement
A certaine dame en présent
Son fermail octroyé naguère.
J'aimais assez cette manière
De laisser sa coiffe s'ouvrir
Et sa gorge se découvrir;
[p.78]
Que parmi outre la chemise 1209
Li blanchoioit sa char alise.
Largece la vaillant, la sage,
Tint ung chevalier du linage
Au bon roy Artus de Bretaigne[27]:
Ce fut cil qui porta l'enseigne
De Valor et le gonfanon.
Encor est-il de tel renom,
Que l'en conte de li les contes
Et devant rois, et devant contes.
Cil chevalier novelement
Fu venus d'ung tornoiement,
Où il ot faite por s'amie
Mainte jouste et mainte envaïe,
Et percié maint escu bouclé,
Maint hiaume i avoit desserclé,
Et maint chevalier abatu,
Et pris par force et par vertu.
Après tous ceus se tint Franchise,
Qui ne fu ne brune ne bise,
Ains ere blanche comme nois,
Et si n'ot pas nés d'Orlenois[28],
Ainçois l'avoit lonc et traitis,
Iex vairs rians, sorcis votis:
S'ot les chevous et blons, et lons,
Et fu simple comme uns coulons.
Le cuer ot dous et débonnaire:
Ele n'osast dire ne faire
A nuli riens qu'el ne déust;
Et s'ele ung homme cognéust
Qui fust destrois por s'amitié,
Tantost éust de li pitié,
[p.79]
Car dessous sa chemise fine1205
Blanchoyait sa belle poitrine.
Tenait Largesse au coeur vaillant
Un beau chevalier descendant
Du bon roi Artus de Bretaigne,[27b]
Celui-là qui tenait l'enseigne
De Valeur et le gonfanon.
Encor est-il de tel renom
Que l'on conte de lui les contes,
Et devant rois et devant comtes.
Ce chevalier nouvellement
Était venu d'un tournoiement,
Où fait avait pour sa maîtresse
Mainte joûte et mainte prouesse
Et percé maint écu bouclé,
Et de sa lance décerclé
Maint haume et puis mainte visière,
Maint chevalier dans la poussière
Avait de son bras abattu
Et pris par force et par vertu.
Ensuite se tenait Franchise
Qui n'était ni brune ni bise,
Au teint plus que la neige blanc,
Et n'avait pas nez d'Orléan[28b],
Mais long et bien fait au contraire,
Sourcils-arqués, prunelle claire,
Longs cheveux blonds ceints d'un bandeau,
Et l'air simple d'un colombeau:
Le coeur si doux et débonnaire
Que jamais il n'eût osé faire
Aux autres que ce qu'il devait;
Car si nul homme elle savait
Qui fût pour l'amour d'elle en peine,
Point ne lui serait inhumaine;
[p.80]
Qu'ele ot le cuer si pitéable, 1241
Et si dous et si amiable,
Que se nus por li mal traisist,
S'el ne li aidast, el crainsist
Qu'el féist trop grant vilonnie.
Vestue ot une sorquanie,
Qui ne fu mie de borras:
N'ot si bele jusqu'à Arras;
Car el fu si coillie et jointe,
Qu'il n'i ot une seule pointe
Qui à son droit ne fust assise.
Moult fu bien vestue Franchise;
Car nule robe n'est si bele
Que sorquanie à damoisele.
Fame est plus cointe et plus mignote
En sorquanie que en cote:
La sorquanie qui fu blanche
Senefioit que douce et franche
Estoit cele qui la vestoit.
Uns bachelers jones s'estoit
Pris à Franchise lez à lez;
Ne soi comment ert apelé,
Mès biaus estoit, se il fust ores
Fiex au seignor de Gundesores[29]
VIII
Ci parle l'Aucteur de Courtoisie[30]
Qui est courtoise et de tous prisie,
Et par tout fet moult à loer:
Chascun doit Courtoisie amer.
Après se tenoit Cortoisie,
Qui moult estoit de tous prisie,
[p.81]
Bien plus, son coeur compatissant 1239
Et si aimable, lui voyant
L'âme trop durement atteinte,
A son aide viendrait, de crainte
De causer quelque grand malheur.
D'un drap fin de grande valeur
La vêtait capote plus belle
Que jamais n'en porta pucelle
D'ici Arras. Si fraîche était
Et si bien faite, qu'on n'aurait
Repris la plus petite pointe.
Femme est plus gentille et mieux jointe
Ainsi qu'en cote simplement.
Charmant était ce vêtement,
Car nulle robe n'est si belle
Qu'une capote à damoiselle.
Cette capote de drap blanc
Indiquait qu'un coeur doux et franc
Battait en sa belle poitrine.
Un jouvenceau de bonne mine
Près de Franchise se tenait;
Je ne sais comme on le nommait,
Mais il était beau, puis encore
Fils du seigneur de Gundesore[29b]
VIII
L'Auteur parle de Courtoisie
Moult courtoise et de tous bénie,
Ne cherchant qu'à faire plaisir;
Aussi chacun la doit chérir.
Après se tenait Courtoisie
Qui moult était de tous chérie.
[p.82]
Si n'ere orguilleuse ne fole. 1271
C'est cele qui à la karole
La soe merci m'apela
Ains que nule, quant je vins là,
El ne fu ne nice, n'umbrage,
Mès sages auques sans outrage,
De biaus respons et de biaus dis,
Onc nus ne fu par li laidis,
Ne ne porta nului rancune.
El fu clere comme la lune
Est avers les autres estoiles[31]
Qui ne resemblent que chandoiles.
Faitisse estoit et avenant,
Je ne sai fame plus plaisant.
Ele ere en toutes cors bien digne
D'estre emperieris, ou roïne.
A li se tint uns chevaliers
Acointables et biaus parliers,
Qui sot bien faire honor as gens,
Li chevaliers fu biaus et gens,
Et as armes bien acesmés
Et de s'amie bien amés.
La bele Oiseuse vint après,
Qui se tint de moi assés près.
De cele vous ai dit sans faille
Toute la façon et la taille;
Jà plus ne vous en iert conté,
Car c'est cele qui la bonté
Me fist si grant qu'ele m'ovri
Le guichet del vergier flori.
[p.83]
Son coeur ne connait pas l'orgueil. 1269
C'est elle qui me fit accueil
Avant tout autre à la karole
Et vint m'adresser la parole.
Son air ouvert et souriant,
Son abord simple et engageant,
Son esprit vif, ses réparties
Toujours fines et bien senties
Dénotaient toute sa bonté.
Comme la lune sa beauté
Brillait, près de qui les étoiles[31b]
Ne sont que petites chandoiles.
Je ne sais rien d'aussi plaisant
Que cet être aimable et charmant;
Dans les cours on verrait à peine
Plus digne impératrice ou reine.
Près d'elle un noble chevalier
Aimable et galant cavalier,
De bonne et docte compagnie,
Semblait bien aimé de sa mie;
Car il était beau, fier et gent
Dessous ses armes et vaillant.
Après venait la belle Oyseuse
Que je choisis pour ma danseuse.
Je vous ai tout au long conté
Tous ses atours et sa beauté;
Je n'ai plus rien à vous en dire.
Souvenez-vous qu'à mon martyre
C'est sa bonne âme qui mit fin
A la porte du beau jardin.
[p.84]
IX
Ici parole de Jonesce 1301
Qui tant est sote et jengleresce.
Après se tint mien esciant,
Jonesce au vis cler et luisant,
Qui n'avoit encores passés
Si cum je cuit, douze ans d'assés.
Nicete fu, si ne pensoit
Nul mal, ne nul engin qui soit;
Mès moult iert envoisie et gaie,
Car jone chose ne s'esmaie
Fors de joer, bien le savés.
Ses amis iert de li privés
En tel guise, qu'il la besoit
Toutes les fois que li plesoit,
Voians tous ceus de la karole:
Car qui d'aus deus tenist parole,
Il n'en fussent jà vergondeus,
Ains les véissiés entre aus deus
Baisier comme deus columbiaus.
Le valés fu jones et biaus,
Si estoit bien d'autel aage
Cum s'amie, et d'autel corage.
Ainsi karoloient ilecques
Ceste gens, et autres avecques,
Qui estoient de lor mesnies,
Franches gens et bien enseignies,
Et gens de bel afetement
Estoient tuit communément.
[p.85]
IX
Enfin Jeunesse la dernière1299
Si naïve et sotte et légère.
Ensuite, comme il m'en souvient,
La mignonne Jeunesse vient.
Ses douze premières années
A peine étaient-elles sonnées;
Ce n'était encor qu'un enfant
Au visage clair et luisant.
La pauvrette dans sa simplesse
Ne pensait à mal ni finesse,
Mais à rire, à se divertir,
A jouer; c'est le seul plaisir,
Comme vous savez, de l'enfance.
Comme elle sans expérience
Son petit ami la baisait
Toutes les fois qu'il lui plaisait,
Devant tous ceux de la karole.
Car aussi bien, quelque parole
Que l'on dît d'eux, sans s'émouvoir,
Vous eussiez pu toujours les voir
Se baiser comme tourterelles.
C'était bien les mêmes cervelles
Et la même naïveté,
Et même âge, et même beauté.
Ainsi cette gente assemblée
Dansait la karole, mêlée
A une foule de danseurs
Comme eux beaux et brillants seigneurs
Et dames de grandes manières
Aussi belles que les premières.
[p.86]
X
Comment le Dieu d'Amors suivant, 1329
Va au Jardin en espiant
L'Amant, tant qu'il soit bien à point
Que de ses cinq flesches soit point.
Quant j'oi véues les semblances
De ceus qui menoient les dances,
J'oi lors talent que le vergier
Alasse véoir et cerchier,
Et remirer ces biaus moriers,
Ces pins, ces codres, ces loriers.
Les kàroles jà remanoient,
Car tuit li plusors s'en aloient
O lor amies umbroier
Sous ces arbres por dosnoier.
Diex, cum menoient bonne vie!
Fox est qui n'a de tel envie;
Qui autel vie avoir porroit,
De mieudre bien se sofferroit,
Qu'il n'est nul greignor paradis
Qu'avoir amie à son devis.
D'ilecques me parti atant,
Si m'en alai seus esbatant
Par le vergier de çà en là,
Et li Diex d'Amors apela
Tretout maintenant Dous-Regart:
N'a or plus cure qu'il li gart
Son arc: donques sans plus atendre
L'arc li a commandé à tendre,
Et cis gaires n'i atendi,
Tout maintenant l'arc li tendi,
[p.87]
X
Ici vous allez voir comment 1329
Va le Dieu d'Amours épiant
L'Amant, tant que l'instant saisisse
Et de ses flèches le férisse.
Quand les danseurs j'eus admiré
Et leurs semblances à mon gré,
Je pus de ce verger splendide
Visiter les beautés sans guide,
Et rêver sous ces beaux mûriers,
Ces pins, coudriers et lauriers.
Du reste, désertant la danse,
Chacun de chercher le silence
Et l'ombre fraîche deux à deux
Dans les sentiers délicieux.
Dieu! qu'ils menaient joyeuse vie!
Fol de leur sort qui n'eût envie!
Qui telle vie avoir pourrait
D'autre bien moult se passerait;
Car posséder femme qu'on aime
Mieux vaut que le paradis même.
Lors donc, la karole quittant,
Je partis tout seul m'ébattant
Au hasard sur l'herbe nouvelle.
Soudain le Dieu d'Amours appelle
Tous bas Doux-Regard son ami,
Car il n'a plus besoin de lui,
Mais de son arc; sans plus attendre
Il lui commande de le tendre.
Doux-Regard céans obéit,
Tend l'arc, en même temps choisit
[p.88]
Si li bailla et cinq sajetes 1359
Fors et poissans, d'aler loing prestes.
Li Diex d'Amors tantost de loing
Voir image
Me prist à suivir, l'arc où poing.
Or me gart Diex de mortel plaie[32]!
Se il fait tant que à moi traie,
Il me grevera moult forment.
Je qui de ce ne soi noient,
Vois par le vergier à délivre,
Et cil pensa bien de moi sivre;
Mès en nul leu ne m'arresté,
Devant que j'oi par tout esté.
Li vergiers par compasséure
Si fu de droite quarréure,
S'ot de lonc autant cum de large;
Nus arbres qui soit qui fruit charge,
Se n'est aucuns arbres hideus,
Dont il n'i ait ou ung, ou deus
Où vergier, ou plus, s'il avient.
Pomiers i ot, bien m'en sovient,
Qui chargoient pomes grenades,
C'est uns fruis moult bons à malades;
De noiers i ot grant foison,
Qui chargoient en la saison
Itel fruit cum sunt nois mugades,
Qui ne sunt ameres, ne fades;
Alemandiers y ot planté,
Et si ot où vergier planté
Maint figuier, et maint biau datier;
Si trovast qu'en éust mestier,
Où vergier mainte bone espice,
Cloz de girofle et requelice,
Graine de paradis novele,
Citoal, anis, et canele[33],
[p.89]
Cinq des flèches et lui présente 1359
La plus rapide et plus puissante.
Le Dieu d'Amours tantôt de loin
Me prend à suivre l'arc au poing.
Mon Dieu! de blessure mortelle[32b]
Garde-moi; sa flèche cruelle
Me frapperait trop durement!
Moi, sans rien voir, innocemment,
Tandis qu'il me suit et me vise,
Cà et là je vais à ma guise
Sans m'arrêter et sans m'asseoir;
Je veux partout aller, tout voir.
Ce verger couvrait une espace
Carré dont chaque immense face
Formait des angles réguliers.
Il n'était point d'arbres fruitiers,
Fors les malfaisantes espèces,
Dont il n'y eût une ou deux pièces
Au verger, ou plus, s'il advient.
C'était pommiers, il m'en souvient.
Qui tous portaient pommes grenades,
Fruit excellent pour les malades,
Et puis noyers à grand' foison
Qui fruits portaient en la saison
Semblables à des noix muscades
Qui ne sont amères ni fades,
Entremêlés de beaux dattiers
Et de figuiers et d'amandiers;
Voire encor mainte bonne épice,
Clou de girofle et doux réglisse
Pourrait-on, cherchant avec soin,
Trouver, s'il en était besoin,
Graine de paradis nouvelle,
Citoal, anis ou cannelle[33b]
[p.90]
Et mainte espice délitable, 1393
Que bon mengier fait après table.[34]
Où vergier ot arbres domesches,
Qui chargoient et coins et pesches,
Chataignes, nois, pommes et poires,
Nefles, prunes blanches et noires,
Cerises fresches merveilletes,
Cormes, alies et noisetes;
De haus loriers et de haus pins
Refu tous puéplés li jardins,
Et d'oliviers et de ciprés,
Dont il n'a gaires ici prés:
Ormes y ot branchus et gros,
Et avec ce charmes et fos,
Codres droites, trembles et chesnes,
Erables haus, sapins et fresnes.
Que vous iroie-je notant?
De divers arbres i ot tant,
Que moult en seroie encombrés,
Ains que les éusse nombrés;
Sachiés por voir, li arbres furent
Si loing à loing cum estre durent.
Li ung fu loing de l'autre assis
Plus de cinq toises, ou de sis:
Mès li rain furent lonc et haut,
Et por le leu garder de chaut,
Furent si espés par deseure,
Que li solaus en nesune eure
Ne pooit à terre descendre,
Ne faire mal à l'erbe tendre.
Où vergier ot daims et chevrions,
Et moult grant plenté d'escoirions,
Qui par ces arbres gravissoient;
Connins i avoit qui issoient
[p.91]
Et mainte épice complément 1393
Choisi du repas d'un gourmand[34b]
Puis en ce verger magnifique
Croît aussi le fruit domestique,
Pêches et coins et cerisiers,
Cormes, alises, noisetiers,
Chataignes, noix, pommes et poires,
Nèfles, prunes blanches et noires.
De tous côtés dans ce jardin
Surgit le laurier, le haut pin,
Des gros ormes l'épais branchage,
Hêtres, charmes au clair feuillage,
Et l'olivier et le cyprès
Comme on n'en voit guère ici-près,
Coudriers droits, trembles et chênes,
Érables hauts, sapins et frênes.
Que vous irai-je encor notant?
D'arbres divers y avait tant,
Qu'avant d'en avoir dit le nombre,
J'ai peur que ce détail encombre.
Sachez aussi qu'avec grand art
On avait, et non par hasard,
Entre eux ménagé la distance
De cinq à six toises, je pense.
Mais de leurs verts rameaux l'ampleur,
Bravant du soleil la chaleur,
L'empêchait au sol de descendre
Dessécher l'herbe fine et tendre,
Sans que jamais pût son ardeur
Percer leur dôme protecteur.
Partout daims et chevreuils timides
Bondissaient, écureuils rapides
Escaladaient le tronc des pins,
Et tout le jour mille lapins
[p.92]
Toute jor hors de lor tesnieres, 1427
Et en plus de trente manieres
Aloient entr'eus tornoiant
Sor l'erbe fresche verdoiant.
Il ot par leus cleres fontaines,
Sans barbelotes et sans raines,
Cui li arbres fesoient umbre;
Mès n'en sai pas dire le numbre.
Par petis tuiaus que Déduis
Y ot fet fere, et par conduis
S'en aloit l'iaue aval, fesant
Une noise douce et plesant.
Entor les ruissiaus et les rives
Des fontaines cleres et vives,
Poignoit l'erbe freschete et drue;
Ausinc y poïst-l'en sa drue
Couchier comme sor une coite,
Car la terre estoit douce et moite
Por la fontaine, et i venoit
Tant d'erbe cum il convenoit.
Mès moult embelissoit l'afaire
Li leus qui ere de tel aire[35],
Qu'il i avoit tous jours plenté
De flors et yver et esté.
Violete y avoit trop bele,
Et parvenche fresche et novele;
Flors y ot blanches et vermeilles,
De jaunes en i ot merveilles.
Trop par estoit la terre cointe,
Qu'ele ere piolée et pointe
De flors de diverses colors,
Dont moult sunt bonnes les odors.
Ne vous tenrai jà longue fable
Du leu plesant et délitable;
[p.93]
Saillissaient hors de leur tanières, 1427
Et de plus de trente manières
Se poursuivaient en tournoyant
Parmi le gazon verdoyant.
De tous côtés claires fontaines,
Sans crapauds ni bêtes vilaines,
Coulaient sous le feuillage ombreux.
Ces ruisseaux étaient si nombreux
Que Déduit fit faire une foule
De petits tuyaux où s'écoule
Par maints canaux l'onde faisant
Un murmure doux et plaisant.
Entour ces ruisseaux et les rives
Des fontaines claires et vives
Frais et dru poussait le gazon.
Aussi coucher y pourrait-on
Sa mie ainsi que sur la coite,
Car la terre était douce et moite
Par la fontaine, et il venait
Tant d'herbe comme il convenait.
Mais moult embellissait l'affaire
Surtout le beau site dont l'aire[35b]
Donnait le jour à quantité
De fleurs et l'hiver et l'été.
Violette y avait trop belle
Et pervenche fraîche et nouvelle,
Et fleurs vermeilles et fleurs d'or
Et d'azur à merveille encor;
La terre était toute émaillée,
Toute peinte et bariolée
De fleurs de diverses couleurs
Dont moult sont bonnes les odeurs.
Je ne vous tiendrai longue fable
De ce lieu plaisant, délectable;
[p.94]
Orendroit m'en convenra taire, 1461
Que ge ne porroie retraire
Du vergier toute la biauté,
Ne la grant délitableté.
Tant fui à destre et à senestre,
Que j'oi tout l'afere et tout l'estre
Du vergier cerchié et véu,
Et li Diex d'Amors m'a séu
Endementiers en agaitant,
Cum li venieres qui atant
Que la beste en bel leu se mete
Por lessier aler la sajete.
En ung trop biau leu arrivé,
Au darrenier où je trouvé
Une fontaine sous ung pin;
Mais puis Karles le fils Pepin,
Ne fu ausinc biau pin véus,
Et si estoit si haut créus,
Qu'où vergier n'ot nul si bel arbre.
Dedens une pierre de marbre
Ot Nature par grant mestrise
Sous le pin la fontaine assise:
Si ot dedens la pierre escrites
Où bort amont letres petites
Qui disoient: ici desus
Se mori li biaus Narcisus.
[p.95]
Car du verger la grand' beauté, 1461
Les charmes, la fertilité
Ne se pourrait recenser guère;
Dès à présent je veux m'en taire.
Pour tout voir et tout admirer,
Je voulus partout pénétrer,
De ci, de là, de gauche à droite.
Le Dieu d'Amours qui me convoite
Pas à pas me suit cependant,
Comme le chasseur qui attend
Que la bête en beau lieu se mette
Pour laisser aller la sagette.
En un lieu charmant j'arrivai
A la fin, et là je trouvai
Une fontaine pittoresque
A l'ombre d'un pin gigantesque.
Depuis Karles, fils de Pepin,
Jamais on ne vit si beau pin;
Au verger n'était si bel arbre.
Là, dans un blanc bassin de marbre
Par Nature avec art creusé,
Le flot clair était déversé.
Sur la pierre, je vis écrites,
Au bord amont, lettres petites
Qui disaient: Ici, sur ce bord,
Jadis le beau Narcisse est mort.
[p.96]
XI
Ci dit l'Aucteur de Narcisus,1487
Qui fu sorpris et décéus
Pour son ombre qu'il aama
Dedens l'eve où il se mira
En ycele bele fontaine.
Cele amour li fu trop grevaine,
Qu'il en morut à la parfin
A la fontaine sous le pin.
Narcisus fu uns damoisiaus
Que Amors tint en ses roisiaus,
Et tant le sot Amors destraindre,
Et tant le fist plorer et plaindre,
Que li estuet à rendre l'âme:
Car Equo, une haute dame,
L'avoit amé plus que riens née.
El fu par lui si mal menée
Qu'ele li dist qu'il li donroit
S'amor, ou ele se morroit.
Mès cis fu por sa grant biauté
Plains de desdaing et de fierté,
Si ne la li volt otroier,
Ne por chuer, ne por proier.
Quant ele s'oï escondire,
Si en ot tel duel et tel ire,
Et le tint en si grant despit,
Que morte en fu sans lonc respit;
Mès ainçois qu'ele se morist,
Ele pria Diex et requist
Que Narcisus au cuer ferasche,
Qu'ele ot trouvé d'amors si flasche,
[p.97]
XI
L'Auteur ici Narcisse conte 1487
Qui grand' surprise et grand mécompte
Eut par son ombre qu'il aima
Dedans l'onde où il se mira,
En la séduisante fontaine.
Cette amour lui fut si malsaine
Qu'il en rendit l'âme à la fin,
A la fontaine, sous le pin.
Narcisse qu'Amour sut étreindre,
Et tant fit pleurer et se plaindre
Quand il le tint en son réseau,
Était un jeune damoiseau.
Tant il souffrit qu'en rendit l'âme:
Car Echo, une haute dame,
Plus que rien au monde l'aimait,
Et lui si fort la malmenait,
Qu'elle dit: «je serai sa mie
Ou je m'arracherai la vie. »
Mais il fut pour sa grand' beauté
Plein de dédain et de fierté,
Repoussa toujours sa tendresse
Et sa prière, et sa caresse.
Devant ce méprisant accueil
Elle en ressentit un tel deuil,
Tel désespoir, telle colère,
Qu'elle en expira de misère.
Mais au moment qu'elle expira,
Dieu vengeur elle supplia
Que ce Narcisse impitoyable,
Que cet amant si méprisable
[p.98]
Fust asproiés encore ung jor, 1517
Et eschaufés d'autel amor
Dont il ne péust joie atendre;
Si porroit savoir et entendre
Quel duel ont li loial amant
Que l'en refuse si vilment.
Cele proiere fu resnable,
Et por ce la fist Diex estable,
Que Narcisus, par aventure,
A la fontaine clere et pure
Se vint sous le pin umbroier,
Ung jour qu'il venoit d'archoier,
Et avoit soffert grant travail
De corre et amont et aval,
Tant qu'il ot soif por l'aspreté
Du chault, et por la lasseté
Qui li ot tolue l'alaine.
Et quant il vint à la fontaine
Que li pins de ses rains covroit,
Il se pensa que il bevroit:
Sus la fontaine, tout adens
Se mist lors por boivre dedans.
XII
Comment Narcisus se mira
A la fontaine, et souspira
Par amour, tant qu'il fist partir
S'âme du corps, sans départir.
Si vit en l'iaue clere et nete
Son vis, son nés et sa bouchete,
Et cis maintenant s'esbahi;
Car ses umbres l'ot si trahi,
[p.99]
Torturé fut encore un jour 1517
Et consumé du même amour,
C'est-à-dire sans espérance,
Pour qu'il eût enfin conscience
Du deuil qu'a le loyal amant
Qu'on rejette si vilement.
A sa prière raisonnable,
Dieu sut se montrer favorable
Et voulut que Narcisse un jour
S'en vint justement, de retour
De la chasse, vers cette source,
Fatigué d'une longue course,
Chercher l'ombre sous le grand pin.
Par monts, par vaux, dès le matin,
Il courait le bois et la plaine;
Exténué, tout hors d'haleine,
Altéré par l'âpre chaleur,
Il vit sous l'arbre protecteur
La source vive et transparente.
Pour étancher sa soif ardente
Et tremper ses lèvres dans l'eau,
Il se pencha sur le ruisseau.
XII
Comment Narcisse, qui se mire
A la fontaine, tant soupire
Par amour, qu'il se fait partir
L'âme du corps sans départir.
Quant il vit dans l'eau claire et nette
Son front, son nez, et sa bouchete,
Il resta soudain ébahi,
Car son ombre l'avait trahi
[p.100]
Que cuida véoir la figure 1547
D'ung enfant bel à desmesure.
Lors se sot bien Amors vengier
Du grant orguel et du dangier
Que Narcisus li ot mené.
Lors li fu bien guerredoné,
Qu'il musa tant à la fontaine,
Qu'il ama son umbre demaine,
Si en fu mors à la parclose.
Ce est la somme de la chose:
Car quant il vit qu'il ne porroit
Acomplir ce qu'il desirroit,
Et qu'il i fu si pris par sort,
Qu'il n'en pooit avoir confort
En nule guise, n'en nul sens,
Il perdi d'ire tout le sens,
Et fu mors en poi de termine.
Ainsinc si ot de la meschine
Qu'il avoit d'amors escondite,
Son guerredon et sa merite.
Dames, cest exemple aprenés,
Qui vers vos amis mesprenés;
Car se vous les lessiés morir,
Diex le vous sara bien merir.
Quant li escris m'ot fait savoir
Que ce estoit tretout por voir
La fontaine au biau Narcisus,
Je m'en trais lors ung poi en sus,
Que dedens n'osai regarder,
Ains commençai à coarder,
Quant de Narcisus me sovint,
Cui malement en mesavint;
Mès ge me pensai qu'asséur,
Sans paor de mavés éur,
[p.101]
En lui faisant voir la figure 1547
D'une enfant belle sans mesure.
Pour punir Narcisse et le deuil
Qu'il avait fait et son orgueil,
Amour alors tint sa vengeance
Et lui donna sa récompense.
Au bord de l'eau Narcisse heureux
Resta de son ombre amoureux,
Et de sa mort ce fut la cause.
Voici le détail de la chose:
Car lorsqu'il vit qu'il ne pourrait
Accomplir ce qu'il désirait,
Lorsqu'il comprit à sa souffrance
Qu'il n'aurait jamais jouissance
En nul sens, en nulle façon,
Il perdit d'ire la raison
Et de mourir ne larda guère.
Ainsi s'exauça la prière
De cette amante dont un jour
Il avait méprisé l'amour.
Vous, envers vos amis cruelles,
Dames, retenez ces modèles;
Car si vous les laissiez mourir,
Dieu saurait bien vous en punir.
Quand je connus par cet indice
Que la fontaine de Narcisse
C'était, mon premier mouvement
Fut de m'enfuir en ce moment
Sans regarder l'onde trompeuse;
Car alors l'aventure affreuse
De Narcisse m'épouvantait
Qui mort si malement était.
Pourtant il me vint la pensée
Que ma crainte était insensée,
[p.102]
A la fontaine aler pooie, 1581
Por folie m'en esmaioie.
De la fontaine m'apressai,
Quant ge fui près, si m'abessai
Por véoir l'iaue qui coroit,
Et la gravele qui paroit[36]
Au fons plus clere qu'argens fins,
De la fontaine c'est la fins.
En tout le monde n'ot si bele,
L'iaue est tousdis fresche et novele,
Qui nuit et jor sourt à grans ondes
Par deux doiz creuses et parfondes.
Tout entour point l'erbe menue,
Qui vient por l'iaue espesse et drue,
Et en iver ne puet morir
Ne que l'iaue ne puet tarir.
Où fons de la fontaine aval,
Avoit deux pierres de cristal
Qu'à grande entente remirai,
Et une chose vous dirai,
Qu'à merveilles, ce cuit, tenrés
Tout maintenant que vous l'orrés.
Quant li solaus qui tout aguete,
Ses rais en la fontaine giete,
Et la clartés aval descent,
Lors perent colors plus de cent
Où cristal, qui por le soleil
Devient ynde, jaune et vermeil:
Si ot le cristal merveilleus
Itel force que tous li leus,
Arbres et flors et quanqu'aorne
Li vergiers, i pert tout aorne,
Et por faire la chose entendre,
Un essample vous veil aprendre.
[p.103]
Que j'étais fou de m'effrayer 1581
Et pouvais bien en essayer.
Alors donc, reprenant courage,
Je me baissai sur le rivage,
Afin de voir l'eau qui courait
Et la gravele qui parait
Le fond, plus qu'argent claire et fine;
La fontaine là se termine.
Au monde il n'est rien de si beau!
Le flot toujours frais et nouveau
Sourd nuit et jour à grandes ondes
Par deux rigoles moult profondes.
Jamais la source ne tarit;
Le froid en hiver n'y sévit,
Et tout autour l'herbe menue
Par l'eau s'étale épaisse et drue.
Au fond de la fontaine aval
Brillent deux pierres de cristal
Que longtemps étonné j'admire;
Or une chose vais vous dire
Que pour merveilleuse tiendrez
Sans nul doute quand l'ouïrez.
Lorsque le soleil, qui tout guette,
Ses rais en la fontaine jette,
Et qu'aval la clarté descend,
On voit de couleurs plus de cent
Nuancer le cristal limpide,
Vermeil, azur, jaune splendide.
Telle du cristal merveilleux
Est la vertu, que tous les lieux,
Arbres et fleurs qui embellissent
Ce beau verger, s'y réfléchissent.
Pour la chose mieux expliquer,
Un exemple vais appliquer.
[p.104]
Ainsinc cum li miréors montre 1615
Les choses qui li sunt encontre,
Et y voit-l'en sans coverture
Et lor color, et lor figure;
Tretout ausinc vous dis por voir,
Que li cristal, sans décevoir,
Tout l'estre du vergier accusent
A ceus qui dedens l'iaue musent:
Car tous jours quelque part qu'il soient,
L'une moitié du vergier voient;
Et s'il se tornent maintenant,
Pueent véoir le remenant.
Si n'i a si petite chose,
Tant reposte, ne tant enclose,
Dont démonstrance n'i soit faite,
Cum s'ele iert es cristaus portraite.
C'est li miréoirs périlleus,
Où Narcisus li orguilleus
Mira sa face et ses yex vers,
Dont il jut puis mors tout envers.
Qui en cel miréor se mire,
Ne puet avoir garant de mire,
Voir image
Que tel chose à ses yex ne voie,
Qui d'amer l'a tost mis en voie.
Maint vaillant homme a mis à glaive
Cis miréors, car li plus saive,
Li plus preus, li miex afetié
I sunt tost pris et aguetié.
Ci sourt as gens novele rage,
Ici se changent li corage;
Ci n'a mestier, sens, ne mesure,
Ci est d'amer volenté pure;
Ci ne se set conseiller nus,
Car Cupido li fils Venus,
[p.105]
De même qu'un miroir nous montre 1615
Tous les objets mis à l'encontre,
Et reproduit exactement
Forme, couleur, ajustement,
Telle au cristal chaque facette
Dans ses moindres détails reflète
Tout le verger délicieux;
Car sitôt que tombent les yeux
Dessus, de quelque point qu'ils soient,
Une moitié du verger voient,
Et s'ils se tournent maintenant
Ils aperçoivent le restant.
Or n'est-il si petite chose,
Si cachée et si bien enclose,
Que ne nous montrent ces cristaux
Comme pourtraites dans les eaux.
C'est en cette onde périlleuse
Que mira sa face orgueilleuse
Le fier Narcisse et ses yeux vairs
Dont il chut mort tout à l'envers.
Malheur à celui qui se mire
En ce miroir, car le délire
D'amour s'empare de son coeur
Et n'est remède à sa douleur.
Que de vaillants ont eu la vie
Par ce miroir fatal ravie!
Le plus rusé, le plus prudent,
Le plus sage est pris et se rend.
Saisi d'une incroyable rage,
L'esprit s'égare malgré l'âge;
Rien n'y fait, ni sens, ni pudeur,
Car c'est l'amour et sa fureur;
Tous à lutter perdent leur peine,
Car tout autour de la fontaine,
[p.106]
Sema ici d'Amors la graine 1649
Qui toute a çainte la fontaine;
Et fist ses las environ tendre,
Et ses engins i mist por prendre
Damoiseles et Damoisiaus,
Qu'Amors ne velt autres oisiaus.
Por la graine qui fu semée,
Fu cele fontaine clamée
La Fontaine d'Amors par droit,
Dont plusors ont en maint endroit
Parlé, en romans et en livre;
Mais jamès n'orrez miex descrivre
La verité de la matere,
Cum ge la vous vodré retrere.
Adès me plot à demorer
A la fontaine, et remirer
Les deus cristaus qui me monstroient
Mil choses qui ilec estoient.
Mès de fort hore m'i miré:
Las! tant en ai puis souspiré!
Cis miréors m'a décéu;
Se j'éusse avant cognéu
Quex sa force ert et sa vertu,
Ne m'i fusse jà embatu:
Car meintenant où las chaï
Qui meint homme ont pris et traï.
Où miroer entre mil choses,
Choisi rosiers chargiés de roses,
Qui estoient en ung détor
D'une haie clos tout entor:
Adont m'en prist si grant envie,
Que ne laissasse por Pavie,
Ne por Paris, que ge n'alasse
Là où ge vi la greignor masse.
[p.107]
Le fils de Vénus, Cupidon, 1649
Sema d'Amour graine à foison,
Et fit ses lacs environ tendre
Et ses engins y mit pour prendre
Damoiselles et damoiseaux;
Amour ne chasse autres oiseaux.
Pour la graine qui fut semée,
Cette fontaine fut nommée
Fontaine d'Amour à bon droit,
Que plusieurs ont en maint endroit
Décrite en roman comme en conte;
Mais jamais n'ouïrez, je compte,
Comme en ce livre peinte elle est
La verité sur ce sujet.
Lors, sans pouvoir quitter la rive,
Ma vue admirait attentive
Sur les cristaux et tour à tour
Toutes les beautés d'alentour.
Trop longtemps je goûtai ces charmes;
Combien m'ont-ils coûtés de larmes
Depuis, hélas! car m'a déçu
Ce miroir, et si j'avais su
Quel était son pouvoir funeste,
Je l'aurais fui comme la peste;
Et maintenant je suis tombé
Où tant d'autres ont succombé!
Au miroir, entre mille choses,
J'élus rosiers chargés de roses
Qui se trouvaient en un détour
D'une haie enclos tout autour.
Ils me faisaient si grande envie
Qu'on m'eût en vain offert Pavie
Ou Paris, pour ne pas aller
Le plus gros buisson contempler.
[p.108]
Quant cele rage m'ot si pris, 1683
Dont maint ont esté entrepris,
Vers les rosiers tantost me très;
Et sachiés que quant g'en fui près,
L'oudor des roses savorées
M'entra ens jusques es corées,
Que por noient fusse embasmés:
Se assailli ou mesamés
Ne cremisse estre, g'en cuillisse,
Au mains une que ge tenisse
En ma main, por l'odor sentir;
Mès paor oi du repentir:
Car il en péust de legier
Peser au seignor du vergier.
Des roses i ot grans monciaus,
Si beles ne vit homs sous ciaus;
Boutons i ot petis et clos,
Et tiex qui sunt ung poi plus gros.
Si en i ot d'autre moison
Qui se traient à lor soison,
Et s'aprestoient d'espanir,
Et cil ne font pas à haïr.
Les roses overtes et lées
Sunt en ung jor toutes alées;
Mès li bouton durent tuit frois
A tout le mains deux jors ou trois.
Icil bouton forment me plurent,
Oncques plus bel nul leu ne crurent.
Qui en porroit ung acroichier,
Il le devroit avoir moult chier;
S'ung chapel en péusse avoir,
Je n'en préisse nul avoir.
Entre ces boutons en eslui
Ung si très-bel, qu'envers celui
[p.109]
Quand m'eut ainsi pris cette rage 1683
Dont maint a subi le ravage,
Vers les rosiers me dirigeai.
Sachez que quand j'en approchai,
L'odeur suave des broussailles
Me pénétra jusqu'aux entrailles,
Et j'en étais comme embaumé.
N'était la peur d'être blâmé
Ou saisi, j'aurais, mais je n'ose,
Cueilli de ma main une rose,
Pour au moins son odeur sentir;
Mais j'avais peur du repentir,
Car de ce beau verger le maître
S'en fut moult courroucé peut-être.
Je vis de roses grands monceaux,
Mille boutons petits et gros
Et maintes fleurs encore closes.
Ci-bas il n'est si belles roses!
D'autres étaient à grand' foison
Qui touchaient presque à leur saison,
Mais pas encore épanouies;
Celles-là sont les moins haïes.
Car les roses au large sein
N'ont guère à vivre qu'un matin,
Tandis que celles fraîches nées
Ont encor deux ou trois journées.
Ces jolis boutons j'admirais
Comme en nul lieu n'en crut jamais;
Heureux qui pourrait en prendre une!
Comme j'envierais sa fortune!
Et pour en être couronné,
J'aurais à l'instant tout donné.
Entre toutes j'en choisis une
Si belle, que près d'elle aucune
[p.110]
Nus des autres riens ne prisié, 1717
Puis que ge l'oi bien avisié:
Car une color l'enlumine,
Qui est si vermeille et si fine,
Com Nature la pot plus faire.
Des foilles i ot quatre paire
Que Nature par grant mestire
I ot assises tire à tire.
La coe ot droite comme jons,
Et par dessus siet li boutons,
Si qu'il ne cline, ne ne pent.
L'odor de lui entor s'espent;
La soatime qui en ist,
Toute la place replenist.
Quant ge le senti si flairier,
Ge n'oi talent de repairier,
Ains m'aprochasse por le prendre
Se g'i osasse la main tendre.
Mès chardon felon et poignant
M'en aloient moult esloignant;
Espines tranchans et aguës,
Orties et ronces crochuës
Ne me lessierent avant traire,
Que je m'en cremoie mal faire.
[p.111]
A son égal je ne prisai. 1717
A juste titre l'avisai,
Car une couleur l'enlumine
Qui est aussi vermeille et fine
Que Nature jamais n'en fit;
Avec grand art elle y assit
De feuilles quatre belles paires,
Côte à côte fermes et fières.
La queue est droite comme un jonc
Et par dessus sied le bouton
Qui point ne pend ni ne s'incline,
Et son odeur suave et fine
Tout à l'entour de lui s'épand,
Toute la place remplissant.
Sitôt que je sentis la rose,
Je ne rêvai plus qu'une chose,
M'en approcher et la cueillir;
Mais n'osait ma main la saisir,
Car les ronces et les épines,
Autour dressant leurs pointes fines,
M'arrêtaient; les chardons aigus,
Les houx, cent arbrisseaux crochus
Menaçaient la main téméraire,
Et trop craignais-je mal m'y faire.
[p.112]
XIII
Ci dit l'Aucteur coment Amours[37] 1741
Trait à l'Amant qui pour les flours
S'estoit el vergier embatu,
Pour le bouton qu'il a sentu,
Qu'il en cuida tant aprochier,
Qu'il le péust à lui sachier;
Mez ne s'osoit traire en avant,
Car Amours l'aloit espiant.
Li Diex d'Amors qui, l'arc tendu,
Avoit toute jor atendu
A moi porsivre et espier,
S'iert arrestez lez ung figuier;
Et quant il ot apercéu
Que j'avoie ainsinc esléu
Ce bouton qui plus me plesoit
Que nus des autres ne fesoit,
Il a tantost pris une floiche,
Et quant la corde fu en coiche,
Il entesa jusqu'à l'oreille
L'arc qui estoit fort à merveille,
Et trait à moi par tel devise,
Que parmi l'oel m'a où cuer mise
La sajete par grant roidor:
Adonc me prist une froidor,
Dont ge dessous chaut peliçon
Oi puis sentu mainte friçon.
Quant j'oi ainsinc esté bersés,
A terre fui tantost versés;
Li cors me faut, li cuers me ment,
Pasmé jui iluec longuement.
[p.113]
XIII
Ici l'Auteur nous dit comment[37b] 1741
Le Dieu d'Amours perce l'Amant,
Dans le verger près de la Rose,
Au moment où il se dispose
A tirer et cueillir la fleur,
Enivré par la douce odeur;
Mais sans contenter son envie
Car Amour est là qui l'épie.
Le Dieu d'Amours qui, l'arc tendu,
N'avait pas un instant perdu,
L'oeil au guet, à suivre ma trace,
Près d'un figuier prit enfin place;
Puis, saisissant l'occasion
Où je restais d'émotion
Devant la rose préférée
Et si ardemment désirée,
Soudain une flèche il brandit,
La corde dans la coche mit,
Et bandant jusqu'à son oreille
L'arc qui était fort à merveille,
Avec telle adresse il tira,
Que jusqu'au coeur me pénétra
Par l'oeil cette flèche acérée.
Adonc une sueur glacée
Me prit sous mon chaud pelisson,
Et j'ai senti maint grand frisson.
De cette flèche meurtrière
Atteint, je tombai sur la terre;
Soudain mon coeur avait failli,
Et mes genoux avaient fléchi,
[p.114]
Et quant ge vins de pasmoison, 1771
Et j'oi mon sens et ma roison,
Je fui moult vains, et si cuidié
Grant fez de sanc avoir vuidié;
Mès la sajete qui m'ot point,
Ne trait onques sanc de moi point,
Ains fu la plaie toute soiche.
Je pris lors à deux mains la floiche,
Et la commençai à tirer,
Et en tirant à souspirer;
Et tant tirai, que j'amené
Le fust à moi tout empené.
Mais la sajete barbelée,
Qui Biautés estoit apelée,
Fu si dedens mon cuer fichie,
Qu'el n'en pot estre hors sachie,
Ainçois remest li fers dedans[38],
Que n'en issi goute de sans.
Angoisseux fui moult et troublez
Por le péril qui fu doublez;
Ne soi que faire ne que dire,
Ne de ma plaie où trover mire;
Que par herbe, ne par racine,
N'en atendoie médecine.
Vers le bouton tant me tréoit
Mes cuers, que aillors ne béoit:
Se ge l'éusse en ma baillie,
Il m'éust rendue la vie;
Le véoir sans plus et l'odor
M'alejeoient moult ma dolor.
Ge me commençai lors à traire
Vers le bouton qui soef flaire;
Mès Amors ot jà recovrée
Une autre floiche à or ovrée.
[p.115]
Je gisais là sans connaissance 1771
Dans une longue défaillance.
Revenu de ma pamoison,
Quand j'eus mon sens et ma raison,
J'étais si faible que sans doute
Mon sang s'écoulait goutte à goutte.
Mais non, le trait qui m'a percé
Goutte de sang n'avait versé,
Et la plaie était toute sèche.
Lors, à deux mains, je pris la flèche,
Et commençai à la tirer,
Et en tirant à soupirer,
Et tant tirai qu'enfin l'enture
Seule amenai de ma blessure.
Mais le dard de fer barbelé,
Beauté qu'on avait appelé,
Dans mon coeur avec tant de force
Était fiché, qu'en vain m'efforce;
Toujours le fer dedans restait[38b]
Et de sang goutte ne sortait.
Grands sont mon angoisse et mon trouble
Car le péril est ainsi double.
Je restai muet, incertain,
Car où trouver un médecin,
De quelle herbe, quelle racine
Tirer remède ou médecine?
Et tant le bouton attirait
Mon coeur, qu'ailleurs il n'aspirait.
Posséder cette fleur chérie
M'eût à coup sûr rendu la vie;
Car la voir, sans plus, et sentir,
Suffit à mon mal adoucir.
Je me traîne lors à grand'peine
Vers la Rose à la douce haleine;
[p.116]
Simplece ot nom: c'iert la seconde 1805
Qui maint homme parmi le monde
Et mainte fame a fait amer.
Quant Amors me vit aprimer,
Il trait à moi sans menacier,
La floiche où n'ot fer ne acier,
Si que par l'oel où corps m'entra
La sajete qui n'en istra,
Ce cuit, jamès par homme né;
Car au tirer en amené
Le fust à moi sans nul contens,
Mès la sajete remest ens.
Or sachiés bien de vérité,
Que se j'avoie avant esté
Du bouton bien entalentés,
Or fu graindre ma volentés.
Et quant li maus plus m'angoissoit,
Et la volentés me croissoit
Tousjours d'aler à la rosete
Qui oloit miex que violete:
Si m'en venist miex réuser,
Mès ne pooie refuser
Ce que mes cuers me commandoit.
Tout adès là où il tendoit
Me covenoit aler par force;
Mès li archiers qui moult s'efforce
De moi grever et moult se paine,
Ne m'i lest mie aler sans paine;
Ains m'a fait, por miex afoler,
La tierce floiche où cors voler,
Qui Cortoisie iert apelée.
La plaie fu parfonde et lée,
Si me convint chéoir pasmé
Desous ung olivier ramé[39]:
[p.117]
Mais Amour a déjà tiré 1805
Une autre flèche d'or ouvré.
Simplesse a nom. C'est la seconde
Qui maint homme parmi le monde
Et mainte femme a fait aimer.
Amour soudain, sans me sommer,
Quand il s'aperçoit que j'approche,
La flèche d'or sur moi décoche.
Par l'oeil en mon corps elle entra,
Et, je pense, n'en sortira
Jamais, pour nulle force humaine;
Car en la tirant je n'amène
Que le fût devers moi céans,
Et le dard est resté dedans.
Or, sachez la vérité pure;
Avant, si j'étais d'aventure
De ce bouton bien désireux,
Mon désir devint plus fougueux
Encore, et croissait à mesure
Que plus grande était ma torture.
Mieux que violette sentait
La rosette et mon coeur tirait.
Mieux eût valu prendre la fuite,
Mais las! à refuser j'hésite
Ce que me commande mon coeur.
Là, tout droit où tend son ardeur
Il me convient aller par force;
Mais l'archer est là qui s'efforce
Et bien s'applique à me percer
Sans me permettre d'avancer.
Et la troisième flèche vole
Et mieux encor mon coeur affole,
Car c'est Courtoisie au doux nom.
Je viens tomber en pamoison
[p.118]
Grant piece i jui sans remuer. 1839
Quant ge me poi esvertuer,
Ge pris la floiche, si osté
Le fust qui ert en mon costé;
Mès la sajete n'en poi traire
Por riens que ge péusse faire.
En mon séant lores m'assis,
Moult angoisseus et moult pensis;
Moult me destraint icele plaie,
Et me semont que ge me traie
Vers le bouton qui m'atalente.
Mès li archier me represente
Une autre floiche de grant guise:
La quarte fu, s'ot nom Franchise.
Ce me doit bien espoenter,
Qu'eschaudés doit iaue douter;
Mès grant chose a en estovoir,
Se ge véisse ilec plovoir
Quarriaus et pierres pelle-melle
Ausinc espés comme chiet grelle,
Estéust-il que g'i alasse:
Amors qui toutes choses passe,
Me donnoit cuer et hardement
De faire son commandement.
Ge me sui lors en piés dreciés,
Fiébles et vains cum hons bleciés,
Et m'efforçai moult de marchier
(Onques nel' lessai por l'archier)
Vers le rosier où mes cuers tent;
Mès espines i avoit tant,
Chardons et ronces c'onques n'oi
Pooir de passer l'espinoi,
[p.119]
D'un olivier sous la ramure[39b]; 1839
Cette fois large est la blessure.
Longtemps je gis sans remuer,
Et quand je peux m'évertuer
Je prends la flèche pour l'extraire;
Mais pour rien que je pusse faire,
Le dard en mon flanc est resté,
Et j'ai le fût tout seul ôté.
Sur mon séant lors je me dresse,
Dévorant ma sombre tristesse;
Je vois qu'il me faut moult souffrir,
Car la plaie accroit mon désir
De cueillir la divine rose;
Et cependant l'archer dispose
Encore un trait de grand'beauté.
Je dus bien être épouvanté,
Car échaudé l'eau froide avise;
Ce quatrième a nom Franchise.
Mais de rien n'étais soucieux,
Et devant moi j'aurais des cieux
Vu pleuvoir flèches pêle-mêle,
Glaives, rochers, dru comme grêle,
J'eusse voulu la rose avoir.
D'Amour le suprême pouvoir
Me donnait et coeur et courage
De braver ses coups et sa rage.
Alors sur mes pieds medressai,
Faible, abattu, comme un blessé;
De l'archer bravant la menace,
Je me traînai parmi la place
Vers le rosier où mon coeur tend.
Mais épines y avait tant,
Ronces, chardons à pointe dure,
Que trop forte était la clôture
[p.120]
Si qu'au bouton poïsse ataindre. 1871
Lez la haie m'estut remaindre
Qui as rosiers estoit joignant,
Fete d'espines moult poignant;
Mès moult bel me fu dont j'estoie
Si près que du bouton sentoie
La douce odor qui en issoit,
Et durement m'abelissoit
Ce que gel' véoie à bandon;
S'en avoie tel guerredon,
Que mes maus en entr'oblioie,
Por le délit et por la joie.
Moult fui garis, moult fui aése,
Jamès n'iert riens qui tant me plese
Cum estre illecques à séjor;
N'en quéisse partir nul jor.
Quant j'oi illec esté grant piece,
Le Diex d'Amors qui tout depiece
Mon cuer dont il a fait bersaut,
Me redonne ung novel assaut,
Et trait por moi metre à meschief
Une autre floiche de rechief,
Si que où cuer sous la mamele
Me fait une plaie novele:
Compaignie ot non la sajete.
Il n'est nule qui si tost mete
A merci dame ou damoisele.
La grant dolor me renovele
De mes plaies de maintenant,
Trois fois me pasme en ung tenant.
Au revenir plains et soupire,
Car ma dolor croist et empire
Si que ge n'ai mes espérance
De garison ne d'alejance.
[p.121]
Et le bouton cueillir ne pus. 1873
Près de la haie, au pied, je dus
Demeurer tout joignant les roses
D'épines tretoutes encloses.
Mais tout près j'étais moult content,
Rien que de sentir seulement
Du bouton l'odeur délectable
Et goûter la joie ineffable
De le voir à discrétion,
Et dans mon admiration
J'oubliais jusqu'à ma souffrance,
Si grande était ma jouissance!
J'étais guéri, j'étais heureux,
Et jamais de quitter ces lieux
Ni d'avoir la rose laissée
N'eût pu venir à ma pensée.
Quand je fus resté là longtemps,
Le Dieu d'Amours qui, tout le temps,
Mon coeur dépèce comme cible,
Me redonne un assaut terrible,
Et pour mieux me mettre à méchef
Lance une flèche déréchef,
Et droit au coeur sous la mamelle
Il me fait blessure nouvelle.
Compagnie avait nom ce trait;
Nul n'en sais qui sitôt mettrait
A merci dame ou damoiselle.
Des premières il renouvelle
La grand douleur subitement,
Trois fois me pâme en un moment.
Au revenir plains et soupire,
Car ma douleur croît et empire;
Je perds tout espoir de guérir
Ou même allégeance obtenir.
[p.122]
Miex vosisse estre mors que vis, 1905
Car en la fin, ce m'est avis,
Fera Amors de moi martir:
Ge ne m'en puis par el partir.
Il a endementieres prise
Une autre floiche que moult prise
Et que ge tiens à moult pesant:
C'est Biau-Semblant, qui ne consent
A nul Amant qu'il se repente
D'Amors servir, por mal qu'il sente.
Ele iert aguë por percier,
Et trenchans cum rasoir d'acier;
Mès Amors a moult bien la pointe
D'ung oignement précieux ointe,
Por ce que trop me péust nuire;
Qu'Amors ne viaut pas que je muire,
Ains viaut que j'aie alégement
Por l'ointure de l'oignement,
Qui iert tout de réconfort plains.
Amors l'avoit fait à ses mains
Por les fins amans conforter,
Et por lor maus miex deporter.
Il a cele floiche à moi traite,
Qui m'a où cuer grant plaie faite;
Mais li oignemens s'espandi
Par mes plaies, si me rendi
Le cuer qui m'iere tout faillis;
Ge fusse mors et mal-baillis
Se li dous oignement ne fust.
De la floiche très fors le fust,
Mès la sajete est ens remese,
Qui de novel ot esté rese:
S'en i ot cinq bien enserrées,
Qui n'en porent estre sachiées.
[p.123]
Mieux vaut la mort qu'une existence 1907
Si dure, car me veut, je pense,
Le Dieu d'Amours martyriser;
Je voudrais fuir, ne puis l'oser.
Et pendant ce temps il me vise
D'un nouveau trait que moult je prise
Et tiens pour des plus dangereux,
C'est Beau-Semblant. Le malheureux
Amant atteint de sa morsure
Bénit le mal qui le torture.
Car son dard est aigu, perçant,
Comme rasoir d'acier tranchant;
Mais Dieu d'Amours en a la pointe
D'un onguent moult précieux ointe,
Pour que le mal ne soit trop fort,
Car Amour ne veut pas ma mort,
Mais veut que me vienne allégeance
Au contraire par l'influence
De l'onguent de reconfort plein;
Amour l'avait fait de sa main,
En lui fins amants confort puisent,
Par lui les maux se cicatrisent.
Amour a contre moi tiré
La flèche et mon coeur déchiré;
Mais j'ai senti l'onguent s'épandre
Par mes blessures, et me rendre
Le coeur qui m'était tout failli;
Je fusse mort, anéanti,
N'était cet onguent salutaire.
De la flèche je pus extraire
Le fût; mais le dard est resté
Qu'il avait de nouveau jeté,
Et ces cinq pointes là fichées
Jamais n'en seront arrachées.
[p.124]
Li oignemens moult me valu, 1939
Mès toutes voies me dolu
La plaie, si que la dolor
Me faisoit muer la color.
Ceste floiche ot fiere coustume,
Douçor i ot et amertume.
J'ai bien sentu et cognéu
Qu'el m'a aidié et m'a néu;
Il ot angoisse en la pointure
Mès moult m'assoaga l'ointure:
D'une part m'oint, d'autre me cuit,
Ainsinc m'aide, ainsinc me nuit.
XIV
Comment Amours sans plus attendre,
Alla tost courant l'Amant prendre,
En luy disant qu'il se rendist
A luy, et que plut n'attendist.
Lors est tout maintenant venus
Li Diex d'Amors les saus menus;
Enciez qu'il vint, si m'escria:
Vassal, pris ies, noient n'i a
Du contredit, ne du défendre,
Ne fai pas dangier de toi rendre;
Tant plus volentiers te rendras,
Et plus tost à merci vendras.
Il est fos qui maine dangier
Vers cil qu'il déust losengier,
Et qu'il convient à suploier.
Tu ne pués vers moi forçoier,
Et si te veil bien enseignier
Que tu ne pués riens gaaigner
[p.125]
Or, si l'onguent grand bien me fit, 1941
Les membres tant m'endolorit
La blessure, que la souffrance
De mes traits changeait la nuance.
Cette flèche, je l'ai connu,
M'a nui beaucoup et soutenu,
Car angoisse était en la pointe,
Mais elle était de douceur ointe;
Ainsi me soulage et me nuit,
Ainsi me soutient et me cuit.
XIV
Comment Amour incontinent
Va tout courant prendre l'Amant
Et lui commande de se rendre,
Ce qui fut fait sans plus attendre.
Lors est tout maintenant venu
Le Dieu d'Amours à saut menu
Et de loin, d'une voix tranquille:
Vassal, tu es pris, inutile
De te défendre contre moi;
Tu n'as rien à craindre, rends-toi.
Plus montreras d'obéissance,
Plus compteras sur ma clémence.
Tu serais fol de t'alarmer
De qui tu dois plutôt aimer
Et implorer la bienveillance;
Tu ne peux faire résistance;
Rends-toi. Je te veux enseigner
Que tu n'aurais rien à gagner
[p.126]
En folie, ne en orgueil; 1969
Mès ren-toi pris, car ge le vueil,
En pez et débonnerement.
Et ge respondi simplement:
Sire, volentiers me rendrai,
Jà vers vous ne me deffendrai;
A Diex ne plaise que ge pense
Que j'aie jà vers vous deffense!
Car il n'est pas réson ne drois.
Vos poés quanque vous vodrois
Fere de moi, pendre ou tuer,
Bien sai que ge nel' puis muer,
Car ma vie est en vostre main.
Ne puis vivre dusqu'à demain
Se n'est par vostre volenté:
J'atens par vous joie et santé;
Que jà par autre ne l'auré,
Se vostre main, qui m'a navré,
Ne me donne la garison,
Voir image
Et se de moi vostre prison
Voulés faire, ne ne daigniés,
Ne m'en tiens mie à engigniés;
Et sachiés que n'en ai point d'ire.
Tant ai oï de vous bien dire,
Que metre veil tout à devise
Cuer et cors en votre servise;
Car se ge fai vostre voloir,
Ge ne m'en puis de riens doloir.
Encor, ce cuit, en aucun tens
Auré la merci que j'atens,
Et par tel convent me rens-gié.
A cest mot volz baisier son pié,
Mès il m'a parmi la main pris,
Et me dist: Je t'aim moult et pris
[p.127]
De l'orgueil ni de la folie. 1969
Mais rends-toi, c'est ma fantaisie,
En paix et débonnairement.
Je lui répondis simplement:
«Sire, à vous je veux bien me rendre,
Sans plus songer à me défendre;
Devant Dieu, nulle intention
N'ai de faire rebellion,
Et je n'en ai droit ni puissance.
Faites donc votre convenance.
Vous pouvez me prendre ou tuer,
Bien sais que n'en puis rien muer;
Car en votre main est ma vie;
Elle est toute entière asservie
A votre seule volonté.
J'attends de vous joie et santé
Et rien que de vous ne l'espère.
Si votre main, qui m'a naguère
Navré de si dure façon,
Ne me donne la guérison,
Si même encore elle préfère
De moi son prisonnier parfaire,
Ou ne le daigne, soyez sûr,
Je ne le trouverai trop dur
Et n'en témoignerai nulle ire.
Car tant j'ouïs de vous bien dire
Que je me livre à mon vainqueur,
Ame et corps votre serviteur.
Puis envers vous l'obéissance
Ne saurait croître ma souffrance,
Et peut-être, sous peu de temps,
Aurai-je merci que j'attends.
Je me rends sur cette promesse. »
Pour baiser son pied, je me baisse
[p.128]
Dont tu as respondu ainsi. 2003
Oncques tel response n'issi
D'omme vilain mal enseignié,
Et tu i as tant gaaignié,
Que je veil por ton avantaige
Qu'orendroit me faces hommaige:
Si me baiseras en la bouche,
A qui nus vilains homs n'atouche.
Je n'i lesse mie atouchier
Chascun vilain, chascun porchier;
Ains doit estre cortois et frans
Cil de qui tel servise prens.
Sans faille il i a poine et fez
A moi servir, mès ge te fez
Honor moult grant, et si dois estre
Moult liés dont tu as si bon mestre
Et seignor de si grant renom,
Qu'Amors porte le gonfanon,
De Cortoisie et la baniere,
Et si est de tele maniere,
Si dous, si frans et si gentis,
Que quiconques est ententis
A li servir et honorer,
Dedans lui ne puet demorer
Vilonnie ne mesprison,
Ne mile mauvese aprison.
[p.129]
A ces mots. Mais lui, me prenant 2003
La main, me dit: Je suis content
De ce que ta bouche m'annonce,
Car oncques si belle réponse
Ne fit vilain mal enseigné,
Et tant y auras-tu gagné,
Que je veux pour ton avantage
Que tantôt me rendes hommage.
En la bouche me baiseras
Que vilain, ni porcher, ni gars
Ne sut toucher, faveur insigne
Dont franc et courtois est seul digne.
Sans mentir, est grand'peine et faix
A me servir; mais je te fais
Honneur moult grand, et tu dois être
Moult fier d'avoir un si bon maître
Et seigneur de si grand renom.
Amour porte le gonfanon
De Courtoisie et la bannière,
Et se montre en toute manière
Si doux, si franc et si gentil,
Que celui qui a consenti
A l'aimer et prendre pour maître,
Dedans son coeur voit disparaître
Et basse et vile passion
Et tout instinct d'abjection.
[p.130]
XV
Comment, après ce bel langage, 2029
L'Amant humblement fist hommage,
Par Jeunesse qui le déçoit,
Au Dieu d'Amours qui le reçoit.
Voir image Atant devins ses homs mains jointes,
Et sachiés que moult me fis cointes
Dont sa bouche toucha la moie;
Ce fu ce dont j'oi greignor joie;
Il m'a lores requis ostages.
Amours parle
Amis, dist-il, j'ai mains hommages
Et d'uns et d'autres recéus
Dont j'oi esté puis decéus.
Li felon plein de fauceté
M'ont par maintes fois barété,
D'aus ai oïe mainte noise;
Mès il saront cum il m'en poise,
Se ge les puis à mon droit prendre,
Je lor vodré chierement vendre.
Mès or veil, por ce que ge t'ains,
Estre de toi si bien certains,
Et te veil si à moi lier,
Que tu ne me puisses nier
Ne promesse, ne covenant,
Ne fere nul desavenant.
Pechiés seroit, se tu trichoies,
Qu'il m'est avis que loial soies.
[p.131]
XV
Comment après ce beau langage 2029
L'Amant humblement fait hommage,
Par Jeunesse qui le deçoit,
Au Dieu d'Amours qui le reçoit.
Jointes mains d'être son esclave
J'acceptai. Sa bouche suave
Vint sur la mienne se poser;
Que de bonheur dans ce baiser!
Alors il me prit pour otage.
Amour parle
Ami, dit-il, j'ai maint hommage
Des uns et des autres reçu
Dont je fus ensuite déçu.
Les félons pleins d'hypocrisie
Ont pu tromper ma courtoisie,
M'ont mainte noise fait souffrir;
Mon courroux ils sauront sentir
Et je leur veux chèrement vendre
Si jamais ils se laissent prendre.
Mais je veux, car je te chéris,
De toi m'assurer à tout prix
Et te tenir en ma puissance,
Si bien que jamais oubliance
Je ne craigne en nulle saison
Et prévienne ta trahison;
Car me tromper serait un crime
Et pour loyal ton coeur j'estime.
[p.132]
L'Amant respond
Sire, fis-je, or m'entendés: 2055
Ne sai por quoi vous demandés
Pleiges de moi, ne séurtés:
Vous savés bien de vérités
Que mon cuer m'avés si toloit,
Et si soupris que s'il voloit,
Ne puet-il riens faire por moi,
Se ce n'estoit par vostre otroi.
Li cuers est vostres, non pas miens,
Car il convient, soit maus, soit biens,
Que il face vostre plaisir:
Nus ne vous en puet dessaisir.
Tel garnison i avés mise,
Qui moult le guerroie et justise,
Et sor tout ce, se riens doutés,
Faictes i clef, si l'emportés,
Et la clef soit en leu d'ostages.
Amours
Par mon chief! ce n'est mie outrages,
Respont Amors, ge m'i acors:
Il est assés sires du cors,
Qui a le cuer en sa commande;
Outrageus est qui plus demande.
[p.133]
L'Amant répond
Sire, lui dis-je, or m'entendez, 2055
Ne sais pourquoi me demandez
Et caution et assurance.
Vous savez par expérience
Que mon coeur est si maltraité
Qu'il n'a pouvoir ni volonté
De nulle chose pour moi faire,
Que ce qui peut sans plus vous plaire.
Ce coeur est vôtre et non pas mien;
Car il convient, soit mal, soit bien,
Qu'il fasse tout à votre guise.
Garnison telle y avez mise
Qui le gouverne à son plaisir,
Que nul ne vous le peut ravir.
Sur ce, si vous doutez encore,
Faites-le de serrure clore
Et gardez en gage la clé.
Amour
Par mon chef, c'est très-bien parlé,
Dit Amour, j'accepte la clause;
Car bien assez du corps dispose
Qui le coeur tient en son pouvoir.
Que servirait de plus avoir?
[p.134]
XVI
Comment Amours très-bien souef 2077
Ferma d'une petite clef
Le cuer de l'Amant, par tel guise,
Qu'il n'entama point la chemise.
Lors a de s'aumoniere traite
Voir image
Une petite clef bien faite,
Qui fu de fin or esmeré;
O ceste, dit-il, fermeré
Ton cuer, n'en quier autre apoiau,
Sous ceste clef sunt mi joiau.
Mendre est que li tiens doiz, par m'ame,
Mès ele est de mon ecrin dame,
Et si a moult grant poesté.
L'Amant parle
Lors la me toucha au costé,
Et ferma mon cuer si soef,
Qu'à grant poine senti la clef.
Ainsinc fis sa volenté toute,
Et quant je l'oi mis hors de doute,
Sire, fis-je, grand talent é
De faire vostre volenté;
Mès mon service recevés
En gré, foi que vous me devés,
Nel' di pas por recréantise,
Car point ne dout vostre servise;
Mès serjant en vain se travaille
De faire servise qui vaille,
Quand li servises n'atalente
A celui cui l'en le présente.
[p.135]
XVI
Comment Amour par telle guise 2077
Qu'il n'entama point la chemise,
Ferma le coeur de notre Amant
D'une clef d'or tout doucement.
Lors tira de son aumônière
Amour une clef singulière
Toute de fin or épuré.
Avec elle je fermerai
Ton coeur, dit-il, et bien m'y fie,
Car mes joyaux je lui confie.
Moindre elle est que ton petit doigt,
Mais plus forte que l'on ne croit,
Car elle est de mon écrin dame.
L'Amant parle
Lors mon flanc touche et point n'entame,
Et clot mon coeur si doucement
Que c'est à peine s'il le sent.
Ainsi fais sa volonté toute,
Et quand je l'ai mis hors de doute:
Sire, fais-je, grand désir ai
De faire votre volonté;
Mais agréez tôt mon hommage,
Votre promesse vous engage.
Je ne le dis par repentir,
Car je n'ai peur de vous servir;
Mais en vain serviteur travaille
Et ne sait rien faire qui vaille,
Lorsque le service déplaît
A celui qui en est l'objet.
[p.136]
Amours parle
Amours respont: Or ne t'esmaie 2105
Puisque mis t'ies en ma menaie,
Ton servise prendre en gré,
Et te metrai en haut degré,
Se mavestié ne le te tost;
Mès espoir ce n'iert mie tost[40],
Grans biens ne vient pas en poi d'ore[41],
Il i convient poine et demore.
Atten et sueffre la destrece
Qui orendroit te cuit et blece;
Car ge sai bien par quel poison
Tu seras tret à garison:
Se tu te tiens en léauté,
Ge te donrai tel déauté
Qui tes plaies te garira;
Mès par mon chief or i parra
Se tu de bon cuer serviras,
Et comment tu acompliras
Nuit et jour les commandemens
Que ge commande as fins amans.
L'Amant parle
Sire, fis-ge, por Dieu merci,
Avant que vous movés de ci
Vos commandemens m'enchargiés,
Ge suis d'aus faire encoragiés.
Car espoir, se ge nes savoie,
Tost porroie issir de la voie,
Por ce sui engrant d'eus aprendre,
Que ge n'i veil de riens mesprendre.