La Comédie humaine - Volume 02

La Comédie humaine - Volume 02
Author: Honoré de Balzac
Pages: 1,098,536 Pages
Audio Length: 15 hr 15 min
Languages: fr

Summary

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«Quand tu m'as permis de t'aimer, ma douce Renée, j'ai cru au bonheur; mais aujourd'hui je n'en vois plus la fin. Le passé n'est plus qu'un vague souvenir, une ombre nécessaire à faire ressortir l'éclat de ma félicité. Quand je suis près de toi, l'amour me transporte au point que je suis hors d'état de t'exprimer l'étendue de mon affection: je ne puis que t'admirer, t'adorer. La parole ne me revient que loin de toi. Tu es parfaitement belle, et d'une beauté si grave, si majestueuse, que le temps l'altérera difficilement; et, quoique l'amour entre époux ne tienne pas tant à la beauté qu'aux sentiments, qui sont exquis en toi, laisse-moi te dire que cette certitude de te voir toujours belle me donne une joie qui s'accroît à chaque regard que je jette sur toi. L'harmonie et la dignité des lignes de ton visage, où ton âme sublime se révèle, a je ne sais quoi de pur sous la mâle couleur du teint. L'éclat de tes yeux noirs et la coupe hardie de ton front disent combien tes vertus sont élevées, combien ton commerce est solide et ton cœur fait aux orages de la vie s'il en survenait. La noblesse est ton caractère distinctif; je n'ai pas la prétention de te l'apprendre; mais je t'écris ce mot pour te faire bien connaître que je sais tout le prix du trésor que je possède. Le peu que tu m'accorderas sera toujours le bonheur pour moi, dans longtemps comme à présent; car je sens tout ce qu'il y a eu de grandeur dans notre promesse de garder l'un et l'autre toute notre liberté. Nous ne devrons jamais aucun témoignage de tendresse qu'à notre vouloir. Nous serons libres malgré des chaînes étroites. Je serai d'autant plus fier de te reconquérir ainsi que je sais maintenant le prix que tu attaches à cette conquête. Tu ne pourras jamais parler ou respirer, agir, penser, sans que j'admire toujours davantage la grâce de ton corps et celle de ton âme. Il y a en toi je ne sais quoi de divin, de sensé, d'enchanteur, qui met d'accord la réflexion, l'honneur, le plaisir et l'espérance, qui donne enfin à l'amour une étendue plus spacieuse que celle de la vie. Oh! mon ange, puisse le génie de l'amour me rester fidèle et l'avenir être plein de cette volupté à l'aide de laquelle tu as embelli tout autour de moi! Quand seras-tu mère, pour que je te voie applaudir à l'énergie de ta vie, pour que je t'entende, de cette voix si suave et avec ces idées si fines, si neuves et si curieusement bien rendues, bénir l'amour qui a rafraîchi mon âme, retrempé mes facultés, qui fait mon orgueil, et où j'ai puisé, comme dans une magique fontaine, une vie nouvelle? Oui, je serai tout ce que tu veux que je sois: je deviendrai l'un des hommes utiles de mon pays, et je ferai rejaillir sur toi cette gloire dont le principe sera ta satisfaction. »

Ma chère, voilà comment je le forme.Ce style est de fraîche date, dans un an ce sera mieux.Louis en est aux premiers transports, je l'attends à cette égale et continue sensation de bonheur que doit donner un heureux mariage quand, sûrs l'un de l'autre et se connaissant bien, une femme et un homme ont trouvé le secret de varier l'infini, de mettre l'enchantement dans le fond même de la vie.Ce beau secret des véritables épouses, je l'entrevois et veux le posséder.Tu vois qu'il se croit aimé, le fat, comme s'il n'était pas mon mari.Je n'en suis cependant encore qu'à cet attachement matériel qui nous donne la force de supporter bien des choses.Cependant Louis est aimable, il est d'une grande égalité de caractère, il fait simplement les actions dont se vanteraient la plupart des hommes.Enfin, si je ne l'aime point, je me sens très-capable de le chérir.

Voilà donc mes cheveux noirs, mes yeux noirs dont les cils se déplient, selon toi, comme des jalousies, mon air impérial et ma personne élevée à l'état de pouvoir souverain. Nous verrons dans dix ans d'ici, ma chère, si nous ne sommes pas toutes deux bien rieuses, bien heureuses dans ce Paris, d'où je te ramènerai quelquefois dans ma belle oasis de Provence. O Louise, ne compromets pas notre bel avenir à toutes deux! Ne fais pas les folies dont tu me menaces. J'épouse un vieux jeune homme, épouse quelque jeune vieillard de la chambre des pairs. Tu es là dans le vrai.


XIV

LE DUC DE SORIA AU BARON DE MACUMER.

Madrid.

Mon cher frère, vous ne m'avez pas fait duc de Soria pour que je n'agisse pas en duc de Soria. Si je vous savais errant et sans les douceurs que la fortune donne partout, vous me rendriez mon bonheur insupportable. Ni Marie ni moi, nous ne nous marierons jusqu'à ce que nous ayons appris que vous avez accepté les sommes remises pour vous à Urraca. Ces deux millions proviennent de vos propres économies et de celles de Marie. Nous avons prié tous deux, agenouillés devant le même autel, et avec quelle ferveur! ah! Dieu le sait! pour ton bonheur. O mon frère! nos souhaits doivent être exaucés. L'amour que tu cherches, et qui serait la consolation de ton exil, il descendra du ciel. Marie a lu ta lettre en pleurant, et tu as toute son admiration. Quant à moi, j'ai accepté pour notre maison et non pour moi. Le roi a rempli ton attente. Ah! tu lui as si dédaigneusement jeté son plaisir, comme on jette leur proie aux tigres, que, pour te venger, je voudrais lui faire savoir combien tu l'as écrasé par ta grandeur. La seule chose que j'aie prise pour moi, cher frère aimé, c'est mon bonheur, c'est Marie. Aussi serai-je toujours devant toi ce qu'est une créature devant le Créateur. Il y aura dans ma vie et dans celle de Marie un jour aussi beau que celui de notre heureux mariage, ce sera celui où nous saurons que ton cœur est compris, qu'une femme t'aime comme tu dois et veux être aimé. N'oublie pas que, si tu vis par nous, nous vivons aussi par toi. Tu peux nous écrire en toute confiance sous le couvert du nonce, en envoyant tes lettres par Rome. L'ambassadeur de France à Rome se chargera sans doute de les remettre à la secrétairerie d'état, à monsignore Bemboni, que notre légat a dû prévenir. Toute autre voie serait mauvaise. Adieu, cher dépouillé, cher exilé. Sois fier au moins du bonheur que tu nous as fait, si tu ne peux en être heureux. Dieu sans doute écoutera nos prières pleines de toi.

Fernand.


XV

LOUISE DE CHAULIEU A MADAME DE L'ESTORADE.

Mars.

Ah! mon ange, le mariage rend philosophe?... Ta chère figure devait être jaune alors que tu m'écrivais ces terribles pensées sur la vie humaine et sur nos devoirs. Crois-tu donc que tu me convertiras au mariage par ce programme de travaux souterrains? Hélas! voilà donc où t'ont fait parvenir nos trop savantes rêveries? Nous sommes sorties de Blois parées de toute notre innocence et armées des pointes aiguës de la réflexion: les dards de cette expérience purement morale des choses se sont tournés contre toi! Si je ne te connaissais pas pour la plus pure et la plus angélique créature du monde, je te dirais que tes calculs sentent la dépravation. Comment, ma chère, dans l'intérêt de ta vie à la campagne, tu mets tes plaisirs en coupes réglées, tu traites l'amour comme tu traiteras tes bois! Oh! j'aime mieux périr dans la violence des tourbillons de mon cœur, que de vivre dans la sécheresse de ta sage arithmétique. Tu étais comme moi la jeune fille la plus instruite, parce que nous avions beaucoup réfléchi sur peu de choses; mais, mon enfant, la philosophie sans l'amour, ou sous un faux amour, est la plus horrible des hypocrisies conjugales. Je ne sais pas si, de temps en temps, le plus grand imbécile de la terre n'apercevrait pas le hibou de la sagesse tapi dans ton tas de roses, découverte peu récréative qui peut faire enfuir la passion la mieux allumée. Tu te fais le destin, au lieu d'être son jouet. Nous tournons toutes les deux bien singulièrement: beaucoup de philosophie et peu d'amour, voilà ton régime; beaucoup d'amour et peu de philosophie, voilà le mien. La Julie de Jean-Jacques, que je croyais un professeur, n'est qu'un étudiant auprès de toi. Vertu de femme! as-tu toisé la vie? Hélas! je me moque de toi, peut-être as-tu raison. Tu as immolé ta jeunesse en un jour, et tu t'es faite avare avant le temps. Ton Louis sera sans doute heureux. S'il t'aime, et je n'en doute pas, il ne s'apercevra jamais que tu te conduis dans l'intérêt de ta famille comme les courtisanes se conduisent dans l'intérêt de leur fortune; et certes elles rendent les hommes heureux, à en croire les folles dissipations dont elles sont l'objet. Un mari clairvoyant resterait sans doute passionné pour toi; mais ne finirait-il point par se dispenser de reconnaissance pour une femme qui fait de la fausseté une sorte de corset moral aussi nécessaire à sa vie que l'autre l'est au corps? Mais, chère, l'amour est à mes yeux le principe de toutes les vertus rapportées à une image de la divinité! L'amour, comme tous les principes, ne se calcule pas, il est l'infini de notre âme. N'as-tu pas voulu te justifier à toi-même l'affreuse position d'une fille mariée à un homme qu'elle ne peut qu'estimer? Le devoir, voilà ta règle et ta mesure; mais agir par nécessité, n'est-ce pas la morale d'une société d'athées? Agir par amour et par sentiment, n'est-ce pas la loi secrète des femmes? Tu t'es faite homme, et ton Louis va se trouver la femme! O chère, ta lettre m'a plongée en des méditations infinies. J'ai vu que le couvent ne remplace jamais une mère pour des filles. Je t'en supplie, mon noble ange aux yeux noirs, si pure et si fière, si grave et si élégante, pense à ces premiers cris que ta lettre m'arrache! Je me suis consolée en songeant qu'au moment où je me lamentais, l'amour renversait sans doute les échafaudages de la raison. Je ferai peut-être pis sans raisonner, sans calculer: la passion est un élément qui doit avoir une logique aussi cruelle que la tienne.

Lundi.

Hier au soir, en me couchant, je me suis mise à ma fenêtre pour contempler le ciel, qui était d'une sublime pureté. Les étoiles ressemblaient à des clous d'argent qui retenaient un voile bleu. Par le silence de la nuit, j'ai pu entendre une respiration, et, par le demi-jour que jetaient les étoiles, j'ai vu mon Espagnol, perché comme un écureuil dans les branches d'un des arbres de la contre-allée des boulevards, admirant sans doute mes fenêtres. Cette découverte a eu pour premier effet de me faire rentrer dans ma chambre, les pieds, les mains comme brisés; mais, au fond de cette sensation de peur, je sentais une joie délicieuse. J'étais abattue et heureuse. Pas un de ces spirituels Français qui veulent m'épouser n'a eu l'esprit de venir passer les nuits sur un orme, au risque d'être emmené par la garde. Mon Espagnol est là sans doute depuis quelque temps. Ah! il ne me donne plus de leçons, il veut en recevoir, il en aura. S'il savait tout ce que je me suis dit sur sa laideur apparente! Moi aussi, Renée, j'ai philosophé. J'ai pensé qu'il y avait quelque chose d'horrible à aimer un homme beau. N'est-ce pas avouer que les sens sont les trois quarts de l'amour, qui doit être divin? Remise de ma première peur, je tendais le cou derrière la vitre pour le revoir, et bien m'en a pris! Au moyen d'une canne creuse, il m'a soufflé par la fenêtre une lettre artistement roulée autour d'un gros grain de plomb. Mon Dieu! va-t-il croire que j'ai laissé ma fenêtre ouverte exprès? me suis-je dit; la fermer brusquement, ce serait me rendre sa complice. J'ai mieux fait, je suis revenue à ma fenêtre comme si je n'avais pas entendu le bruit de son billet, comme si je n'avais rien vu, et j'ai dit à haute voix:—Venez donc voir les étoiles, Griffith? Griffith dormait comme une vieille fille. En m'entendant, le Maure a dégringolé avec la vitesse d'une ombre. Il a dû mourir de peur aussi bien que moi, car je ne l'ai pas entendu s'en aller, il est resté sans doute au pied de l'orme. Après un bon quart d'heure, pendant lequel je me noyais dans le bleu du ciel et nageais dans l'océan de la curiosité, j'ai fermé ma fenêtre, et je me suis mise au lit pour dérouler le fin papier avec la sollicitude de ceux qui travaillent à Naples les volumes antiques. Mes doigts touchaient du feu. Quel horrible pouvoir cet homme exerce sur moi! me dis-je. Aussitôt j'ai présenté le papier à la lumière pour le brûler sans le lire... Une pensée a retenu ma main. Que m'écrit-il pour m'écrire en secret? Eh bien, ma chère, j'ai brûlé la lettre en songeant que, si toutes les filles de la terre l'eussent dévorée, moi, Armande-Louise-Marie de Chaulieu, je devais ne la point lire.

Le lendemain, aux Italiens, il était à son poste; mais, tout premier ministre constitutionnel qu'il a été, je ne crois pas que mes attitudes lui aient révélé la moindre agitation de mon âme: je suis demeurée absolument comme si je n'avais rien vu ni reçu la veille. J'étais contente de moi, mais il était bien triste. Pauvre homme, il est si naturel en Espagne que l'amour entre par la fenêtre! Il est venu pendant l'entr'acte se promener dans les corridors. Le premier secrétaire de l'ambassade d'Espagne me l'a dit en m'apprenant de lui une action qui est sublime. Étant duc de Soria, il devait épouser une des plus riches héritières de l'Espagne, la jeune princesse Marie Hérédia, dont la fortune eût adouci pour lui les malheurs de l'exil; mais il paraît que, trompant les vœux de leurs pères qui les avaient fiancés dès leur enfance, Marie aimait le cadet de Soria, et mon Felipe a renoncé à la princesse Marie en se laissant dépouiller par le roi d'Espagne. —Il a dû faire cette grande chose très simplement, ai-je dit au jeune homme. —Vous le connaissez donc? m'a-t-il répondu naïvement. Ma mère a souri. —Que va-t-il devenir? car il est condamné à mort, ai-je dit. —S'il est mort en Espagne, il a le droit de vivre en Sardaigne. —Ah! il y a aussi des tombes en Espagne? dis-je pour avoir l'air de prendre cela en plaisanterie. —Il y a de tout en Espagne, même des Espagnols du vieux temps, m'a répondu ma mère. —Le roi de Sardaigne a, non sans peine, accordé au baron de Macumer un passe-port, a repris le jeune diplomate; mais enfin il est devenu sujet sarde, il possède des fiefs magnifiques en Sardaigne, avec droit de haute et basse justice. Il a un palais à Sassari. Si Ferdinand VII mourait, Macumer entrerait vraisemblablement dans la diplomatie, et la cour de Turin en ferait un ambassadeur. Quoique jeune, il... —Ah! il est jeune! —Oui, mademoiselle, quoique jeune il est un des hommes les plus distingués de l'Espagne! Je lorgnais la salle en écoutant le secrétaire, et semblais lui prêter une médiocre attention; mais, entre nous, j'étais au désespoir d'avoir brûlé la lettre. Comment s'exprime un pareil homme quand il aime? et il m'aime. Être aimée, adorée en secret, avoir dans cette salle où s'assemblent toutes les supériorités de Paris un homme à soi, sans que personne le sache! Oh! Renée, j'ai compris alors la vie parisienne, et ses bals et ses fêtes. Tout a pris sa couleur véritable à mes yeux. On a besoin des autres quand on aime, ne fût-ce que pour les sacrifier à celui qu'on aime. J'ai senti dans mon être un autre être heureux. Toutes mes vanités, mon amour-propre, mon orgueil étaient caressés. Dieu sait quel regard j'ai jeté sur le monde! —Ah! petite commère! m'a dit à l'oreille la duchesse en souriant. Oui, ma très-rusée mère a deviné quelque secrète joie dans mon attitude, et j'ai baissé pavillon devant cette savante femme. Ces trois mots m'ont plus appris la science du monde que je n'en avais surpris depuis un an, car nous sommes en mars. Hélas! nous n'avons plus d'Italiens dans un mois. Que devenir sans cette adorable musique, quand on a le cœur plein d'amour?

Ma chère, au retour, avec une résolution digne d'une Chaulieu, j'ai ouvert ma fenêtre pour admirer une averse.Oh!si les hommes connaissaient la puissance de séduction qu'exercent sur nous les actions héroïques, ils seraient bien grands; les plus lâches deviendraient des héros.Ce que j'avais appris de mon Espagnol me donnait la fièvre.J'étais sûre qu'il était là, prêt à me jeter une nouvelle lettre.Aussi n'ai-je rien brûlé: j'ai lu.Voici donc la première lettre d'amour que j'ai reçue, madame la raisonneuse: chacune la nôtre.

«Louise, je ne vous aime pas à cause de votre sublime beauté; je ne vous aime pas à cause de votre esprit si étendu, de la noblesse de vos sentiments, de la grâce infinie que vous donnez à toutes choses, ni à cause de votre fierté, de votre royal dédain pour ce qui n'est pas de votre sphère, et qui chez vous n'exclut point la bonté, car vous avez la charité des anges; Louise, je vous aime parce que vous avez fait fléchir toutes ces grandeurs altières pour un pauvre exilé; parce que, par un geste, par un regard, vous avez consolé un homme d'être si fort au-dessous de vous, qu'il n'avait droit qu'à votre pitié, mais à une pitié généreuse. Vous êtes la seule femme au monde qui aura tempéré pour moi la rigueur de ses yeux; et comme vous avez laissé tomber sur moi ce bienfaisant regard, alors que j'étais un grain dans la poussière, ce que je n'avais jamais obtenu quand j'avais tout ce qu'un sujet peut avoir de puissance, je tiens à vous faire savoir, Louise, que vous m'êtes devenue chère, que je vous aime pour vous-même et sans aucune arrière-pensée, en dépassant de beaucoup les conditions mises par vous à un amour parfait. Apprenez donc, idole placée par moi au plus haut des cieux, qu'il est dans le monde un rejeton de la race sarrasine dont la vie vous appartient, à qui vous pouvez tout demander comme à un esclave, et qui s'honorera d'exécuter vos ordres. Je me suis donné à vous sans retour, et pour le seul plaisir de me donner, pour un seul de vos regards, pour cette main tendue un matin à votre maître d'espagnol. Vous avez un serviteur, Louise, et pas autre chose. Non, je n'ose penser que je puisse être jamais aimé; mais peut-être serai-je souffert, et seulement à cause de mon dévouement. Depuis cette matinée où vous m'avez souri en noble fille qui devinait la misère de mon cœur solitaire et trahi, je vous ai intronisée: vous êtes la souveraine absolue de ma vie, la reine de mes pensées, la divinité de mon cœur, la lumière qui brille chez moi, la fleur de mes fleurs, le baume de l'air que je respire, la richesse de mon sang, la lueur dans laquelle je sommeille. Une seule pensée troublait ce bonheur: vous ignoriez avoir à vous un dévouement sans bornes, un bras fidèle, un esclave aveugle, un agent muet, un trésor, car je ne suis plus que le dépositaire de tout ce que je possède; enfin, vous ne vous saviez pas un cœur à qui vous pouvez tout confier, le cœur d'une vieille aïeule à qui vous pouvez tout demander, un père de qui vous pouvez réclamer toute protection, un ami, un frère; tous ces sentiments vous font défaut autour de vous, je le sais. J'ai surpris le secret de votre isolement! Ma hardiesse est venue de mon désir de vous révéler l'étendue de vos possessions. Acceptez tout, Louise, vous m'aurez donné la seule vie qu'il y ait pour moi dans le monde, celle de me dévouer. En me passant le collier de la servitude, vous ne vous exposez à rien: je ne demanderai jamais autre chose que le plaisir de me savoir à vous. Ne me dites même pas que vous ne m'aimerez jamais: cela doit être, je le sais; je dois aimer de loin, sans espoir et pour moi-même. Je voudrais bien savoir si vous m'acceptez pour serviteur, et je me suis creusé la tête afin de trouver une preuve qui vous atteste qu'il n'y aura de votre part aucune atteinte à votre dignité en me l'apprenant, car voici bien des jours que je suis à vous, à votre insu. Donc, vous me le diriez en ayant à la main un soir, aux Italiens, un bouquet composé d'un camélia blanc et d'un camélia rouge, l'image de tout le sang d'un homme aux ordres d'une candeur adorée. Tout sera dit alors: à toute heure, dans dix ans comme demain, quoi que vous vouliez qu'il soit possible à l'homme de faire, ce sera fait dès que vous le demanderez à votre heureux serviteur,

»Felipe Hénarès»

P.-S. Ma chère, avoue que les grands seigneurs savent aimer! Quel bond de lion africain! quelle ardeur contenue! quelle foi! quelle sincérité! quelle grandeur d'âme dans l'abaissement! Je me suis sentie petite et me suis demandé tout abasourdie: Que faire?... Le propre d'un grand homme est de dérouter les calculs ordinaires. Il est sublime et attendrissant, naïf et gigantesque. Par une seule lettre, il est au delà des cent lettres de Lovelace et de Saint-Preux. Oh! voilà l'amour vrai, sans chicanes: il est ou n'est pas; mais quand il est, il doit se produire dans son immensité. Me voilà destituée de toutes les coquetteries. Refuser ou accepter! je suis entre ces deux termes sans un prétexte pour abriter mon irrésolution. Toute discussion est supprimée. Ce n'est plus Paris, c'est l'Espagne ou l'Orient; enfin, c'est l'Abencerrage qui parle, qui s'agenouille devant l'Ève catholique en lui apportant son cimeterre, son cheval et sa tête. Accepterai-je ce restant de Maure? Relisez souvent cette lettre hispano-sarrasine, ma Renée, et vous y verrez que l'amour emporte toutes les stipulations judaïques de votre philosophie. Tiens, Renée, j'ai ta lettre sur le cœur, tu m'as embourgeoisé la vie. Ai-je besoin de finasser? Ne suis-je pas éternellement maîtresse de ce lion qui change ses rugissements en soupirs humbles et religieux? Oh! combien n'a-t-il pas dû rugir dans sa tanière de la rue Hillerin-Bertin! Je sais où il demeure, j'ai sa carte: F. , baron de Macumer. Il m'a rendu toute réponse impossible, il n'y a qu'à lui jeter à la figure deux camélias. Quelle science infernale possède l'amour pur, vrai, naïf! Voilà donc ce qu'il y a de plus grand pour le cœur d'une femme réduit à une action simple et facile. O l'Asie! j'ai lu les Mille et Une Nuits, en voilà l'esprit: deux fleurs, et tout est dit. Nous franchissons les quatorze volumes de Clarisse Harlowe avec un bouquet. Je me tords devant cette lettre comme une corde au feu. Prends ou ne prends pas tes deux camélias. Oui ou non, tue ou fais vivre! Enfin, une voix me crie: Éprouve-le! Aussi l'éprouverai-je!


XVI

DE LA MÊME A LA MÊME.

Mars.

Je suis habillée en blanc: j'ai des camélias blancs dans les cheveux et un camélia blanc à la main, ma mère en a de rouges; je lui en prendrai un si je veux. Il y a en moi je ne sais quelle envie de lui vendre son camélia rouge par un peu d'hésitation, et de ne me décider que sur le terrain. Je suis bien belle! Griffith m'a priée de me laisser contempler un moment. La solennité de cette soirée et le drame de ce consentement secret m'ont donné des couleurs: j'ai à chaque joue un camélia rouge épanoui sur un camélia blanc!

Une heure.

Tous m'ont admirée, un seul savait m'adorer. Il a baissé la tête en me voyant un camélia blanc à la main, et je l'ai vu devenir blanc comme la fleur quand j'en ai eu pris un rouge à ma mère. Venir avec les deux fleurs pouvait être un effet du hasard; mais cette action était une réponse. J'ai donc étendu mon aveu! On donnait Roméo et Juliette, et comme tu ne sais pas ce qu'est le duo des deux amants, tu ne peux comprendre le bonheur de deux néophytes d'amour écoutant cette divine expression de la tendresse.Je me suis couchée en entendant des pas sur le terrain sonore de la contre-allée.Oh!maintenant, mon ange, j'ai le feu dans le cœur, dans la tête.Que fait-il?que pense-t-il?A-t-il une pensée, une seule qui me soit étrangère?Est-il l'esclave toujours prêt qu'il m'a dit être?Comment m'en assurer?A-t-il dans l'âme le plus léger soupçon que mon acceptation emporte un blâme, un retour quelconque, un remerciement?Je suis livrée à toutes les arguties minutieuses des femmes de Cyrus et de l'Astrée, aux subtilités des Cours d'amour.Sait-il qu'en amour les plus menues actions des femmes sont la terminaison d'un monde de réflexions, de combats intérieurs, de victoires perdues!A quoi pense-t-il en ce moment?Comment lui ordonner de m'écrire le soir le détail de sa journée?Il est mon esclave, je dois l'occuper, et je vais l'écraser de travail.

Dimanche matin.

Je n'ai dormi que très peu, le matin.Il est midi.Je viens de faire écrire la lettre suivante par Griffith.

A monsieur le baron de Macumer.

Mademoiselle de Chaulieu me charge, monsieur le baron, de vous redemander la copie d'une lettre que lui a écrite une de ses amies, qui est de sa main et que vous avez emportée.

Agréez, etc.

Griffith.

Ma chère, Griffith est sortie, elle est allée rue Hillerin-Bertin, elle a fait remettre ce poulet à mon esclave qui m'a rendu sous enveloppe mon programme mouillé de larmes. Il a obéi. Oh! ma chère, il devait y tenir! Un autre aurait refusé en écrivant une lettre pleine de flatteries; mais le Sarrasin a été ce qu'il avait promis d'être: il a obéi. Je suis touchée aux larmes.


XVII

DE LA MÊME A LA MÊME.

2 avril.

Hier, le temps était superbe, je me suis mise en fille aimée et qui veut plaire.A ma prière, mon père m'a donné le plus joli attelage qu'il soit possible de voir à Paris: deux chevaux gris pommelé et une calèche de la dernière élégance.J'essayais mon équipage.J'étais comme une fleur sous une ombrelle doublée de soie blanche.En montant l'avenue des Champs-Élysées, j'ai vu venir à moi mon Abencerrage sur un cheval de la plus admirable beauté: les hommes, qui maintenant sont presque tous de parfaits maquignons, s'arrêtaient pour le voir, pour l'examiner.Il m'a saluée, et je lui ai fait un signe amical d'encouragement; il a modéré le pas de son cheval, et j'ai pu lui dire:—Vous ne trouverez pas mauvais, monsieur le baron, que je vous aie redemandé ma lettre, elle vous était inutile...Vous avez déjà dépassé ce programme, ai-je ajouté à voix basse.Vous avez un cheval qui vous fait bien remarquer, lui ai-je dit.—Mon intendant de Sardaigne me l'a envoyé par orgueil, car ce cheval de race arabe est né dans mes macchis.

Ce matin, ma chère, Hénarez était sur un cheval anglais alezan, encore très beau, mais qui n'excitait plus l'attention: le peu de critique moqueuse de mes paroles avait suffi. Il m'a saluée, et je lui ai répondu par une légère inclinaison de tête. Le duc d'Angoulême a fait acheter le cheval de Macumer. Mon esclave a compris qu'il sortait de la simplicité voulue en attirant sur lui l'attention des badauds. Un homme doit être remarqué pour lui-même, et non pas pour son cheval ou pour des choses. Avoir un trop beau cheval me semble aussi ridicule que d'avoir un gros diamant à sa chemise. J'ai été ravie de le prendre en faute, et peut-être y avait-il dans son fait un peu d'amour-propre, permis à un pauvre proscrit. Cet enfantillage me plaît. O ma vieille raisonneuse! Jouis-tu de mes amours autant que je me suis attristée de ta sombre philosophie? Chère Philippe II en jupon, te promènes-tu bien dans ma calèche? Vois-tu ce regard de velours, humble et plein, fier de son servage, que me lance en passant cet homme vraiment grand qui porte ma livrée, et qui a toujours à sa boutonnière un camélia rouge, tandis que j'en ai toujours un blanc à la main? Quelle clarté jette l'amour! Combien je comprends Paris! Maintenant tout m'y semble spirituel. Oui, l'amour y est plus joli, plus grand, plus charmant que partout ailleurs. Décidément j'ai reconnu que jamais je ne pourrais tourmenter, inquiéter un sot, ni avoir le moindre empire sur lui. Il n'y a que les hommes supérieurs qui nous comprennent bien et sur lesquels nous puissions agir. Oh! pauvre amie, pardon, j'oubliais notre l'Estorade; mais ne m'as-tu pas dit que tu allais en faire un génie? Oh! je devine pourquoi: tu l'élèves à la brochette pour être comprise un jour. Adieu, je suis un peu folle et ne veux pas continuer.


XVIII

DE MADAME DE L'ESTORADE A LOUISE DE CHAULIEU.

Avril.

Chère ange, ou ne dois-je pas plutôt dire cher démon, tu m'as affligée sans le vouloir, et, si nous n'étions pas la même âme, je dirais blessée; mais ne se blesse-t-on pas aussi soi-même? Comme on voit bien que tu n'as pas encore arrêté ta pensée sur ce mot indissoluble, appliqué au contrat qui lie une femme à un homme! Je ne veux pas contredire les philosophes ni les législateurs, ils sont bien de force à se contredire eux-mêmes; mais, chère, en rendant le mariage irrévocable et lui imposant une formule égale pour tous et impitoyable, on a fait de chaque union une chose entièrement dissemblable, aussi dissemblable que le sont les individus entre eux; chacune d'elles a ses lois intérieures différentes; celles d'un mariage à la campagne, où deux êtres seront sans cesse en présence, ne sont pas celles d'un ménage à la ville, où plus de distractions nuancent la vie; et celles d'un ménage à Paris, où la vie passe comme un torrent, ne seront pas celles d'un mariage en province, où la vie est moins agitée. Si les conditions varient selon les lieux, elles varient bien davantage selon les caractères. La femme d'un homme de génie n'a qu'à se laisser conduire, et la femme d'un sot doit, sous peine des plus grands malheurs, prendre les rênes de la machine si elle se sent plus intelligente que lui. Peut-être, après tout, la réflexion et la raison arrivent-elles à ce qu'on appelle dépravation. Pour nous la dépravation, n'est-ce pas le calcul dans les sentiments? Une passion qui raisonne est dépravée; elle n'est belle qu'involontaire et dans ces sublimes jets qui excluent tout égoïsme. Ah! tôt ou tard tu te diras, ma chère: Oui! la fausseté est aussi nécessaire à la femme que son corset, si par fausseté on entend le silence de celle qui a le courage de se taire, si par fausseté l'on entend le calcul nécessaire de l'avenir. Toute femme mariée apprend à ses dépens les lois sociales qui sont incompatibles en beaucoup de points avec celles de la nature. On peut avoir en mariage une douzaine d'enfants, en se mariant à l'âge où nous sommes; et, si nous les avions, nous commettrions douze crimes, nous ferions douze malheurs. Ne livrerions-nous pas à la misère et au désespoir de charmants êtres? tandis que deux enfants sont deux bonheurs, deux bienfaits, deux créations en harmonie avec les mœurs et les lois actuelles. La loi naturelle et le code sont ennemis, et nous sommes le terrain sur lequel ils luttent. Appelleras-tu dépravation la sagesse de l'épouse qui veille à ce que la famille ne se ruine pas par elle-même? Un seul calcul ou mille, tout est perdu dans le cœur. Ce calcul atroce, vous le ferez un jour, belle baronne de Macumer, quand vous serez la femme heureuse et fière de l'homme qui vous adore; ou plutôt cet homme supérieur vous l'épargnera, car il le fera lui-même. Tu vois, chère folle, que nous avons étudié le code dans ses rapports avec l'amour conjugal. Tu sauras que nous ne devons compte qu'à nous-mêmes et à Dieu des moyens que nous employons pour perpétuer le bonheur au sein de nos maisons; et mieux vaut le calcul qui y parvient que l'amour irréfléchi qui y met le deuil, les querelles ou la désunion. J'ai cruellement étudié le rôle de l'épouse et de la mère de famille. Oui, chère ange, nous avons de sublimes mensonges à faire pour être la noble créature que nous sommes en accomplissant nos devoirs. Tu me taxes de fausseté parce que je veux mesurer au jour le jour à Louis la connaissance de moi-même; mais n'est-ce pas une trop intime connaissance qui cause les désunions? Je veux l'occuper beaucoup pour beaucoup le distraire de moi, au nom de son propre bonheur; et tel n'est pas le calcul de la passion. Si la tendresse est inépuisable, l'amour ne l'est point: aussi est-ce une véritable entreprise pour une honnête femme que de le sagement distribuer sur toute la vie. Au risque de te paraître exécrable, je te dirai que je persiste dans mes principes en me croyant très-grande et très-généreuse. La vertu, mignonne, est un principe dont les manifestations diffèrent selon les milieux: la vertu de Provence, celle de Constantinople, celle de Londres et celle de Paris ont des effets parfaitement dissemblables sans cesser d'être la vertu. Chaque vie humaine offre dans son tissu les combinaisons les plus irrégulières; mais, vues d'une certaine hauteur, toutes paraissent semblables. Si je voulais voir Louis malheureux et faire fleurir une séparation de corps, je n'aurais qu'à me mettre à sa lesse. Je n'ai pas eu comme toi le bonheur de rencontrer un être supérieur, mais peut-être aurai-je le plaisir de le rendre supérieur, et je te donne rendez-vous dans cinq ans à Paris. Tu y seras prise toi-même, et tu me diras que je me suis trompée, que monsieur de l'Estorade était nativement remarquable. Quant à ces belles amours, à ces émotions que je n'éprouve que par toi; quant à ces stations nocturnes sur le balcon, à la lueur des étoiles; quant à ces adorations excessives, à ces divinisations de nous, j'ai su qu'il y fallait renoncer. Ton épanouissement dans la vie rayonne à ton gré; le mien est circonscrit, il a l'enceinte de la Crampade, et tu me reproches les précautions que demande un fragile, un secret, un pauvre bonheur pour devenir durable, riche et mystérieux! Je croyais avoir trouvé les grâces d'une maîtresse dans mon état de femme, et tu m'as presque fait rougir de moi-même. Entre nous deux, qui a tort, qui a raison? Peut-être avons-nous également tort et raison toutes deux, et peut-être la société nous vend-elle fort cher nos dentelles, nos titres et nos enfants! Moi, j'ai mes camélias rouges, ils sont sur mes lèvres, en sourires qui fleurissent pour ces deux êtres, le père et le fils, à qui je suis dévouée, à la fois esclave et maîtresse. Mais, chère! tes dernières lettres m'ont fait apercevoir tout ce que j'ai perdu! Tu m'as appris l'étendue des sacrifices de la femme mariée. J'avais à peine jeté les yeux sur ces beaux steppes sauvages où tu bondis, et je ne te parlerai point de quelques larmes essuyées en te lisant; mais le regret n'est pas le remords, quoiqu'il en soit un peu germain. Tu m'as dit: Le mariage rend philosophe! hélas! non; je l'ai bien senti quand je pleurais en te sachant emportée au torrent de l'amour. Mais mon père m'a fait lire un des plus profonds écrivains de nos contrées, un des héritiers de Bossuet, un de ces cruels politiques dont les pages engendrent la conviction. Pendant que tu lisais Corinne, je lisais Bonald, et voilà tout le secret de ma philosophie: la Famille sainte et forte m'est apparue. De par Bonald, ton père avait raison dans son discours. Adieu, ma chère imagination, mon amie, toi qui es ma folie!


XIX

LOUISE DE CHAULIEU A MADAME DE L'ESTORADE.

Eh bien, tu es un amour de femme, ma Renée; et je suis maintenant d'accord que c'est être honnête que de tromper: es-tu contente? D'ailleurs l'homme qui nous aime nous appartient; nous avons le droit d'en faire un sot ou un homme de génie; mais, entre nous, nous en faisons le plus souvent des sots. Tu feras du tien un homme de génie, et tu garderas ton secret: deux magnifiques actions! Ah! s'il n'y avait pas de paradis, tu serais bien attrapée, car tu te voues à un martyre volontaire. Tu veux le rendre ambitieux et le garder amoureux! mais, enfant que tu es, c'est bien assez de le maintenir amoureux. Jusqu'à quel point le calcul est-il la vertu ou la vertu est-elle le calcul? Hein? Nous ne nous fâcherons point pour cette question, puisque Bonald est là. Nous sommes et voulons être vertueuses; mais en ce moment je crois que, malgré tes charmantes friponneries, tu vaux mieux que moi. Oui, je suis une fille horriblement fausse: j'aime Felipe, et je le lui cache avec une infâme dissimulation. Je le voudrais voir sautant de son arbre sur la crête du mur, de la crête du mur sur mon balcon; et, s'il faisait ce que je désire, je le foudroierais de mon mépris. Tu vois, je suis d'une bonne foi terrible. Qui m'arrête? quelle puissance mystérieuse m'empêche de dire à ce cher Felipe tout le bonheur qu'il me verse à flots par son amour pur, entier, grand, secret, plein? Madame de Mirbel fait mon portrait, je compte le lui donner, ma chère. Ce qui me surprend chaque jour davantage, est l'activité que l'amour donne à la vie. Quel intérêt prennent les heures, les actions, les plus petites choses! et quelle admirable confusion du passé, de l'avenir dans le présent! On vit aux trois temps du verbe. Est-ce encore ainsi quand on a été heureuse? Oh! réponds-moi, dis-moi ce qu'est le bonheur, s'il calme ou s'il irrite. Je suis d'une inquiétude mortelle, je ne sais plus comment me conduire: il y a dans mon cœur une force qui m'entraîne vers lui, malgré la raison et les convenances. Enfin, je comprends ta curiosité avec Louis, es-tu contente? Le bonheur que Felipe a d'être à moi, son amour à distance et son obéissance m'impatientent autant que son profond respect m'irritait quand il n'était que mon maître d'espagnol. Je suis tentée de lui crier quand il passe:—Imbécile, si tu m'aimes en tableau, que serait-ce donc si tu me connaissais!

Oh!Renée, tu brûles mes lettres, n'est-ce pas?moi, je brûlerai les tiennes.Si d'autres yeux que les nôtres lisaient ces pensées qui sont versées de cœur à cœur, je dirais à Felipe d'aller les crever et de tuer un peu les gens pour plus de sûreté.

Lundi.

Ah!Renée, comment sonder le cœur d'un homme?Mon père doit me présenter ton monsieur Bonald, et, puisqu'il est si savant, je le lui demanderai.Dieu est bien heureux de pouvoir lire au fond des cœurs.Suis-je toujours un ange pour cet homme?Voilà toute la question.

Si jamais, dans un geste, dans un regard, dans l'accent d'une parole, j'apercevais une diminution de ce respect qu'il avait pour moi quand il était mon maître d'espagnol, je me sens la force de tout oublier! Pourquoi ces grands mots, ces grandes résolutions? te diras-tu. Ah! voilà, ma chère. Mon charmant père, qui se conduit avec moi comme un vieux cavalier servant avec une Italienne, faisait faire, je te l'ai dit, mon portrait par madame de Mirbel. J'ai trouvé moyen d'avoir une copie assez bien exécutée pour pouvoir la donner au duc et envoyer l'original à Felipe. Cet envoi a eu lieu hier, accompagné de ces trois lignes:

«Don Felipe, on répond à votre entier dévouement par une confiance aveugle: le temps dira si ce n'est pas accorder trop de grandeur à un homme.»

La récompense est grande, elle a l'air d'une promesse, et, chose horrible, d'une invitation; mais, ce qui va te sembler plus horrible encore, j'ai voulu que la récompense exprimât promesse et invitation sans aller jusqu'à l'offre.Si dans sa réponse il y a ma Louise, ou seulement Louise, il est perdu.

Mardi.

Non!il n'est pas perdu.Ce ministre constitutionnel est un adorable amant.Voici sa lettre:

«Tous les moments que je passais sans vous voir, je demeurais occupé de vous, les yeux fermés à toute chose et attachés par la méditation sur votre image, qui ne se dessinait jamais assez promptement dans le palais obscur où se passent les songes et où vous répandiez la lumière.Désormais ma vue se reposera sur ce merveilleux ivoire, sur ce talisman, dois-je dire; car pour moi vos yeux bleus s'animent, et la peinture devient aussitôt une réalité.Le retard de cette lettre vient de mon empressement à jouir de cette contemplation pendant laquelle je vous disais tout ce que je dois taire.Oui, depuis hier, enfermé seul avec vous, je me suis livré, pour la première fois de ma vie, à un bonheur entier, complet, infini.Si vous pouviez vous voir où je vous ai mise, entre la Vierge et Dieu, vous comprendriez en quelles angoisses j'ai passé la nuit; mais, en vous les disant, je ne voudrais pas vous offenser, car il y aurait tant de tourments pour moi dans un regard dénué de cette angélique bonté qui me fait vivre, que je vous demande pardon par avance.Si donc, reine de ma vie et de mon âme, vous vouliez m'accorder un millième de l'amour que je vous porte!

»Le si de cette constante prière m'a ravagé l'âme. J'étais entre la croyance et l'erreur, entre la vie et la mort, entre les ténèbres et la lumière. Un criminel n'est pas plus agité pendant la délibération de son arrêt que je ne le suis en m'accusant à vous de cette audace. Le sourire exprimé sur vos lèvres, et que je venais revoir de moment en moment, calmait ces orages excités par la crainte de vous déplaire. Depuis que j'existe, personne, pas même ma mère, ne m'a souri. La belle jeune fille qui m'était destinée a rebuté mon cœur et s'est éprise de mon frère. Mes efforts, en politique, ont trouvé la défaite. Je n'ai jamais vu dans les yeux de mon roi qu'un désir de vengeance; et nous sommes si ennemis depuis notre jeunesse, qu'il a regardé comme une cruelle injure le vœu par lequel les cortès m'ont porté au pouvoir. Quelque forte que vous fassiez une âme, le doute y entrerait à moins. D'ailleurs je me rends justice: je connais la mauvaise grâce de mon extérieur, et sais combien il est difficile d'apprécier mon cœur à travers une pareille enveloppe. Être aimé, ce n'était plus qu'un rêve quand je vous ai vue. Aussi, quand je m'attachai à vous, ai-je compris que le dévouement pouvait seul faire excuser ma tendresse. En contemplant ce portrait, en écoutant ce sourire plein de promesses divines, un espoir que je ne me permettais pas à moi-même a rayonné dans mon âme. Cette clarté d'aurore est incessamment combattue par les ténèbres du doute, par la crainte de vous offenser en la laissant poindre. Non, vous ne pouvez pas m'aimer encore, je le sens; mais, à mesure que vous aurez éprouvé la puissance, la durée, l'étendue de mon inépuisable affection, vous lui donnerez une petite place dans votre cœur. Si mon ambition est une injure, vous me le direz sans colère, je rentrerai dans mon rôle; mais si vous vouliez essayer de m'aimer, ne le faites pas savoir sans de minutieuses précautions à celui qui mettait tout le bonheur de sa vie à vous servir uniquement. »

Ma chère, en lisant ces derniers mots, il m'a semblé le voir pâle comme il l'était le soir où je lui ai dit, en lui montrant le camélia, que j'acceptais les trésors de son dévouement.J'ai vu dans ces phrases soumises tout autre chose qu'une simple fleur de rhétorique à l'usage des amants, et j'ai senti comme un grand mouvement en moi-même....le souffle du bonheur.

Il a fait un temps détestable, il ne m'a pas été possible d'aller au bois sans donner lieu à d'étranges soupçons; car ma mère, qui sort souvent malgré la pluie, est restée chez elle, seule.

Mercredi soir.

Je viens de le voir, à l'Opéra. Ma chère, ce n'est plus le même homme: il est venu dans notre loge présenté par l'ambassadeur de Sardaigne. Après avoir vu dans mes yeux que son audace ne déplaisait point, il m'a paru comme embarrassé de son corps, et il a dit alors mademoiselle à la marquise d'Espard. Ses yeux lançaient des regards qui faisaient une lumière plus vive que celle des lustres. Enfin il est sorti comme un homme qui craignait de commettre une extravagance. —Le baron de Macumer est amoureux! a dit madame de Maufrigneuse à ma mère. —C'est d'autant plus extraordinaire que c'est un ministre tombé, a répondu ma mère. J'ai eu la force de regarder madame d'Espard, madame de Maufrigneuse et ma mère avec la curiosité d'une personne qui ne connaît pas une langue étrangère et qui voudrait deviner ce qu'on dit; mais j'étais intérieurement en proie à une joie voluptueuse dans laquelle il me semblait que mon âme se baignait. Il n'y a qu'un mot pour t'expliquer ce que j'éprouve, c'est le ravissement. Felipe aime tant, que je le trouve digne d'être aimé. Je suis exactement le principe de sa vie, et je tiens dans ma main le fil qui mène sa pensée. Enfin, si nous devons nous tout dire, il y a chez moi le plus violent désir de lui voir franchir tous les obstacles, arriver à moi pour me demander à moi-même, afin de savoir si ce furieux amour redeviendra humble et calme à un seul de mes regards.

Ah!ma chère, je me suis arrêtée et suis toute tremblante.En t'écrivant, j'ai entendu dehors un léger bruit et je me suis levée.De ma fenêtre je l'ai vu allant sur la crête du mur, au risque de se tuer.Je suis allée à la fenêtre de ma chambre et je ne lui ai fait qu'un signe; il a sauté du mur, qui a dix pieds; puis il a couru sur la route, jusqu'à la distance où je pouvais le voir, pour me montrer qu'il ne s'était fait aucun mal.Cette attention, au moment où il devait être étourdi par sa chute, m'a tant attendrie que je pleure sans savoir pourquoi.Pauvre laid!que venait-il chercher, que voulait-il me dire?

Je n'ose écrire mes pensées et vais me coucher dans ma joie, en songeant à tout ce que nous dirions si nous étions ensemble. Adieu, belle muette. Je n'ai pas le temps de te gronder sur ton silence; mais voici plus d'un mois que je n'ai de tes nouvelles. Serais-tu, par hasard, devenue heureuse? N'aurais-tu plus ce libre arbitre qui te rendait si fière et qui ce soir a failli m'abandonner?


XX

RENÉE DE L'ESTORADE A LOUISE DE CHAULIEU.

Mai.

Si l'amour est la vie du monde, pourquoi d'austères philosophes le suppriment-ils dans le mariage?Pourquoi la Société prend-elle pour loi suprême de sacrifier la Femme à la Famille en créant ainsi nécessairement une lutte sourde au sein du mariage?lutte prévue par elle et si dangereuse qu'elle a inventé des pouvoirs pour en armer l'homme contre nous, en devinant que nous pouvions tout annuler soit par la puissance de la tendresse, soit par la persistance d'une haine cachée.Je vois en ce moment, dans le mariage, deux forces opposées que le législateur aurait dû réunir; quand se réuniront-elles?voilà ce que je me dis en te lisant.Oh!chère, une seule de tes lettres ruine cet édifice bâti par le grand écrivain de l'Aveyron, et où je m'étais logée avec une douce satisfaction.Les lois ont été faites par des vieillards, les femmes s'en aperçoivent; ils ont bien sagement décrété que l'amour conjugal exempt de passion ne nous avilissait point, et qu'une femme devait se donner sans amour une fois que la loi permettait à un homme de la faire sienne.Préoccupés de la famille, ils ont imité la nature, inquiète seulement de perpétuer l'espèce.J'étais un être auparavant, et je suis maintenant une chose!Il est plus d'une larme que j'ai dévorée au loin, seule, et que j'aurais voulu donner en échange d'un sourire consolateur.D'où vient l'inégalité de nos destinées?L'amour permis agrandit ton âme.Pour toi, la vertu se trouvera dans le plaisir.Tu ne souffriras que de ton propre vouloir.Ton devoir, si tu épouses ton Felipe, deviendra le plus doux, le plus expansif des sentiments.Notre avenir est gros de la réponse, et je l'attends avec une inquiète curiosité.

Tu aimes, tu es adorée. Oh! chère, livre-toi tout entière à ce beau poème qui nous a tant occupées. Cette beauté de la femme, si fine et si spiritualisée en toi, Dieu l'a faite ainsi pour qu'elle charme et plaise: il a ses desseins. Oui, mon ange, garde bien le secret de ta tendresse, et soumets Felipe aux épreuves subtiles que nous inventions pour savoir si l'amant que nous rêvions serait digne de nous. Sache surtout moins s'il t'aime que si tu l'aimes: rien n'est plus trompeur que le mirage produit en notre âme par la curiosité, par le désir, par la croyance au bonheur. Toi qui, seule de nous deux, demeures intacte, chère, ne te risque pas sans arrhes au dangereux marché d'un irrévocable mariage, je t'en supplie! Quelquefois un geste, une parole, un regard, dans une conversation sans témoins, quand les âmes sont déshabillées de leur hypocrisie mondaine, éclairent des abîmes. Tu es assez noble, assez sûre de toi pour pouvoir aller hardiment en des sentiers où d'autres se perdraient. Tu ne saurais croire en quelles anxiétés je te suis. Malgré la distance, je te vois, j'éprouve tes émotions. Aussi, ne manque pas à m'écrire, n'omets rien! Tes lettres me font une vie passionnée au milieu de mon ménage si simple, si tranquille, uni comme une grande route par un jour sans soleil. Ce qui se passe ici, mon ange, est une suite de chicanes avec moi-même sur lesquelles je veux garder le secret aujourd'hui, je t'en parlerai plus tard. Je me donne et me reprends avec une sombre obstination, en passant du découragement à l'espérance. Peut-être demandé-je à la vie plus de bonheur qu'elle ne nous en doit. Au jeune âge nous sommes assez portées à vouloir que l'idéal et le positif s'accordent! Mes réflexions, et maintenant je les fais toute seule, assise au pied d'un rocher de mon parc, m'ont conduite à penser que l'amour dans le mariage est un hasard sur lequel il est impossible d'asseoir la loi qui doit tout régir. Mon philosophe de l'Aveyron a raison de considérer la famille comme la seule unité sociale possible et d'y soumettre la femme comme elle l'a été de tout temps. La solution de cette grande question, presque terrible pour nous, est dans le premier enfant que nous avons. Aussi voudrais-je être mère, ne fût-ce que pour donner une pâture à la dévorante activité de mon âme.

Louis est toujours d'une adorable bonté, son amour est actif et ma tendresse est abstraite; il est heureux, il cueille à lui seul les fleurs, sans s'inquiéter des efforts de la terre qui les produit. Heureux égoïsme! Quoi qu'il puisse m'en coûter, je me prête à ses illusions, comme une mère, d'après les idées que je me fais d'une mère, se brise pour procurer un plaisir à son enfant. Sa joie est si profonde qu'elle lui ferme les yeux et qu'elle jette ses reflets jusque sur moi. Je le trompe par le sourire ou par le regard pleins de satisfaction que me cause la certitude de lui donner le bonheur. Aussi, le nom d'amitié dont je me sers pour lui dans notre intérieur est-il: «mon enfant! » J'attends le fruit de tant de sacrifices qui seront un secret entre Dieu, toi et moi. La maternité est une entreprise à laquelle j'ai ouvert un crédit énorme, elle me doit trop aujourd'hui, je crains de n'être pas assez payée: elle est chargée de déployer mon énergie et d'agrandir mon cœur, de me dédommager par des joies illimitées. Oh! mon Dieu, que je ne sois pas trompée! là est tout mon avenir, et, chose effrayante à penser, celui de ma vertu.


XXI

LOUISE DE CHAULIEU A RENÉE DE L'ESTORADE.

Juin.

Chère biche mariée, ta lettre est venue à propos pour me justifier à moi-même une hardiesse à laquelle je pensais nuit et jour. Il y a je ne sais quel appétit en moi pour les choses inconnues ou, si tu veux, défendues, qui m'inquiète et m'annonce au dedans de moi-même un combat entre les lois du monde et celles de la nature. Je ne sais pas si la nature est chez moi plus forte que la société, mais je me surprends à conclure des transactions entre ces puissances. Enfin, pour parler clairement, je voulais causer avec Felipe, seule avec lui, pendant une heure de nuit, sous les tilleuls, au bout de notre jardin. Assurément, ce vouloir est d'une fille qui mérite le nom de commère éveillée que me donne la duchesse en riant et que mon père me confirme. Néanmoins, je trouve cette faute prudente et sage. Tout en récompensant tant de nuits passées au pied de mon mur, je veux savoir ce que pensera mons Felipe de mon escapade, et le juger dans un pareil moment; en faire mon cher époux, s'il divinise ma faute; ou ne le revoir jamais, s'il n'est pas plus respectueux et plus tremblant que quand il me salue en passant à cheval aux Champs-Élysées. Quant au monde, je risque moins à voir ainsi mon amoureux qu'à lui sourire chez madame de Maufrigneuse ou chez la vieille marquise de Beauséant, où nous sommes maintenant enveloppés d'espions, car Dieu sait de quels regards on poursuit une fille soupçonnée de faire attention à un monstre comme Macumer. Oh! si tu savais combien je me suis agitée en moi-même à rêver ce projet, combien je me suis occupée à voir par avance comment il pouvait se réaliser. Je t'ai regrettée, nous aurions bavardé pendant quelques bonnes petites heures, perdues dans les labyrinthes de l'incertitude et jouissant par avance de toutes les bonnes ou mauvaises choses d'un premier rendez-vous à la nuit, dans l'ombre et le silence, sous les beaux tilleuls de l'hôtel de Chaulieu, criblés par les mille lueurs de la lune. J'ai palpité toute seule en me disant:—Ah! Renée, où es-tu? Donc, ta lettre a mis le feu aux poudres, et mes derniers scrupules ont sauté. J'ai jeté par ma fenêtre à mon adorateur stupéfait le dessin exact de la clef de la petite porte au bout du jardin avec ce billet:

«On veut vous empêcher de faire des folies.En vous cassant le cou, vous raviriez l'honneur à la personne que vous dites aimer.Êtes-vous digne d'une nouvelle preuve d'estime et méritez-vous que l'on vous parle à l'heure où la lune laisse dans l'ombre les tilleuls au bout du jardin?»

Hier, à une heure, au moment où Griffith allait se coucher, je lui ai dit:—Prenez votre châle et accompagnez-moi, ma chère, je veux aller au fond du jardin sans que personne le sache! Elle ne m'a pas dit un mot et m'a suivie. Quelles sensations, ma Renée! car, après l'avoir attendu en proie à une charmante petite angoisse, je l'avais vu se glissant comme une ombre. Arrivée au jardin sans encombre, je dis à Griffith:—Ne soyez pas étonnée, il y a là le baron de Macumer, et c'est bien à cause de lui que je vous ai emmenée. Elle n'a rien dit.

—Que voulez-vous de moi?m'a dit Felipe d'une voix dont l'émotion annonçait que le bruit de nos robes dans le silence de la nuit et celui de nos pas sur le sable, quelque léger qu'il fût, l'avaient mis hors de lui.

—Je veux vous dire ce que je ne saurais écrire, lui ai-je répondu.

Griffith est allée à six pas de nous. La nuit était une de ces nuits tièdes, embaumées par les fleurs; j'ai ressenti dans ce moment un plaisir enivrant à me trouver presque seule avec lui dans la douce obscurité des tilleuls, au delà desquels le jardin brillait d'autant plus que la façade de l'hôtel reflétait en blanc la lueur de la lune. Ce contraste offrait une vague image du mystère de notre amour qui doit finir par l'éclatante publicité du mariage. Après un moment donné de part et d'autre au plaisir de cette situation neuve pour nous deux, et où nous étions aussi étonnés l'un que l'autre, j'ai retrouvé la parole.

—Quoique je ne craigne pas la calomnie, je ne veux plus que vous montiez sur cet arbre, lui dis-je en lui montrant l'orme, ni sur ce mur.Nous avons assez fait, vous l'écolier, et moi la pensionnaire: élevons nos sentiments à la hauteur de nos destinées.Si vous étiez mort dans votre chute, je mourais déshonorée...Je l'ai regardé, il était blême.—Et si vous étiez surpris ainsi, ma mère ou moi nous serions soupçonnées...

—Pardon, a-t-il dit d'une voix faible.

—Passez sur le boulevard, j'entendrai votre pas, et quand je voudrai vous voir, j'ouvrirai ma fenêtre; mais je ne vous ferai courir et je ne courrai ce danger que dans une circonstance grave.Pourquoi m'avoir forcée, par votre imprudence, à en commettre une autre et à vous donner une mauvaise opinion de moi?J'ai vu dans ses yeux des larmes qui m'ont paru la plus belle réponse du monde.—Vous devez croire, lui dis-je en souriant, que ma démarche est excessivement hasardée...

Après un ou deux tours faits en silence sous les arbres, il a trouvé la parole.—Vous devez me croire stupide; et je suis tellement ivre de bonheur, que je suis sans force et sans esprit; mais sachez du moins qu'à mes yeux vous sanctifiez vos actions par cela seulement que vous vous les permettez.Le respect que j'ai pour vous ne peut se comparer qu'à celui que j'ai pour Dieu.D'ailleurs, miss Griffith est là.

—Elle est là pour les autres et non pas pour nous, Felipe, lui ai-je dit vivement.Cet homme, ma chère, m'a comprise.

—Je sais bien, reprit-il en me jetant le plus humble regard, qu'elle n'y serait pas, tout se passerait entre nous comme si elle nous voyait: si nous ne sommes pas devant les hommes, nous sommes toujours devant Dieu, et nous avons autant besoin de notre propre estime que de celle du monde.

—Merci, Felipe, lui ai-je dit en lui tendant la main par un geste que tu dois voir. Une femme, et prenez-moi pour une femme, est bien disposée à aimer un homme qui la comprend. Oh! seulement disposée, repris-je en levant un doigt sur mes lèvres. Je ne veux pas que vous ayez plus d'espoir que je n'en veux donner. Mon cœur n'appartiendra qu'à celui qui saura y lire et le bien connaître. Nos sentiments, sans être absolument semblables, doivent avoir la même étendue, être à la même élévation. Je ne cherche point à me grandir, car ce que je crois être des qualités comporte sans doute des défauts; mais si je ne les avais point, je serais bien désolée.

—Après m'avoir accepté pour serviteur, vous m'avez permis de vous aimer, dit-il en tremblant et me regardant à chaque mot; j'ai plus que je n'ai primitivement désiré.

—Mais, lui ai-je vivement répliqué, je trouve votre lot meilleur que le mien; je ne me plaindrais pas d'en changer, et ce changement vous regarde.

—A moi maintenant de vous dire merci, m'a-t-il répondu, je sais les devoirs d'un loyal amant.Je dois vous prouver que je suis digne de vous, et vous avez le droit de m'éprouver aussi longtemps qu'il vous plaira.Vous pouvez, mon Dieu!me rejeter si je trahissais votre espoir.

—Je sais que vous m'aimez, lui ai-je répondu.Jusqu'à présent (j'ai cruellement appuyé sur le mot) vous êtes le préféré, voilà pourquoi vous êtes ici.

Nous avons alors recommencé quelques tours en causant, et je dois t'avouer que, mis à l'aise, mon Espagnol a déployé la véritable éloquence du cœur en m'exprimant, non pas sa passion, mais sa tendresse; car il a su m'expliquer ses sentiments par une adorable comparaison avec l'amour divin.Sa voix pénétrante, qui prêtait une valeur particulière à ses idées déjà si délicates, ressemblait aux accents du rossignol.Il parlait bas, dans le médium plein de son délicieux organe, et ses phrases se suivaient avec la précipitation d'un bouillonnement: son cœur y débordait.—Cessez, lui dis-je, je resterais là plus longtemps que je ne le dois.Et, par un geste, je l'ai congédié.—Vous voilà engagée, mademoiselle, m'a dit Griffith.—Peut-être en Angleterre, mais non en France, ai-je répondu négligemment.Je veux faire un mariage d'amour et ne pas être trompée: voilà tout.Tu le vois, ma chère, l'amour ne venait pas à moi, j'ai agi comme Mahomet avec sa montagne.

Vendredi.

J'ai revu mon esclave: il est devenu craintif, il a pris un air mystérieux et dévot qui me plaît; il me paraît pénétré de ma gloire et de ma puissance.Mais rien, ni dans ses regards, ni dans ses manières, ne peut permettre aux devineresses du monde de soupçonner en lui cet amour infini que je vois.Cependant, ma chère, je ne suis pas emportée, dominée, domptée; au contraire, je dompte, je domine et j'emporte....Enfin je raisonne.Ah!je voudrais bien retrouver cette peur que me causait la fascination du maître, du bourgeois à qui je me refusais.Il y a deux amours: celui qui commande et celui qui obéit; ils sont distincts et donnent naissance à deux passions, et l'une n'est pas l'autre; pour avoir son compte de la vie, peut-être une femme doit-elle connaître l'une et l'autre.Ces deux passions peuvent-elles se confondre?Un homme à qui nous inspirons de l'amour nous en inspirera-t-il?Felipe sera-t-il un jour mon maître?tremblerai-je comme il tremble?Ces questions me font frémir.Il est bien aveugle!A sa place, j'aurais trouvé mademoiselle de Chaulieu sous ces tilleuls bien coquettement froide, compassée, calculatrice.Non, ce n'est pas aimer, cela, c'est badiner avec le feu.Felipe me plaît toujours, mais je me trouve maintenant calme et à mon aise.Plus d'obstacles!quel terrible mot.En moi tout s'affaisse, se rasseoit, et j'ai peur de m'interroger.Il a eu tort de me cacher la violence de son amour, il m'a laissée maîtresse de moi.Enfin, je n'ai pas les bénéfices de cette espèce de faute.Oui, chère, quelque douceur que m'apporte le souvenir de cette demi-heure passée sous les arbres, je trouve le plaisir qu'elle m'a donné bien au-dessous des émotions que j'avais en disant: Y viendrai-je?n'y viendrai-je pas?lui écrirai-je?ne lui écrirai-je point?En serait-il donc ainsi pour tous nos plaisirs?Serait-il meilleur de les différer que d'en jouir?L'espérance vaudrait-elle mieux que la possession?Les riches sont-ils les pauvres?Avons-nous toutes deux trop étendu les sentiments en développant outre mesure les forces de notre imagination?Il y a des instants où cette idée me glace.Sais-tu pourquoi?Je songe à revenir sans Griffith au bout du jardin.Jusqu'où irais-je ainsi?L'imagination n'a pas de bornes, et les plaisirs en ont.Dis-moi, cher docteur en corset, comment concilier ces deux termes de l'existence des femmes?


XXII

LOUISE A FELIPE.

Je ne suis pas contente de vous. Si vous n'avez pas pleuré en lisant Bérénice de Racine, si vous n'y avez pas trouvé la plus horrible des tragédies, vous ne me comprendrez point, nous ne nous entendrons jamais: brisons, ne nous voyons plus, oubliez-moi; car si vous ne me répondez pas d'une manière satisfaisante, je vous oublierai, vous deviendrez monsieur le baron de Macumer pour moi, ou plutôt vous ne deviendrez rien, vous serez pour moi comme si vous n'aviez jamais existé. Hier, chez madame d'Espard, vous avez eu je ne sais quel air content qui m'a souverainement déplu. Vous paraissiez sûr d'être aimé. Enfin, la liberté de votre esprit m'a épouvantée, et je n'ai point reconnu en vous, dans ce moment, le serviteur que vous disiez être dans votre première lettre. Loin d'être absorbé comme doit l'être un homme qui aime, vous trouviez des mots spirituels. Ainsi ne se comporte pas un vrai croyant: il est toujours abattu devant la divinité. Si je ne suis pas un être supérieur aux autres femmes, si vous ne voyez point en moi la source de votre vie, je suis moins qu'une femme, parce qu'alors je suis simplement une femme. Vous avez éveillé ma défiance, Felipe: elle a grondé de manière à couvrir la voix de la tendresse, et quand j'envisage notre passé, je me trouve le droit d'être défiante. Sachez-le, monsieur le ministre constitutionnel de toutes les Espagnes, j'ai profondément réfléchi à la pauvre condition de mon sexe. Mon innocence a tenu des flambeaux dans ses mains sans se brûler. Écoutez bien ce que ma jeune expérience m'a dit et ce que je vous répète. En toute autre chose, la duplicité, le manque de foi, les promesses inexécutées rencontrent des juges, et les juges infligent des châtiments; mais il n'en est pas ainsi pour l'amour, qui doit être à la fois la victime, l'accusateur, l'avocat, le tribunal et le bourreau; car les plus atroces perfidies, les plus horribles crimes demeurent inconnus, se commettent d'âme à âme sans témoins, et il est dans l'intérêt bien entendu de l'assassiné de se taire. L'amour a donc son code à lui, sa vengeance à lui: le monde n'a rien à y voir. Or, j'ai résolu, moi, de ne jamais pardonner un crime, et il n'y a rien de léger dans les choses du cœur. Hier, vous ressembliez à un homme certain d'être aimé. Vous auriez tort de ne pas avoir cette certitude, mais vous seriez criminel à mes yeux si elle vous ôtait la grâce ingénue que les anxiétés de l'espérance vous donnaient auparavant. Je ne veux vous voir ni timide ni fat, je ne veux pas que vous trembliez de perdre mon affection, parce que ce serait une insulte; mais je ne veux pas non plus que la sécurité vous permette de porter légèrement votre amour. Vous ne devez jamais être plus libre que je ne le suis moi-même. Si vous ne connaissez pas le supplice qu'une seule pensée de doute impose à l'âme, tremblez que je ne vous l'apprenne. Par un seul regard je vous ai livré mon âme, et vous y avez lu. Vous avez à vous les sentiments les plus purs qui jamais se soient élevés dans une âme de jeune fille. La réflexion, les méditations dont je vous ai parlé n'ont enrichi que la tête; mais quand le cœur froissé demandera conseil à l'intelligence, croyez-moi, la jeune fille tiendra de l'ange qui sait et peut tout. Je vous le jure, Felipe, si vous m'aimez comme je le crois, et si vous devez me laisser soupçonner le moindre affaiblissement dans les sentiments de crainte, d'obéissance, de respectueuse attente, de désir soumis que vous annonciez; si j'aperçois un jour la moindre diminution dans ce premier et bel amour qui de votre âme est venu dans la mienne, je ne vous dirai rien, je ne vous ennuierai point par une lettre plus ou moins digne, plus ou moins fière ou courroucée, ou seulement grondeuse comme celle-ci; je ne dirais rien, Felipe: vous me verriez triste à la manière des gens qui sentent venir la mort; mais je ne mourrais pas sans vous avoir imprimé la plus horrible flétrissure, sans avoir déshonoré de la manière la plus honteuse celle que vous aimiez, et vous avoir planté dans le cœur d'éternels regrets, car vous me verriez perdue ici-bas aux yeux des hommes et à jamais maudite en l'autre vie.

Ainsi, ne me rendez pas jalouse d'une autre Louise heureuse, d'une Louise saintement aimée, d'une Louise dont l'âme s'épanouissait dans un amour sans ombre, et qui possédait, selon la sublime expression de Dante,

Senza brama, sicura ricchezza!  [1]

[1] Posséder, sans crainte, des richesses qui ne peuvent être perdues!

Sachez que j'ai fouillé son Enfer pour en rapporter la plus douloureuse des tortures, un terrible châtiment moral auquel j'associerai l'éternelle vengeance de Dieu.

Vous avez donc glissé dans mon cœur, hier, par votre conduite, la lame froide et cruelle du soupçon. Comprenez-vous? j'ai douté de vous, et j'en ai tant souffert que je ne veux plus douter. Si vous trouvez mon servage trop dur, quittez-le, je ne vous en voudrai point. Ne sais-je donc pas que vous êtes un homme d'esprit? réservez toutes les fleurs de votre âme pour moi, ayez les yeux ternes devant le monde, ne vous mettez jamais dans le cas de recevoir une flatterie, un éloge, un compliment de qui que ce soit. Venez me voir chargé de haine, excitant mille calomnies ou accablé de mépris, venez me dire que les femmes ne vous comprennent point, marchent auprès de vous sans vous voir, et qu'aucune d'elles ne saurait vous aimer; vous apprendrez alors ce qu'il y a pour vous dans le cœur et dans l'amour de Louise. Nos trésors doivent être si bien enterrés, que le monde entier les foule aux pieds sans les soupçonner. Si vous étiez beau, je n'eusse sans doute jamais fait la moindre attention à vous et n'aurais pas découvert en vous le monde de raisons qui fait éclore l'amour; et, quoique nous ne les connaissions pas plus que nous ne savons comment le soleil fait éclore les fleurs ou mûrir les fruits, néanmoins, parmi ces raisons, il en est une que je sais et qui me charme. Votre sublime visage n'a son caractère, son langage, sa physionomie que pour moi. Moi seule, j'ai le pouvoir de vous transformer, de vous rendre le plus adorable de tous les hommes; je ne veux donc point que votre esprit échappe à ma possession: il ne doit pas plus se révéler aux autres que vos yeux, votre charmante bouche et vos traits ne leur parlent. A moi seule d'allumer les clartés de votre intelligence comme j'enflamme vos regards. Restez ce sombre et froid, ce maussade et dédaigneux grand d'Espagne que vous étiez auparavant. Vous étiez une sauvage domination détruite dans les ruines de laquelle personne ne s'aventurait, vous étiez contemplé de loin, et voilà que vous frayez des chemins complaisants pour que tout le monde y entre, et vous allez devenir un aimable Parisien. Ne vous souvenez-vous plus de mon programme? Votre joie disait un peu trop que vous aimiez. Il a fallu mon regard pour vous empêcher de faire savoir au salon le plus perspicace, le plus railleur, le plus spirituel de Paris, qu'Armande-Louise-Marie de Chaulieu vous donnait de l'esprit. Je vous crois trop grand pour faire entrer la moindre ruse de la politique dans votre amour; mais si vous n'aviez pas avec moi la simplicité d'un enfant, je vous plaindrais; et, malgré cette première faute, vous êtes encore l'objet d'une admiration profonde pour

Louise de Chaulieu


XXIII

FELIPE A LOUISE.

Quand Dieu voit nos fautes, il voit aussi nos repentirs: vous avez raison, ma chère maîtresse. J'ai senti que je vous avais déplu sans pouvoir pénétrer la cause de votre souci; mais vous me l'avez expliquée, et vous m'avez donné de nouvelles raisons de vous adorer. Votre jalousie à la manière de celle du Dieu d'Israël m'a rempli de bonheur. Rien n'est plus saint ni plus sacré que la jalousie. O mon bel ange gardien, la jalousie est la sentinelle qui ne dort jamais; elle est à l'amour ce que le mal est à l'homme, un véridique avertissement. Soyez jalouse de votre serviteur, Louise: plus vous le frapperez, plus il léchera, soumis, humble et malheureux, le bâton qui lui dit en frappant combien vous tenez à lui. Mais, hélas! chère, si vous ne les avez pas aperçus, est-ce donc Dieu qui me tiendra compte de tant d'efforts pour vaincre ma timidité, pour surmonter les sentiments que vous avez crus faibles chez moi? Oui, j'ai bien pris sur moi pour me montrer à vous comme j'étais avant d'aimer. On goûtait quelque plaisir dans ma conversation à Madrid, et j'ai voulu vous faire connaître à vous-même ce que je valais. Est-ce une vanité? vous l'avez bien punie. Votre dernier regard m'a laissé dans un tremblement que je n'ai jamais éprouvé, même quand j'ai vu les forces de la France devant Cadix, et ma vie mise en question dans une hypocrite phrase de mon maître. Je cherchais la cause de votre déplaisir sans pouvoir la trouver, et je me désespérais de ce désaccord de notre âme, car je dois agir par votre volonté, penser par votre pensée, voir par vos yeux, jouir de votre plaisir et ressentir votre peine, comme je sens le froid et le chaud. Pour moi, le crime et l'angoisse étaient ce défaut de simultanéité dans la vie de notre cœur que vous avez faite si belle. Lui déplaire!... ai-je répété mille fois depuis comme un fou. Ma noble et belle Louise, si quelque chose pouvait accroître mon dévouement absolu pour vous et ma croyance inébranlable en votre sainte conscience, ce serait votre doctrine qui m'est entrée au cœur comme une lumière nouvelle. Vous m'avez dit à moi-même mes propres sentiments, vous m'avez expliqué des choses qui se trouvaient confuses dans mon esprit Oh! si vous pensez punir ainsi, quelles sont donc les récompenses? Mais m'avoir accepté pour serviteur suffisait à tout ce que je veux. Je tiens de vous une vie inespérée; je suis voué, mon souffle n'est pas inutile, ma force a son emploi, ne fût-ce qu'à souffrir pour vous. Je vous l'ai dit, je vous le répète, vous me trouverez toujours semblable à ce que j'étais quand je me suis offert comme un humble et modeste serviteur! Oui, fussiez-vous déshonorée et perdue comme vous dites que vous pourriez l'être, ma tendresse s'augmenterait de vos malheurs volontaires! j'essuierais les plaies, je les cicatriserais, je convaincrais Dieu par mes prières que vous n'êtes pas coupable et que vos fautes sont le crime d'autrui.... Ne vous ai-je pas dit que je vous porte en mon cœur les sentiments si divers qui doivent être chez un père, une mère, une sœur et un frère? que je suis avant toute chose une famille pour vous, tout et rien, selon vos vouloirs? Mais n'est-ce pas vous qui avez emprisonné tant de cœurs dans le cœur d'un amant? Pardonnez-moi donc d'être de temps en temps plus amant que père et frère en apprenant qu'il y a toujours un frère, un père derrière l'amant. Si vous pouviez lire dans mon cœur, quand je vous vois belle et rayonnante, calme et admirée au fond de votre voiture aux Champs-Élysées ou dans votre loge au théâtre?... Ah! si vous saviez combien mon orgueil est peu personnel en entendant un éloge arraché par votre beauté, par votre maintien, et combien j'aime les inconnus qui vous admirent? Quand par hasard vous avez fleuri mon âme par un salut, je suis à la fois humble et fier, je m'en vais comme si Dieu m'avait béni, je reviens joyeux, et ma joie laisse en moi-même une longue trace lumineuse: elle brille dans les nuages de la fumée de ma cigarette, et j'en sais mieux que le sang qui bouillonne dans mes veines est tout à vous. Ne savez-vous donc pas combien vous êtes aimée? Après vous avoir vue, je reviens dans le cabinet où brille la magnificence sarrazine, mais où votre portrait éclipse tout, lorsque je fais jouer le ressort qui doit le rendre invisible à tous les regards; et je me lance alors dans l'infini de cette contemplation: je fais là des poèmes de bonheur. Du haut des cieux je découvre le cours de toute une vie que j'ose espérer! Avez-vous quelquefois entendu dans le silence des nuits, ou, malgré le bruit du monde, une voix résonner dans votre chère petite oreille adorée? Ignorez-vous les mille prières qui vous sont adressées? A force de vous contempler silencieusement, j'ai fini par découvrir la raison de tous vos traits, leur correspondance avec les perfections de votre âme; je vous fais alors en espagnol, sur cet accord de vos deux belles natures, des sonnets que vous ne connaissez pas, car ma poésie est trop au-dessous du sujet, et je n'ose vous les envoyer. Mon cœur est si parfaitement absorbé dans le vôtre, que je ne suis pas un moment sans penser à vous; et si vous cessiez d'animer ainsi ma vie, il y aurait souffrance en moi. Comprenez-vous maintenant, Louise, quel tourment pour moi d'être, bien involontairement, la cause d'un déplaisir pour vous et de n'en pas deviner la raison? Cette belle double vie était arrêtée, et mon cœur sentait un froid glacial. Enfin, dans l'impossibilité de m'expliquer ce désaccord, je pensais n'être plus aimé; je revenais bien tristement, mais heureux encore, à ma condition de serviteur, quand votre lettre est arrivée et m'a rempli de joie. Oh! grondez-moi toujours ainsi.

Un enfant, qui s'était laissé tomber, dit à sa mère:—Pardon!en se relevant et lui déguisant son mal.Oui, pardon de lui avoir causé une douleur.Eh!bien, cet enfant, c'est moi: je n'ai pas changé, je vous livre la clef de mon caractère avec une soumission d'esclave; mais, chère Louise, je ne ferai plus de faux pas.Tâchez que la chaîne qui m'attache à vous, et que vous tenez, soit toujours assez tendue pour qu'un seul mouvement dise vos moindres souhaits à celui qui sera toujours

Votre esclave,
Felipe


XXIV

LOUISE DE CHAULIEU A RENÉE DE L'ESTORADE.

Octobre 1824.

Ma chère amie, toi qui t'es mariée en deux mois à un pauvre souffreteux de qui tu t'es faite la mère, tu ne connais rien aux effroyables péripéties de ce drame joué au fond des cœurs et appelé l'amour, où tout devient en un moment tragique, où la mort est dans un regard, dans une réponse faite à la légère. J'ai réservé pour dernière épreuve à Felipe une terrible mais décisive épreuve. J'ai voulu savoir si j'étais aimée quand même! le grand et sublime mot des royalistes, et pourquoi pas des catholiques? Il s'est promené pendant toute une nuit avec moi sous les tilleuls au fond de notre jardin, et il n'a pas eu dans l'âme l'ombre même d'un doute. Le lendemain, j'étais plus aimée, et pour lui tout aussi chaste, tout aussi grande, tout aussi pure que la veille; il n'en avait pas tiré le moindre avantage. Oh! il est bien Espagnol, bien Abencerrage. Il a gravi mon mur pour venir baiser la main que je lui tendais dans l'ombre, du haut de mon balcon; il a failli se briser; mais combien de jeunes gens en feraient autant? Tout cela n'est rien, les chrétiens subissent d'effroyables martyres pour aller au ciel. Avant-hier, au soir, j'ai pris le futur ambassadeur du roi à la cour d'Espagne, mon très honoré père, et je lui ai dit en souriant:—Monsieur, pour un petit nombre d'amis, vous mariez au neveu d'un ambassadeur votre chère Armande à qui cet ambassadeur, désireux d'une telle alliance et qui l'a mendiée assez longtemps, assure au contrat de mariage son immense fortune et ses titres après sa mort en donnant, dès à présent, aux deux époux cent mille livres de rente et reconnaissant à la future une dot de huit cent mille francs. Votre fille pleure, mais elle plie sous l'ascendant irrésistible de votre majestueuse autorité paternelle. Quelques médisants disent que votre fille cache sous ses pleurs une âme intéressée et ambitieuse. Nous allons ce soir à l'Opéra dans la loge des gentilshommes, et monsieur le baron de Macumer y viendra. —Il ne va donc pas? me répondit mon père en souriant et me traitant en ambassadrice. —Vous prenez Clarisse Harlowe pour Figaro! lui ai-je dit en lui jetant un regard plein de dédain et de raillerie. Quand vous m'aurez vu la main droite dégantée, vous démentirez ce bruit impertinent, et vous vous en montrerez offensé. —Je puis être tranquille sur ton avenir: tu n'as pas plus la tête d'une fille que Jeanne d'Arc n'avait le cœur d'une femme. Tu seras heureuse, tu n'aimeras personne et te laisseras aimer! Pour cette fois, j'éclatai de rire. —Qu'as-tu, ma petite coquette? me dit-il. —Je tremble pour les intérêts de mon pays... Et, voyant qu'il ne me comprenait pas, j'ajoutai: à Madrid! —Vous ne sauriez croire à quel point, au bout d'une année, cette religieuse se moque de son père, dit-il à la duchesse. —Armande se moque de tout, répliqua ma mère en me regardant. —Que voulez-vous dire? lui demandai-je. —Mais vous ne craignez même pas l'humidité de la nuit qui peut vous donner des rhumatismes, dit-elle en me lançant un nouveau regard. —Les matinées, répondis-je, sont si chaudes! La duchesse a baissé les yeux. —Il est bien temps de la marier, dit mon père, et ce sera, je l'espère, avant mon départ. —Oui, si vous le voulez, lui ai-je répondu simplement.

Deux heures après, ma mère et moi, la duchesse de Maufrigneuse et madame d'Espard, nous étions comme quatre roses sur le devant de la loge. Je m'étais mise de côté, ne présentant qu'une épaule au public et pouvant tout voir sans être vue dans cette loge spacieuse qui occupe un des deux pans coupés au fond de la salle, entre les colonnes. Macumer est venu, s'est planté sur ses jambes et a mis ses jumelles devant ses yeux pour pouvoir me regarder à son aise. Au premier entr'acte, est entré celui que j'appelle le roi des Ribauds, un jeune homme d'une beauté féminine. Le comte Henri de Marsay s'est produit dans la loge avec une épigramme dans les yeux, un sourire sur les lèvres, un air joyeux sur toute la figure. Il a fait les premiers compliments à ma mère, à madame d'Espard, à la duchesse de Maufrigneuse, aux comtes d'Esgrignon et de Saint-Héreen; puis il me dit:—Je ne sais pas si je serai le premier à vous complimenter d'un événement qui va vous rendre un objet d'envie. —Ah! un mariage, ai-je dit. Est-ce une jeune personne si récemment sortie du couvent qui vous apprendra que les mariages dont on parle ne se font jamais? Monsieur de Marsay s'est penché à l'oreille de Macumer, et j'ai parfaitement compris, par le seul mouvement des lèvres, qu'il lui disait:—Baron, vous aimez peut-être cette petite coquette, qui s'est servie de vous; mais, comme il s'agit de mariage et non d'une passion, il faut toujours savoir ce qui se passe. Macumer a jeté sur l'officieux médisant un de ces regards qui, selon moi, sont un poème, et lui a répliqué quelque chose comme:—Je n'aime point de petite coquette! d'un air qui m'a si bien ravie que je me suis dégantée en voyant mon père. Felipe n'avait pas eu la moindre crainte ni le moindre soupçon. Il a bien réalisé tout ce que j'attendais de son caractère: il n'a foi qu'en moi, le monde et ses mensonges ne l'atteignent pas. L'Abencerrage n'a pas sourcillé, la coloration de son sang bleu n'a pas teint sa face olivâtre. Les deux jeunes comtes sont sortis. J'ai dit alors en riant à Macumer:—Monsieur de Marsay vous a fait une épigramme sur moi. —Bien plus qu'une épigramme, a-t-il répondu, un épithalame. —Vous me parlez grec, lui ai-je dit en souriant et le récompensant par un certain regard qui lui fait toujours perdre contenance. —Je l'espère bien! s'est écrié mon père en s'adressant à madame de Maufrigneuse. Il court des commérages infâmes. Aussitôt qu'une jeune personne va dans le monde, on a la rage de la marier, et l'on invente des absurdités! Je ne marierai jamais Armande contre son gré. Je vais faire un tour au foyer, car on croirait que je laisse courir ce bruit-là pour donner l'idée de ce mariage à l'ambassadeur; et la fille de César doit être encore moins soupçonnée que sa femme, qui ne doit pas l'être du tout.

La duchesse de Maufrigneuse et madame d'Espard regardèrent d'abord ma mère, puis le baron, d'un air pétillant, narquois, rusé, plein d'interrogations contenues. Ces fines couleuvres ont fini par entrevoir quelque chose. De toutes les choses secrètes, l'amour est la plus publique, et les femmes l'exhalent, je crois. Aussi, pour le bien cacher, une femme doit-elle être un monstre! Nos yeux sont encore plus bavards que ne l'est notre langue. Après avoir joui du délicieux plaisir de trouver Felipe aussi grand que je le souhaitais, j'ai naturellement voulu davantage. J'ai fait alors un signal convenu pour lui dire de venir à ma fenêtre par le dangereux chemin que tu connais. Quelques heures après, je l'ai trouvé droit comme une statue, collé le long de la muraille, la main appuyée à l'angle du balcon de ma fenêtre, étudiant les reflets de la lumière de mon appartement. —Mon cher Felipe, lui ai-je dit, vous avez été bien ce soir: vous vous êtes conduit comme je me serais conduite moi-même si l'on m'eût appris que vous faisiez un mariage. —J'ai pensé que vous m'eussiez instruit avant tout le monde, a-t-il répondu. —Et quel est votre droit à ce privilége? —Celui d'un serviteur dévoué. —L'êtes-vous vraiment? —Oui, dit-il; et je ne changerai jamais. —Eh bien, si ce mariage était nécessaire, si je me résignais..... La douce lueur de la lune a été comme éclairée par les deux regards qu'il a lancés sur moi d'abord, puis sur l'espèce d'abîme que nous faisait le mur. Il a paru se demander si nous pouvions mourir ensemble écrasés; mais, après avoir brillé comme un éclair sur sa face et jailli de ses yeux, ce sentiment a été comprimé par une force supérieure à celle de la passion. —L'Arabe n'a qu'une parole, a-t-il dit d'une voix étranglée. Je suis votre serviteur, et vous appartiens: je vivrai toute ma vie pour vous. La main qui tenait le balcon m'a paru mollir, j'y ai posé la mienne en lui disant: Felipe, mon ami, je suis par ma seule volonté votre femme dès cet instant. Allez me demander dans la matinée à mon père. Il veut garder ma fortune; mais vous vous engagerez à me la reconnaître au contrat sans l'avoir reçue, et vous serez sans aucun doute agréé. Je ne suis plus Armande de Chaulieu; descendez promptement, Louise de Macumer ne veut pas commettre la moindre imprudence. Il a pâli, ses jambes ont fléchi, il s'est élancé d'environ dix pieds de haut à terre sans se faire le moindre mal; mais, après m'avoir causé la plus horrible émotion, il m'a saluée de la main et a disparu. Je suis donc aimée, me suis-je dit, comme une femme ne le fut jamais! Et je me suis endormie avec une satisfaction enfantine; mon sort était à jamais fixé. Vers deux heures mon père m'a fait appeler dans son cabinet où j'ai trouvé la duchesse et Macumer. Les paroles s'y sont gracieusement échangées. J'ai tout simplement répondu que, si monsieur Hénarez s'était entendu avec mon père, je n'avais aucune raison de m'opposer à leurs désirs. Là-dessus, ma mère a retenu le baron à dîner; après quoi nous avons été tous quatre nous promener au bois de Boulogne. J'ai regardé très-railleusement monsieur de Marsay quand il a passé à cheval, car il a remarqué Macumer et mon père sur le devant de la calèche.

Mon adorable Felipe a fait ainsi refaire ses cartes:

Hénarez,
Des ducs de Soria, baron de Macumer

Tous les matins il m'apporte lui-même un bouquet d'une délicieuse magnificence, au milieu duquel je trouve toujours une lettre qui contient un sonnet espagnol à ma louange, fait par lui pendant la nuit.

Pour ne pas grossir ce paquet, je t'envoie comme échantillon le premier et le dernier de ses sonnets, que je t'ai traduits mot à mot en te les mettant vers par vers.

PREMIER SONNET.

Plus d'une fois, couvert d'une mince veste de soie,—l'épée haute sans que mon cœur battît une pulsation de plus,—j'ai attendu l'assaut du taureau furieux,—et sa corne plus aiguë que le croissant de Phœbé.

J'ai gravi, fredonnant une seguidille andalouse,—le talus d'une redoute sous une pluie de fer;—j'ai jeté ma vie sur le tapis vert du hasard—sans plus m'en soucier que d'un quadruple d'or.

J'aurais pris avec la main les boulets dans la gueule des canons;—mais je crois que je deviens plus timide qu'un lièvre aux aguets;—qu'un enfant qui voit un spectre aux plis de sa fenêtre.

Car, lorsque tu me regardes avec ta douce prunelle,—une sueur glacée couvre mon front, mes genoux se dérobent sous moi,—je tremble, je recule, je n'ai plus de courage.

DEUXIÈME SONNET.

Cette nuit, je voulais dormir pour rêver de toi;—mais le sommeil jaloux fuyait mes paupières;—je m'approchai du balcon, et je regardai le ciel:—lorsque je pense à toi mes yeux se tournent toujours en haut.

Phénomène étrange, que l'amour peut seul expliquer,—le firmament avait perdu sa couleur de saphir;—les étoiles, diamants éteints dans leur monture d'or,—ne lançaient que des œillades mortes, des rayons refroidis.

La lune, nettoyée de son fard d'argent et de lis,—roulait tristement sur le morne horizon, car tu as dérobé au ciel toutes ses splendeurs.

La blancheur de la lune luit sur ton front charmant,—tout l'azur du ciel s'est concentré dans tes prunelles, et tes cils sont formés par les rayons des étoiles.

Peut-on prouver plus gracieusement à une jeune fille qu'on ne s'occupe que d'elle? Que dis-tu de cet amour qui s'exprime en prodiguant les fleurs de l'intelligence et les fleurs de la terre? Depuis une dizaine de jours, je connais ce qu'est cette galanterie espagnole si fameuse autrefois.

Ah çà, chère, que se passe-t-il à la Crampade, où je me promène si souvent en examinant les progrès de notre agriculture?N'as-tu rien à me dire de nos mûriers, de nos plantations de l'hiver dernier?Tout y réussit-il à tes souhaits?Les fleurs sont-elles épanouies dans ton cœur d'épouse en même temps que celles de nos massifs?je n'ose dire de nos plates-bandes.Louis continue-t-il son système de madrigaux?Vous entendez-vous bien?Le doux murmure de ton filet de tendresse conjugale vaut-il mieux que la turbulence des torrents de mon amour?Mon gentil docteur en jupon s'est-il fâché?Je ne saurais le croire, et j'enverrais Felipe en courrier se mettre à tes genoux et me rapporter ta tête ou mon pardon s'il en était ainsi.Je fais une belle vie ici, cher amour, et je voudrais savoir comment va celle de Provence.Nous venons d'augmenter notre famille d'un Espagnol coloré comme un cigare de la Havane, et j'attends encore tes compliments.

Vraiment, ma belle Renée, je suis inquiète, j'ai peur que tu ne dévores quelques souffrances pour ne pas en attrister mes joies, méchante!Écris-moi promptement quelques pages où tu me peignes ta vie dans ses infiniment petits, et dis-moi bien si tu résistes toujours, si ton libre arbitre est sur ses deux pieds ou à genoux, ou bien assis, ce qui serait grave.Crois-tu que les événements de ton mariage ne me préoccupent pas?Tout ce que tu m'as écrit me rend parfois rêveuse.Souvent, lorsqu'à l'Opéra je paraissais regarder des danseuses en pirouette, je me disais: Il est neuf heures et demie, elle se couche peut-être, que fait-elle?Est-elle heureuse?Est-elle seule avec son libre arbitre?ou son libre arbitre est-il où vont les libres arbitres dont on ne se soucie plus?...Mille tendresses.


XXV

RENÉE DE L'ESTORADE A LOUISE DE CHAULIEU.

Octobre.

Impertinente! pourquoi t'aurais-je écrit? que t'eussé-je dit? Durant cette vie animée par les fêtes, par les angoisses de l'amour, par ses colères et par ses fleurs que tu me dépeins, et à laquelle j'assiste comme à une pièce de théâtre bien jouée, je mène une vie monotone et réglée à la manière d'une vie de couvent. Nous sommes toujours couchés à neuf heures et levés au jour. Nos repas sont toujours servis avec une exactitude désespérante. Pas le plus léger accident. Je me suis accoutumée à cette division du temps et sans trop de peine. Peut-être est-ce naturel, que serait la vie sans cet assujettissement à des règles fixes qui, selon les astronomes et au dire de Louis, régit les mondes? L'ordre ne lasse pas. D'ailleurs, je me suis imposé des obligations de toilette qui me prennent le temps entre mon lever et le déjeuner: je tiens à y paraître charmante par obéissance à mes devoirs de femme, j'en éprouve du contentement, et j'en cause un bien vif au bon vieillard et à Louis. Nous nous promenons après le déjeuner. Quand les journaux arrivent, je disparais pour m'acquitter de mes affaires de ménage ou pour lire, car je lis beaucoup, ou pour t'écrire. Je reviens une heure avant le dîner, et après on joue, on a des visites, ou l'on en fait. Je passe ainsi mes journées entre un vieillard heureux, sans désirs, et un homme pour qui je suis le bonheur. Louis est si content, que sa joie a fini par réchauffer mon âme. Le bonheur, pour nous, ne doit sans doute pas être le plaisir. Quelquefois, le soir, quand je ne suis pas utile à la partie, et que je suis enfoncée dans une bergère, ma pensée est assez puissante pour me faire entrer en toi; j'épouse alors ta belle vie si féconde, si nuancée, si violemment agitée, et je me demande à quoi te mèneront ces turbulentes préfaces; ne tueront-elles pas le livre? Tu peux avoir les illusions de l'amour, toi, chère mignonne; mais moi, je n'ai plus que les réalités du ménage. Oui, tes amours me semblent un songe! Aussi ai-je de la peine à comprendre pourquoi tu les rends si romanesques. Tu veux un homme qui ait plus d'âme que de sens, plus de grandeur et de vertu que d'amour; tu veux que le rêve des jeunes filles à l'entrée de la vie prenne un corps; tu demandes des sacrifices pour les récompenser; tu soumets ton Felipe à des épreuves, pour savoir si le désir, si l'espérance, si la curiosité seront durables. Mais, enfant, derrière tes décorations fantastiques s'élève un autel où se prépare un lien éternel. Le lendemain du mariage, le terrible fait qui change la fille en femme et l'amant en mari, peut renverser les élégants échafaudages de tes subtiles précautions. Sache donc enfin que deux amoureux, tout aussi bien que deux personnes mariées comme nous l'avons été Louis et moi, vont chercher sous les joies d'une noce, selon le mot de Rabelais, un grand peut-être!

Je ne te blâme pas, quoique ce soit un peu léger, de causer avec Don Felipe au fond du jardin, de l'interroger, de passer une nuit à ton balcon, lui sur le mur; mais tu joues avec la vie, enfant, et j'ai peur que la vie ne joue avec toi.Je n'ose pas te conseiller ce que l'expérience me suggère pour ton bonheur; mais laisse-moi te répéter encore, du fond de ma vallée, que le viatique du mariage est dans ces mots: résignation et dévouement!Car, je le vois, malgré les épreuves, malgré tes coquetteries et tes observations, tu te marieras absolument comme moi.En étendant le désir, on creuse un peu plus profond le précipice, voilà tout.

Oh!comme je voudrais voir le baron de Macumer et lui parler pendant quelques heures, tant je te souhaite de bonheur!


XXVI

LOUISE DE MACUMER A RENÉE DE L'ESTORADE.

Mars 1825.

Comme Felipe réalise avec une générosité de Sarrazin les plans de mon père et de ma mère, en me reconnaissant ma fortune sans la recevoir, la duchesse est devenue encore meilleure femme avec moi qu'auparavant. Elle m'appelle petite rusée, petite commère, elle me trouve le bec affilé. —Mais, chère maman, lui ai-je dit la veille de la signature du contrat, vous attribuez à la politique, à la ruse, à l'habileté, les effets de l'amour le plus vrai, le plus naïf, le plus désintéressé, le plus entier qui fut jamais! Sachez donc que je ne suis pas la commère pour laquelle vous me faites l'honneur de me prendre. —Allons donc, Armande, me dit-elle en me prenant par le cou, m'attirant à elle et me baisant au front, tu n'as pas voulu retourner au couvent, tu n'as pas voulu rester fille, et en grande, en belle Chaulieu que tu es, tu as senti la nécessité de relever la maison de ton père. (Si tu savais, Renée, ce qu'il y a de flatterie dans ce mot pour le duc, qui nous écoutait!) Je t'ai vue pendant tout un hiver fourrant ton petit museau dans tous les quadrilles, jugeant très-bien les hommes et devinant le monde actuel en France. Aussi as-tu avisé le seul Espagnol capable de te faire la belle vie d'une femme maîtresse chez elle. Ma chère petite, tu l'as traité comme Tullia traite ton frère. —Quelle école que le couvent de ma sœur! s'est écrié mon père. Je jetai sur mon père un regard qui lui coupa net la parole; puis je me suis retournée vers la duchesse, et lui ai dit:—Madame, j'aime mon prétendu, Felipe de Soria, de toutes les puissances de mon âme. Quoique cet amour ait été très-involontaire et très-combattu quand il s'est levé dans mon cœur, je vous jure que je ne m'y suis abandonnée qu'au moment où j'ai reconnu dans le baron de Macumer une âme digne de la mienne, un cœur en qui les délicatesses, les générosités, le dévouement, le caractère et les sentiments étaient conformes aux miens. —Mais, ma chère, a-t-elle repris en m'interrompant, il est laid comme.... —Comme tout ce que vous voudrez, dis-je vivement, mais j'aime cette laideur. —Tiens, Armande, me dit mon père, si tu l'aimes et si tu as eu la force de maîtriser ton amour, tu ne dois pas risquer ton bonheur. Or, le bonheur dépend beaucoup des premiers jours du mariage.... —Et pourquoi ne pas lui dire des premières nuits? s'écria ma mère. Laissez-nous, monsieur, ajouta la duchesse en regardant mon père.

—Tu te maries dans trois jours, ma chère petite, me dit ma mère à l'oreille, je dois donc te faire maintenant, sans pleurnicheries bourgeoises, les recommandations sérieuses que toutes les mères font à leurs filles. Tu épouses un homme que tu aimes. Ainsi, je n'ai pas à te plaindre, ni à me plaindre moi-même. Je ne t'ai vue que depuis un an: si ce fut assez pour t'aimer, ce n'est pas non plus assez pour que je fonde en larmes en regrettant ta compagnie. Ton esprit a surpassé ta beauté; tu m'as flattée dans mon amour-propre de mère, et tu t'es conduite en bonne et aimable fille. Aussi me trouveras-tu toujours excellente mère. Tu souris?.... Hélas! souvent, là où la mère et la fille ont bien vécu, les deux femmes se brouillent. Je te veux heureuse. Écoute-moi donc. L'amour que tu ressens est un amour de petite fille, l'amour naturel à toutes les femmes qui sont nées pour s'attacher à un homme; mais, hélas! ma petite, il n'y a qu'un homme dans le monde pour nous, il n'y en a pas deux! et celui que nous sommes appelées à chérir n'est pas toujours celui que nous avons choisi pour mari, tout en croyant l'aimer. Quelque singulières que puissent te paraître mes paroles, médite-les. Si nous n'aimons pas celui que nous avons choisi, la faute en est et à nous et à lui, quelquefois à des circonstances qui ne dépendent ni de nous ni de lui; et néanmoins rien ne s'oppose à ce que ce soit l'homme que notre famille nous donne, l'homme à qui s'adresse notre cœur, qui soit l'homme aimé. La barrière qui plus tard se trouve entre nous et lui, s'élève souvent par un défaut de persévérance qui vient et de nous et de notre mari. Faire de son mari son amant est une œuvre aussi délicate que celle de faire de son amant son mari, et tu viens de t'en acquitter à merveille. Eh! bien, je te le répète: je te veux heureuse. Songe donc dès à présent que dans les trois premiers mois de ton mariage tu pourrais devenir malheureuse si, de ton côté, tu ne te soumettais pas au mariage avec l'obéissance, la tendresse et l'esprit que tu as déployés dans tes amours. Car, ma petite commère, tu t'es laissée aller à tous les innocents bonheurs d'un amour clandestin. Si l'amour heureux commençait pour toi par des désenchantements, par des déplaisirs, par des douleurs même, eh! bien, viens me voir. N'espère pas trop d'abord du mariage, il te donnera peut-être plus de peines que de joies. Ton bonheur exige autant de culture qu'en a exigé l'amour. Enfin, si par hasard tu perdais l'amant, tu retrouverais le père de tes enfants. Là, ma chère enfant, est toute la vie sociale. Sacrifie tout à l'homme dont le nom est le tien, dont l'honneur, dont la considération ne peuvent recevoir la moindre atteinte qui ne fasse chez toi la plus affreuse brèche. Sacrifier tout à son mari n'est pas seulement un devoir absolu pour des femmes de notre rang, mais encore le plus habile calcul. Le plus bel attribut des grands principes de morale, c'est d'être vrais et profitables de quelque côté qu'on les étudie. En voilà bien assez pour toi. Maintenant, je te crois encline à la jalousie; et moi, ma chère, je suis jalouse aussi!... mais je ne te voudrais pas sottement jalouse. Écoute: la jalousie qui se montre ressemble à une politique qui mettrait cartes sur table. Se dire jalouse, le laisser voir, n'est-ce pas montrer son jeu? Nous ne savons rien alors du jeu de l'autre. En toute chose, nous devons savoir souffrir en silence. J'aurai d'ailleurs avec Macumer un entretien sérieux à propos de toi la veille de votre mariage.

J'ai pris le beau bras de ma mère et lui ai baisé la main en y mettant une larme que son accent avait attirée dans mes yeux. J'ai deviné dans cette haute morale, digne d'elle et de moi, la plus profonde sagesse, une tendresse sans bigoterie sociale, et surtout une véritable estime de mon caractère. Dans ces simples paroles, elle a mis le résumé des enseignements que sa vie et son expérience lui ont peut-être chèrement vendus. Elle fut touchée, et me dit en me regardant:—Chère fillette! tu vas faire un terrible passage. Et la plupart des femmes ignorantes ou désabusées sont capables d'imiter le comte de Westmoreland.

Nous nous mîmes à rire. Pour t'expliquer cette plaisanterie, je dois te dire qu'à table, la veille, une princesse russe nous avait raconté qu'en sa qualité de ministre anglais, le comte de Westmoreland était si instruit, qu'ayant énormément souffert du mal de mer pendant le passage de la Manche, et voulant aller en Italie, il tourna bride et revint quand on lui parla du passage des Alpes:—J'ai assez de passages comme cela! dit-il. Tu comprends, Renée, que ta sombre philosophie et la morale de ma mère étaient de nature à réveiller les craintes qui nous agitaient à Blois. Plus le mariage approchait, plus j'amassais en moi de force, de volonté, de sentiments pour résister au terrible passage de l'état de jeune fille à l'état de femme. Toutes nos conversations me revenaient à l'esprit, je relisais tes lettres, et j'y découvrais je ne sais quelle mélancolie cachée. Ces appréhensions ont eu le mérite de me rendre la fiancée vulgaire des gravures et du public. Aussi le monde m'a-t-il trouvée charmante et très-convenable le jour de la signature du contrat. Ce matin, à la mairie où nous sommes allés sans cérémonie, il n'y a eu que les témoins. Je te finis ce bout de lettre pendant que l'on apprête ma toilette pour le dîner. Nous serons mariés à l'église de Sainte-Valère, ce soir à minuit, après une brillante soirée. J'avoue que mes craintes me donnent un air de victime et une fausse pudeur qui me vaudront des admirations auxquelles je ne comprends rien. Je suis ravie de voir mon pauvre Felipe tout aussi jeune fille que moi, le monde le blesse, il est comme une chauve-souris dans une boutique de cristaux. —Heureusement que cette journée a un lendemain! m'a-t-il dit à l'oreille sans y entendre malice. Il n'aurait voulu voir personne, tant il est honteux et timide. En venant signer notre contrat, l'ambassadeur de Sardaigne m'a prise à part pour m'offrir un collier de perles attachées par six magnifiques diamants. C'est le présent de ma belle-sœur la duchesse de Soria. Ce collier est accompagné d'un bracelet de saphirs sous lequel est écrit: Je t'aime sans te connaître! Deux lettres charmantes enveloppaient ces présents, que je n'ai pas voulu accepter sans savoir si Felipe me le permettait. —Car, lui ai-je dit, je ne voudrais vous rien voir qui ne vînt de moi. Il m'a baisé la main tout attendri, et m'a répondu:—Portez-les à cause de la devise, et de ces tendresses qui sont sincères...

Samedi soir.

Voici donc, ma pauvre Renée, les dernières lignes de la jeune fille.Après la messe de minuit, nous partirons pour une terre que Felipe a, par une délicate attention, achetée en Nivernais, sur la route de Provence.Je me nomme déjà Louise de Macumer, mais je quitte Paris dans quelques heures en Louise de Chaulieu.De quelque façon que je me nomme, il n'y aura jamais pour toi que

Louise


XXVII

LOUISE DE MACUMER A RENÉE DE L'ESTORADE.

Octobre 1825.

Je ne t'ai plus rien écrit, chère, depuis le mariage de la mairie, et voici bientôt huit mois.Quant à toi, pas un mot!cela est horrible, madame.

Eh! bien, nous sommes donc partis en poste pour le château de Chantepleurs, la terre achetée par Macumer en Nivernais, sur les bords de la Loire, à soixante lieues de Paris. Nos gens, moins ma femme de chambre, y étaient déjà, nous attendaient, et nous y sommes arrivés avec une excessive rapidité, le lendemain soir. J'ai dormi depuis Paris jusqu'au delà de Montargis. La seule licence qu'ait prise mon seigneur et maître a été de me soutenir par la taille et de tenir ma tête sur son épaule, où il avait disposé plusieurs mouchoirs. Cette attention quasi-maternelle qui lui faisait vaincre le sommeil m'a causé je ne sais quelle émotion profonde. Endormie sous le feu de ses yeux noirs, je me suis réveillée sous leur flamme: même ardeur, même amour; mais des milliers de pensées avaient passé par là! Il avait baisé deux fois mon front.

Nous avons déjeuné dans notre voiture, à Briare.Le lendemain soir, à sept heures et demie, après avoir causé comme je causais avec toi à Blois, admirant cette Loire que nous y admirions, nous entrions dans la belle et longue avenue de tilleuls, d'acacias, de sycomores et de mélèzes qui mène à Chantepleurs.A huit heures nous dînions, à dix heures nous étions dans une charmante chambre gothique embellie de toutes les inventions du luxe moderne.Mon Felipe, que tout le monde trouve laid, m'a semblé bien beau, beau de bonté, de grâce, de tendresse, d'exquise délicatesse.Des désirs de l'amour, je ne voyais pas la moindre trace.Pendant la route, il s'était conduit comme un ami que j'aurais connu depuis quinze ans.Il m'a peint, comme il sait peindre (il est toujours l'homme de sa première lettre), les effroyables orages qu'il a contenus et qui venaient mourir à la surface de son visage.—Jusqu'à présent, il n'y a rien de bien effrayant dans le mariage, dis-je en allant à la fenêtre et voyant par une lune superbe un délicieux parc d'où s'exhalaient de pénétrantes odeurs.Il est venu près de moi, m'a reprise par la taille, et m'a dit:—Et pourquoi s'en effrayer?Ai-je démenti par un geste, par un regard, mes promesses?Les démentirai-je un jour?Jamais voix, jamais regard n'auront pareille puissance: la voix me remuait les moindres fibres du corps et réveillait tous les sentiments; le regard avait une force solaire.—Oh!lui ai-je dit, combien de perfidie mauresque n'y a-t-il pas dans votre perpétuel esclavage!Ma chère, il m'a comprise.

Ainsi, belle biche, si je suis restée quelques mois sans t'écrire, tu devines maintenant pourquoi. Je suis forcée de me rappeler l'étrange passé de la jeune fille pour t'expliquer la femme. Renée, je te comprends aujourd'hui. Ce n'est ni à une amie intime, ni à sa mère, ni peut-être à soi-même, qu'une jeune mariée heureuse peut parler de son heureux mariage. Nous devons laisser ce souvenir dans notre âme comme un sentiment de plus qui nous appartient en propre et pour lequel il n'y a pas de nom. Comment! on a nommé un devoir les gracieuses folies du cœur et l'irrésistible entraînement du désir. Et pourquoi? Quelle horrible puissance a donc imaginé de nous obliger à fouler les délicatesses du goût, les mille pudeurs de la femme, en convertissant ces voluptés en devoirs? Comment peut-on devoir ces fleurs de l'âme, ces roses de la vie, ces poèmes de la sensibilité exaltée, à un être qu'on n'aimerait pas? Des droits dans de telles sensations! mais elles naissent et s'épanouissent au soleil de l'amour, ou leurs germes se détruisent sous les froideurs de la répugnance et de l'aversion. A l'amour d'entretenir de tels prestiges! O ma sublime Renée, je te trouve bien grande maintenant! Je plie le genou devant toi, je m'étonne de ta profondeur et de ta perspicacité. Oui, la femme qui ne fait pas, comme moi, quelque secret mariage d'amour caché sous les noces légales et publiques, doit se jeter dans la maternité comme une âme à qui la terre manque se jette dans le ciel! De tout ce que tu m'as écrit, il ressort un principe cruel: il n'y a que les hommes supérieurs qui sachent aimer. Je sais aujourd'hui pourquoi. L'homme obéit à deux principes. Il se rencontre en lui le besoin et le sentiment. Les êtres inférieurs ou faibles prennent le besoin pour le sentiment; tandis que les êtres supérieurs couvrent le besoin sous les admirables effets du sentiment: le sentiment leur communique par sa violence une excessive réserve, et leur inspire l'adoration de la femme. Évidemment la sensibilité se trouve en raison de la puissance des organisations intérieures, et l'homme de génie est alors le seul qui se rapproche de nos délicatesses: il entend, devine, comprend la femme; il l'élève sur les ailes de son désir contenu par les timidités du sentiment. Aussi, lorsque l'intelligence, le cœur et les sens également ivres nous entraînent, n'est-ce pas sur la terre que l'on tombe; on s'élève alors dans les sphères célestes, et malheureusement on n'y reste pas assez longtemps. Telle est, ma chère âme, la philosophie des trois premiers mois de mon mariage. Felipe est un ange. Je puis penser tout haut avec lui. Sans figure de rhétorique, il est un autre moi. Sa grandeur est inexplicable: il s'attache plus étroitement par la possession, et découvre dans le bonheur de nouvelles raisons d'aimer. Je suis pour lui la plus belle partie de lui-même. Je le vois: des années de mariage, loin d'altérer l'objet de ses délices, augmenteront sa confiance, développeront de nouvelles sensibilités, et fortifieront notre union. Quel heureux délire! Mon âme est ainsi faite que les plaisirs laissent en moi de fortes lueurs, ils me réchauffent, ils s'empreignent dans mon être intérieur: l'intervalle qui les sépare est comme la petite nuit des grands jours. Le soleil qui a doré les cimes à son coucher les retrouve presque chaudes à son lever. Par quel heureux hasard en a-t-il été pour moi sur-le-champ ainsi? Ma mère avait éveillé chez moi mille craintes; ses prévisions, qui m'ont semblé pleines de jalousie, quoique sans la moindre petitesse bourgeoise, ont été trompées par l'événement, car tes craintes et les siennes, les miennes, tout s'est dissipé! Nous sommes restés à Chantepleurs sept mois et demi, comme deux amants dont l'un a enlevé l'autre, et qui ont fui des parents courroucés. Les roses du plaisir ont couronné notre amour, elles fleurissent notre vie à deux. Par un retour subit sur moi-même, un matin où j'étais plus pleinement heureuse, j'ai songé à ma Renée et à son mariage de convenance, et j'ai deviné ta vie, je l'ai pénétrée! O mon ange, pourquoi parlons-nous une langue différente? Ton mariage purement social, et mon mariage qui n'est qu'un amour heureux, sont deux mondes qui ne peuvent pas plus se comprendre que le fini ne peut comprendre l'infini. Tu restes sur la terre, je suis dans le ciel! Tu es dans la sphère humaine, et je suis dans la sphère divine. Je règne par l'amour, tu règnes par le calcul et par le devoir. Je suis si haut que s'il y avait une chute je serais brisée en mille miettes. Enfin, je dois me taire, car j'ai honte de te peindre l'éclat, la richesse, les pimpantes joies d'un pareil printemps d'amour.

Nous sommes à Paris depuis dix jours, dans un charmant hôtel, rue du Bac, arrangé par l'architecte que Felipe avait chargé d'arranger Chantepleurs. Je viens d'entendre, l'âme épanouie par les plaisirs permis d'un heureux mariage, la céleste musique de Rossini que j'avais entendue l'âme inquiète, tourmentée à mon insu par les curiosités de l'amour. On m'a trouvée généralement embellie, et je suis comme un enfant en m'entendant appeler madame

Vendredi matin.

Renée, ma belle sainte, mon bonheur me ramène sans cesse à toi. Je me sens meilleure pour toi que je ne l'ai jamais été: je te suis si dévouée! J'ai si profondément étudié ta vie conjugale par le commencement de la mienne, et je te vois si grande, si noble, si magnifiquement vertueuse, que je me constitue ici ton inférieure, ta sincère admiratrice, en même temps que ton amie. En voyant ce qu'est mon mariage, il m'est à peu près prouvé que je serais morte s'il en eût été autrement. Et tu vis? par quel sentiment, dis-le-moi? Aussi ne te ferai-je plus la moindre plaisanterie. Hélas! la plaisanterie, mon ange, est fille de l'ignorance, on se moque de ce qu'on ne connaît point. Là où les recrues se mettent à rire, les soldats éprouvés sont graves, m'a dit le marquis de Chaulieu, pauvre capitaine de cavalerie qui n'est encore allé que de Paris à Fontainebleau, et de Fontainebleau à Paris. Aussi, ma chère aimée, deviné-je que tu ne m'as pas tout dit. Oui, tu m'as voilé quelques plaies. Tu souffres, je le sens. Je me suis fait à propos de toi des romans d'idées en voulant à distance, et par le peu que tu m'as dit de toi, trouver les raisons de ta conduite. Elle s'est seulement essayée au mariage, pensai-je un soir, et ce qui se trouve bonheur pour moi n'a été que souffrance pour elle. Elle en est pour ses sacrifices, et veut limiter leur nombre. Elle a déguisé ses chagrins sous les pompeux axiomes de la morale sociale. Ah! Renée, il y a cela d'admirable, que le plaisir n'a pas besoin de religion, d'appareil, ni de grands mots, il est tout par lui-même; tandis que pour justifier les atroces combinaisons de notre esclavage et de notre vassalité, les hommes ont accumulé les théories et les maximes. Si tes immolations sont belles, sont sublimes; mon bonheur, abrité sous le poêle blanc et or de l'église et paraphé par le plus maussade des maires, serait donc une monstruosité? Pour l'honneur des lois, pour toi, mais surtout pour rendre mes plaisirs entiers, je te voudrais heureuse, ma Renée. Oh! dis-moi que tu te sens venir au cœur un peu d'amour pour ce Louis qui t'adore? Dis-moi que la torche symbolique et solennelle de l'hyménée n'a pas servi qu'à t'éclairer des ténèbres? car l'amour, mon ange, est bien exactement pour la nature morale ce qu'est le soleil pour la terre. Je reviens toujours à te parler de ce jour qui m'éclaire et qui, je le crains, me consumera. Chère Renée, toi qui disais dans tes extases d'amitié, sous le berceau de vigne, au fond du couvent: Je t'aime tant, Louise, que si Dieu se manifestait, je lui demanderais toutes les peines, et pour toi toutes les joies de la vie. Oui, j'ai la passion de la souffrance! Eh! bien, ma chérie, aujourd'hui je te rends la pareille, et demande à grands cris à Dieu de nous partager mes plaisirs.

Écoute: j'ai deviné que tu t'es faite ambitieuse sous le nom de Louis de l'Estorade, eh! bien, aux prochaines élections, fais-le nommer député, car il aura près de quarante ans, et comme la chambre ne s'assemblera que six mois après les élections, il se trouvera précisément de l'âge requis pour être un homme politique. Tu viendras à Paris, je ne te dis que cela. Mon père et les amis que je vais me faire vous apprécieront, et si ton vieux beau-père veut constituer un majorat, nous t'obtiendrons le titre de comte pour Louis. Ce sera déjà cela! Enfin nous serons ensemble.


XXVIII

RENÉE DE L'ESTORADE A LOUISE DE MACUMER.

Décembre 1825.

Ma bienheureuse Louise, tu m'as éblouie.J'ai pendant quelques instants tenu ta lettre où quelques-unes de mes larmes brillaient au soleil couchant, les bras lassés, seule sous le petit rocher aride au bas duquel j'ai mis un banc.Dans un énorme lointain, comme une lame d'acier, reluit la Méditerranée.Quelques arbres odoriférants ombragent ce banc où j'ai fait transplanter un énorme jasmin, des chèvrefeuilles et des genêts d'Espagne.Quelque jour le rocher sera couvert en entier par des plantes grimpantes.Il y a déjà de la vigne vierge de plantée.Mais l'hiver arrive, et toute cette verdure est devenue comme une vieille tapisserie.Quand je suis là, personne ne m'y vient troubler, on sait que j'y veux rester seule.Ce banc s'appelle le banc de Louise.N'est-ce pas te dire que je n'y suis point seule, quoique seule.

Si je te raconte ces détails, si menus pour toi, si je te peins ce verdoyant espoir qui, par avance, habille ce rocher nu, sourcilleux, sur le haut duquel le hasard de la végétation a placé l'un des plus beaux pins en parasol, c'est que j'ai trouvé là des images auxquelles je me suis attachée.

En jouissant de ton heureux mariage (et pourquoi ne t'avouerais-je pas tout?) , en l'enviant de toutes mes forces, j'ai senti le premier mouvement de mon enfant qui des profondeurs de ma vie a réagi sur les profondeurs de mon âme. Cette sourde sensation, à la fois un avis, un plaisir, une douleur, une promesse, une réalité; ce bonheur qui n'est qu'à moi dans le monde et qui reste un secret entre moi et Dieu; ce mystère m'a dit que le rocher serait un jour couvert de fleurs, que les joyeux rires d'une famille y retentiraient, que mes entrailles étaient enfin bénies et donneraient la vie à flots. Je me suis sentie née pour être mère! Aussi la première certitude que j'ai eue de porter en moi une autre vie m'a-t-elle donné de bienfaisantes consolations. Une joie immense a couronné tous ces longs jours de dévouement qui ont fait déjà la joie de Louis.

Dévouement!me suis-je dit à moi-même, n'es-tu pas plus que l'amour?n'es-tu pas la volupté la plus profonde, parce que tu es une abstraite volupté, la volupté génératrice?N'es-tu pas, ô Dévouement!la faculté supérieure à l'effet?N'es-tu pas la mystérieuse, infatigable divinité cachée sous les sphères innombrables dans un centre inconnu par où passent tour à tour tous les mondes?Le Dévouement, seul dans son secret, plein de plaisirs savourés en silence sur lesquels personne ne jette un œil profane et que personne ne soupçonne, le Dévouement, dieu jaloux et accablant, dieu vainqueur et fort, inépuisable parce qu'il tient à la nature même des choses et qu'il est ainsi toujours égal à lui-même, malgré l'épanchement de ses forces, le Dévouement, voilà donc la signature de ma vie.

L'amour, Louise, est un effort de Felipe sur toi; mais le rayonnement de ma vie sur la famille produira une incessante réaction de ce petit monde sur moi!Ta belle moisson dorée est passagère; mais la mienne, pour être retardée, n'en sera-t-elle pas plus durable?elle se renouvellera de moments en moments.L'amour est le plus joli larcin que la Société ait su faire à la Nature; mais la maternité, n'est-ce pas la Nature dans sa joie?Un sourire a séché mes larmes.L'amour rend mon Louis heureux; mais le mariage m'a rendue mère et je veux être heureuse aussi!Je suis alors revenue à pas lents à ma bastide blanche aux volets verts, pour t'écrire ceci.

Donc, chère, le fait le plus naturel et le plus surprenant chez nous s'est établi chez moi depuis cinq mois; mais je puis te dire tout bas qu'il ne trouble en rien ni mon cœur ni mon intelligence. Je les vois tous heureux: le futur grand-père empiète sur les droits de son petit-fils, il est devenu comme un enfant; le père prend des airs graves et inquiets; tous sont aux petits soins pour moi, tous parlent du bonheur d'être mère. Hélas! moi seule je ne sens rien, et n'ose dire l'état d'insensibilité parfaite où je suis. Je mens un peu pour ne pas attrister leur joie. Comme il m'est permis d'être franche avec toi, je t'avoue que, dans la crise où je me trouve, la maternité ne commence qu'en imagination. Louis a été aussi surpris que moi-même d'apprendre ma grossesse. N'est-ce pas te dire que cet enfant est venu de lui-même, sans avoir été appelé autrement que par les souhaits impatiemment exprimés de son père? Le hasard, ma chère, est le Dieu de la maternité. Quoique, selon notre médecin, ces hasards soient en harmonie avec le vœu de la nature, il ne m'a pas nié que les enfants qui se nomment si gracieusement les enfants de l'amour devaient être beaux et spirituels; que leur vie était souvent comme protégée par le bonheur qui avait rayonné, brillante étoile! à leur conception. Peut-être donc, ma Louise, auras-tu dans ta maternité des joies que je dois ignorer dans la mienne. Peut-être aime-t-on mieux l'enfant d'un homme adoré comme tu adores Felipe que celui d'un mari qu'on épouse par raison, à qui l'on se donne par devoir, et pour être femme enfin! Ces pensées gardées au fond de mon cœur ajoutent à ma gravité de mère en espérance. Mais, comme il n'y a pas de famille sans enfant, mon désir voudrait pouvoir hâter le moment où pour moi commenceront les plaisirs de la famille, qui doivent être ma seule existence. En ce moment, ma vie est une vie d'attente et de mystères, où la souffrance la plus nauséabonde accoutume sans doute la femme à d'autres souffrances. Je m'observe. Malgré les efforts de Louis, dont l'amour me comble de soins, de douceurs, de tendresses, j'ai de vagues inquiétudes auxquelles se mêlent les dégoûts, les troubles, les singuliers appétits de la grossesse. Si je dois te dire les choses comme elles sont, au risque de te causer quelque déplaisance pour le métier, je t'avoue que je ne conçois pas la fantaisie que j'ai prise pour certaines oranges, goût bizarre et que je trouve naturel. Mon mari va me chercher à Marseille les plus belles oranges du monde; il en a demandé de Malte, de Portugal, de Corse; mais ces oranges, je les laisse. Je cours à Marseille, quelquefois à pied, y dévorer de méchantes oranges à un liard, quasi-pourries, dans une petite rue qui descend au port, à deux pas de l'Hôtel-de-Ville; et leurs moisissures bleuâtres ou verdâtres brillent à mes yeux comme des diamants: j'y vois des fleurs, je n'ai nul souvenir de leur odeur cadavéreuse et leur trouve une saveur irritante, une chaleur vineuse, un goût délicieux. Eh! bien, mon ange, voilà les premières sensations amoureuses de ma vie. Ces affreuses oranges sont mes amours. Tu ne désires pas Felipe autant que je souhaite un de ces fruits en décomposition. Enfin je sors quelquefois furtivement, je galope à Marseille d'un pied agile, et il me prend des tressaillements voluptueux quand j'approche de la rue: j'ai peur que la marchande n'ait plus d'oranges pourries, je me jette dessus, je les mange, je les dévore en plein air. Il me semble que ces fruits viennent du paradis et contiennent la plus suave nourriture. J'ai vu Louis se détournant pour ne pas sentir leur puanteur. Je me suis souvenue de cette atroce phrase d'Obermann, sombre élégie que je me repens d'avoir lue: Les racines s'abreuvent dans une eau fétide!Depuis que je mange de ces fruits, je n'ai plus de maux de cœur et ma santé s'est rétablie.Ces dépravations ont un sens, puisqu'elles sont un effet naturel et que la moitié des femmes éprouvent ces envies, monstrueuses quelquefois.Quand ma grossesse sera très-visible, je ne sortirai plus de la Crampade: je n'aimerais pas à être vue ainsi.

Je suis excessivement curieuse de savoir à quel moment de la vie commence la maternité.Ce ne saurait être au milieu des effroyables douleurs que je redoute.

Adieu, mon heureuse! adieu, toi en qui je renais et par qui je me figure ces belles amours, ces jalousies à propos d'un regard, ces mots à l'oreille et ces plaisirs qui nous enveloppent comme une autre atmosphère, un autre sang, une autre lumière, une autre vie! ah! mignonne, moi aussi je comprends l'amour. Ne te lasse pas de me tout dire. Tenons bien nos conventions. Moi, je ne t'épargnerai rien. Aussi te dirai-je, pour finir gravement cette lettre, qu'en te relisant une invincible et profonde terreur m'a saisie. Il m'a semblé que ce splendide amour défiait Dieu. Le souverain maître de ce monde, le Malheur, ne se courroucera-t-il pas de ne point avoir sa part de votre festin! Quelle fortune superbe n'a-t-il pas renversée! Ah! Louise, n'oublie pas, au milieu de ton bonheur, de prier Dieu. Fais du bien, sois charitable et bonne; enfin conjure les adversités par ta modestie. Moi, je suis devenue encore plus pieuse que je ne l'étais au couvent, depuis mon mariage. Tu ne me dis rien de la religion à Paris. En adorant Felipe, il me semble que tu t'adresses, à l'encontre du proverbe, plus au saint qu'à Dieu. Mais ma terreur est excès d'amitié. Vous allez ensemble à l'église, et vous faites du bien en secret, n'est-ce pas? Tu me trouveras peut-être bien provinciale dans cette fin de lettre; mais pense que mes craintes cachent une excessive amitié, l'amitié comme l'entendait La Fontaine, celle qui s'inquiète et s'alarme d'un rêve, d'une idée à l'état de nuage. Tu mérites d'être heureuse, puisque tu penses à moi dans ton bonheur, comme je pense à toi dans ma vie monotone, un peu grise, mais pleine; sobre, mais productive: sois donc bénie!


XXIX

DE MONSIEUR DE L'ESTORADE A LA BARONNE DE MACUMER.

Décembre 1825.

Madame,

Ma femme n'a pas voulu que vous apprissiez par le vulgaire billet de faire part un événement qui nous comble de joie. Elle vient d'accoucher d'un gros garçon, et nous retarderons son baptême jusqu'au moment où vous retournerez à votre terre de Chantepleurs. Nous espérons, Renée et moi, que vous pousserez jusqu'à la Crampade et que vous serez la marraine de notre premier-né. Dans cette espérance, je viens de le faire inscrire sur les registres de l'État-Civil sous les noms d'Armand-Louis de l'Estorade. Notre chère Renée a beaucoup souffert, mais avec une patience angélique. Vous la connaissez, elle a été soutenue dans cette première épreuve du métier de mère par la certitude du bonheur qu'elle nous donnait à tous. Sans me livrer aux exagérations un peu ridicules des pères qui sont pères pour la première fois, je puis vous assurer que le petit Armand est très-beau; mais vous le croirez sans peine quand je vous dirai qu'il a les traits et les yeux de Renée. C'est avoir eu déjà de l'esprit. Maintenant que le médecin et l'accoucheur nous ont affirmé que Renée n'a pas le moindre danger à courir, car elle nourrit, l'enfant a très-bien pris le sein, le lait est abondant, la nature est si riche en elle! nous pouvons mon père et moi nous abandonner à notre joie. Madame, cette joie est si grande, si forte, si pleine, elle anime tellement toute la maison, elle a tant changé l'existence de ma chère femme, que je désire pour votre bonheur qu'il en soit ainsi promptement pour vous. Renée a fait préparer un appartement que je voudrais rendre digne de nos hôtes, mais où vous serez reçus du moins avec une cordialité fraternelle, sinon avec faste.

Renée m'a dit, madame, vos intentions pour nous, et je saisis d'autant plus cette occasion de vous en remercier que rien n'est plus de saison.La naissance de mon fils a déterminé mon père à faire des sacrifices auxquels les vieillards se résolvent difficilement: il vient d'acquérir deux domaines.La Crampade est maintenant une terre qui rapporte trente mille francs.Mon père va solliciter du roi la permission de l'ériger en majorat; mais obtenez pour lui le titre dont vous avez parlé dans votre dernière lettre, et vous aurez déjà travaillé pour votre filleul.

Quant à moi, je suivrai vos conseils uniquement pour vous réunir à Renée durant les sessions.J'étudie avec ardeur et tâche de devenir ce qu'on appelle un homme spécial.Mais rien ne me donnera plus de courage que de vous savoir la protectrice de mon petit Armand.Promettez-nous donc de venir jouer ici, vous si belle et si gracieuse, si grande et si spirituelle, le rôle d'une fée pour mon fils aîné.Vous aurez ainsi, madame, augmenté d'une éternelle reconnaissance les sentiments d'affection respectueuse avec lesquels j'ai l'honneur d'être

Votre très-humble et très-obéissant serviteur.

Louis de l'Estorade.


XXX

LOUISE DE MACUMER A RENÉE DE L'ESTORADE.

Janvier 1826

Macumer m'a réveillée tout à l'heure avec la lettre de ton mari, mon ange. Je commence par dire oui. Nous irons vers la fin d'avril à Chantepleurs. Ce sera pour moi plaisir sur plaisir que de voyager, de te voir et d'être la marraine de ton premier enfant; mais je veux Macumer pour parrain. Une alliance catholique avec un autre compère me serait odieuse. Ah! si tu pouvais voir l'expression de son visage au moment où je lui ai dit cela, tu saurais combien cet ange m'aime.

—Je veux d'autant plus que nous allions ensemble à la Crampade, Felipe, lui ai-je dit, que là nous aurons peut-être un enfant.Moi aussi je veux être mère.....quoique cependant je serais bien partagée entre un enfant et toi.D'abord, si je te voyais me préférer une créature, fût-ce mon fils, je ne sais pas ce qui en adviendrait.Médée pourrait bien avoir eu raison: il y a du bon chez les anciens!

Il s'est mis à rire.Ainsi, chère biche, tu as le fruit sans avoir eu les fleurs, et moi j'ai les fleurs sans le fruit.Le contraste de notre destinée continue.Nous sommes assez philosophes pour en chercher, un jour, le sens et la morale.Bah!je n'ai que dix mois de mariage, convenons-en, il n'y a pas de temps perdu.

Nous menons la vie dissipée, et néanmoins pleine, des gens heureux.Les jours nous semblent toujours trop courts.Le monde, qui m'a revue déguisée en femme, a trouvé la baronne de Macumer beaucoup plus jolie que Louise de Chaulieu: l'amour heureux a son fard.Quand, par un beau soleil et par une belle gelée de janvier, alors que les arbres des Champs-Élysées sont fleuris de grappes blanches étiolées, nous passons, Felipe et moi, dans notre coupé, devant tout Paris, réunis là où nous étions séparés l'année dernière, il me vient des pensées par milliers, et j'ai peur d'être un peu trop insolente, comme tu le pressentais dans ta dernière lettre.

Si j'ignore les joies de la maternité, tu me les diras, et je serai mère par toi; mais il n'y a, selon moi, rien de comparable aux voluptés de l'amour.Tu vas me trouver bien bizarre; mais voici dix fois en dix mois que je me surprends à désirer de mourir à trente ans, dans toute la splendeur de la vie, dans les roses de l'amour, au sein des voluptés, de m'en aller rassasiée, sans mécompte, ayant vécu dans ce soleil, en plein dans l'éther, et même un peu tuée par l'amour, n'ayant rien perdu de ma couronne, pas même une feuille, et gardant toutes mes illusions.Songe donc ce que c'est que d'avoir un cœur jeune dans un vieux corps, de trouver les figures muettes, froides, là où tout le monde, même les indifférents, nous souriait, d'être enfin une femme respectable.....Mais c'est un enfer anticipé.

Nous avons eu, Felipe et moi, notre première querelle à ce sujet. Je voulais qu'il eût la force de me tuer à trente ans, pendant mon sommeil, sans que je m'en doutasse, pour me faire entrer d'un rêve dans un autre. Le monstre n'a pas voulu. Je l'ai menacé de le laisser seul dans la vie, et il a pâli, le pauvre enfant! Ce grand ministre est devenu, ma chère, un vrai bambin. C'est incroyable tout ce qu'il cachait de jeunesse et de simplicité. Maintenant que je pense tout haut avec lui comme avec toi, que je l'ai mis à ce régime de confiance, nous nous émerveillons l'un de l'autre.

Ma chère, les deux amants, Felipe et Louise, veulent envoyer un présent à l'accouchée.Nous voudrions faire faire quelque chose qui te plût.Ainsi dis-moi franchement ce que tu désires, car nous ne donnons pas dans les surprises, à la façon des bourgeois.Nous voulons donc nous rappeler sans cesse à toi par un aimable souvenir, par une chose qui te serve tous les jours, et ne périsse point par l'usage.Notre repas le plus gai, le plus intime, le plus animé, car nous y sommes seuls, est pour nous le déjeuner; j'ai donc pensé à t'envoyer un service spécial, appelé déjeuner, dont les ornements seraient des enfants.Si tu m'approuves, réponds-moi promptement.Pour te l'apporter, il faut le commander, et les artistes de Paris sont comme des rois fainéants.Ce sera mon offrande à Lucine.

Adieu, chère nourrice, je te souhaite tous les plaisirs des mères, et j'attends avec impatience la première lettre où tu me diras bien tout, n'est-ce pas?Cet accoucheur me fait frissonner.Ce mot de la lettre de ton mari m'a sauté non pas aux yeux, mais au cœur.Pauvre Renée, un enfant coûte cher, n'est-ce pas?Je lui dirai combien il doit t'aimer, ce filleul.Mille tendresses, mon ange.


XXXI

RENÉE DE L'ESTORADE A LOUISE DE MACUMER.

Voici bientôt cinq mois que je suis accouchée, et je n'ai pas trouvé, ma chère âme, un seul petit moment pour t'écrire. Quand tu seras mère, tu m'excuseras plus pleinement que tu ne l'as fait, car tu m'as un peu punie en rendant tes lettres rares. Écris-moi, ma chère mignonne! Dis-moi tous tes plaisirs, peins-moi ton bonheur à grandes teintes, verses-y l'outremer sans craindre de m'affliger, car je suis heureuse et plus heureuse que tu ne l'imagineras jamais.

Je suis allée à la paroisse entendre une messe de relevailles, en grande pompe, comme cela se fait dans nos vieilles familles de Provence.Les deux grands-pères, le père de Louis, le mien me donnaient le bras.Ah!jamais je ne me suis agenouillée devant Dieu dans un pareil accès de reconnaissance.J'ai tant de choses à te dire, tant de sentiments à te peindre, que je ne sais par où commencer; mais, du sein de cette confusion, s'élève un souvenir radieux, celui de ma prière à l'église!

Quand, à cette place où jeune fille, j'ai douté de la vie et de mon avenir, je me suis retrouvée métamorphosée en mère joyeuse, j'ai cru voir la Vierge de l'autel inclinant la tête et me montrant l'Enfant divin qui a semblé me sourire!Avec quelle sainte effusion d'amour céleste j'ai présenté notre petit Armand à la bénédiction du curé qui l'a ondoyé en attendant le baptême.Mais tu nous verras ensemble, Armand et moi.

Mon enfant, voilà que je t'appelle mon enfant!mais c'est en effet le plus doux mot qu'il y ait dans le cœur, dans l'intelligence et sur les lèvres quand on est mère.Or donc, ma chère enfant, je me suis traînée, pendant les deux derniers mois, assez languissamment dans nos jardins, fatiguée, accablée par la gêne de ce fardeau que je ne savais pas être si cher et si doux malgré les ennuis de ces deux mois.J'avais de telles appréhensions, des prévisions si mortellement sinistres, que la curiosité n'était pas la plus forte: je me raisonnais, je me disais que rien de ce que veut la nature n'est à redouter, je me promettais à moi-même d'être mère.Hélas!je ne me sentais rien au cœur, tout en pensant à cet enfant qui me donnait d'assez jolis coups de pied; et, ma chère, on peut aimer à les recevoir quand on a déjà eu des enfants; mais, pour la première fois, ces débats d'une vie inconnue apportent plus d'étonnement que de plaisir.Je te parle de moi, qui ne suis ni fausse ni théâtrale, et dont le fruit venait plus de Dieu, car Dieu donne les enfants, que d'un homme aimé.Laissons ces tristesses passées et qui ne reviendront plus, je le crois.

Quand la crise est venue, j'ai rassemblé en moi les éléments d'une telle résistance, je me suis attendue à de telles douleurs, que j'ai supporté merveilleusement, dit-on, cette horrible torture. Il y a eu, ma mignonne, une heure environ pendant laquelle je me suis abandonnée à un anéantissement dont les effets ont été ceux d'un rêve. Je me suis sentie être deux: une enveloppe tenaillée, déchirée, torturée, et une âme placide. Dans cet état bizarre, la souffrance a fleuri comme une couronne au-dessus de ma tête. Il m'a semblé qu'une immense rose sortie de mon crâne grandissait et m'enveloppait. La couleur rose de cette fleur sanglante était dans l'air. Je voyais tout rouge. Ainsi parvenue au point où la séparation semble vouloir se faire entre le corps et l'âme, une douleur, qui m'a fait croire à une mort immédiate, a éclaté. J'ai poussé des cris horribles, et j'ai trouvé des forces nouvelles contre de nouvelles douleurs. Cet affreux concert de clameurs a été soudain couvert en moi par le chant délicieux des vagissements argentins de ce petit être. Non, rien ne peut te peindre ce moment: il me semblait que le monde entier criait avec moi, que tout était douleur ou clameur, et tout a été comme éteint par ce faible cri de l'enfant. On m'a recouchée dans mon grand lit où je suis entrée comme dans un paradis, quoique je fusse d'une excessive faiblesse. Trois ou quatre figures joyeuses, les yeux en larmes, m'ont alors montré l'enfant. Ma chère, j'ai crié d'effroi. —Quel petit singe! ai-je dit. Êtes-vous sûrs que ce soit un enfant? ai-je demandé. Je me suis remise sur le flanc, assez désolée de ne pas me sentir plus mère que cela. —Ne vous tourmentez pas, ma chère, m'a dit ma mère qui s'est constituée ma garde, vous avez fait le plus bel enfant du monde. Évitez de vous troubler l'imagination, il vous faut mettre tout votre esprit à devenir bête, à vous faire exactement la vache qui broute pour avoir du lait. Je me suis donc endormie avec la ferme intention de me laisser aller à la nature. Ah! mon ange, le réveil de toutes ces douleurs, de ces sensations confuses, de ces premières journées où tout est obscur, pénible et indécis, a été divin. Ces ténèbres ont été animées par une sensation dont les délices ont surpassé celles du premier cri de mon enfant. Mon cœur, mon âme, mon être, un moi inconnu a été réveillé dans sa coque souffrante et grise jusque-là, comme une fleur s'élance de sa graine au brillant appel du soleil. Le petit monstre a pris mon sein et a teté: voilà le fiat lux! J'ai soudain été mère. Voilà le bonheur, la joie, une joie ineffable, quoiqu'elle n'aille pas sans quelques douleurs. Oh! ma belle jalouse, combien tu apprécieras un plaisir qui n'est qu'entre nous, l'enfant et Dieu. Ce petit être ne connaît absolument que notre sein. Il n'y a pour lui que ce point brillant dans le monde, il l'aime de toutes ses forces, il ne pense qu'à cette fontaine de vie, il y vient et s'en va pour dormir, il se réveille pour y retourner. Ses lèvres ont un amour inexprimable, et, quand elles s'y collent, elles y font à la fois une douleur et un plaisir, un plaisir qui va jusqu'à la douleur, ou une douleur qui finit par un plaisir; je ne saurais t'expliquer une sensation qui du sein rayonne en moi jusqu'aux sources de la vie, car il semble que ce soit un centre d'où partent mille rayons qui réjouissent le cœur et l'âme. Enfanter, ce n'est rien; mais nourrir, c'est enfanter à toute heure. Oh! Louise, il n'y a pas de caresses d'amant qui puissent valoir celles de ces petites mains roses qui se promènent si doucement, et cherchent à s'accrocher à la vie. Quels regards un enfant jette alternativement de notre sein à nos yeux! Quels rêves on fait en le voyant suspendu par les lèvres à son trésor? Il ne tient pas moins à toutes les forces de l'esprit qu'à toutes celles du corps, il emploie et le sang et l'intelligence, il satisfait au delà des désirs. Cette adorable sensation de son premier cri, qui fut pour moi ce que le premier rayon du soleil a été pour la terre, je l'ai retrouvée en sentant mon lait lui emplir la bouche; je l'ai retrouvée en recevant son premier regard, je viens de la retrouver en savourant dans son premier sourire sa première pensée. Il a ri, ma chère. Ce rire, ce regard, cette morsure, ce cri, ces quatre jouissances sont infinies: elles vont jusqu'au fond du cœur, elles y remuent des cordes qu'elles seules peuvent remuer! Les mondes doivent se rattacher à Dieu comme un enfant se rattache à toutes les fibres de sa mère: Dieu, c'est un grand cœur de mère. Il n'y a rien de visible, ni de perceptible dans la conception, ni même dans la grossesse; mais être nourrice, ma Louise, c'est un bonheur de tous les moments. On voit ce que devient le lait, il se fait chair, il fleurit au bout de ces doigts mignons qui ressemblent à des fleurs et qui en ont la délicatesse; il grandit en ongles fins et transparents, il s'effile en cheveux, il s'agite avec les pieds. Oh! des pieds d'enfant, mais c'est tout un langage. L'enfant commence à s'exprimer par là. Nourrir, Louise! c'est une transformation qu'on suit d'heure en heure et d'un œil hébété. Les cris, vous ne les entendez point par les oreilles, mais par le cœur; les sourires des yeux et des lèvres, ou les agitations des pieds, vous les comprenez comme si Dieu vous écrivait des caractères en lettres de feu dans l'espace! Il n'y a plus rien dans le monde qui vous intéresse: le père?... on le tuerait s'il s'avisait d'éveiller l'enfant. On est à soi seule le monde pour cet enfant, comme l'enfant est le monde pour nous! On est si sûre que notre vie est partagée, on est si amplement récompensée des peines qu'on se donne et des souffrances qu'on endure, car il y a des souffrances, Dieu te garde d'avoir une crevasse au sein! Cette plaie qui se rouvre sous des lèvres de rose, qui se guérit si difficilement et qui cause des tortures à rendre folle, si l'on n'avait pas la joie de voir la bouche de l'enfant barbouillée de lait, est une des plus affreuses punitions de la beauté. Ma Louise, songez-y, elle ne se fait que sur une peau délicate et fine.

Mon jeune singe est, en cinq mois, devenu la plus jolie créature que jamais une mère ait baignée de ses larmes joyeuses, lavée, brossée, peignée, pomponnée; car Dieu sait avec quelle infatigable ardeur on pomponne, on habille, on brosse, on lave, on change, on baise ces petites fleurs! Donc, mon singe n'est plus un singe, mais un baby, comme dit ma bonne Anglaise, un baby blanc et rose; et comme il se sent aimé, il ne crie pas trop; mais, à la vérité, je ne le quitte guère, et m'efforce de le pénétrer de mon âme.

Chère, j'ai maintenant dans le cœur pour Louis un sentiment qui n'est pas l'amour, mais qui doit, chez une femme aimante, compléter l'amour.Je ne sais si cette tendresse, si cette reconnaissance dégagée de tout intérêt ne va pas au delà de l'amour.Par tout ce que tu m'en as dit, chère mignonne, l'amour a quelque chose d'affreusement terrestre, tandis qu'il y a je ne sais quoi de religieux et de divin dans l'affection que porte une mère heureuse à celui de qui procèdent ces longues, ces éternelles joies.La joie d'une mère est une lumière qui jaillit jusque sur l'avenir et le lui éclaire, mais qui se reflète sur le passé pour lui donner le charme des souvenirs.

Le vieux l'Estorade et son fils ont redoublé d'ailleurs de bonté pour moi, je suis comme une nouvelle personne pour eux: leurs paroles, leurs regards me vont à l'âme, car ils me fêtent à nouveau chaque fois qu'ils me voient et me parlent. Le vieux grand-père devient enfant, je crois; il me regarde avec admiration. La première fois que je suis descendue à déjeuner, et qu'il m'a vue mangeant et donnant à teter à son petit-fils, il a pleuré. Cette larme dans ces deux yeux secs où il ne brille guère que des pensées d'argent, m'a fait un bien inexprimable: il m'a semblé que le bonhomme comprenait mes joies. Quant à Louis, il aurait dit aux arbres et aux cailloux du grand chemin qu'il avait un fils. Il passe des heures entières à regarder ton filleul endormi. —Il ne sait pas, dit-il, quand il s'y habituera. Ces excessives démonstrations de joie m'ont révélé l'étendue de leurs appréhensions et de leurs craintes. Louis a fini par m'avouer qu'il doutait de lui-même, et se croyait condamné à ne jamais avoir d'enfants. Mon pauvre Louis a changé soudainement en mieux, il étudie encore plus que par le passé. Cet enfant a doublé l'ambition du père. Quant à moi, ma chère âme, je suis de moment en moment plus heureuse. Chaque heure apporte un nouveau lien entre une mère et son enfant. Ce que je sens en moi me prouve que ce sentiment est impérissable, naturel, de tous les instants; tandis que je soupçonne l'amour, par exemple, d'avoir ses intermittences. On n'aime pas de la même manière à tous moments, il ne se brode pas sur cette étoffe de la vie des fleurs toujours brillantes, enfin l'amour peut et doit cesser; mais la maternité n'a pas de déclin à craindre, elle s'accroît avec les besoins de l'enfant, elle se développe avec lui. N'est-ce pas à la fois une passion, un besoin, un sentiment, un devoir, une nécessité, le bonheur? Oui, mignonne, voilà la vie particulière de la femme. Notre soif de dévouement y est satisfaite, et nous ne trouvons point là les troubles de la jalousie. Aussi peut-être est-ce pour nous le seul point où la Nature et la Société soient d'accord. En ceci, la Société se trouve avoir enrichi la Nature, elle a augmenté le sentiment maternel par l'esprit de famille, par la continuité du nom, du sang, de la fortune. De quel amour une femme ne doit-elle pas entourer le cher être qui le premier lui a fait connaître de pareilles joies, qui lui a fait déployer les forces de son âme et lui a appris le grand art de la maternité? Le droit d'aînesse, qui pour l'antiquité se marie à celle du monde et se mêle à l'origine des Sociétés, ne me semble pas devoir être mis en question. Ah! combien de choses un enfant apprend à sa mère. Il y a tant de promesses faites entre nous et la vertu dans cette protection incessante due à un être faible, que la femme n'est dans sa véritable sphère que quand elle est mère; elle déploie alors seulement ses forces, elle pratique les devoirs de sa vie, elle en a tous les bonheurs et tous les plaisirs. Une femme qui n'est pas mère est un être incomplet et manqué. Dépêche-toi d'être mère, mon ange! Tu multiplieras ton bonheur actuel par toutes mes voluptés.

23.

Je t'ai quittée en entendant crier monsieur ton filleul, et ce cri je l'entends du fond du jardin.Je ne veux pas laisser partir cette lettre sans te dire un mot d'adieu; je viens de la relire, et suis effrayée des vulgarités de sentiment qu'elle contient.Ce que je sens, hélas!il me semble que toutes les mères l'ont éprouvé comme moi, doivent l'exprimer de la même manière, et que tu te moqueras de moi, comme on se moque de la naïveté de tous les pères qui vous parlent de l'esprit et de la beauté de leurs enfants, en leur trouvant toujours quelque chose de particulier.Enfin, chère mignonne, le grand mot de cette lettre le voici, je te le répète: je suis aussi heureuse maintenant que j'étais malheureuse auparavant.Cette bastide, qui d'ailleurs va devenir une terre, un majorat, est pour moi la terre promise.J'ai fini par traverser mon désert.Mille tendresses, chère mignonne.Écris-moi, je puis aujourd'hui lire sans pleurer la peinture de ton bonheur et celle de ton amour.Adieu.


XXXII

MADAME DE MACUMER A MADAME DE L'ESTORADE.

Mars 1826.

Comment, ma chère, voilà plus de trois mois que je ne t'ai écrit et que je n'ai reçu de lettres de toi....Je suis la plus coupable des deux, je ne t'ai pas répondu; mais tu n'es pas susceptible, que je sache.Ton silence a été pris par Macumer et par moi comme une adhésion pour le Déjeuner orné d'enfants, et ces charmants bijoux vont partir ce matin pour Marseille; les artistes ont mis six mois à les exécuter.Aussi me suis-je réveillée en sursaut quand Felipe m'a proposé de venir voir ce service avant que l'orfévre ne l'emballât.J'ai soudain pensé que nous ne nous étions rien dit depuis la lettre où je me suis sentie mère avec toi.

Mon ange, le terrible Paris, voilà mon excuse à moi, j'attends la tienne. Oh! le monde, quel gouffre. Ne t'ai-je pas dit déjà que l'on ne pouvait être que Parisienne à Paris? Le monde y brise tous les sentiments, il vous prend toutes vos heures, il vous dévorerait le cœur si l'on n'y faisait attention. Quel étonnant chef-d'œuvre que cette création de Célimène dans le Misanthrope de Molière! C'est la femme du monde du temps de Louis XIV comme celle de notre temps, enfin la femme du monde de toutes les époques. Où en serais-je sans mon égide, sans mon amour pour Felipe? Aussi lui ai-je dit ce matin, en faisant ces réflexions, qu'il était mon sauveur. Si mes soirées sont remplies par les fêtes, par les bals, par les concerts et les spectacles, je retrouve au retour les joies de l'amour et ses folies qui m'épanouissent le cœur, qui en effacent les morsures du monde. Je n'ai dîné chez moi que les jours où nous avons eu les gens qu'on appelle des amis, et je n'y suis restée que pour mes jours. J'ai mon jour, le mercredi, où je reçois. Je suis entrée en lutte avec mesdames d'Espard et de Maufrigneuse, avec la vieille duchesse de Lenoncourt. Ma maison passe pour être amusante. Je me suis laissé mettre à la mode en voyant mon Felipe heureux de mes succès. Je lui donne les matinées; car depuis quatre heures jusqu'à deux heures du matin, j'appartiens à Paris. Macumer est un admirable maître de maison: il est si spirituel et si grave, si vraiment grand et d'une grâce si parfaite, qu'il se ferait aimer d'une femme qui l'aurait épousé d'abord par convenance. Mon père et ma mère sont partis pour Madrid: Louis XVIII mort, la duchesse a facilement obtenu de notre bon Charles X la nomination de son charmant Saint-Héreen, qu'elle emmène en qualité de second secrétaire d'ambassade. Mon frère, le duc de Rhétoré, daigne me regarder comme une supériorité. Quant au marquis de Chaulieu, ce militaire de fantaisie me doit une éternelle reconnaissance: ma fortune a été employée, avant le départ de mon père, à lui constituer en terres un majorat de quarante mille francs de rente, et son mariage avec mademoiselle de Mortsauf, une héritière de Touraine, est tout à fait arrangé. Le roi, pour ne pas laisser s'éteindre le nom et les titres de la maison de Lenoncourt, va autoriser par une ordonnance mon frère à succéder aux noms, titres et armes des Lenoncourt-Givry. Mademoiselle de Mortsauf, petite-fille et unique héritière du duc de Lenoncourt-Givry, réunira, dit-on, plus de cent mille livres de rente. Mon père a seulement demandé que les armes des Chaulieu fussent en abîme sur celles des Lenoncourt. Ainsi, mon frère sera duc de Lenoncourt. Le jeune de Mortsauf, à qui toute cette fortune devait revenir, est au dernier degré de la maladie de poitrine; on attend sa mort de moment en moment. L'hiver prochain, après le deuil, le mariage aura lieu. J'aurai, dit-on, pour belle-sœur, une charmante personne dans Madeleine de Mortsauf. Ainsi, comme tu le vois, mon père avait raison dans son argumentation. Ce résultat m'a valu l'admiration de beaucoup de personnes, et mon mariage s'explique. Par affection pour ma grand'mère, le prince de Talleyrand prône Macumer, en sorte que notre succès est complet. Après avoir commencé par me blâmer, le monde m'approuve beaucoup. Je règne enfin dans ce Paris où j'étais si peu de chose il y a bientôt deux ans. Macumer voit son bonheur envié par tout le monde, car je suis la femme la plus spirituelle de Paris. Tu sais qu'il y a vingt plus spirituelles femmes de Paris à Paris. Les hommes me roucoulent des phrases d'amour ou se contentent de l'exprimer en regards envieux. Vraiment il y a dans ce concert de désirs et d'admiration une si constante satisfaction de la vanité, que maintenant je comprends les dépenses excessives que font les femmes pour jouir de ces frêles et passagers avantages. Ce triomphe enivre l'orgueil, la vanité, l'amour-propre, enfin tous les sentiments du moiCette perpétuelle divinisation grise si violemment, que je ne m'étonne plus de voir les femmes devenir égoïstes, oublieuses et légères au milieu de cette fête.Le monde porte à la tête.On prodigue les fleurs de son esprit et de son âme, son temps le plus précieux, ses efforts les plus généreux, à des gens qui vous paient en jalousie et en sourires, qui vous vendent la fausse monnaie de leurs phrases, de leurs compliments et de leurs adulations contre les lingots d'or de votre courage, de vos sacrifices, de vos inventions pour être belle, bien mise, spirituelle, affable et agréable à tous.On sait combien ce commerce est coûteux, on sait qu'on y est volé; mais on s'y adonne tout de même.Ah!ma belle biche, combien on a soif d'un cœur ami, combien l'amour et le dévouement de Felipe sont précieux!combien je t'aime!Avec quel bonheur on fait ses apprêts de voyage pour aller se reposer à Chantepleurs des comédies de la rue du Bac et de tous les salons de Paris!Enfin, moi qui viens de relire ta dernière lettre, je t'aurai peint cet infernal paradis de Paris en te disant qu'il est impossible à une femme du monde d'être mère.

A bientôt, chérie, nous nous arrêterons une semaine au plus à Chantepleurs, et nous serons chez toi vers le 10 mai. Nous allons donc nous revoir après plus de deux ans. Et quels changements! Nous voilà toutes deux femmes: moi la plus heureuse des maîtresses, toi la plus heureuse des mères. Si je ne t'ai pas écrit, mon cher amour, je ne t'ai pas oubliée. Et mon filleul, ce singe, est-il toujours joli? me fait-il honneur? il aura plus de neuf mois. Je voudrais bien assister à ses premiers pas dans le monde; mais Macumer me dit que les enfants précoces marchent à peine à dix mois. Nous taillerons donc des bavettes, en style du Blésois.Je verrai si, comme on le dit, un enfant gâte la taille.

P.S. Si tu me réponds, mère sublime, adresse ta lettre à Chantepleurs, je pars.


XXXIII

MADAME DE L'ESTORADE A MADAME DE MACUMER.

Eh! mon enfant, si jamais tu deviens mère, tu sauras si l'on peut écrire pendant les deux premiers mois de la nourriture. Mary, ma bonne anglaise, et moi, nous sommes sur les dents. Il est vrai que je ne t'ai pas dit que je tiens à tout faire moi-même. Avant l'événement, j'avais de mes doigts cousu la layette et brodé, garni moi-même les bonnets. Je suis esclave, ma mignonne, esclave le jour et la nuit. Et d'abord Armand-Louis tette quand il veut, et il veut toujours; puis il faut si souvent le changer, le nettoyer, l'habiller; la mère aime tant à le regarder endormi, à lui chanter des chansons, à le promener quand il fait beau en le tenant sur ses bras, qu'il ne lui reste pas de temps pour se soigner elle-même. Enfin, tu avais le monde, j'avais mon enfant, notre enfant! Quelle vie riche et pleine! Oh! ma chère, je t'attends, tu verras! Mais j'ai peur que le travail des dents ne commence, et que tu ne le trouves bien criard, bien pleureur. Il n'a pas encore beaucoup crié, car je suis toujours là. Les enfants ne crient que parce qu'ils ont des besoins qu'on ne sait pas deviner, et je suis à la piste des siens. Oh! mon ange, combien mon cœur s'est agrandi pendant que tu rapetissais le tien en le mettant au service du monde! Je t'attends avec une impatience de solitaire. Je veux savoir ta pensée sur l'Estorade, comme tu veux sans doute la mienne sur Macumer. Écris-moi de ta dernière couchée. Mes hommes veulent aller au-devant de nos illustres hôtes. Viens, reine de Paris, viens dans notre pauvre bastide où tu seras aimée!


XXXIV

DE MADAME DE MACUMER A LA VICOMTESSE DE L'ESTORADE.

Avril 1826.

L'adresse de ma lettre t'annoncera, ma chère, le succès de mes sollicitations.Voilà ton beau-père comte de l'Estorade.Je n'ai pas voulu quitter Paris sans t'avoir obtenu ce que tu désirais, et je t'écris devant le garde des sceaux, qui m'est venu dire que l'ordonnance est signée.

A bientôt.


XXXV

MADAME DE MACUMER A MADAME LA VICOMTESSE DE L'ESTORADE.

Marseille, juillet.

Mon brusque départ va t'étonner, j'en suis honteuse; mais, comme avant tout je suis vraie et que je t'aime toujours autant, je vais te dire naïvement tout en quatre mots: je suis horriblement jalouse. Felipe te regardait trop. Vous aviez ensemble au pied de ton rocher de petites conversations qui me mettaient au supplice, me rendaient mauvaise et changeaient mon caractère. Ta beauté vraiment espagnole devait lui rappeler son pays et cette Marie Hérédia, de laquelle je suis jalouse, car j'ai la jalousie du passé. Ta magnifique chevelure noire, tes beaux yeux bruns, ce front où les joies de la maternité mettent en relief tes éloquentes douleurs passées qui sont comme les ombres d'une radieuse lumière; cette fraîcheur de peau méridionale plus blanche que ma blancheur de blonde; cette puissance de formes, ce sein qui brille dans les dentelles comme un fruit délicieux auquel se suspend mon beau filleul, tout cela me blessait les yeux et le cœur. J'avais beau tantôt mettre des bleuets dans mes grappes de cheveux, tantôt relever la fadeur de mes tresses blondes par des rubans cerise, tout cela pâlissait devant une Renée que je ne m'attendais pas à trouver dans cette oasis de la Crampade.

Felipe enviait trop aussi cet enfant, que je me prenais à haïr. Oui, cette insolente vie qui remplit ta maison, qui l'anime, qui y crie, qui y rit, je la voulais à moi. J'ai lu des regrets dans les yeux de Macumer, j'en ai pleuré pendant deux nuits à son insu. J'étais au supplice chez toi. Tu es trop belle femme et trop heureuse mère pour que je puisse rester auprès de toi. Ah! hypocrite, tu te plaignais! D'abord ton l'Estorade est très-bien, il cause agréablement; ses cheveux noirs mélangés de blancs sont jolis; il a de beaux yeux, et ses façons de méridional ont ce je ne sais quoi qui plaît. D'après ce que j'ai vu, il sera tôt ou tard nommé député des Bouches-du-Rhône; il fera son chemin à la Chambre, car je suis toujours à votre service en tout ce qui concerne vos ambitions. Les misères de l'exil lui ont donné cet air calme et posé qui me semble être la moitié de la politique. Selon moi, ma chère, toute la politique, c'est de paraître grave. Aussi disais-je à Macumer qu'il doit être un bien grand homme d'État.

Enfin, après avoir acquis la certitude de ton bonheur, je m'en vais à tire d'aile, contente, dans mon cher Chantepleurs, où Felipe s'arrangera pour être père, je ne veux t'y recevoir qu'ayant à mon sein un bel enfant semblable au tien. Je mérite tous les noms que tu voudras me donner: je suis absurde, infâme, sans esprit. Hélas! on est tout cela quand on est jalouse. Je ne t'en veux pas, mais je souffrais, et tu me pardonneras de m'être soustraite à de telles souffrances. Encore deux jours, j'aurais commis quelque sottise. Oui, j'eusse été de mauvais goût. Malgré ces rages qui me mordaient le cœur, je suis heureuse d'être venue, heureuse de t'avoir vue mère si belle et si féconde, encore mon amie au milieu de tes joies maternelles, comme je reste toujours la tienne au milieu de mes amours. Tiens, à Marseille, à quelques pas de vous, je suis déjà fière de toi, fière de cette grande mère de famille que tu seras. Avec quel sens tu devinais ta vocation! car tu me sembles née pour être plus mère qu'amante, comme moi je suis plus née pour l'amour que pour la maternité. Certaines femmes ne peuvent être ni mères ni amantes, elles sont ou trop laides ou trop sottes. Une bonne mère et une épouse-maîtresse doivent avoir à tout moment de l'esprit, du jugement, et savoir à tout propos déployer les qualités les plus exquises de la femme. Oh! je t'ai bien observée, n'est-ce pas te dire, ma minette, que je t'ai admirée? Oui, tes enfants seront heureux et bien élevés, ils seront baignés dans les effusions de ta tendresse, caressés par les lueurs de ton âme.

Dis la vérité sur mon départ à ton Louis, mais colore-la d'honnêtes prétextes aux yeux de ton beau-père qui semble être votre intendant, et surtout aux yeux de ta famille, une vraie famille Harlowe, plus l'esprit provençal.Felipe ne sait pas encore pourquoi je suis partie, il ne le saura jamais.S'il le demande, je verrai à lui trouver un prétexte quelconque.Je lui dirai probablement que tu as été jalouse de moi.Fais-moi crédit de ce petit mensonge officieux.Adieu, je t'écris à la hâte afin que tu aies cette lettre à l'heure de ton déjeuner, et le postillon, qui s'est chargé de te la faire tenir, est là qui boit en l'attendant.Baise bien mon cher petit filleul pour moi.Viens à Chantepleurs au mois d'octobre, j'y serai seule pendant tout le temps que Macumer ira passer en Sardaigne, où il veut faire de grands changements dans ses domaines.Du moins tel est le projet du moment, et c'est sa fatuité à lui d'avoir un projet, il se croit indépendant; aussi est-il toujours inquiet en me le communiquant.Adieu!


XXXVI

DE LA VICOMTESSE DE L'ESTORADE A LA BARONNE DE MACUMER.

Ma chère, notre étonnement à tous a été inexprimable quand, au déjeuner, on nous a dit que vous étiez partis, et surtout quand le postillon qui vous avait emmenés à Marseille m'a remis ta folle lettre. Mais, méchante, il ne s'agissait que de ton bonheur dans ces conversations au pied du rocher sur le banc de Louise, et tu as eu bien tort d'en prendre ombrage. Ingrata! je te condamne à revenir ici à mon premier appel. Dans cette odieuse lettre griffonnée sur du papier d'auberge, tu ne m'as pas dit où tu t'arrêteras; je suis donc obligée de t'adresser ma réponse à Chantepleurs.

Écoute-moi, chère sœur d'élection, et sache, avant tout, que je te veux heureuse.Ton mari, ma Louise, a je ne sais quelle profondeur d'âme et de pensée qui impose autant que sa gravité naturelle et que sa contenance noble imposent; puis il y a dans sa laideur si spirituelle, dans ce regard de velours, une puissance vraiment majestueuse; il m'a donc fallu quelque temps avant d'établir cette familiarité sans laquelle il est difficile de s'observer à fond.Enfin, cet homme a été premier ministre, et il t'adore comme il adore Dieu: donc il devait dissimuler profondément; et, pour aller pêcher des secrets au fond de ce diplomate, sous les roches de son cœur, j'avais à déployer autant d'habileté que de ruse; mais j'ai fini, sans que notre homme s'en soit douté, par découvrir bien des choses desquelles ma mignonne ne se doute pas.De nous deux, je suis un peu la Raison comme tu es l'Imagination; je suis le grave Devoir comme tu es le fol Amour.Ce contraste d'esprit qui n'existait que pour nous deux, le sort s'est plu à le continuer dans nos destinées.Je suis une humble vicomtesse campagnarde excessivement ambitieuse, qui doit conduire sa famille dans une voie de prospérité; tandis que le monde sait Macumer ex-duc de Soria, et que, duchesse de droit, tu règnes sur ce Paris où il est si difficile à qui que ce soit, même aux Rois, de régner.Tu as une belle fortune que Macumer va doubler, s'il réalise ses projets d'exploitation pour ses immenses domaines de Sardaigne, dont les ressources sont bien connues à Marseille.Avoue que si l'une de nous deux devait être jalouse, ce serait moi?Mais rendons grâces à Dieu de ce que nous ayons chacune le cœur assez haut placé pour que notre amitié soit au-dessus des petitesses vulgaires.Je te connais: tu as honte de m'avoir quittée.Malgré ta fuite, je ne te ferai pas grâce d'une seule des paroles que j'allais te dire aujourd'hui sous le rocher.Lis-moi donc avec attention, je t'en supplie, car il s'agit encore plus de toi que de Macumer, quoiqu'il soit pour beaucoup dans ma morale.

D'abord, ma mignonne, tu ne l'aimes pas. Avant deux ans, tu te fatigueras de cette adoration. Tu ne verras jamais en Felipe un mari, mais un amant de qui tu te joueras sans nul souci, comme font d'un amant toutes les femmes. Non, il ne t'impose pas, tu n'as pas pour lui ce profond respect, cette tendresse pleine de crainte qu'une véritable amante a pour celui en qui elle voit un Dieu. Oh! j'ai bien étudié l'amour, mon ange, et j'ai jeté plus d'une fois la sonde dans les gouffres de mon cœur. Après t'avoir bien examinée, je puis te le dire: Tu n'aimes pas. Oui, chère reine de Paris, de même que les reines, tu désireras être traitée en grisette, tu souhaiteras être dominée, entraînée par un homme fort qui, au lieu de t'adorer, saura te meurtrir le bras en te le saisissant au milieu d'une scène de jalousie. Macumer t'aime trop pour pouvoir jamais soit te réprimander, soit te résister. Un seul de tes regards, une seule de tes paroles d'enjôleuse fait fondre le plus fort de ses vouloirs. Tôt ou tard, tu le mépriseras de ce qu'il t'aime trop. Hélas! il te gâte, comme je te gâtais quand nous étions au couvent, car tu es une des plus séduisantes femmes et un des esprits les plus enchanteurs qu'on puisse imaginer. Tu es vraie surtout, et souvent le monde exige, pour notre propre bonheur, des mensonges auxquels tu ne descendras jamais. Ainsi, le monde demande qu'une femme ne laisse point voir l'empire qu'elle exerce sur son mari. Socialement parlant, un mari ne doit pas plus paraître l'amant de sa femme quand il l'aime en amant, qu'une épouse ne doit jouer le rôle d'une maîtresse. Or, vous manquez tous deux à cette loi. Mon enfant, d'abord ce que le monde pardonne le moins en le jugeant d'après ce que tu m'en as dit, c'est le bonheur, on doit le lui cacher; mais ceci n'est rien. Il existe entre amants une égalité qui ne peut jamais, selon moi, apparaître entre une femme et son mari, sous peine d'un renversement social et sans des malheurs irréparables. Un homme nul est quelque chose d'effroyable; mais il y a quelque chose de pire, c'est un homme annulé. Dans un temps donné tu auras réduit Macumer à n'être que l'ombre d'un homme: il n'aura plus sa volonté, il ne sera plus lui-même, mais une chose façonnée à ton usage; tu te le seras si bien assimilé, qu'au lieu d'être deux, il n'y aura plus qu'une personne dans votre ménage, et cet être-là sera nécessairement incomplet; tu en souffriras, et le mal sera sans remède quand tu daigneras ouvrir les yeux. Nous aurons beau faire, notre sexe ne sera jamais doué des qualités qui distinguent l'homme; et ces qualités sont plus que nécessaires, elles sont indispensables à la Famille. En ce moment, malgré son aveuglement, Macumer entrevoit cet avenir, il se sent diminué par son amour. Son voyage en Sardaigne me prouve qu'il va tenter de se retrouver lui-même par cette séparation momentanée. Tu n'hésites pas à exercer le pouvoir que te remet l'amour. Ton autorité s'aperçoit dans un geste, dans le regard, dans l'accent. Oh! chère, tu es, comme te le disait ta mère, une folle courtisane. Certes, il t'est prouvé, je crois, que je suis de beaucoup supérieure à Louis; mais m'as-tu vue jamais le contredisant? Ne suis-je pas en public une femme qui le respecte comme le pouvoir de la famille? Hypocrisie! diras-tu. D'abord, les conseils que je crois utile de lui donner, mes avis, mes idées, je ne les lui soumets jamais que dans l'ombre et le silence de la chambre à coucher; mais je puis te jurer, mon ange, qu'alors même je n'affecte envers lui aucune supériorité. Si je ne restais pas secrètement comme ostensiblement sa femme, il ne croirait pas en lui. Ma chère, la perfection de la bienfaisance consiste à s'effacer si bien que l'obligé ne se croie pas inférieur à celui qui l'oblige; et ce dévouement caché comporte des douceurs infinies. Aussi ma gloire a-t-elle été de te tromper toi-même, et tu m'as fait des compliments de Louis. La prospérité, le bonheur, l'espoir, lui ont d'ailleurs fait regagner depuis deux ans tout ce que le malheur, les misères, l'abandon, le doute lui avaient fait perdre. En ce moment donc, d'après mes observations, je trouve que tu aimes Felipe pour toi, et non pour lui-même. Il y a du vrai dans ce que t'a dit ton père: ton égoïsme de grande dame est seulement déguisé sous les fleurs du printemps de ton amour. Ah! mon enfant, il faut te bien aimer pour te dire de si cruelles vérités. Laisse-moi te raconter, sous la condition de ne jamais souffler de ceci le moindre mot au baron, la fin d'un de nos entretiens. Nous avions chanté tes louanges sur tous les tons, car il a bien vu que je t'aimais comme une sœur que l'on aime; et après l'avoir amené, sans qu'il y prît garde, à des confidences:—Louise, lui ai-je dit, n'a pas encore lutté avec la vie, elle est traitée en enfant gâté par le sort, et peut-être serait-elle malheureuse si vous ne saviez pas être un père pour elle comme vous êtes un amant. —Et le puis-je! a-t-il dit. Il s'est arrêté tout court, comme un homme qui voit le précipice où il va rouler. Cette exclamation m'a suffi. Si tu n'étais pas partie, il m'en aurait dit davantage quelques jours après.

Mon ange, quand cet homme sera sans forces, quand il aura trouvé la satiété dans le plaisir, quand il se sentira, je ne dis pas avili, mais sans sa dignité devant toi, les reproches que lui fera sa conscience lui donneront une sorte de remords, blessant pour toi par cela même que tu te sentiras coupable. Enfin tu finiras par mépriser celui que tu ne te seras pas habituée à respecter. Songes-y. Le mépris chez la femme est la première forme que prend sa haine. Comme tu es noble de cœur, tu te souviendras toujours des sacrifices que Felipe t'aura faits; mais il n'aura plus à t'en faire après s'être en quelque sorte servi lui-même dans ce premier festin, et malheur à l'homme comme à la femme qui ne laissent rien à souhaiter! Tout est dit. A notre honte ou à notre gloire, je ne saurais décider ce point délicat, nous ne sommes exigeantes que pour l'homme qui nous aime!

O Louise, change, il en est temps encore.Tu peux, en te conduisant avec Macumer comme je me conduis avec l'Estorade, faire surgir le lion caché dans cet homme vraiment supérieur.On dirait que tu veux te venger de sa supériorité.Ne seras-tu donc pas fière d'exercer ton pouvoir autrement qu'à ton profit, de faire un homme de génie d'un homme grand, comme je fais un homme supérieur d'un homme ordinaire?

Tu serais restée à la campagne, je t'aurais toujours écrit cette lettre; j'eusse craint ta pétulance et ton esprit dans une conversation, tandis que je sais que tu réfléchiras à ton avenir en me lisant.Chère âme, tu as tout pour être heureuse, ne gâte pas ton bonheur, et retourne dès le mois de novembre à Paris.Les soins et l'entraînement du monde dont je me plaignais sont des diversions nécessaires à votre existence, peut-être un peu trop intime.Une femme mariée doit avoir sa coquetterie.La mère de famille qui ne laisse pas désirer sa présence en se rendant rare au sein du ménage risque d'y faire connaître la satiété.Si j'ai plusieurs enfants, ce que je souhaite pour mon bonheur, je te jure que dès qu'ils arriveront à un certain âge je me réserverai des heures pendant lesquelles je serai seule; car il faut se faire demander par tout le monde, même par ses enfants.Adieu, chère jalouse?Sais-tu qu'une femme vulgaire serait flattée de t'avoir causé ce mouvement de jalousie?Hélas!je ne puis que m'en affliger, car il n'y a en moi qu'une mère et une sincère amie.Mille tendresses.Enfin fais tout ce que tu voudras pour excuser ton départ: si tu n'es pas sûre de Felipe, je suis sûre de Louis.


XXXVII

DE LA BARONNE DE MACUMER A LA VICOMTESSE DE L'ESTORADE.

Gênes.

Ma chère belle, j'ai eu la fantaisie de voir un peu l'Italie, et suis ravie d'y avoir entraîné Macumer, dont les projets, relativement à la Sardaigne, sont ajournés.

Ce pays m'enchante et me ravit.Ici les églises, et surtout les chapelles, ont un air amoureux et coquet qui doit donner à une protestante envie de se faire catholique.On a fêté Macumer, et l'on s'est applaudi d'avoir acquis un sujet pareil.Si je la désirais, Felipe aurait l'ambassade de Sardaigne à Paris; car la cour est charmante pour moi.Si tu m'écris, adresse tes lettres à Florence.Je n'ai pas trop le temps de t'écrire en détail, je te raconterai mon voyage à ton premier séjour à Paris.Nous ne resterons ici qu'une semaine.De là nous irons à Florence par Livourne, nous séjournerons un mois en Toscane et un mois à Naples afin d'être à Rome en novembre.Nous reviendrons par Venise, où nous demeurerons la première quinzaine de décembre; puis nous arriverons par Milan et par Turin à Paris pour le mois de janvier.Nous voyageons en amants: la nouveauté des lieux renouvelle nos chères noces.Macumer ne connaissait point l'Italie, et nous avons débuté par ce magnifique chemin de la Corniche qui semble construit par les fées.Adieu, chérie.Ne m'en veux pas si je ne t'écris point; il m'est impossible de trouver un moment à moi en voyage; je n'ai que le temps de voir, de sentir et de savourer mes impressions.Mais, pour t'en parler, j'attendrai qu'elles aient pris les teintes du souvenir.


XXXVIII

DE LA VICOMTESSE DE L'ESTORADE A LA BARONNE DE MACUMER.

Septembre.

Ma chère, il y a pour toi à Chantepleurs une assez longue réponse à la lettre que tu m'as écrite de Marseille.Ce voyage fait en amants est si loin de diminuer les craintes que je t'y exprimais, que je te prie d'écrire en Nivernais pour qu'on t'envoie ma lettre.

Le ministère a résolu, dit-on, de dissoudre la chambre.Si c'est un malheur pour la couronne, qui devait employer la dernière session de cette législature dévouée à faire rendre des lois nécessaires à la consolidation du pouvoir, c'en est un pour nous aussi: Louis n'aura quarante ans qu'à la fin de 1827.Heureusement mon père, qui consent à se faire nommer député, donnera sa démission en temps utile.

Ton filleul a fait ses premiers pas sans sa marraine; il est d'ailleurs admirable et commence à me faire de ces petits gestes gracieux qui me disent que ce n'est plus seulement un organe qui tette, une vie brutale, mais une âme: ses sourires sont pleins de pensées.Je suis si favorisée dans mon métier de nourrice que je sèvrerai notre Armand en décembre.Un an de lait suffit.Les enfants qui tettent trop deviennent des sots.Je suis pour les dictons populaires.Tu dois avoir un succès fou en Italie, ma belle blonde.Mille tendresses.


XXXIX

DE LA BARONNE DE MACUMER A LA VICOMTESSE DE L'ESTORADE.

Rome, décembre.

J'ai ton infâme lettre, que, sur ma demande, mon régisseur m'a envoyée de Chantepleurs ici. Oh! Renée... Mais je t'épargne tout ce que mon indignation pourrait me suggérer. Je vais seulement te raconter les effets produits par ta lettre. Au retour de la fête charmante que nous a donnée l'ambassadeur et où j'ai brillé de tout mon éclat, d'où Macumer est revenu dans un enivrement de moi que je ne saurais peindre, je lui ai lu ton horrible réponse, et je la lui ai lue en pleurant, au risque de lui paraître laide. Mon cher Abencerrage est tombé à mes pieds en te traitant de radoteuse: il m'a emmenée au balcon du palais où nous sommes, et d'où nous voyons une partie de Rome: là, son langage a été digne de la scène qui s'offrait à nos yeux; car il faisait un superbe clair de lune. Comme nous savons déjà l'italien, son amour, exprimé dans cette langue si molle et si favorable à la passion, m'a paru sublime. Il m'a dit que, quand même tu serais prophète, il préférait une nuit heureuse ou l'une de nos délicieuses matinées à toute une vie. A ce compte, il avait déjà vécu mille ans. Il voulait que je restasse sa maîtresse, et ne souhaitait pas d'autre titre que celui de mon amant. Il est si fier et si heureux de se voir chaque jour le préféré que, si Dieu lui apparaissait et lui donnait à opter entre vivre encore trente ans selon ta doctrine et avoir cinq enfants, ou n'avoir plus que cinq ans de vie en continuant nos chères amours fleuries, son choix serait fait: il aimerait mieux être aimé comme je l'aime et mourir. Ces protestations dites à mon oreille, ma tête sur son épaule, son bras autour de ma taille, ont été troublées en ce moment par les cris de quelque chauve-souris qu'un chat-huant avait surprise. Ce cri de mort m'a fait une si cruelle impression que Felipe m'a emportée à demi évanouie sur mon lit. Mais rassure-toi! quoique cet horoscope ait retenti dans mon âme, ce matin je vais bien. En me levant je me suis mise à genoux devant Felipe, et, les yeux sous les siens, ses mains prises dans les miennes, je lui ai dit:—Mon ange, je suis un enfant, et Renée pourrait avoir raison: c'est peut-être seulement l'amour que j'aime en toi; mais du moins sache qu'il n'y a pas d'autre sentiment dans mon cœur, et que je t'aime alors à ma manière. Enfin si dans mes façons, dans les moindres choses de ma vie et de mon âme, il y avait quoi que ce soit de contraire à ce que tu voulais ou espérais de moi, dis-le! fais-le-moi connaître! j'aurai du plaisir à t'écouter et à ne me conduire que par la lueur de tes yeux. Renée m'effraie, elle m'aime tant!

Macumer n'a pas eu de voix pour me répondre, il fondait en larmes. Maintenant, je te remercie, ma Renée; je ne savais pas combien je suis aimée de mon beau, de mon royal Macumer. Rome est la ville où l'on aime. Quand on a une passion, c'est là qu'il faut aller en jouir: on a les arts et Dieu pour complices. Nous trouverons, à Venise, le duc et la duchesse de Soria. Si tu m'écris, écris-moi maintenant à Paris, car nous quittons Rome dans trois jours. La fête de l'ambassadeur était un adieu.

P.S.Chère imbécile, ta lettre montre bien que tu ne connais l'amour qu'en idée.Sache donc que l'amour est un principe dont tous les effets sont si dissemblables qu'aucune théorie ne saurait les embrasser ni les régenter.Ceci est pour mon petit docteur en corset.


XL

DE LA COMTESSE DE L'ESTORADE A LA BARONNE DE MACUMER.

Janvier 1827.

Mon père est nommé, mon beau-père est mort, et je suis encore sur le point d'accoucher; tels sont les événements marquants de la fin de cette année.Je te les dis sur-le-champ, pour que l'impression que te fera mon cachet noir se dissipe aussitôt.

Ma mignonne, ta lettre de Rome m'a fait frémir.Vous êtes deux enfants.Felipe est, ou un diplomate qui a dissimulé, ou un homme qui t'aime comme il aimerait une courtisane à laquelle il abandonnerait sa fortune, tout en sachant qu'elle le trahit.En voilà bien assez.Vous me prenez pour une radoteuse, je me tairai.Mais laisse-moi te dire qu'en étudiant nos deux destinées j'en tire un cruel principe: Voulez-vous être aimée?n'aimez pas.

Louis, ma chère, a obtenu la croix de la Légion-d'Honneur quand il a été nommé membre du conseil général. Or, comme voici bientôt trois ans qu'il est du conseil, et que mon père, que tu verras sans doute à Paris pendant la session, a demandé pour son gendre le grade d'officier, fais-moi le plaisir d'entreprendre le mamamouchi quelconque que cette nomination regarde, et de veiller à cette petite chose. Surtout, ne te mêle pas des affaires de mon très-honoré père, le comte de Maucombe, qui veut obtenir le titre de marquis; réserve tes faveurs pour moi. Quand Louis sera député, c'est-à-dire l'hiver prochain, nous viendrons à Paris, et nous y remuerons alors ciel et terre pour le placer à quelque direction générale, afin que nous puissions économiser tous nos revenus en vivant des appointements d'une place. Mon père siége entre le centre et la droite, il ne demande qu'un titre; notre famille était déjà célèbre sous le roi René, le roi Charles X ne refusera pas un Maucombe; mais j'ai peur qu'il ne prenne à mon père fantaisie de postuler quelque faveur pour mon frère cadet; et en lui tenant la dragée du marquisat un peu haut, il ne pourra penser qu'à lui-même.

15 janvier.

Ah!Louise, je sors de l'enfer!Si j'ai le courage de te parler de mes souffrances, c'est que tu me sembles une autre moi-même.Encore ne sais-je pas si je laisserai jamais ma pensée revenir sur ces cinq fatales journées!Le seul mot de convulsion me cause un frisson dans l'âme même.Ce n'est pas cinq jours qui viennent de se passer, mais cinq siècles de douleurs.Tant qu'une mère n'a pas souffert ce martyre, elle ignorera ce que veut dire le mot souffrance.Je t'ai trouvée heureuse de ne pas avoir d'enfants, ainsi juge de ma déraison!

La veille du jour terrible, le temps, qui avait été lourd et presque chaud, me parut avoir incommodé mon petit Armand. Lui, si doux et si caressant, il était grimaud; il criait à propos de tout, il voulait jouer et brisait ses joujoux. Peut-être toutes les maladies s'annoncent-elles chez les enfants par des changements d'humeur. Attentive à cette singulière méchanceté, j'observais chez Armand des rougeurs et des pâleurs que j'attribuais à la pousse de quatre grosses dents qui percent à la fois. Aussi l'ai-je couché près de moi, m'éveillant de moment en moment. Pendant la nuit, il eut un peu de fièvre qui ne m'inquiétait point; je l'attribuais toujours aux dents. Vers le matin il dit: Maman! en demandant à boire par un geste, mais avec un éclat dans la voix, avec un mouvement convulsif dans le geste qui me glacèrent le sang. Je sautai hors du lit pour aller lui préparer de l'eau sucrée. Juge de mon effroi quand en lui présentant la tasse je ne lui vis faire aucun mouvement; il répétait seulement: Maman, de cette voix qui n'était plus sa voix, qui n'était même plus une voix. Je lui pris la main, mais elle n'obéissait plus, elle se roidissait. Je lui mis alors la tasse aux lèvres; le pauvre petit but d'une manière effrayante, par trois ou quatre gorgées convulsives, et l'eau fit un bruit singulier dans son gosier. Enfin il s'accrocha désespérément à moi, et j'aperçus ses yeux, tirés par une force intérieure, devenir blancs, ses membres perdre leur souplesse. Je jetai des cris affreux. Louis vint. —Un médecin! un médecin! il meurt! lui criai-je. Louis disparut, et mon pauvre Armand dit encore:—Maman! maman! en se cramponnant à moi. Ce fut le dernier moment où il sut qu'il avait une mère. Les jolis vaisseaux de son front se sont injectés, et la convulsion a commencé. Une heure avant l'arrivée des médecins, je tenais cet enfant si vivace, si blanc et rose, cette fleur qui faisait mon orgueil et ma joie, roide comme un morceau de bois, et quels yeux! je frémis en me les rappelant. Noir, crispé, rabougri, muet, mon gentil Armand était une momie. Un médecin, deux médecins amenés de Marseille par Louis, restaient là plantés sur leurs jambes comme des oiseaux de mauvais augure, ils me faisaient frissonner. L'un parlait de fièvre cérébrale, l'autre voyait des convulsions comme en ont les enfants. Le médecin de notre canton me paraissait être le plus sage parce qu'il ne prescrivait rien. —Ce sont les dents, disait le second. C'est une fièvre, disait le premier. Enfin, on convint de mettre des sangsues au cou, et de la glace sur la tête. Je me sentais mourir. Être là, voir un cadavre bleu ou noir, pas un cri, pas un mouvement, au lieu d'une créature si bruyante et si vive! Il y eut un moment où ma tête s'est égarée, et où j'ai eu comme un rire nerveux en voyant ce joli cou, que j'avais tant baisé, mordu par des sangsues, et cette charmante tête sous une calotte de glace. Ma chère, il a fallu lui couper cette jolie chevelure que nous admirions tant, et que tu avais caressée, pour pouvoir mettre la glace. De dix en dix minutes, comme dans mes douleurs d'accouchement, la convulsion revenait, et le pauvre petit se tordait, tantôt pâle, tantôt violet. En se rencontrant, ses membres si flexibles rendaient un son comme si c'eût été du bois. Cette créature insensible m'avait souri, m'avait parlé, m'appelait naguère encore maman! A ces idées, des masses de douleurs me traversaient l'âme, en l'agitant comme des ouragans agitent la mer, et je sentais tous les liens par lesquels un enfant tient à notre cœur ébranlés. Ma mère, qui peut-être m'aurait aidée, conseillée ou consolée, est à Paris. Les mères en savent plus sur les convulsions que les médecins, je crois. Après quatre jours et quatre nuits passés dans des alternatives et des craintes qui m'ont presque tuée, les médecins furent tous d'avis d'appliquer une affreuse pommade pour faire des plaies! Oh! des plaies à mon Armand qui jouait cinq jours auparavant, qui souriait, qui s'essayait à dire marraine!Je m'y suis refusée en voulant me confier à la nature.Louis me grondait, il croyait aux médecins.Un homme est toujours homme.Mais il y a dans ces terribles maladies des instants où elles prennent la forme de la mort; et pendant un de ces instants, ce remède, que j'abominais, me parut être le salut d'Armand.Ma Louise, la peau était si sèche, si rude, si aride, que l'onguent ne prit pas.Je me mis alors à fondre en larmes pendant si longtemps au-dessus du lit, que le chevet en fut mouillé.Les médecins dînaient, eux!Me voyant seule, j'ai débarrassé mon enfant de tous les topiques de la médecine, je l'ai pris, quasi folle, entre mes bras, je l'ai serré contre ma poitrine, j'ai appuyé mon front à son front en priant Dieu de lui donner ma vie, tout en essayant de la lui communiquer.Je l'ai tenu pendant quelques instants ainsi, voulant mourir avec lui pour n'en être séparée ni dans la vie ni dans la mort.Ma chère, j'ai senti les membres fléchir; la convulsion a cédé, mon enfant a remué, les sinistres et horribles couleurs ont disparu!J'ai crié comme quand il était tombé malade, les médecins ont monté, je leur ai fait voir Armand.

—Il est sauvé!s'est écrié le plus âgé des médecins.

Oh! quelle parole! quelle musique! les cieux s'ouvraient. En effet, deux heures après, Armand renaissait; mais j'étais anéantie, il a fallu, pour m'empêcher de faire quelque maladie, le baume de la joie. O mon Dieu! par quelles douleurs attachez-vous l'enfant à sa mère? quels clous vous nous enfoncez au cœur pour qu'il y tienne! N'étais-je donc pas assez mère encore, moi que les bégaiements et les premiers pas de cet enfant ont fait pleurer de joie! moi qui l'étudie pendant des heures entières pour bien accomplir mes devoirs et m'instruire au doux métier de mère! Était-il besoin de causer ces terreurs, d'offrir ces épouvantables images à celle qui fait de son enfant une idole? Au moment où je t'écris, notre Armand joue, il crie, il rit. Je cherche alors les causes de cette horrible maladie des enfants, en songeant que je suis grosse. Est-ce la pousse des dents? est-ce un travail particulier qui se fait dans le cerveau? Les enfants qui subissent des convulsions ont-ils une imperfection dans le système nerveux? Toutes ces idées m'inquiètent autant pour le présent que pour l'avenir. Notre médecin de campagne tient pour une excitation nerveuse causée par les dents. Je donnerais toutes les miennes pour que celles de notre petit Armand fussent faites. Quand je vois une de ces perles blanches poindre au milieu de sa gencive enflammée, il me prend maintenant des sueurs froides. L'héroïsme avec lequel ce cher ange souffre m'indique qu'il aura tout mon caractère; il me jette des regards à fendre le cœur. La médecine ne sait pas grand'chose sur les causes de cette espèce de tétanos qui finit aussi rapidement qu'il commence, qu'on ne peut ni prévenir ni guérir. Je te le répète, une seule chose est certaine: voir son enfant en convulsion, voilà l'enfer pour une mère. Avec quelle rage je l'embrasse! Oh! comme je le tiens longtemps sur mon bras en le promenant! Avoir eu cette douleur quand je dois accoucher de nouveau dans six semaines, c'était une horrible aggravation du martyre, j'avais peur pour l'autre! Adieu, ma chère et bien-aimée Louise, ne désire pas d'enfants, voilà mon dernier mot.


XLI

DE LA BARONNE DE MACUMER A LA VICOMTESSE DE L'ESTORADE.

Paris.

Pauvre ange, Macumer et moi nous t'avons pardonné tes mauvaisetés en apprenant combien tu as été tourmentée. J'ai frissonné, j'ai souffert en lisant les détails de cette double torture, et me voilà moins chagrine de ne pas être mère. Je m'empresse de t'annoncer la nomination de Louis, qui peut porter la rosette d'officier. Tu désirais une petite fille; probablement tu en auras une, heureuse Renée! Le mariage de mon frère et de mademoiselle de Mortsauf a été célébré à notre retour. Notre charmant roi, qui vraiment est d'une bonté admirable, a donné à mon frère la survivance de la charge de premier gentilhomme de la chambre dont est revêtu son beau-père.

—La charge doit aller avec les titres, a-t-il dit au duc de Lenoncourt-Givry.

Mon père avait cent fois raison. Sans ma fortune, rien de tout cela n'aurait eu lieu. Mon père et ma mère sont venus de Madrid pour ce mariage, et y retournent après la fête que je donne demain aux nouveaux mariés. Le carnaval sera très brillant. Le duc et la duchesse de Soria sont à Paris; leur présence m'inquiète un peu. Marie Hérédia est certes une des plus belles femmes de l'Europe, je n'aime pas la manière dont Felipe la regarde. Aussi redoublé-je d'amour et de tendresse. «Elle ne t'aurait jamais aimée ainsi! » est une parole que je me garde bien de dire, mais qui est écrite dans tous mes regards, dans tous mes mouvements. Dieu sait si je suis élégante et coquette. Hier, madame de Maufrigneuse me disait:—Chère enfant, il faut vous rendre les armes. Enfin, j'amuse tant Felipe, qu'il doit trouver sa belle-sœur bête comme une vache espagnole. J'ai d'autant moins de regret de ne pas faire un petit Abencerrage, que la duchesse accouchera sans doute à Paris, elle va devenir laide; si elle a un garçon, il se nommera Felipe en l'honneur du banni. Un malicieux hasard fera que je serai encore marraine. Adieu, chère. J'irai de bonne heure cette année à Chantepleurs, car notre voyage a coûté des sommes exorbitantes; je partirai vers la fin de mars, afin d'aller vivre avec économie en Nivernais. Paris m'ennuie d'ailleurs. Felipe soupire autant que moi après la belle solitude de notre parc, nos fraîches prairies et notre Loire pailletée par ses sables, à laquelle aucune rivière ne ressemble. Chantepleurs me paraîtra délicieux après les pompes et les vanités de l'Italie; car, après tout, la magnificence est ennuyeuse, et le regard d'un amant est plus beau qu'un capo d'opéra, qu'un bel quadro! Nous t'y attendrons, je ne serai plus jalouse de toi. Tu pourras sonder à ton aise le cœur de mon Macumer, y pêcher des interjections, en ramener des scrupules, je te le livre avec une superbe confiance. Depuis la scène de Rome, Felipe m'aime davantage; il m'a dit hier (il regarde par-dessus mon épaule) que sa belle-sœur, la Marie de sa jeunesse, sa vieille fiancée, la princesse Hérédia, son premier rêve, était stupide. Oh! chère, je suis pire qu'une fille d'Opéra, cette injure m'a causé du plaisir. J'ai fait remarquer à Felipe qu'elle ne parlait pas correctement le français; elle prononce esemple, sain pour cinq, cheu pour je; enfin, elle est belle, mais elle n'a pas de grâce, elle n'a pas la moindre vivacité dans l'esprit. Quand on lui adresse un compliment, elle vous regarde comme une femme qui ne serait pas habituée à en recevoir. Du caractère dont il est, il aurait quitté Marie après deux mois de mariage. Le duc de Soria, Don Fernand, est très bien assorti avec elle; il a de la générosité, mais c'est un enfant gâté, cela se voit. Je pourrais être méchante et te faire rire; mais je m'en tiens au vrai. Mille tendresses, mon ange.


XLII

RENÉE A LOUISE.

Ma petite fille a deux mois; ma mère a été la marraine, et un vieux grand-oncle de Louis, le parrain de cette petite, qui se nomme Jeanne-Athénaïs.

Dès que je le pourrai, je partirai pour vous aller voir à Chantepleurs, puisqu'une nourrice ne vous effraie pas. Ton filleul dit ton nom; il le prononce Matoumer! car il ne peut pas dire les c autrement; tu en raffoleras; il a toutes ses dents; il mange maintenant de la viande comme un grand garçon, il court et trotte comme un rat; mais je l'enveloppe toujours de regards inquiets, et je suis au désespoir de ne pouvoir le garder près de moi pendant mes couches, qui exigent plus de quarante jours de chambre, à cause de quelques précautions ordonnées par les médecins. Hélas! mon enfant, on ne prend pas l'habitude d'accoucher! Les mêmes douleurs et les mêmes appréhensions reviennent. Cependant (ne montre pas ma lettre à Felipe) je suis pour quelque chose dans la façon de cette petite fille, qui fera peut-être tort à ton Armand.

Mon père a trouvé Felipe maigri, et ma chère mignonne un peu maigrie aussi.Cependant le duc et la duchesse de Soria sont partis; il n'y a plus le moindre sujet de jalousie!Me cacherais-tu quelque chagrin?Ta lettre n'était ni aussi longue ni aussi affectueusement pensée que les autres.Est-ce seulement un caprice de ma chère capricieuse?

En voici trop, ma garde me gronde de t'avoir écrit, et mademoiselle Athénaïs de l'Estorade veut dîner.Adieu donc, écris-moi de bonnes longues lettres.


XLIII

MADAME DE MACUMER A LA COMTESSE DE L'ESTORADE.

Pour la première fois de ma vie, ma chère Renée, j'ai pleuré seule sous un saule, sur un banc de bois, au bord de mon long étang de Chantepleurs, une délicieuse vue que tu vas venir embellir, car il n'y manque que de joyeux enfants. Ta fécondité m'a fait faire un retour sur moi-même, qui n'ai point d'enfants après bientôt trois ans de mariage. Oh! pensais-je, quand je devrais souffrir cent fois plus que Renée n'a souffert en accouchant de mon filleul, quand je devrais voir mon enfant en convulsions, faites, mon Dieu, que j'aie une angélique créature comme cette petite Athénaïs que je vois d'ici aussi belle que le jour, car tu ne m'en as rien dit! J'ai reconnu là ma Renée. Il semble que tu devines mes souffrances. Chaque fois que mes espérances sont déçues, je suis pendant plusieurs jours la proie d'un chagrin noir. Je faisais alors de sombres élégies. Quand broderai-je de petits bonnets? quand choisirai-je la toile d'une layette? quand coudrai-je de jolies dentelles pour envelopper une petite tête! Ne dois-je donc jamais entendre une de ces charmantes créatures m'appeler maman, me tirer par ma robe, me tyranniser? Ne verrai-je donc pas sur le sable les traces d'une petite voiture? Ne ramasserai-je pas des joujoux cassés dans ma cour? N'irai-je pas, comme tant de mères que j'ai vues, chez les bimbelotiers acheter des sabres, des poupées, de petits ménages? Ne verrai-je point se développer cette vie et cet ange qui sera un autre Felipe plus aimé? Je voudrais un fils pour savoir comment on peut aimer son amant plus qu'il ne l'est dans un autre lui-même. Mon parc, le château me semblent déserts et froids. Une femme sans enfants est une monstruosité; nous ne sommes faites que pour être mères. Oh! docteur en corset que tu es, tu as bien vu la vie. La stérilité d'ailleurs est horrible en toute chose. Ma vie ressemble un peu trop aux bergeries de Gessner et de Florian, desquelles Rivarol disait qu'on y désirait des loups. Je veux être dévouée aussi, moi! Je sens en moi des forces que Felipe néglige; et, si je ne suis pas mère, il faudra que je me passe la fantaisie de quelque malheur. Voilà ce que je viens de dire à mon restant de Maure, à qui ces mots ont fait venir des larmes aux yeux. Il en a été quitte pour être appelé une sublime bête. On ne peut pas le plaisanter sur son amour.

Par moments il me prend envie de faire des neuvaines, d'aller demander la fécondité à certaines madones ou à certaines eaux.L'hiver prochain je consulterai des médecins.Je suis trop furieuse contre moi-même pour t'en dire davantage.Adieu.


XLIV

DE LA MÊME A LA MÊME.

Paris, 1829.

Comment, ma chère, un an sans lettre?... Je suis un peu piquée. Crois-tu que ton Louis, qui m'est venu voir presque tous les deux jours, te remplace? Il ne me suffit pas de savoir que tu n'es pas malade et que vos affaires vont bien, je veux tes sentiments et tes idées comme je te livre les miennes, au risque d'être grondée, ou blâmée, ou méconnue, car je t'aime. Ton silence et ta retraite à la campagne, quand tu pourrais jouir ici des triomphes parlementaires du comte de l'Estorade, dont la parlotterie et le dévouement lui ont acquis une influence, et qui sera sans doute placé très-haut après la session, me donnent de graves inquiétudes. Passes-tu donc ta vie à lui écrire des instructions? Numa n'était pas si loin de son Égérie. Pourquoi n'as-tu pas saisi l'occasion de voir Paris? Je jouirais de toi depuis quatre mois. Louis m'a dit hier que tu viendrais le chercher et faire tes troisièmes couches à Paris, affreuse mère Gigogne que tu es! Après bien des questions, et des hélas, et des plaintes, Louis, quoique diplomate, a fini par me dire que son grand-oncle, le parrain d'Athénaïs, était fort mal. Or, je te suppose, en bonne mère de famille, capable de tirer parti de la gloire et des discours du député pour obtenir un legs avantageux du dernier parent maternel de ton mari. Sois tranquille, ma Renée, les Lenoncourt, les Chaulieu, le salon de madame de Macumer travaillent pour Louis. Martignac le mettra sans doute à la cour des comptes. Mais, si tu ne me dis pas pourquoi tu restes en province, je me fâche. Est-ce pour ne pas avoir l'air d'être toute la politique de la maison de l'Estorade? est-ce pour la succession de l'oncle? as-tu craint d'être moins mère à Paris? Oh! comme je voudrais savoir si c'est pour ne pas t'y faire voir, pour la première fois, dans ton état de grossesse, coquette! Adieu.


XLV

RENÉE A LOUISE.

Tu te plains de mon silence, tu oublies donc ces deux petites têtes brunes que je gouverne et qui me gouvernent?Tu as d'ailleurs trouvé quelques-unes des raisons que j'avais pour garder la maison.Outre l'état de notre précieux oncle, je n'ai pas voulu traîner à Paris un garçon d'environ quatre ans et une petite fille de trois ans bientôt quand je suis encore grosse.Je n'ai pas voulu embarrasser ta vie et ta maison d'un pareil ménage, je n'ai pas voulu paraître à mon désavantage dans le brillant monde où tu règnes, et j'ai les appartements garnis, la vie des hôtels en horreur.Le grand-oncle de Louis, en apprenant la nomination de son petit-neveu, m'a fait présent de la moitié de ses économies, deux cent mille francs, pour acheter à Paris une maison, et Louis est chargé d'en trouver une dans ton quartier.Ma mère me donne une trentaine de mille francs pour les meubles.Quand je viendrai m'établir pour la session à Paris, j'y viendrai chez moi.Enfin, je tâcherai d'être digne de ma chère sœur d'élection, soit dit sans jeu de mots.

Je te remercie d'avoir mis Louis aussi bien en cour qu'il l'est; mais malgré l'estime que font de lui messieurs de Bourmont et de Polignac, qui veulent l'avoir dans leur ministère, je ne le souhaite point si fort en vue: on est alors trop compromis.Je préfère la cour des comptes à cause de son inamovibilité.Nos affaires seront ici dans de très-bonnes mains; et, une fois que notre régisseur sera bien au fait, je viendrai seconder Louis, sois tranquille.

Quant à écrire maintenant de longues lettres, le puis-je? Celle-ci, dans laquelle je voudrais pouvoir te peindre le train ordinaire de mes journées, restera sur ma table pendant huit jours. Peut-être Armand en fera-t-il des cocotes pour ses régiments alignés sur mes tapis ou des vaisseaux pour les flottes qui voguent sur son bain. Un seul de mes jours te suffira d'ailleurs, ils se ressemblent tous et se réduisent à deux événements: les enfants souffrent ou les enfants ne souffrent pas. A la lettre, pour moi, dans cette bastide solitaire, les minutes sont des heures ou les heures sont des minutes, selon l'état des enfants. Si j'ai quelques heures délicieuses, je les rencontre pendant leur sommeil, quand je ne suis pas à bercer l'une et à conter des histoires à l'autre pour les endormir. Quand je les tiens endormis près de moi, je me dis: Je n'ai plus rien à craindre. En effet, mon ange, durant le jour, toutes les mères inventent des dangers. Dès que les enfants ne sont plus sous leurs yeux, ce sont des rasoirs volés avec lesquels Armand a voulu jouer, le feu qui prend à sa jaquette, un orvet qui peut le mordre, une chute en courant qui peut faire un dépôt à la tête, ou les bassins où il peut se noyer. Comme tu le vois, la maternité comporte une suite de poésies douces ou terribles. Pas une heure qui n'ait ses joies et ses craintes. Mais le soir, dans ma chambre, arrive l'heure de ces rêves éveillés pendant laquelle j'arrange leurs destinées. Leur vie est alors éclairée par le sourire des anges que je vois à leur chevet. Quelquefois Armand m'appelle dans son sommeil, je viens à son insu baiser son front et les pieds de sa sœur en les contemplant tous deux dans leur beauté. Voilà mes fêtes! Hier notre ange gardien, je crois, m'a fait courir au milieu de la nuit, inquiète, au berceau d'Athénaïs, qui avait la tête trop bas, et j'ai trouvé notre Armand tout découvert, les pieds violets de froid.

—Oh!petite mère!m'a-t-il dit en s'éveillant et en m'embrassant.

Voilà, ma chère, une scène de nuit. Combien il est utile à une mère d'avoir ses enfants à côté d'elle! Est-ce une bonne, tant bonne soit-elle, qui peut les prendre, les rassurer et les rendormir quand quelque horrible cauchemar les a réveillés? car ils ont leurs rêves; et leur expliquer un de ces terribles rêves est une tâche d'autant plus difficile qu'un enfant écoute alors sa mère d'un œil à la fois endormi, effaré, intelligent et niais. C'est un point d'orgue entre deux sommeils. Aussi mon sommeil est-il devenu si léger que je vois mes deux petits et les entends à travers la gaze de mes paupières. Je m'éveille à un soupir, à un mouvement. Le monstre des convulsions est pour moi toujours accroupi au pied de leurs lits.

Au jour, le ramage de mes deux enfants commence avec les premiers cris des oiseaux.A travers les voiles du dernier sommeil, leurs baragouinages ressemblent aux gazouillements du matin, aux disputes des hirondelles, petits cris joyeux ou plaintifs, que j'entends moins par les oreilles que par le cœur.Pendant que Naïs essaie d'arriver à moi en opérant le passage de son berceau à mon lit en se traînant sur ses mains et faisant des pas mal assurés, Armand grimpe avec l'adresse d'un singe et m'embrasse.Ces deux petits font alors de mon lit le théâtre de leurs jeux, où la mère est à leur discrétion.La petite me tire les cheveux, veut toujours teter, et Armand défend ma poitrine comme si c'était son bien.Je ne résiste pas à certaines poses, à des rires qui partent comme des fusées et qui finissent par chasser le sommeil.On joue alors à l'ogresse, et mère ogresse mange alors de caresses cette jeune chair si blanche et si douce; elle baise à outrance ces yeux si coquets dans leur malice, ces épaules de rose, et l'on excite de petites jalousies qui sont charmantes.Il y a des jours où j'essaie de mettre mes bas à huit heures, et où je n'en ai pas encore mis un à neuf heures.

Enfin, ma chère, on se lève. Les toilettes commencent. Je passe mon peignoir: on retrousse ses manches, on prend devant soi le tablier ciré; je baigne et nettoie alors mes deux petites fleurs, assistée de Mary. Moi seule je suis juge du degré de chaleur ou de tiédeur de l'eau, car la température des eaux est pour la moitié dans les cris, dans les pleurs des enfants. Alors s'élèvent les flottes de papier, les petits canards de verre. Il faut amuser les enfants pour pouvoir bien les nettoyer. Si tu savais tout ce qu'il faut inventer de plaisirs à ces rois absolus pour pouvoir passer de douces éponges dans les moindres coins, tu serais effrayée de l'adresse et de l'esprit qu'exige le métier de mère accompli glorieusement. On supplie, on gronde, on promet, on devient d'une charlatanerie d'autant plus supérieure qu'elle doit être admirablement cachée. On ne saurait que devenir si à la finesse de l'enfant, Dieu n'avait opposé la finesse de la mère. Un enfant est un grand politique dont on se rend maître comme du grand politique... par ses passions. Heureusement ces anges rient de tout: une brosse qui tombe, une brique de savon qui glisse, voilà des éclats de joie! Enfin, si les triomphes sont chèrement achetés, il y a du moins des triomphes. Mais Dieu seul, car le père lui-même ne sait rien de cela, Dieu, toi ou les anges, vous seuls donc pourriez comprendre les regards que j'échange avec Mary quand, après avoir fini d'habiller nos deux petites créatures, nous les voyons propres au milieu des savons, des éponges, des peignes, des cuvettes, des papiers brouillards, des flanelles, des mille détails d'une véritable nursery. Je suis devenue Anglaise en ce point, je conviens que les femmes de ce pays ont le génie de la nourriture. Quoiqu'elles ne considèrent l'enfant qu'au point de vue du bien-être matériel et physique, elles ont raison dans leurs perfectionnements. Aussi mes enfants auront-ils toujours les pieds dans la flanelle et les jambes nues. Ils ne seront ni serrés ni comprimés; mais aussi jamais ne seront-ils seuls. L'asservissement de l'enfant français dans ses bandelettes est la liberté de la nourrice, voilà le grand mot. Une vraie mère n'est pas libre: voilà pourquoi je ne t'écris pas, ayant sur les bras l'administration du domaine et deux enfants à élever. La science de la mère comporte des mérites silencieux, ignorés de tous sans parade, une vertu en détail, un dévouement de toutes les heures. Il faut surveiller les soupes qui se font devant le feu. Me crois-tu femme à me dérober à un soin? Dans le moindre soin, il y a de l'affection à récolter. Oh! c'est si joli le sourire d'un enfant qui trouve son petit repas excellent. Armand a des hochements de tête qui valent toute une vie d'amour. Comment laisser à une autre femme le droit, le soin, le plaisir de souffler sur une cuillerée de soupe que Naïs trouvera trop chaude, elle que j'ai sevrée il y a sept mois, et qui se souvient toujours du sein? Quand une bonne a brûlé la langue et les lèvres d'un enfant avec quelque chose de chaud, elle dit à la mère qui accourt que c'est la faim qui le fait crier. Mais comment une mère dort-elle en paix avec l'idée que des haleines impures peuvent passer sur les cuillerées avalées par son enfant, elle à qui la nature n'a pas permis d'avoir un intermédiaire entre son sein et les lèvres de son nourrisson! Découper la côtelette de Naïs qui fait ses dernières dents et mélanger cette viande cuite à point avec des pommes de terre est une œuvre de patience, et vraiment il n'y a qu'une mère qui puisse savoir dans certains cas faire manger en entier le repas à un enfant qui s'impatiente. Ni domestiques nombreux ni bonne anglaise ne peuvent donc dispenser une mère de donner en personne sur le champ de bataille où la douceur doit lutter contre les petits chagrins de l'enfance, contre ses douleurs. Tiens, Louise, il faut soigner ces chers innocents avec son âme; il faut ne croire qu'à ses yeux, qu'au témoignage de la main pour la toilette, pour la nourriture et pour le coucher. En principe, le cri d'un enfant est une raison absolue qui donne tort à sa mère ou à sa bonne quand le cri n'a pas pour cause une souffrance voulue par la nature. Depuis que j'en ai deux et bientôt trois à soigner, je n'ai rien dans l'âme que mes enfants; et toi-même, que j'aime tant, tu n'es qu'à l'état de souvenir. Je ne suis pas toujours habillée à deux heures. Aussi ne croyais-je pas aux mères qui ont des appartements rangés et des cols, des robes, des affaires en ordre. Hier, aux premiers jours d'avril, il faisait beau, j'ai voulu les promener avant mes couches dont l'heure tinte; eh! bien, pour une mère, c'est tout un poème qu'une sortie, et l'on se le promet la veille pour le lendemain. Armand devait mettre pour la première fois une jaquette de velours noir, une nouvelle collerette que j'avais brodée, une toque écossaise aux couleurs des Stuarts et à plumes de coq; Naïs allait être en blanc et rose avec les délicieux bonnets des baby, car elle est encore un baby; elle va perdre ce joli nom quand viendra le petit qui me donne des coups de pieds et que j'appelle mon mendiant, car il sera le cadet. J'ai vu déjà mon enfant en rêve et sais que j'aurai un garçon. Bonnets, collerettes, jaquette, les petits bas, les souliers mignons, les bandelettes roses pour les jambes, la robe en mousseline brodée à dessins en soie, tout était sur mon lit. Quand ces deux oiseaux si gais, et qui s'entendent si bien, ont eu leurs chevelures brunes bouclée chez l'un, doucement amenée sur le front et bordant le bonnet blanc et rose chez l'autre; quand les souliers ont été agrafés; quand ces petits mollets nus, ces pieds si bien chaussés ont trotté dans la nursery; quand ces deux faces cleanes, comme dit Mary, en français limpide; quand ces yeux pétillants ont dit: Allons!je palpitais.Oh!voir des enfants parés par nos mains, voir cette peau si fraîche où brillent les veines bleues quand on les a baignés, étuvés, épongés soi-même, rehaussée par les vives couleurs du velours ou de la soie; mais c'est mieux qu'un poème!Avec quelle passion, satisfaite à peine, on les rappelle pour rebaiser ces cous qu'une simple collerette rend plus jolis que celui de la plus belle femme?Ces tableaux, devant lesquels les plus stupides lithographies coloriées arrêtent toutes les mères, moi je les fais tous les jours!

Une fois sortis, jouissant de mes travaux, admirant ce petit Armand qui avait l'air du fils d'un prince et qui faisait marcher le baby le long de ce petit chemin que tu connais, une voiture est venue, j'ai voulu les ranger, les deux enfants ont roulé dans une flaque de boue, et voilà mes chefs-d'œuvre perdus! il a fallu les rentrer et les habiller autrement. J'ai pris ma petite dans mes bras, sans voir que je perdais ma robe; Mary s'est emparée d'Armand et nous voilà rentrés. Quand un baby crie et qu'un enfant se mouille, tout est dit: une mère ne pense plus à elle, elle est absorbée.

Le dîner arrive, je n'ai la plupart du temps rien fait; et comment puis-je suffire à les servir tous deux, à mettre les serviettes, à relever les manches et à les faire manger?c'est un problème que je résous deux fois par jour.Au milieu de ces soins perpétuels, de ces fêtes ou de ces désastres, il n'y a d'oubliée que moi dans la maison.Il m'arrive souvent de rester en papillotes quand les enfants ont été méchants.Ma toilette dépend de leur humeur.Pour avoir un moment à moi, pour t'écrire ces six pages, il faut qu'ils découpent les images de mes romances, qu'ils fassent des châteaux avec des livres, avec des échecs ou des jetons de nacre, que Naïs dévide mes soies ou mes laines à sa manière, qui, je t'assure, est si compliquée qu'elle y met toute sa petite intelligence et ne souffle mot.

Après tout, je n'ai pas à me plaindre: mes deux enfants sont robustes, libres, et ils s'amusent à moins de frais qu'on ne pense. Ils sont heureux de tout, il leur faut plutôt une liberté surveillée que des joujoux. Quelques cailloux roses, jaunes, violets ou noirs; de petits coquillages, les merveilles du sable font leur bonheur. Posséder beaucoup de petites choses, voilà leur richesse. J'examine Armand, il parle aux fleurs, aux mouches, aux poules, il les imite; il s'entend avec les insectes qui le remplissent d'admiration. Tout ce qui est petit les intéresse. Armand commence à demander le pourquoi de toute chose, il est venu voir ce que je disais à sa marraine; il te prend d'ailleurs pour une fée, et vois comme les enfants ont toujours raison!

Hélas! mon ange, je ne voulais pas t'attrister en te racontant ces félicités. Voici pour te peindre ton filleul. L'autre jour, un pauvre nous suit, car les pauvres savent qu'aucune mère accompagnée de son enfant ne leur refuse jamais une aumône. Armand ne sait pas encore qu'on peut manquer de pain, il ignore ce qu'est l'argent; mais comme il venait de désirer une trompette que je lui avais achetée, il la tend d'un air royal au vieillard en lui disant:—Tiens, prends!

—Me permettez-vous de la garder?me dit le pauvre.

Quoi sur la terre mettre en balance avec les joies d'un pareil moment?

—C'est que, madame, moi aussi j'ai eu des enfants, me dit le vieillard en prenant ce que je lui donnais sans y faire attention.

Quand je songe qu'il faudra mettre dans un collége un enfant comme Armand, que je n'ai plus que trois ans et demi à le garder, il me prend des frissons. L'Instruction Publique fauchera les fleurs de cette enfance bénie à toute heure, dénaturalisera ces grâces et ces adorables franchises! On coupera cette chevelure frisée que j'ai tant soignée, nettoyée et baisée. Que fera-t-on de cette âme d'Armand?

Et toi, que deviens-tu?tu ne m'as rien dit de ta vie.Aimes-tu toujours Felipe?car je ne suis pas inquiète du Sarrasin.Adieu, Naïs vient de tomber, et si je voulais continuer, cette lettre ferait un volume.