Cyrano de Bergerac

Cyrano de Bergerac
Author: Edmond Rostand
Pages: 222,720 Pages
Audio Length: 3 hr 5 min
Languages: fr

Summary

Play Sample



Scène 2.II.

Les mêmes, deux enfants, qui viennent d'entrer dans la pâtisserie.


RAGUENEAU:
Vous désirez, petits ?

PREMIER ENFANT:
Trois pâtés.

RAGUENEAU (les servant):
Là, bien roux. . .
Et bien chauds.

DEUXIÈME ENFANT:
S'il vous plaît, enveloppez-les-nous ?

RAGUENEAU (saisi, à part):
Hélas !un de mes sacs !
(Aux enfants):
Que je les enveloppe ?. . .
(Il prend un sac et au moment d'y mettre les pâtés, il lit):
Tel Ulysse, le jour qu'il quitta Pénélope. . .
Pas celui-ci !. . .
(Il le met de côté et en prend un autre.Au moment d'y mettre les pâtés, il lit):
Le blond Phœbus. . .Pas celui-là !
(Même jeu.)

LISE (impatientée):
Eh bien !qu'attendez-vous ?

RAGUENEAU:
Voilà, voilà, voilà !
(Il en prend un troisième et se résigne):
Le sonnet à Philis !. . .mais c'est dur tout de même !

LISE:
C'est heureux qu'il se soit décidé !
(Haussant les épaules):
Nicodème !
(Elle monte sur une chaise et se met à ranger des plats sur une crédence.)

RAGUENEAU (profitant de ce qu'elle tourne le dos, rappelle les enfants déjà à la porte):
Pst !. . .Petits !. . .Rendez-moi le sonnet à Philis,
Au lieu de trois pâtés je vous en donne six.
(Les enfants lui rendent le sac, prennent vivement les gâteaux et sortent.Ragueneau, défripant le papier, se met à lire en déclamant):
Philis !. . .Sur ce doux nom, une tache de beurre !. . .
Philis !. . .
(CYRANO entre brusquement.)


Scène 2.III.

Ragueneau, Lise, Cyrano, puis le mousquetaire.


CYRANO:
Quelle heure est-il ?

RAGUENEAU (le saluant avec empressement):
Six heures.

CYRANO (avec émotion):
Dans une heure !
(Il va et vient dans la boutique.)

RAGUENEAU (le suivant):
Bravo !J'ai vu. . .

CYRANO:
Quoi donc !

RAGUENEAU:
Votre combat !. . .

CYRANO:
Lequel ?

RAGUENEAU:
Celui de l'hôtel de Bourgogne !

CYRANO (avec dédain):
Ah !. . .Le duel !

RAGUENEAU (admiratif):
Oui, le duel en vers !. . .

LISE:
Il en a plein la bouche !

CYRANO:
Allons !tant mieux !

RAGUENEAU (se fendant avec une broche qu'il a saisi):
A la fin de l'envoi, je touche !. . .
A la fin de l'envoi, je touche !. . .Que c'est beau !
(Avec un enthousiasme croissant):
A la fin de l'envoi. . .

CYRANO:
Quelle heure, Ragueneau ?

RAGUENEAU (restant fendu pour regarder l'horloge):
Six heures cinq !. . .. . .je touche !
(Il se relève):
. . .Oh !faire une ballade !

LISE (à Cyrano, qui en passant devant son comptoir lui a serré distraitement la main):
Qu'avez-vous à la main ?

CYRANO:
Rien.Une estafilade.

RAGUENEAU:
Courûtes-vous quelque péril ?

CYRANO:
Aucun péril.

LISE (le menaçant du doigt):
Je crois que vous mentez !

CYRANO:
Mon nez remuerait-il ?
Il faudrait que ce fût pour un mensonge énorme !
(Changeant de ton):
J'attends ici quelqu'un.Si ce n'est pas sous l'orme,
Vous nous laisserez seuls.

RAGUENEAU:
C'est que je ne peux pas;
Mes rimeurs vont venir. . .

LISE (ironique):
Pour leur premier repas.

CYRANO:
Tu les éloigneras quand je te ferai signe. . .
L'heure ?

RAGUENEAU:
Six heures dix.

CYRANO (s'asseyant nerveusement à la table de Ragueneau et prenant du papier):
Une plume ?. . .

RAGUENEAU (lui offrant celle qu'il a à son oreille):
De cygne.

UN MOUSQUETAIRE (superbement moustachu, entre et d'une voix de stentor):
Salut !
(Lise remonte vivement vers lui.)

CYRANO (se retournant):
Qu'est-ce ?

RAGUENEAU:
Un ami de ma femme.Un guerrier
Terrible,—à ce qu'il dit !. . .

CYRANO (reprenant la plume et éloignant du geste Ragueneau):
Chut !. . .
Écrire,—plier,—
(A lui-même):
Lui donner,—me sauver. . .
(Jetant la plume):
Lâche !. . .Mais que je meure,
Si j'ose lui parler, lui dire un seul mot. . .
(A Ragueneau):
L'heure ?

RAGUENEAU:
Six et quart !. . .

CYRANO (frappant sa poitrine):
—un seul mot de tous ceux que j'ai là !
Tandis qu'en écrivant. . .
(Il reprend la plume):
Eh bien !écrivons-la,
Cette lettre d'amour qu'en moi-même j'ai faite
Et refaite cent fois, de sorte qu'elle est prête,
Et que mettant mon âme à côté du papier,
Je n'ai tout simplement qu'à la recopier.
(Il écrit.—Derrière le vitrage de la porte on voit s'agiter des silhouettes maigres et hésitantes.)


Scène 2.IV.

Ragueneau, Lise, le mousquetaire, Cyrano, à la petite table, écrivant, les poètes, vêtus de noir, les bas tombants, couverts de boue.


LISE (entrant, à Ragueneau):
Les voici vos crottés !

PREMIER POÈTE (entrant, à Ragueneau):
Confrère !. . .

DEUXIÈME POÈTE (de même, lui secouant les mains):
Cher confrère !

TROISIÈME POÈTE:
Aigle des pâtissiers !
(Il renifle):
Ça sent bon dans votre aire,

QUATRIÈME POÈTE:
O Phœbus-Rôtisseur !

CINQUIÈME POÈTE:
Apollon maître-queux !. . .

RAGUENEAU (entouré, embrassé, secoué):
Comme on est tout de suite à son aise avec eux !. . .

PREMIER POÈTE:
Nous fûmes retardés par la foule attroupée
A la porte de Nesle !. . .

DEUXIÈME POÈTE:
Ouverts à coups d'épée,
Huit malandrins sanglants illustraient les pavés !

CYRANO (levant une seconde la tête):
Huit ?. . .Tiens, je croyais sept.
(Il reprend sa lettre.)

RAGUENEAU (à Cyrano):
Est-ce que vous savez
Le héros du combat ?

CYRANO (négligemment):
Moi ?. . .Non !

LISE (au mousquetaire):
Et vous ?

LE MOUSQUETAIRE (se frisant la moustache):
Peut-être !

CYRANO (écrivant, à part,—on l'entend murmurer de temps en temps):
Je vous aime. . .

PREMIER POÈTE:
Un seul homme, assurait-on, sut mettre
Toute une bande en fuite !. . .

DEUXIÈME POÈTE:
Oh !c'etait curieux !
Des piques, des bâtons jonchaient le sol !. . .

CYRANO (écrivant):
. . .vos yeux. . .

TROISIÈME POÈTE:
On trouvait des chapeaux jusqu'au quai des Orfèvres !

PREMIER POÈTE:
Sapristi !ce dut être un féroce. . .

CYRANO (même jeu):
. . .vos lèvres. . .

PREMIER POÈTE:
Un terrible géant, l'auteur de ces exploits !

CYRANO (même jeu):
. . .Et je m'évanouis de peur quand je vous vois.

DEUXIÈME POÈTE (happant un gâteau):
Qu'as-tu rimé de neuf, Ragueneau ?

CYRANO (même jeu):
. . .qui vous aime. . .
(Il s'arrête au moment de signer, et se lève, mettant sa lettre dans son pourpoint):
Pas besoin de signer.Je la donne moi-même.

RAGUENEAU (au deuxième poète):
J'ai mis une recette en vers.

TROISIÈME POÈTE (s'installant près d'un plateau de choux à la crème):
Oyons ces vers !

QUATRIÈME POÈTE (regardant une brioche qu'il a prise):
Cette brioche a mis son bonnet de travers.
(Il la décoiffe d'un coup de dent.)

PREMIER POÈTE:
Ce pain d'épice suit le rimeur famélique,
De ses yeux en amande aux sourcils d'angélique !
(Il happe le morceau de pain d'épice.)

DEUXIÈME POÈTE:
Nous écoutons.

TROISIÈME POÈTE (serrant légèrement un chou entre ses doigts):
Ce chou bave sa crème.Il rit.

DEUXIÈME POÈTE (mordant à même la grande lyre de pâtisserie):
Pour la première fois la Lyre me nourrit !

RAGUENEAU (qui s'est préparé à réciter, qui a toussé, assuré son bonnet, pris une pose):
Une recette en vers. . .

DEUXIÈME POÈTE (au premier, lui donnant un coup de coude):
Tu déjeunes ?

PREMIER POÈTE (au deuxième):
Tu dînes !

RAGUENEAU:
Comment on fait les tartelettes amandines.
Battez, pour qu'ils soient mousseux,
Quelques œufs;
Incorporez à leur mousse
Un jus de cédrat choisi;
Versez-y
Un bon lait d'amande douce;
Mettez de la pâte à flan
Dans le flanc
De moules à tartelette;
D'un doigt preste, abricotez
Les côtés;
Versez goutte à gouttelette
Votre mousse en ces puits, puis
Que ces puits
Passent au four, et, blondines,
Sortant en gais troupelets,
Ce sont les
Tartelettes amandines !

LES POÈTES (la bouche pleine):
Exquis !Délicieux !

UN POÈTE (s'étouffant):
Homph !
(Ils remontent vers le fond, en mangeant.)

CYRANO (qui a observé s'avance vers Ragueneau):
Bercés par ta voix,
Ne vois-tu pas comme ils s'empiffrent ?

RAGUENEAU (plus bas, avec un sourire):
Je le vois. . .
Sans regarder, de peur que cela ne les trouble;
Et dire ainsi mes vers me donne un plaisir double,
Puisque je satisfais un doux faible que j'ai
Tout en laissant manger ceux qui n'ont pas mangé !

CYRANO (lui frappant sur l'épaule):
Toi, tu me plais !. . .
(Ragueneau va rejoindre ses amis.Cyrano le suit des yeux, puis, un peu brusquement):
Hé là, Lise ?
(Lise, en conversation tendre avec le mousquetaire, tressaille et descend vers Cyrano):
Ce capitaine. . .
Vous assiège ?

LISE (offensée):
Oh !mes yeux, d'une œillade hautaine,
Savent vaincre quiconque attaque mes vertus.

CYRANO:
Euh !pour des yeux vainqueurs, je les trouve battus.

LISE (suffoquée):
Mais. . .

CYRANO (nettement):
Ragueneau me plaît.C'est pourquoi, dame Lise,
Je défends que quelqu'un le ridicoculise.

LISE:
Mais. . .

CYRANO (qui a élevé la voix assez pour être entendu du galant):
A bon entendeur. . .
(Il salue le mousquetaire, et va se mettre en observation, à la porte du fond, après avoir regardé l'horloge.)

LISE (au mousquetaire qui a simplement rendu son salut à Cyrano):
Vraiment, vous m'étonnez !. . .
Répondez. . .sur son nez. . .

LE MOUSQUETAIRE:
Sur son nez. . .sur son nez. . .
(Il s'éloigne vivement, Lise le suit.)

CYRANO (de la porte du fond, faisant signe à Ragueneau d'emmener les poètes):
Pst !. . .

RAGUENEAU (montrant aux poètes la porte de droite):
Nous serons bien mieux par là. . .

CYRANO (s'impatientant):
Pst !pst !. . .

RAGUENEAU (les entraînant):
Pour lire
Des vers. . .

PREMIER POÈTE (désespéré, la bouche pleine):
Mais les gâteaux !. . .

DEUXIÈME POÈTE:
Emportons-les !
(Ils sortent tous derrière Ragueneau, processionellement, et après avoir fait une râfle de plateaux.)


Scène 2.V.

Cyrano, Roxane, la duègne.


CYRANO:
Je tire
Ma lettre si je sens seulement qu'il y a
Le moindre espoir !. . .
(Roxane, masquée, suivie de la duègne, paraît derrière le vitrage.Il ouvre vivement la porte):
Entrez !. . .
(Marchant sur la duègne):
Vous, deux mots, duègna !

LA DUÈGNE:
Quatre.

CYRANO:
Êtes-vous gourmande ?

LA DUÈGNE:
A m'en rendre malade.

CYRANO (prenant vivement des sacs de papier sur le comptoir):
Bon.Voici deux sonnets de monsieur Benserade. . .

LA DUÈGNE (piteuse):
Heu !. . .

CYRANO:
. . .que je vous remplis de darioles.

LA DUÈGNE (changeant de figure):
Hou !

CYRANO:
Aimez-vous le gâteau qu'on nomme petit chou ?

LA DUÈGNE (avec dignité):
Monsieur, j'en fais état, lorsqu'il est à la crème.

CYRANO:
J'en plonge six pour vous dans le sein d'un poème
De Saint-Amant !Et dans ces vers de Chapelain
Je dépose un fragment, moins lourd, de poupelin.
—Ah !Vous aimez les gâteaux frais ?

LA DUÈGNE:
J'en suis férue !

CYRANO (lui chargeant les bras de sacs remplis):
Veuillez aller manger tous ceux-ci dans la rue.

LA DUÈGNE:
Mais. . .

CYRANO (la poussant dehors):
Et ne revenez qu'après avoir fini !
(Il referme la porte, redescend vers Roxane, et s'arrête, découvert, à une distance respectueuse.)

Scène 2.VI.

Cyrano, Roxane, la duègne, un instant.


CYRANO:
Que l'instant entre tous les instants soit béni,
Où, cessant d'oublier qu'humblement je respire
Vous venez jusqu'ici pour me dire. . .me dire ?. . .

ROXANE (qui s'est démasquée):
Mais tout d'abord merci, car ce drôle, ce fat
Qu'au brave jeu d'épée, hier, vous avez fait mat,
C'est lui qu'un grand seigneur. . .épris de moi. . .

CYRANO:
De Guiche ?

ROXANE (baissant les yeux):
Cherchait à m'imposer . . .comme mari. . .

CYRANO:
Postiche ?
(Saluant):
Je me suis donc battu, madame, et c'est tant mieux,
Non pour mon vilain nez, mais bien pour vos beaux yeux.

ROXANE:
Puis. . .je voulais. . .Mais pour l'aveu que je viens faire,
Il faut que je revoie en vous le. . .presque frère,
Avec qui je jouais, dans le parc—près du lac !. . .

CYRANO:
Oui. . .vous veniez tous les étés à Bergerac !

ROXANE:
Les roseaux fournissaient le bois pour vos épées ?. . .

CYRANO:
Et les maïs, les cheveux blonds pour vos poupées !

ROXANE:
C'était le temps des jeux. . .

CYRANO:
Des mûrons aigrelets. . .

ROXANE:
Le temps où vous faisiez tout ce que je voulais !. . .

CYRANO:
Roxane, en jupons courts, s'appelait Madeleine. . .

ROXANE:
J'étais jolie, alors ?

CYRANO:
Vous n'étiez pas vilaine.

ROXANE:
Parfois, la main en sang de quelque grimpement,
Vous accouriez !—Alors, jouant à la maman,
Je disais d'une voix qui tâchait d'être dure:
(Elle lui prend la main):
'Qu'est-ce que c'est encor que cette égratignure ?'
(Elle s'arrête stupéfaite):
Oh !C'est trop fort !Et celle-ci !
(Cyrano veut retirer sa main):
Non !Montrez-la !
Hein ?à votre âge, encor !—Où t'es-tu fait cela ?

CYRANO:
En jouant, du côté de la porte de Nesle.

ROXANE (s'asseyant à une table, et trempant son mouchoir dans un verre d'eau):
Donnez !

CYRANO (s'asseyant aussi):
Si gentiment !Si gaiement maternelle !

ROXANE:
Et, dites-moi,—pendant que j'ôte un peu le sang,—
Ils étaient contre vous ?

CYRANO:
Oh !pas tout à fait cent.

ROXANE:
Racontez !

CYRANO:
Non.Laissez.Mais vous, dites la chose
Que vous n'osiez tantôt me dire. . .

ROXANE (sans quitter sa main):
A présent, j'ose,
Car le passé m'encouragea de son parfum !
Oui, j'ose maintenant.Voilà.J'aime quelqu'un.

CYRANO:
Ah !. . .

ROXANE:
Qui ne le sait pas d'ailleurs.

CYRANO:
Ah !. . .

ROXANE:
Pas encore.

CYRANO:
Ah !. . .

ROXANE:
Mais qui va bientôt le savoir, s'il l'ignore.

CYRANO:
Ah !. . .

ROXANE:
Un pauvre garçon qui jusqu'ici m'aima
Timidement, de loin, sans oser le dire. . .

CYRANO:
Ah !. . .

ROXANE:
Laissez-moi votre main, voyons, elle a la fièvre.
Mais moi, j'ai vu trembler les aveux sur sa lèvre.

CYRANO:
Ah !. . .

ROXANE (achevant de lui faire un petit bandage avec son mouchoir):
Et figurez-vous, tenez, que, justement
Oui, mon cousin, il sert dans votre régiment !

CYRANO:
Ah !. . .

ROXANE (riant):
Puisqu'il est cadet dans votre compagnie !

CYRANO:
Ah !. . .

ROXANE:
Il a sur son front de l'esprit, du génie,
Il est fier, noble, jeune, intrépide, beau. . .

CYRANO (se levant tout pâle):
Beau !

ROXANE:
Quoi ?Qu'avez-vous ?

CYRANO:
Moi, rien. . .C'est. . .c'est. . .
(Il montre sa main, avec un sourire):
C'est ce bobo.

ROXANE:
Enfin, je l'aime.Il faut d'ailleurs que je vous die
Que je ne l'ai jamais vu qu'à la Comédie. . .

CYRANO:
Vous ne vous êtes donc pas parlé ?

ROXANE:
Nos yeux seuls.

CYRANO:
Mais comment savez-vous, alors ?

ROXANE:
Sous les tilleuls
De la place Royale, on cause. . .Des bavardes
M'ont renseignée. . .

CYRANO:
Il est cadet ?

ROXANE:
Cadet aux gardes.

CYRANO:
Son nom ?

ROXANE:
Baron Christian de Neuvillette.

CYRANO:
Hein ?. . .
Il n'est pas aux cadets.

ROXANE:
Si, depuis ce matin:
Capitaine Carbon de Castel-Jaloux.

CYRANO:
Vite,
Vite, on lance son cœur !. . .Mais, ma pauvre petite. . .

LA DUÈGNE (ouvrant la porte du fond):
J'ai fini les gâteaux, monsieur de Bergerac !

CYRANO:
Eh bien !lisez les vers imprimés sur le sac !
(La duègne disparaît):
. . .Ma pauvre enfant, vous qui n'aimez que beau langage,
Bel esprit,—si c'était un profane, un sauvage.

ROXANE:
Non, il a les cheveux d'un héros de d'Urfe !

CYRANO:
S'il était aussi maldisant que bien coiffé !

ROXANE:
Non, tous les mots qu'il dit sont fins, je le devine !

CYRANO:
Oui, tous les mots sont fins quand la moustache est fine.
—Mais si c'était un sot !. . .

ROXANE (frappant du pied):
Eh bien !j'en mourrais, là !

CYRANO (après un temps):
Vous m'avez fait venir pour me dire cela ?
Je n'en sens pas très bien l'utilité, madame.

ROXANE:
Ah, c'est que quelqu'un hier m'a mis la mort dans l'âme,
Et me disant que tous, vous êtes tous Gascons
Dans votre compagnie. . .

CYRANO:
Et que nous provoquons
Tous les blancs-becs qui, par faveur, se font admettre
Parmis les purs Gascons que nous sommes, sans l'être ?
C'est ce qu'on vous a dit ?

ROXANE:
Et vous pensez si j'ai
Tremblé pour lui !

CYRANO (entre ses dents):
Non sans raison !

ROXANE:
Mais j'ai songé
Lorsque invincible et grand, hier, vous nous apparûtes,
Châtiant ce coquin, tenant tête à ces brutes,—
J'ai songé: s'il voulait, lui que tous ils craindront. . .

CYRANO:
C'est bien, je défendrai votre petit baron.

ROXANE:
Oh !n'est-ce pas que vous allez me le défendre ?
J'ai toujours eu pour vous une amitié si tendre.

CYRANO:
Oui, oui.

ROXANE:
Vous serez son ami ?

CYRANO:
Je le serai.

ROXANE:
Et jamais il n'aura de duel ?

CYRANO:
C'est juré.

ROXANE:
Oh !je vous aime bien.Il faut que je m'en aille.
(Elle remet vivement son masque, une dentelle sur son front, et, distraitement):
Mais vous ne m'avez pas raconté la bataille
De cette nuit.Vraiment ce dut être inouï !. . .
—Dites-lui qu'il m'écrive.
(Elle lui envoie un petit baiser de la main):
Oh !je vous aime !

CYRANO:
Oui, oui.

ROXANE:
Cent hommes contre vous ?Allons, adieu.—Nous sommes
De grands amis !

CYRANO:
Oui, oui.

ROXANE:
Qu'il m'écrive !—Cent hommes !
Vous me direz plus tard.Maintenant, je ne puis.
Cent hommes !Quel courage !

CYRANO (la saluant):
Oh !j'ai fait mieux depuis.
(Elle sort.Cyrano reste immobile, les yeux à terre.Un silence.La porte de droite s'ouvre.Ragueneau passe sa tête.)


Scène 2.VII.

Cyrano, Ragueneau, les poètes, Carbon de Castel-Jaloux, les cadets, la foule, etc., puis De Guiche.


RAGUENEAU:
Peut-on rentrer ?

CYRANO (sans bouger):
Oui. . .
(Ragueneau fait signe et ses amis rentrent.En même temps, à la porte du fond paraît Carbon de Castel-Jaloux, costume de capitaine aux gardes, qui fait de grands gestes en apercevant Cyrano.)

CARBON DE CASTEL-JALOUX:
Le voilà !

CYRANO (levant la tête):
Mon capitaine !. . .

CARBON (exultant):
Notre héros !Nous savons tout !Une trentaine
De mes cadets sont là !. . .

CYRANO (reculant):
Mais. . .

CARBON (voulant l'entraîner):
Viens !on veut te voir !

CYRANO:
Non !

CARBON:
Il boivent en face, à la Croix du Trahoir.

CYRANO:
Je. . .

CARBON (remontant à la porte, et criant à la cantonade, d'une voix de tonnerre):
Le héros refuse.Il est d'humeur bourrue !

UNE VOIX (au dehors):
Ah !Sandious !
(Tumulte au dehors, bruit d'épées et de bottes qui se rapprochent.)

CARBON (se frottant les mains):
Les voici qui traversent la rue !

LES CADETS (entrant dans la rôtisserie):
Mille dious !—Capdedious !—Mordious !—Pocapdedious !

RAGUENEAU (reculant épouvanté):
Messieurs, vous êtes donc tous de Gascogne !

LES CADETS:
Tous !

UN CADET (à Cyrano):
Bravo !

CYRANO:
Baron !

UN AUTRE (lui secouant les mains):
Vivat !

CYRANO:
Baron !

TROISIÈME CADET:
Que je t'embrasse !

CYRANO:
Baron !. . .

PLUSIEURS GASCONS:
Embrassons-le !

CYRANO (ne sachant auquel répondre):
Baron !. . .baron !. . .de grâce. . .

RAGUENEAU:
Vous êtes tous barons, messieurs ?

LES CADETS:
Tous ?

RAGUENEAU:
Le sont-ils ?. . .

PREMIER CADET:
On ferait une tour rien qu'avec nos tortils !

LE BRET (entrant, et courant à Cyrano):
On te cherche !Une foule en délire conduite
Par ceux qui cette nuit marchèrent à ta suite. . .

CYRANO (épouvanté):
Tu ne leur as pas dit où je me trouve ?. . .

LE BRET (se frottant les mains):
Si !

UN BOURGEOIS (entrant suivi d'un groupe):
Monsieur, tout le Marais se fait porter ici !
(Au dehors la rue s'est remplie de monde.Des chaises à porteurs, des carrosses s'arrêtent.)

LE BRET (bas, souriant, à Cyrano):
Et Roxane ?

CYRANO (vivement):
Tais-toi !

LA FOULE (criant dehors):
Cyrano !. . .
(Une cohue se précipite dans la pâtisserie.Bousculade.Acclamations.)

RAGUENEAU (debout sur une table):
Ma boutique
Est envahie !On casse tout !C'est magnifique !

DES GENS (autour de Cyrano):
Mon ami. . .mon ami. . .

CYRANO:
Je n'avais pas hier
Tant d'amis !

LE BRET (ravi):
Le succès !

UN PETIT MARQUIS (accourant, les mains tendues):
Si tu savais, mon cher. . .

CYRANO:
Si tu ?. . .Tu ?. . .Qu'est-ce donc qu'ensemble nous gardâmes ?

UN AUTRE:
Je veux vous présenter, Monsieur, à quelques dames
Qui là, dans mon carrosse. . .

CYRANO (froidement):
Et vous d'abord, à moi,
Qui vous présentera ?

LE BRET (stupéfait):
Mais qu'as-tu donc ?

CYRANO:
Tais-toi !

UN HOMME DE LETTRES (avec une écritoire):
Puis-je avoir des détails sur ?. . .

CYRANO:
Non.

LE BRET (lui poussant le coude):
C'est Théophraste,
Renaudot !l'inventeur de la gazette.

CYRANO:
Baste !

LE BRET:
Cette feuille où l'on fait tant de choses tenir !
On dit que cette idée a beaucoup d'avenir !

LE POÈTE (s'avançant):
Monsieur. . .

CYRANO:
Encor !

LE POÈTE:
Je veux faire un pentacrostiche
Sur votre nom. . .

QUELQU'UN (s'avançant encore):
Monsieur. . .

CYRANO:
Assez !
(Mouvement.On se range.De Guiche paraît, escorté d'officiers.Cuigy, Brissaille, les officiers qui sont partis avec Cyrano à la fin du premier acte.Cuigy vient vivement à Cyrano.)

CUIGY (à Cyrano):
Monsieur de Guiche !
(Murmure.Tout le monde se range):
Vient de la part du maréchal de Gassion !

DE GUICHE (saluant Cyrano):
. . .Qui tient à vous mander son admiration
Pour le nouvel exploit dont le bruit vient de courre.

LA FOULE:
Bravo !. . .

CYRANO (s'inclinant):
Le maréchal s'y connaît en bravoure.

DE GUICHE:
Il n'aurait jamais cru le fait si ces messieurs
N'avaient pu lui jurer l'avoir vu.

CUIGY:
De nos yeux !

LE BRET (bas à Cyrano, qui a l'air absent):
Mais. . .

CYRANO:
Tais-toi !

LE BRET:
Tu parais souffrir !

CYRANO (tressaillant et se redressant vivement):
Devant ce monde ?. . .
(Sa moustache se hérisse; il poitrine):
Moi souffrir ?. . .Tu vas voir !

DE GUICHE (auquel Cuigy a parlé à l'oreille):
Votre carière abonde
De beaux exploits, déjà.—Vous servez chez ces fous
De Gascons, n'est-ce pas ?

CYRANO:
Aux cadets, oui.

UN CADET (d'une voix terrible):
Chez nous !

DE GUICHE (regardant les Gascons, rangés derrière Cyrano):
Ah !ah !. . .Tous ces messieurs à la mine hautaine,
Ce sont donc les fameux ?. . .

CARBON DE CASTEL-JALOUX:
Cyrano !

CYRANO:
Capitaine ?

CARBON:
Puisque ma compagnie est, je crois, au complet,
Veuillez la présenter au comte, s'il vous plaît.

CYRANO (faisant deux pas vers De Guiche et montrant les cadets):
Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux !
Bretteurs et menteurs sans vergogne,
Ce sont les cadets de Gascogne !
Parlant blason, lambel, bastogne,
Tous plus nobles que des filous,
Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux:
Œil d'aigle, jambe de cigogne,
Moustache de chat, dents de loups,
Fendant la canaille qui grogne,
Œil d'aigle, jambe de cigogne,
Ils vont,—coiffés d'un vieux vigogne
Dont la plume cache les trous !
Œil d'aigle, jambe de cigogne,
Moustache de chat, dents de loups !
Perce-Bedaine et Casse-Trogne
Sont leurs sobriquets les plus doux;
De gloire, leur âme est ivrogne !
Perce-Bedaine et Casse-Trogne,
Dans tous les endroits où l'on cogne
Ils se donnent des rendez-vous. . .
Perce-Bedaine et Casse-Trogne
Sont leurs sobriquets les plus doux !
Voici les cadets de Gascogne
Qui font cocus tous les jaloux !
O femme, adorable carogne,
Voici les cadets de Gascogne !
Que le vieil époux se renfrogne:
Sonnez, clairons !chantez, coucous !
Voici les cadets de Gascogne
Qui font cocus tous les jaloux !

DE GUICHE (nonchalamment assis dans un fauteuil que Ragueneau a vite apporté):
Un poète est un luxe, aujourd'hui, qu'on se donne.
—Voulez-vous être à moi ?

CYRANO:
Non, Monsieur, à personne.

DE GUICHE:
Votre verve amusa mon oncle Richelieu,
Hier.Je veux vous servir auprès de lui.

LE BRET (ébloui):
Grand Dieu !

DE GUICHE:
Vous avez bien rimé cinq actes, j'imagine ?

LE BRET (à l'oreille de Cyrano):
Tu vas faire jouer, mon cher, ton Agrippine !

DE GUICHE:
Portez-les-lui.

CYRANO (tenté et un peu charmé):
Vraiment. . .

DE GUICHE:
Il est des plus experts.
Il vous corrigera seulement quelques vers. . .

CYRANO (dont le visage s'est immédiatement rembruni):
Impossible, Monsieur; mon sang se coagule
En pensant qu'on y peut changer une virgule.

DE GUICHE:
Mais quand un vers lui plaît, en revanche, mon cher,
Il le paye très cher.

CYRANO:
Il le paye moins cher
Que moi, lorsque j'ai fait un vers, et que je l'aime,
Je me le paye, en me le chantant à moi-même !

DE GUICHE:
Vous êtes fier.

CYRANO:
Vraiment, vous l'avez remarqué ?

UN CADET (entrant avec, enfilés à son épée, des chapeaux aux plumets miteux, aux coiffes trouées, défoncées):
Regarde, Cyrano !ce matin, sur le quai
Le bizarre gibier à plumes que nous prîmes !
Les feutres des fuyards !. . .

CARBON:
Des dépouilles opimes !

TOUT LE MONDE (riant):
Ah !Ah !Ah !

CUIGY:
Celui qui posta ces gueux, ma foi,
Doit rager aujourd'hui.

BRISSAILLE:
Sait-on qui c'est ?

DE GUICHE:
C'est moi.
(Les rires s'arrêtent):
Je les avais chargés de châtier,—besogne
Qu'on ne fait pas soi-même,—un rimailleur ivrogne.
(Silence gêné.)

LE CADET (à mi-voix, à Cyrano, lui montrant les feutres):
Que faut-il qu'on en fasse ?Ils sont gras. . .Un salmis ?

CYRANO (prenant l'épée où ils sont enfilés, et les faisant, dans un salut, tous glisser aux pieds de De Guiche):
Monsieur, si vous voulez les rendre à vos amis ?

DE GUICHE (se levant et d'une voix brève):
Ma chaise et mes porteurs, tout de suite: je monte.
(A Cyrano, violemment):
Vous, Monsieur !. . .

UNE VOIX (dans la rue, criant):
Les porteurs de monseigneur le comte
De Guiche !

DE GUICHE (qui s'est dominé, avec un sourire):
. . .Avez-vous lu Don Quichot ?

CYRANO:
Je l'ai lu.
Et me découvre au nom de cet hurluberlu.

DE GUICHE:
Veuillez donc méditer alors. . .

UN PORTEUR (paraissant au fond):
Voici la chaise.

DE GUICHE:
Sur le chapitre des moulins !

CYRANO (saluant):
Chapitre treize.

DE GUICHE:
Car, lorsqu'on les attaque, il arrive souvent. . .

CYRANO:
J'attaque donc des gens qui tournent à tout vent ?

DE GUICHE:
Qu'un moulinet de leurs grands bras chargés de toiles
Vous lance dans la boue !. . .

CYRANO:
Ou bien dans les étoiles !
(De Guiche sort.On le voit remonter en chaise.Les seigneurs s'éloignent en chuchotant.Le Bret les réaccompagne.La foule sort.)


Scène 2.VIII.

Cyrano, Le Bret, les cadets, qui se sont attablés à droite et à gauche et auxquels on sert à boire et à manger.


CYRANO (saluant d'un air goguenard ceux qui sortent sans oser le saluer):
Messieurs. . .Messieurs. . .Messieurs. . .

LE BRET (désolé, redescendant, les bras au ciel):
Ah !dans quels jolis draps.

CYRANO:
Oh !toi !tu vas grogner !

LE BRET:
Enfin, tu conviendras
Qu'assassiner toujours la chance passagère,
Devient exagéré.

CYRANO:
Hé bien oui, j'exagère !

LE BRET (triomphant):
Ah !

CYRANO:
Mais pour le principe, et pour l'exemple aussi,
Je trouve qu'il est bon d'exagérer ainsi.

LE BRET:
Si tu laissais un peu ton âme mousquetaire,
La fortune et la gloire. . .

CYRANO:
Et que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s'en fait un tuteur en lui léchant l'écorce,
Grimper par ruse au lieu de s'élever par force ?
Non, merci.Dédier, comme tous il le font,
Des vers aux financiers ?se changer en bouffon
Dans l'espoir vil de voir, aux lèvres d'un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci.Déjeuner, chaque jour, d'un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ?une peau
Qui plus vite, à l'endroit des genoux, devient sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?. . .
Non, merci.D'une main flatter la chèvre au cou
Cependant que, de l'autre, on arrose le chou,
Et, donneur de séné par désir de rhubarbe,
Avoir son encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
Non, merci !Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci !Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ?Non, merci !
S'aller faire nommer pape par les conciles
Que dans des cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci !Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d'en faire d'autres ?Non,
Merci !Ne découvrir du talent qu'aux mazettes ?
Être terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse: "Oh, pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François ?". . .
Non, merci !Calculer, avoir peur, être blême,
Aimer mieux faire une visite qu'un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci !non, merci !non, merci !Mais. . .chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l'œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre,—ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
A tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N'écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste d'ailleurs, se dire: mon petit,
Soit satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c'est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s'il advient d'un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d'en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d'être le lierre parasite,
Lors même qu'on n'est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !

LE BRET:
Tout seul, soit !Mais non pas contre tous !Comment diable
As-tu donc contracté la manie effroyable
De te faire toujours, partout, des ennemis ?

CYRANO:
A force de vous voir vous faire des amis,
Et rire à ces amis dont vous avez des foules,
D'une bouche empruntée au derrière des poules !
J'aime raréfier sur mes pas les saluts,
Et m'écrie avec joie: un ennemi de plus !

LE BRET:
Quelle aberration !

CYRANO:
Eh bien, oui, c'est mon vice.
Déplaire est mon plaisir.J'aime qu'on me haïsse.
Mon cher, si tu savais comme l'on marche mieux
Sous la pistolétade excitante des yeux !
Comme, sur les pourpoints, font d'amusantes taches
Le fiel des envieux et la bave des lâches !
—Vous, la molle amitié dont vous vous entourez,
Ressemble à ces grands cols d'Italie, ajourés
Et flottants, dans lesquels votre cou s'effémine:
On y est plus à l'aise. . .et de moins haute mine,
Car le front n'ayant pas de maintien ni de loi,
S'abandonne à pencher dans tous les sens.Mais moi,
La Haine, chaque jour, me tuyaute et m'apprête
La fraise dont l'empois force à lever la tête;
Chaque ennemi de plus est un nouveau godron
Qui m'ajoute une gêne, et m'ajoute un rayon:
Car, pareille en tous points à la fraise espagnole,
La Haine est un carcan, mais c'est une auréole !

LE BRET (après un silence, passant son bras sous le sien):
Fais tout haut l'orgueilleux et l'amer, mais, tout bas
Dis-moi tout simplement qu'elle ne t'aime pas !

CYRANO (vivement):
Tais-toi !
(Depuis un moment, Christian est entré, s'est mêlé aux cadets; ceux-ci ne lui adressent pas la parole; il a fini par s'asseoir seul à une petite table, où Lise le sert.)



Scène 2.IX.

Cyrano, Le Bret, les cadets, Christian de Neuvillette.


UN CADET (assis à une table du fond, le verre en main):
Hé !Cyrano !
(Cyrano se retourne):
Le récit ?

CYRANO:
Tout à l'heure !
(Il remonte au bras de Le Bret.Ils causent bas.)

LE CADET (se levant, et descendant):
Le récit du combat !Ce sera la meilleure
Leçon
(Il s'arrête devant la table où est Christian):
pour ce timide apprentif !

CHRISTIAN (levant la tête):
Apprentif ?

UN AUTRE CADET:
Oui, septentrional maladif !

CHRISTIAN:
Maladif ?

PREMIER CADET (goguenard):
Monsieur de Neuvillette, apprenez quelque chose:
C'est qu'il est un objet, chez nous, dont on ne cause
Pas plus que de cordon dans l'hôtel d'un pendu !

CHRISTIAN:
Qu'est-ce ?

UN AUTRE CADET (d'une voix terrible):
Regardez-moi !
(Il pose trois fois, mystérieusement, son doigt sur son nez):
M'avez-vous entendu ?

CHRISTIAN:
Ah !c'est le. . .

UN AUTRE:
Chut !. . .jamais ce mot ne se profère !
(Il montre Cyrano qui cause au fond avec Le Bret.)
Ou c'est à lui, là-bas, que l'on aurait affaire !

UN AUTRE (qui, pendant qu'il était tourné vers les premiers, est venu sans bruit s'asseoir sur la table, dans son dos):
Deux nasillards par lui furent exterminés
Parce qu'il lui déplut qu'ils parlassent du nez !

UN AUTRE (d'une voix caverneuse,—surgissant de sous la table où il s'est glissé à quatre pattes):
On ne peut faire, sans défuncter avant l'âge,
La moindre allusion au fatal cartilage !

UN AUTRE (lui posant la main sur l'épaule):
Un mot suffit !Que dis-je, un mot ?Un geste, un seul !
Et tirer son mouchoir, c'est tirer son linceul !
(Silence.Tous autour de lui, les bras croisés, le regardent.Il se lève et va à Carbon de Castel-Jaloux qui, causant avec un officier, a l'air de ne rien voir.)

CHRISTIAN:
Capitaine !

CARBON (se retournant et le toisant):
Monsieur ?

CHRISTIAN:
Que fait-on quand on trouve
Des Méridionaux trop vantards ?. . .

CARBON:
On leur prouve
Qu'on peut être du Nord, et courageux.
(Il lui tourne le dos.)

CHRISTIAN:
Merci.

PREMIER CADET (à Cyrano):
Maintenant, ton récit !

TOUS:
Son récit !

CYRANO (redescendant vers eux):
Mon récit ?. . .
(Tous rapprochent leurs escabeaux, se groupent autour de lui, tendent le col.Christian s'est mis à cheval sur une chaise):
Eh bien !donc je marchais tout seul, à leur rencontre.
La lune, dans le ciel, luisait comme une montre,
Quand soudain, je ne sais quel soigneux horloger
S'étant mis à passer un coton nuager
Sur le boîtier d'argent de cette montre ronde,
Il se fit une nuit la plus noire du monde,
Et les quais n'étant pas du tout illuminés,
Mordious !on n'y voyait pas plus loin. . .

CHRISTIAN:
Que son nez.
(Silence.Tous le monde se lève lentement.On regarde Cyrano avec terreur.Celui-ci s'est interrompu, stupéfait.Attente.)

CYRANO:
Qu'est-ce que c'est que cet homme-là ?

UN CADET (à mi-voix):
C'est un homme
Arrivé ce matin.

CYRANO (faisant un pas vers Christian):
Ce matin ?

CARBON (à mi-voix):
Il se nomme
Le baron de Neuvil. . .

CYRANO (vivement, s'arrêtant):
Ah !C'est bien. . .
(Il pâlit, rougit, a encore un mouvement pour se jeter sur Christian):
Je. . .
(Puis, il se domine, et dit d'une voix sourde):
Très bien. . .
(Il reprend):
Je disais donc. . .
(Avec un éclat de rage dans la voix):
Mordious !. . .
(Il continue d'un ton naturel):
que l'on n'y voyait rien.
(Stupeur.On se rassied en se regardant):
Et je marchais, songeant que pour un gueux fort mince
J'allais mécontenter quelque grand, quelque prince,
Qui m'aurait sûrement. . .

CHRISTIAN:
Dans le nez !. . .
(Tout le monde se lève.Christian se balance sur sa chaise.)

CYRANO (d'une voix étranglée):
Une dent,—
Qui m'aurait une dent. . .et qu'en somme, imprudent,
J'allais fourrer. . .

CHRISTIAN:
Le nez. . .

CYRANO:
Le doigt. . .entre l'écorce
Et l'arbre, car ce grand pouvait être de force
À me faire donner. . .'

CHRISTIAN:
Sur le nez. . .

CYRANO (essuyant la sueur à son front):
Sur les doigts.
—Mais j'ajoutai: Marche, Gascon, fais ce que dois !
Va, Cyrano !Et ce disant, je me hasarde,
Quand, dans l'ombre, quelqu'un me porte. . .

CHRISTIAN:
Une nasarde.

CYRANO:
Je la pare, et soudain me trouve. . .

CHRISTIAN:
Nez à nez. . .

CYRANO (bondissant vers lui):
Ventre-Saint-Gris !
(Tous les Gascons se précipitent pour voir, arrivé sur Christian, il se maîtrise et continue):
avec cent braillards avinés
Qui puaient. . .

CHRISTIAN:
À plein nez. . .

CYRANO (blême et souriant):
L'oignon et la litharge !
Je bondis, front baissé. . .

CHRISTIAN:
Nez au vent !

CYRANO: et je charge !
J'en estomaque deux !J'en empale un tout vif !
Quelqu'un m'ajuste: Paf !et je riposte. . .

CHRISTIAN:
Pif !

CYRANO (éclatant):
Tonnerre !Sortez tous !
(Tous les cadets se précipitent vers les portes.)

PREMIER CADET:
C'est le réveil du tigre !

CYRANO:
Tous !Et laissez-moi seul avec cet homme !

DEUXIÈME CADET:
Bigre !
On va le retrouver en hachis !

RAGUENEAU:
En hachis ?

UN AUTRE CADET:
Dans un de vos pâtés !

RAGUENEAU:
Je sens que je blanchis,
Et que je m'amollis comme une serviette !

CARBON:
Sortons !

UN AUTRE:
Il n'en va pas laisser une miette !

UN AUTRE:
Ce qui va se passer ici, j'en meurs d'effroi !

UN AUTRE (refermant la porte de droite):
Quelque chose d'épouvantable !
(Ils sont tous sortis,—soit par le fond, soit par les côtés,—quelques-uns ont disparu par l'escalier.Cyrano et Christian restent face à face, et se regardent un moment.)


Scène 2.X.

Cyrano, Christian.


CYRANO:
Embrasse-moi !

CHRISTIAN:
Monsieur. . .

CYRANO:
Brave.

CHRISTIAN:
Ah ça !mais !. . .

CYRANO:
Très brave.Je préfère.

CHRISTIAN:
Me direz-vous ?. . .

CYRANO:
Embrasse-moi.Je suis son frère.

CHRISTIAN:
De qui ?

CYRANO:
Mais d'elle !

CHRISTIAN:
Hein ?. . .

CYRANO:
Mais de Roxane !

CHRISTIAN (courant à lui):
Ciel !
Vous, son frère ?

CYRANO:
Ou tout comme: un cousin fraternel.

CHRISTIAN:
Elle vous a ?. . .

CYRANO:
Tout dit !

CHRISTIAN:
M'aime-t-elle ?

CYRANO:
Peut-être !

CHRISTIAN (lui prenant les mains):
Comme je suis heureux, Monsieur, de vous connaître !

CYRANO:
Voilà ce qui s'appelle un sentiment soudain.

CHRISTIAN:
Pardonnez-moi. . .

CYRANO (le regardant, et lui mettant la main sur l'épaule):
C'est vrai qu'il est beau, le gredin !

CHRISTIAN:
Si vous saviez, Monsieur, comme je vous admire !

CYRANO:
Mais tous ces nez que vous m'avez. . .

CHRISTIAN:
Je les retire !

CYRANO:
Roxane attend ce soir une lettre. . .

CHRISTIAN:
Hélas !

CYRANO:
Quoi ?

CHRISTIAN:
C'est me perdre que de cesser de rester coi !

CYRANO:
Comment ?

CHRISTIAN:
Las !je suis sot à m'en tuer de honte !

CYRANO:
Mais non, tu ne l'es pas, puisque tu t'en rends compte.
D'ailleurs, tu ne m'as pas attaqué comme un sot.

CHRISTIAN:
Bah !on trouve des mots quand on monte à l'assaut !
Oui, j'ai certain esprit facile et militaire,
Mais je ne sais, devant les femmes, que me taire.
Oh !leurs yeux, quand je passe, ont pour moi des bontés. . .

CYRANO:
Leurs cœurs n'en ont-ils plus quand vous vous arrêtez ?

CHRISTIAN:
Non !car je suis de ceux,—je le sais. . .et je tremble !
Qui ne savent parler d'amour.

CYRANO:
Tiens !. . .Il me semble
Que si l'on eût pris soin de me mieux modeler,
J'aurais été de ceux qui savent en parler.

CHRISTIAN:
Oh !pouvoir exprimer les choses avec grâce !

CYRANO:
Être un joli petit mousquetaire qui passe !

CHRISTIAN:
Roxane est précieuse et sûrement je vais
Désillusionner Roxane !

CYRANO (regardant Christian):
Si j'avais
Pour exprime mon âme un pareil interprète !

CHRISTIAN (avec désespoir):
Il me faudrait de l'éloquence !

CYRANO (brusquement):
Je t'en prête !
Toi, du charme physique et vainqueur, prête-m'en:
Et faisons à nous deux un héros de roman !

CHRISTIAN:
Quoi ?

CYRANO:
Te sens-tu de force à répéter les choses
Que chaque jour je t'apprendrai ?. . .

CHRISTIAN:
Tu me proposes ?. . .

CYRANO:
Roxane n'aura pas de désillusions !
Dis, veux-tu qu'à nous deux nous la séduisions ?
Veux-tu sentir passer, de mon pourpoint de buffle
Dans ton pourpoint brodé, l'âme que je t'insuffle !. . .

CHRISTIAN:
Mais, Cyrano !. . .

CYRANO:
Christian, veux-tu ?

CHRISTIAN:
Tu me fais peur !

CYRANO:
Puisque tu crains, tout seul, de refroidir son cœur,
Veux-tu que nous fassions—et bientôt tu l'embrases !
Collaborer un peu tes lèvres et mes phrases ?. . .

CHRISTIAN:
Tes yeux brillent !. . .

CYRANO:
Veux-tu ?

CHRISTIAN:
Quoi !cela te ferait
Tant de plaisir ?. . .

CYRANO (avec enivrement):
Cela. . .
(Se reprenant, et en artiste):
Cela m'amuserait !
C'est une expérience à tenter un poète.
Veux-tu me compléter et que je te complète ?
Tu marcheras, j'irai dans l'ombre à ton côté:
Je serai ton esprit, tu seras ma beauté.

CHRISTIAN:
Mais la lettre qu'il faut, au plus tôt, lui remettre !
Je ne pourrai jamais. . .

CYRANO (sortant de son pourpoint la lettre qu'il a écrite):
Tiens, la voilà, ta lettre !

CHRISTIAN:
Comment ?

CYRANO:
Hormis l'adresse, il n'y manque plus rien.

CHRISTIAN:
Je. . .

CYRANO:
Tu peux l'envoyer.Sois tranquille.Elle est bien.

CHRISTIAN:
Vous aviez ?. . .

CYRANO:
Nous avons toujours, nous, dans nos poches,
Des épîtres à des Chloris. . .de nos caboches,
Car nous sommes ceux-là qui pour amante n'ont
Que du rêve soufflé dans la bulle d'un nom !. . .
Prends, et tu changeras en vérités ces feintes;
Je lançais au hasard ces aveux et ces plaintes:
Tu verras se poser tous ces oiseaux errants.
Tu verras que je fus dans cette lettre—prends !
D'autant plus éloquent que j'étais moins sincère !
—Prends donc, et finissons !

CHRISTIAN:
N'est-il pas nécessaire
De changer quelques mots ?Écrite en divaguant,
Ira-t-elle à Roxane ?

CYRANO:
Elle ira comme un gant !

CHRISTIAN:
Mais. . .

CYRANO:
La crédulité de l'amour-propre est telle,
Que Roxane croira que c'est écrit pour elle !

CHRISTIAN:
Ah !mon ami !
(Il se jette dans les bras de Cyrano.Ils restent embrassés.)



Scène 2.XI.

Cyrano, Christian, les Gascons, le mousquetaire, Lise.


UN CADET (entr'ouvrant la porte):
Plus rien. . .Un silence de mort. . .
Je n'ose regarder. . .
(Il passe la tête):
Hein ?

TOUS LES CADETS (entrant et voyant Cyrano et Christian qui s'embrassent):
Ah !. . .Oh !. . .

UN CADET:
C'est trop fort !
(Consternation.)

LE MOUSQUETAIRE (goguenard):
Ouais ?. . .

CARBON:
Notre démon est doux comme un apôtre !
Quand sur une narine on le frappe,—il tend l'autre !

LE MOUSQUETAIRE:
On peut donc lui parler de son nez, maintenant ?. . .
(Appelant Lise, d'un air triomphant):
—Eh !Lise !Tu vas voir !
(Humant l'air avec affectation):
Oh !. . .oh !. . .c'est surprenant !
Quelle odeur !. . .
(Allant à Cyrano, dont il regarde le nez avec impertinence):
Mais monsieur doit l'avoir reniflée ?
Qu'est-ce que cela sent ici ?. . .

CYRANO (le souffletant):
La giroflée !
(Joie.Les cadets ont retrouvé Cyrano: ils font des culbutes.)

Rideau.


Acte III.

Le Baiser de Roxane.

Une petite place dans l'ancien Marais.Vieille maisons.Perspectives de ruelles.À droite, la maison de Roxane et le mur de son jardin que débordent de larges feuillages.Au-dessus de la porte, fenêtre et balcon.Un banc devant le seuil.

Du lierre grimpe au mur, du jasmin enguirlande le balcon, frissonne et retombe.

Par le banc et les pierres en saillie du mur, on peut facilement grimper au balcon.

En face, une ancienne maison de même style, brique et pierre, avec une porte d'entrée.Le heurtoir de cette porte est emmailloté de linge comme un pouce malade.

Au lever du rideau, la duègne est assise sur le banc.La fenêtre est grande ouverte sur le balcon de Roxane.

Près de la duègne se tient debout Ragueneau, vêtu d'une sorte de livrée: il termine un récit, en s'essuyant les yeux.


Scène 3.I.

Ragueneau, la duègne, puis Roxane, Cyrano, et deux pages.


RAGUENEAU:
. . .Et puis, elle est partie avec un mousquetaire !
Seul, ruiné, je me pends.J'avais quitté la terre.
Monsieur de Bergerac entre, et, me dépendant,
Me vient à sa cousine offrir comme intendant.

LA DUÈGNE:
Mais comment expliquer cette ruine où vous êtes ?

RAGUENEAU:
Lise aimait les guerriers, et j'aimais les poètes !
Mars mangeait les gâteaux qui laissait Apollon:
—Alors, vous comprenez, cela ne fut pas long !

LA DUÈGNE (se levant et appelant vers la fenêtre ouverte):
Roxane, êtes-vous prête ?. . .On nous attend !

LA VOIX DE ROXANE (par la fenêtre):
Je passe
Une mante !

LA DUÈGNE (à Ragueneau, lui montrant la porte d'en face):
C'est là qu'on nous attend, en face.
Chez Clomire.Elle tient bureau, dans son réduit.
On y lit un discours sur le Tendre, aujourd'hui.

RAGUENEAU:
Sur le Tendre ?

LA DUÈGNE (minaudant):
Mais oui !. . .
(Criant vers la fenêtre):
Roxane, il faut descendre,
Ou nous allons manquer le discours sur le Tendre !

LA VOIX DE ROXANE:
Je viens !
(On entend un bruit d'instruments à cordes qui se rapproche.)

LA VOIX DE CYRANO (chantant dans la coulisse):
La !la !la !la !

LA DUÈGNE (surprise):
On nous joue un morceau ?

CYRANO (suivi de deux pages porteurs de théorbes):
Je vous dis que la croche est triple, triple sot !

PREMIER PAGE (ironique):
Vous savez donc, Monsieur, si les croches sont triples ?

CYRANO:
Je suis musicien, comme tous les disciples
De Gassendi !

LE PAGE (jouant et chantant):
La !la !

CYRANO (lui arrachant le théorbe et continuant la phrase musicale):
Je peux continuer !. . .
La !la !la !la !

ROXANE (paraissant sur le balcon):
C'est vous ?

CYRANO (chantant sur l'air qu'il continue):
Moi qui viens saluer
Vos lys, et présenter mes respects à vos ro. . .ses !

ROXANE:
Je descends !
(Elle quitte le balcon.)

LA DUÈGNE (montrant les pages):
Qu'est-ce donc que ces deux virtuoses ?

CYRANO:
C'est un pari que j'ai gagné sur d'Assoucy.
Nous discutions un point de grammaire.—Non !—Si !
Quand soudain me montrant ces deux grands escogriffes
Habiles à gratter les cordes de leurs griffes,
Et dont il fait toujours son escorte, il me dit:
"Je te parie un jour de musique !"Il perdit.
Jusqu'à ce que Phœbus recommence son orbe,
J'ai donc sur mes talons ces joueurs de théorbe,
De tout ce que je fais harmonieux témoins !. . .
Ce fut d'abord charmant, et ce l'est déjà moins.
(Aux musiciens):
Hep !. . .Allez de ma part jouer une pavane
A Montfleury !. . .
(Les pages remontent pour sortir.—A la duègne):
Je viens demander à Roxane
Ainsi que chaque soir. . .
(Aux pages qui sortent):
Jouez longtemps,—et faux !
(A la duègne):
. . .Si l'ami de son âme est toujours sans défauts ?

ROXANE (sortant de la maison):
Ah !qu'il est beau, qu'il a d'esprit, et que je l'aime !

CYRANO (souriant):
Christian a tant d'esprit ?. . .

ROXANE:
Mon cher, plus que vous-même !

CYRANO:
J'y consens.

ROXANE:
Il ne peut exister à mon goût
Plus fin diseur de ces jolis riens qui sont tout.
Parfois il est distrait, ses Muses sont absentes;
Puis, tout à coup, il dit des choses ravissantes !

CYRANO (incrédule):
Non ?

ROXANE:
C'est trop fort !Voilà comme les hommes sont:
Il n'aura pas d'esprit puisqu'il est beau garçon !

CYRANO:
Il sait parler du cœur d'une façon experte ?

ROXANE:
Mais il n'en parle pas, Monsieur, il en disserte !

CYRANO:
Il écrit ?

ROXANE:
Mieux encor !Écoutez donc un peu:
(Déclamant):
Plus tu me prends de cœur, plus j'en ai !. . .
(Triomphante, à Cyrano):
Hé !bien ?

CYRANO:
Peuh !. . .

ROXANE:
Et ceci: Pour souffrir, puisqu'il m'en faut un autre,
Si vous gardez mon cœur, envoyez-moi le vôtre !

CYRANO:
Tantôt il en a trop et tantôt pas assez.
Qu'est-ce au juste qu'il veut, de cœur ?. . .

ROXANE (frappant du pied):
Vous m'agacez !
C'est la jalousie. . .

CYRANO (tressaillant):
Hein !. . .

ROXANE:
. . .d'auteur qui vous dévore !
—Et ceci, n'est-il pas du dernier tendre encore ?
Croyez que devers vous mon cœur ne fait qu'un cri,
Et que si les baisers s'envoyaient par écrit,
Madame, vous liriez ma lettre avec les lèvres !. . .

CYRANO (souriant malgré lui de satisfaction):
Ha !ha !ces lignes-là sont. . .hé !hé !
(Se reprenant et avec dédain):
mais bien mièvres !

ROXANE:
Et ceci. . .

CYRANO (ravi):
Vous savez donc ses lettres par cœur ?

ROXANE:
Toutes !

CYRANO (frisant sa moustache):
Il n'y a pas à dire: c'est flatteur !

ROXANE:
C'est un maître !

CYRANO (modeste):
Oh !. . .un maître !. . .

ROXANE (péremptoire):
Un maître !. . .

CYRANO (saluant):
Soit !. . .un maître !

LA DUÈGNE (qui était remontée, redescendant vivement):
Monsieur de Guiche !
(A Cyrano, le poussant vers la maison):
Entrez !. . .car il vaut mieux, peut-être,
Qu'il ne vous trouve pas ici; cela pourrait
Le mettre sur la piste. . .

ROXANE (à Cyrano):
Oui, de mon cher secret !
Il m'aime, il est puissant, il ne faut pas qu'il sache !
Il peut dans mes amours donner un coup de hache !

CYRANO (entrant dans la maison):
Bien !bien !bien !
(De Guiche paraît.)


Scène 3.II.

Roxane, De Guiche, la duègne, à l'écart.


ROXANE (à De Guiche, lui faisant une révérence):
Je sortais.

DE GUICHE:
Je viens prendre congé.

ROXANE:
Vous partez ?

DE GUICHE:
Pour la guerre.

ROXANE:
Ah !

DE GUICHE:
Ce soir même.

ROXANE:
Ah !

DE GUICHE:
J'ai
Des ordres.On assiège Arras.

ROXANE:
Ah. . .on assiège ?. . .

DE GUICHE:
Oui. . .Mon départ a l'air de vous laisser de neige.

ROXANE (poliment):
Oh !. . .

DE GUICHE:
Moi, je suis navré.Vous reverrai-je ?. . .Quand ?
—Vous savez que je suis nommé mestre de camp ?

ROXANE (indifférente):
Bravo.

DE GUICHE:
Du régiment des gardes.

ROXANE (saisie):
Ah ?des gardes ?

DE GUICHE:
Où sert votre cousin, l'homme aux phrases vantardes.
Je saurai me venger de lui, là-bas.

ROXANE (suffoquée):
Comment !
Les gardes vont là-bas ?

DE GUICHE (riant):
Tiens !c'est mon régiment !

ROXANE (tombant assise sur le banc,—à part):
Christian !

DE GUICHE:
Qu'avez-vous ?

ROXANE (toute émue):
Ce. . .départ. . .me désespère !
Quand on tient à quelqu'un, le savoir à la guerre !

DE GUICHE (surpris et charmé):
Pour la première fois me dire un mot si doux,
Le jour de mon départ !

ROXANE (changeant de ton et s'éventant):
Alors,—vous allez vous
Venger de mon cousin ?. . .

DE GUICHE (souriant):
On est pour lui ?

ROXANE:
Non,—contre !

DE GUICHE:
Vous le voyez ?

ROXANE:
Très peu.

DE GUICHE:
Partout on le rencontre
Avec un des cadets. . .
(Il cherche le nom):
ce Neu. . .villen. . .viller. . .

ROXANE:
Un grand ?

DE GUICHE:
Blond.

ROXANE:
Roux.

DE GUICHE:
Beau !. . .

ROXANE:
Peuh !

DE GUICHE:
Mais bête.

ROXANE:
Il en a l'air !
(Changeant de tone):
. . .Votre vengeance envers Cyrano ?—c'est peut-être
De l'exposer au feu, qu'il adore ?. . .Elle est piètre !
Je sais bien, moi, ce qui lui serait sanglant !

DE GUICHE:
C'est ?. . .

ROXANE:
Mais, si le régiment, en partant, le laissait
Avec ses chers cadets, pendant toute la guerre,
A Paris, bras croisés !. . .C'est la seule manière,
Un homme comme lui, de le faire enrager:
Vous voulez le punir ?privez-le de danger.

DE GUICHE:
Une femme !une femme !il n'y a qu'une femme
Pour inventer ce tour !

ROXANE:
Il se rongera l'âme,
Et ses amis les poings, de n'être pas au feu:
Et vous serez vengé !

DE GUICHE (se rapprochant):
Vous m'aimez donc un peu ?
(Elle sourit):
Je veux voir dans ce fait d'épouser ma rancune
Une preuve d'amour, Roxane !. . .

ROXANE:
C'en est une.

DE GUICHE (montrant plusieurs plis cachetés):
J'ai les ordres sur moi qui vont être transmis
A chaque compagnie, a l'instant même, hormis. . .
(Il en détache un):
Celui-ci !C'est celui des cadets.
(Il le met dans sa poche):
Je le garde.
(Riant):
Ah !ah !ah !Cyrano !. . .Son humeur bataillarde !. . .
—Vous jouez donc des tours aux gens, vous ?. . .

ROXANE (le regardant):
Quelquefois.

DE GUICHE (tout près d'elle):
Vous m'affolez !Ce soir—écoutez—oui, je dois
Être parti.Mais fuir quand je vous sens émue !. . .
Écoutez.Il y a, près d'ici, dans la rue
D'Orléans, un couvent fondé par le syndic
Des capucins, le Père Athanase.Un laïc
N'y peut entrer.Mais les bons Pères, je m'en charge !. . .
Il peuvent me cacher dans leur manche: elle est large.
—Ce sont les capucins qui servent Richelieu
Chez lui; redoutant l'oncle, ils craignent le neveu.
—On me croira parti.Je viendrai sous le masque.
Laissez-moi retarder d'un jour, chère fantasque !. . .

ROXANE (vivement):
Mais si cela s'apprend, votre gloire. . .

DE GUICHE:
Bah !

ROXANE:
Mais
Le siège, Arras. . .

DE GUICHE:
Tant pis !Permettez !

ROXANE:
Non !

DE GUICHE:
Permets !

ROXANE (tendrement):
Je dois vous le défendre !

DE GUICHE:
Ah !

ROXANE:
Partez !
(A part):
Christian reste.
(Haut):
Je vous veux héroïque,—Antoine !

DE GUICHE:
Mot céleste !
Vous aimez donc celui ?. . .

ROXANE:
Pour lequel j'ai frémi.

DE GUICHE (transporté de joie):
Ah !je pars !
(Il lui baise la main):
Êtes-vous contente ?

ROXANE:
Oui, mon ami !
(Il sort.)

LA DUÈGNE (lui faisant dans le dos une révérence comique):
Oui, mon ami !

ROXANE (à la duègne):
Taisons ce que je viens de faire:
Cyrano m'en voudrait de lui voler sa guerre !
(Elle appelle vers la maison):
Cousin !



Scène 3.III.

Roxane, la duègne, Cyrano.


ROXANE:
Nous allons chez Clomire.
(Elle désigne la porte d'en face):
Alcandre y doit
Parler, et Lysimon !

LA DUÈGNE (mettant son petit doigt dans son oreille):
Oui !mais mon petit doigt
Dit qu'on va les manquer !

CYRANO (à Roxane):
Ne manquez pas ces singes.
(Ils sont arrivés devant la porte de Clomire.)

LA DUÈGNE (avec ravissement):
Oh, voyez !le heurtoir est entouré de linges !. . .
(Au heurtoir):
On vous a baillonné pour que votre métal
Ne troublât pas les beaux discours,—petit brutal !
(Elle le soulève avec des soins infinis et frappe doucement.)

ROXANE (voyant qu'on ouvre):
Entrons !. . .
(Du seuil, à Cyrano):
Si Christian vient, comme je le présume,
Qu'il m'attende !

CYRANO (vivement, comme elle va disparaître):
Ah !. . .
(Elle se retourne):
Sur quoi, selon votre coutume,
Comptez-vous aujourd'hui l'interroger !

ROXANE:
Sur. . .

CYRANO (vivement):
Sur ?

ROXANE:
Mais vous serez muet, là-dessus !

CYRANO:
Comme un mur.

ROXANE:
Sur rien !. . .Je vais lui dire: Allez !Partez sans bride !
Improvisez.Parlez d'amour.Soyez splendide !

CYRANO (souriant):
Bon.

ROXANE:
Chut !. . .

CYRANO:
Chut !. . .

ROXANE:
Pas un mot !. . .
(Elle rentre et referme la porte.)

CYRANO (la saluant, la porte une fois fermée):
En vous remerciant.
(La porte se rouvre et Roxane passe la tête.)

ROXANE:
Il se préparerait !. . .

CYRANO:
Diable, non !. . .

TOUS LES DEUX (ensemble):
Chut !. . .
(La porte se ferme.)

CYRANO (appelant):
Christian !



Scène 3.IV.

Cyrano, Christian.


CYRANO:
Je sais tout ce qu'il faut.Prépare ta mémoire.
Voici l'occasion de se couvrir de gloire.
Ne perdons pas de temps.Ne prends pas l'air grognon.
Vite, rentrons chez toi, je vais t'apprendre. . .

CHRISTIAN:
Non !

CYRANO:
Hein ?

CHRISTIAN:
Non !J'attends Roxane ici.

CYRANO:
De quel vertige
Es-tu frappé ?Viens vite apprendre. . .

CHRISTIAN:
Non, te dis-je !
Je suis las d'emprunter mes lettres, mes discours,
Et de jouer ce rôle, et de trembler toujours !. . .
C'était bon au début !Mais je sens qu'elle m'aime !
Merci.Je n'ai plus peur.Je vais parler moi-même.

CYRANO:
Ouais !

CHRISTIAN:
Et qui te dit que je ne saurais pas ?. . .
Je ne suis pas si bête à la fin !Tu verras !
Mais, mon cher, tes leçons m'ont été profitables.
Je saurai parler seul !Et, de par tous les diables,
Je saurai bien toujours la prendre dans mes bras !. . .
(Apercevant Roxane, qui ressort de chez Clomire):
—C'est elle !Cyrano, non, ne me quitte pas !

CYRANO (le saluant):
Parlez tout seul, Monsieur.
(Il disparaît derrière le mur du jardin.)


Scène 3.V.

Christian, Roxane, quelques précieux et précieuses, et la duègne, un instant.


ROXANE (sortant de la maison de Clomire avec une compagnie qu'elle quitte: révérences et saluts):
Barthénoïde !—Alcandre !—Grémione !. . .

LA DUÈGNE (désespérée):
On a manqué le discours sur le Tendre !
(Elle rentre chez Roxane.)

ROXANE (saluant encore):
Urimédonte !. . .Adieu !. . .
(Tous saluent Roxane, se resaluent entre eux, se séparent et s'éloignent par différentes rues.Roxane voit Christian):
C'est vous !. . .
(Elle va à lui):
Le soir descend.
Attendez.Ils sont loin.L'air est doux.Nul passant.
Asseyons-nous.Parlez.J'écoute.

CHRISTIAN (s'assied près d'elle, sur le banc.Un silence):
Je vous aime.

ROXANE (fermant les yeux):
Oui, parlez-moi d'amour.

CHRISTIAN:
Je t'aime.

ROXANE:
C'est le thème.
Brodez, brodez.

CHRISTIAN:
Je vous. . .

ROXANE:
Brodez !

CHRISTIAN:
Je t'aime tant.

ROXANE:
Sans doute !Et puis ?

CHRISTIAN:
Et puis. . .je serais si content
Si vous m'aimiez !—Dis-moi, Roxane, que tu m'aimes !

ROXANE (avec une moue):
Vous m'offrez du brouet quand j'espérais des crèmes !
Dites un peu comment vous m'aimez ?. . .

CHRISTIAN:
Mais. . .beaucoup.

ROXANE:
Oh !. . .Délabyrinthez vos sentiments !

CHRISTIAN (qui s'est rapproché et dévore des yeux la nuque blonde):
Ton cou !
Je voudrais l'embrasser !. . .

ROXANE:
Christian !

CHRISTIAN:
Je t'aime !

ROXANE (voulant se lever):
Encore !

CHRISTIAN (vivement, la retenant):
Non !je ne t'aime pas !

ROXANE (se rasseyant):
C'est heureux !

CHRISTIAN:
Je t'adore !

ROXANE (se levant et s'éloignant):
Oh !

CHRISTIAN:
Oui. . .je deviens sot !

ROXANE (sèchement):
Et cela me déplaît !
Comme il me déplairait que vous devinssiez laid.

CHRISTIAN:
Mais. . .

ROXANE:
Allez rassembler votre éloquence en fuite !

CHRISTIAN:
Je. . .

ROXANE:
Vous m'aimez, je sais.Adieu.
(Elle va vers la maison.)

CHRISTIAN:
Pas tout de suite !
Je vous dirai. . .

ROXANE (poussant la porte pour rentrer):
Que vous m'adorez. . .oui, je sais.
Non !Non !Allez-vous-en !

CHRISTIAN:
Mais je. . .
(Elle lui ferme la porte au nez.)

CYRANO (qui depuis un moment est rentré sans être vu):
C'est un succès.



Scène 3.VI.

Christian, Cyrano, les pages, un instant.


CHRISTIAN:
Au secours !

CYRANO:
Non monsieur.

CHRISTIAN:
Je meurs si je ne rentre
En grâce, à l'instant même. . .

CYRANO:
Et comment puis-je, diantre !
Vous faire à l'instant même, apprendre ?. . .

CHRISTIAN (lui saisissant le bras):
Oh !là, tiens, vois !
(La fenêtre du balcon s'est éclairée):

CYRANO (ému):
Sa fenêtre !

CHRISTIAN (criant):
Je vais mourir !

CYRANO:
Baissez la voix !

CHRISTIAN (tout bas):
Mourir !. . .

CYRANO:
La nuit est noire. . .

CHRISTIAN:
Eh !bien ?

CYRANO:
C'est réparable.
Vous ne méritez pas. . .Mets-toi là, misérable !
Là, devant le balcon !Je me mettrai dessous. . .
Et je te soufflerai tes mots.

CHRISTIAN:
Mais. . .

CYRANO:
Taisez-vous !

LES PAGES (reparaissant au fond, à Cyrano):
Hep !

CYRANO:
Chut !. . .
(Il leur fait signe de parler bas.)

PREMIER PAGE (à mi-voix):
Nous venons de donner la sérénade
A Montfleury !. . .

CYRANO (bas, vite):
Allez-vous mettre en embuscade
L'un à ce coin de rue, et l'autre à celui-ci;
Et si quelque passant gênant vient par ici,
Jouez un air !

DEUXIÈME PAGE:
Quel air, monsieur le gassendiste ?

CYRANO:
Joyeux pour une femme, et pour un homme, triste !
(Les pages disparaissent, un à chaque coin de rue.—A Christian):
Appelle-la !

CHRISTIAN:
Roxane !

CYRANO (ramassant des cailloux qu'il jette dans les vitres):
Attends !Quelques cailloux.



Scène VII.

Roxane, Christian, Cyrano, d'abord caché sous le balcon.