Contes Français

Contes Français
Author: unknown
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Languages: fr

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expérience. Chez nous, dans notre régiment, je passais

[30]
pour un des meilleurs tireurs. Une fois, le hasard fit que

je passai un mois sans prendre un pistolet; les miens

étaient chez l'armurier. Nous allâmes au tir. Que


pensez-vous qu'il m'arriva, monsieur le comte? La première

fois que je m'y remis, je manquai quatre fois de

suite une bouteille à vingt-cinq pas. Il y avait chez nous

un chef d'escadron, bon enfant, grand farceur: «Parbleu!

[5]
mon camarade, me dit-il, c'est trop de sobriété! tu respectes

trop les bouteilles. » Croyez-moi, monsieur le comte, il

ne faut pas cesser de pratiquer: on se rouille. Le meilleur

tireur que j'aie rencontré tirait le pistolet tous les jours,

au moins trois coups avant son diner; il n'y manquait

[10]
pas plus qu'à prendre son verre d'eau-de-vie avant la

soupe.


Le comte et la comtesse semblaient contents de m'entendre

causer.


--Et comment faisait-il? demanda le comte.


[15]
--Comment?vous allez voir.Il apercevait une mouche

posée sur le mur... Vous riez? madame la comtesse...

Je vous jure que c'est vrai. «Eh! Kouzka! un pistolet! »

Kouzka lui apporte un pistolet chargé. --Pan! voilà la

mouche aplatie sur le mur.


[20]
--Quelle adresse!s'écria le comte; et comment le

nommez-vous?


--Silvio, monsieur le comte.


--Silvio! s'écria le comte sautant sur ses pieds; vous

avez connu Silvio?


[25]
--Si je l'ai connu, monsieur le comte!nous étions les

meilleurs amis; il était avec nous autres, au régiment,

comme un camarade. Mais voilà cinq ans que je n'en ai

pas eu la moindre nouvelle. Ainsi, il a l'honneur d'être

connu de vous, monsieur le comte?


[30]
--Oui, connu, parfaitement connu.


--Vous a-t-il, par hasard, raconté une histoire assez

drôle qui lui est arrivée?


--Un soufflet que, dans une soirée, il reçut d'un certain

animal...


--Et vous a-t-il dit le nom de cet animal?


--Non, monsieur le comte, il ne m'a pas dit...


[5]
Ah! monsieur le comte, m'écriai-je devinant la vérité,

pardonnez-moi... Je ne savais pas... Serait-ce

vous?...


--Moi-même, répondit le comte d'un air de confusion,

et ce tableau troué est un souvenir de notre dernière

[10]
entrevue.


--Ah! cher ami, dit la comtesse, pour l'amour de Dieu,

ne parle pas de cela! cela me fait encore peur.


--Non, dit le comte; il faut dire la chose à monsieur;

il sait comment j'eus le malheur d'offenser son ami, il

[15]
est juste qu'il apprenne comment il s'est vengé.


Le comte m'avança un fauteuil, et j'écoutai avec la

plus vive curiosité le récit suivant:


--Il y a cinq ans que je me mariai. Le premier mois,

the honeymoon
, je le passai ici, dans ce château.A ce

[20]
château se rattache le souvenir des moments les plus

heureux de ma vie, et aussi d'un des plus pénibles.

«Un soir, nous étions sortis tous les deux à cheval; le

cheval de ma femme se défendait; elle eut peur; elle mit

pied à terre et me pria de le ramener en main, tandis qu'elle

[25]
regagnerait le château à pied. A la porte, je trouvai une

calèche de voyage. On m'annonça que, dans mon cabinet,

il y avait un homme qui n'avait pas voulu décliner son

nom, et qui avait dit seulement qu'il avait à me parler

d'affaires. J'entrai dans cette chambre-ci, et, dans le

[30]
demi-jour, je vis un homme à longue barbe et couvert de

poussière, debout devant la cheminée. Je m'approchai,

cherchant à me rappeler ses traits.


«--Tu ne me reconnais pas, comte? me dit-il d'une voix

Tremblante.


«--Silvio! m'écriai-je.


«Et, je vous l'avouerai, je crus sentir mes cheveux se

[5]
dresser sur mon front.


«--Précisément, continua-t-il, et c'est à moi de tirer.

Je suis venu décharger mon pistolet. Es-tu prêt?

«J'aperçus un pistolet qui sortait de sa poche de côté.

Je mesurai douze pas, et j'allai me placer là, dans cet angle,

[10]
en le priant de se dépêcher de tirer avant que ma femme

rentrât. Il ne voulut pas et demanda de la lumière. On

apporta des bougies.


«Je fermai la porte, je dis qu'on ne laissât entrer personne,

et, de nouveau, je le sommai de tirer. Il leva son

[15]
pistolet et m'ajusta... Je comptais les secondes... Je

pensais à elle... Cela dura une effroyable minute. Silvio

baissa son arme.


«--J'en suis bien fâché, dit-il, mais mon pistolet n'est

pas chargé de noyaux de guignes;... une balle est dure

[20]
... Mais je fais une réflexion: ce que nous faisons ne

ressemble pas trop à un duel, c'est un meurtre. Je ne

suis pas accoutumé à tirer sur un homme désarmé. Recommençons

tout cela; tirons au sort à qui le premier

feu.


[25]
«La tête me tournait. Il parait que je refusai... Enfin,

nous chargeâmes un autre pistolet; nous fîmes deux billets

qu'il jeta dans cette même casquette qu'autrefois ma balle

avait traversée. Je pris un billet, et j'eus encore le

numéro 1.


[30]
«--Tu es diablement heureux, comte! me dit-il avec

un sourire que je n'oublierai jamais.


«Je ne comprends pas ce qui se passait en moi, et comment


il parvint à me contraindre,... mais je fis feu, et ma

balle alla frapper ce tableau.


Le comte me montrait du doigt la toile trouée par le

coup de pistolet. Son visage était rouge comme le feu.


[5]
La comtesse était plus pâle que son mouchoir, et, moi,

j'eus peine à retenir un cri.


--Je tirai donc, poursuivit le comte, et, grâce à Dieu,

je le manquai... Alors, Silvio... dans ce moment, il était

vraiment effroyable! se mit à m'ajuster. Tout à coup la

[10]
porte s'ouvrit. Macha se précipite dans le cabinet et

s'élance à mon cou. Sa présence me rendit ma fermeté.


«--Ma chère, lui dis-je, est-ce que tu ne vois pas que

nous plaisantons? Comme te voilà effrayée!... Va, va

boire un verre d'eau, et reviens-nous. Je te présenterai

[15]
un ancien ami et un camarade.


«Macha n'avait garde de me croire.


«--Dites-moi, est-ce vrai, ce que dit mon mari?

demanda-t~elle au terrible Silvio. Est-il vrai que vous

plaisantez?


[20]
«--Il plaisante toujours, comtesse, répondit Silvio.

Une fois, par plaisanterie, il m'a donné un soufflet; par

plaisanterie, il m'a envoyé une balle dans ma casquette;

par plaisanterie, il vient tout à l'heure de me manquer

d'un coup de pistolet. Maintenant, c'est à mon tour de

[25]
rire un peu...


«A ces mots, il se remit à me viser... sous les yeux de

ma femme. Macha était tombée à ses pieds.


«--Lève-toi, Macha! n'as-tu point de honte! m'écriai-je

avec rage. --Et vous, monsieur, voulez-vous rendre folle

[30]
une malheureuse femme? Voulez-vous tirer, oui ou non?


«--Je ne veux pas, répondit Silvio. Je suis content.

J'ai vu ton trouble, ta faiblesse; je t'ai forcé de tirer sur


moi, je suis satisfait; tu te souviendras de moi, je

t'abandonne à ta conscience.


«Il fit un pas vers la porte, et, s'arrêtant sur le seuil, il

jeta un coup d'oeil sur le tableau troué, et, presque sans

[5]
ajuster, il fit feu et doubla ma balle, puis il sortit. Ma

femme s'évanouit. Mes gens n'osèrent l'arrêter et s'ouvrirent

devant lui avec effroi. Il alla sur le perron, appela son

postillon, et il était déjà loin avant que j'eusse recouvré

ma présence d'esprit...


[10]
Le comte se tut.


C'est ainsi que j'appris la fin d'une histoire dont le

commencement m'avait tant intrigué. Je n'en ai jamais

revu le héros. On dit que Silvio, au moment de l'insurrection

d'Alexandre Ypsilanti, était à la tête d'un corps

[15]
d'hétaïrismes, et qu'il fut tué dans la déroute de Skouliani.



MAUPASSANT


LA MAIN

On faisait cercle autour de M. Bermutier, juge d'instruction,

qui donnait son avis sur l'affaire mystérieuse

de Saint-Cloud. Depuis un mois, cet inexplicable crime

affolait Paris. Personne n'y comprenait rien.


[5]
M. Bermutier, debout, le dos à la cheminée, parlait,

assemblait les preuves, discutait les diverses opinions,

mais ne concluait pas.


Plusieurs femmes s'étaient levées pour s'approcher et

demeuraient debout, l'oeil fixé sur la bouche rasée du

[10]
magistrat d'où sortaient les paroles graves. Elles frissonnaient,

vibraient, crispées par leur peur curieuse, par

l'avide et insatiable besoin d'épouvante qui hante leur

âme, les torture comme une faim.


Une d'elles, plus pâle que les autres, prononça pendant

[15]
un silence:


--C'est affreux. Cela touche au «surnaturel. » On ne

saura jamais rien.


Le magistrat se tourna vers elle:


--Oui, madame, il est probable qu'on ne saura jamais

[20]
rien. Quant au mot surnaturel que vous venez d'employer,

il n'a rien à faire ici. Nous sommes en présence

d'un crime fort habilement conçu, fort habilement exécuté,

si bien enveloppé de mystère que nous ne pouvons

le dégager des circonstances impénétrables qui l'entourent.

[25]
Mais j'ai eu, moi, autrefois, à suivre une affaire où


vraiment semblait se mêler quelque chose de fantastique. Il

a fallu l'abandonner d'ailleurs, faute de moyens de

l'éclaircir.


Plusieurs femmes prononcèrent en même temps, si vite

[5]
que leurs voix n'en firent qu'une:


--Oh! dites-nous cela.


M. Bermutier sourit gravement, comme doit sourire un

juge d'instruction. Il reprit:


--N'allez pas croire, au moins, que j'aie pu, même un

[10]
instant, supposer en cette aventure quelque chose de

surhumain. Je ne crois qu'aux causes normales. Mais

si, au lieu d'employer le mot «surnaturel» pour exprimer

ce que nous ne comprenons pas, nous nous servions simplement

du mot «inexplicable,» cela vaudrait beaucoup mieux.

[15]
En tout cas, dans l'affaire que je vais vous dire, ce sont

surtout les circonstances environnantes, les circonstances

préparatoires qui m'ont ému. Enfin, voici les faits:


J'étais alors juge d'instruction à Ajaccio, une petite

ville blanche, couchée au bord d'un admirable golfe

[20]
qu'entourent partout de hautes montagnes.


Ce que j'avais surtout à poursuivre là-bas, c'étaient les

affaires de vendetta. Il y en a de superbes, de dramatiques

au possible, de féroces, d'héroïques. Nous retrouvons là

les plus beaux sujets de vengeance qu'on puisse rêver, les

[25]
haines séculaires, apaisées un moment, jamais éteintes,

les ruses abominables, les assassinats devenant des massacres

et presque des actions glorieuses. Depuis deux

ans, je n'entendais parler que du prix du sang, que de ce

terrible préjugé corse qui force à venger toute injure sur

la personne qui l'a faite, sur ses descendants et ses proches.

J'avais vu égorger des vieillards, des enfants, des cousins,

j'avais la tête pleine de ces histoires.


Or, j'appris un jour qu'un Anglais venait de louer pour

plusieurs années une petite villa au fond du golfe. Il

avait amené avec lui un domestique français, pris à Marseille

en passant.


[5]
Bientôt tout le monde s'occupa de ce personnage singulier,

qui vivait seul dans sa demeure, ne sortant que pour

chasser et pour pêcher. Il ne parlait à personne, ne venait

jamais à la ville, et, chaque matin, s'exerçait pendant une

heure ou deux, à tirer au pistolet et à la carabine.


[10]
Des légendes se firent autour de lui. On prétendit que

c'était un haut personnage fuyant sa patrie pour des

raisons politiques; puis on affirma qu'il se cachait après

avoir commis un crime épouvantable. On citait même

des circonstances particulièrement horribles.


[15]
Je voulus, en ma qualité de juge d'instruction, prendre

quelques renseignements sur cet homme; mais il me fut

impossible de rien apprendre. Il se faisait appeler sir

John Rowell.


Je me contentai donc de le surveiller de près; mais on

[20]
ne me signalait, en réalité, rien de suspect à son égard.


Cependant, comme les rumeurs sur son compte continuaient,

grossissaient, devenaient générales, je résolus

d'essayer de voir moi-même cet étranger, et je me mis à

chasser régulièrement dans les environs de sa propriété.


[25]
J'attendis longtemps une occasion. Elle se présenta

enfin sous la forme d'une perdrix que je tirai et que je tuai

devant le nez de l'Anglais. Mon chien me la rapporta;

mais, prenant aussitôt le gibier, j'allai m'excuser de mon

inconvenance et prier sir John Rowell d'accepter l'oiseau

[30]
mort.


C'était un grand homme à cheveux rouges, à barbe

rouge, très haut, très large, une sorte d'hercule placide et


poli. Il n'avait rien de la raideur dite britannique et il

me remercia vivement de ma délicatesse en un français

accentué d' outre-Manche. Au bout d'un mois, nous

avions causé ensemble cinq ou six fois.


[5]
Un soir enfin, comme je passais devant sa porte, je

l'aperçus qui fumait sa pipe, à cheval sur une chaise dans

son jardin. Je le saluai, et il m'invita à entrer pour boire

un verre de bière. Je ne me le fis pas répéter.


Il me reçut avec toute la méticuleuse courtoisie anglaise,

[10]
parla avec éloge de la France, de la Corse, déclara qu'il

aimait beaucoup cette pays, et cette rivage.


Alors je lui posai, avec de grandes précautions et sous la

forme d'un intérêt très vif, quelques questions sur sa vie,

sur ses projets. Il répondit sans embarras, me raconta

[15]
qu'il avait beaucoup voyagé, en Afrique, dans les Indes,

en Amérique. Il ajouta en riant:


--J'avé eu bôcoup d'aventures, oh! yes.


Puis je me remis à parler chasse, et il me donna des

détails les plus curieux sur la chasse à l'hippopotame, au

[20]
tigre, à l'éléphant et même la chasse au gorille.


Je dis:


--Tous ces animaux sont redoutables.


Il sourit:


--Oh! nô, le plus mauvais c'été l'homme.


[25]
Il se mit à rire tout à fait, d'un bon rire de gros Anglais

content:


--J'avé beaucoup chassé l'homme aussi.


Puis il parla d'armes, et il m'offrit d'entrer chez lui

pour me montrer des fusils de divers systèmes.


[30]
Son salon était tendu de noir, de soie noire brodée d'or.

De grandes fleurs jaunes couraient sur l'étoffe sombre,

brillaient comme du feu.


Il annonça:


--C'été une drap japonaise.


Mais, au milieu du plus large panneau, une chose étrange

me tira l'oeil. Sur un carré de velours rouge, un objet

[5]
noir se détachait. Je m'approchai: c'était une main, une

main d'homme. Non pas une main de squelette, blanche

et propre, mais une main noire desséchée, avec les ongles

jaunes, les muscles à nu et des traces de sang ancien, de

sang pareil à une crasse, sur les os coupés net, comme

[10]
d'un coup de hache, vers le milieu de l'avant-bras.


Autour du poignet, une énorme chaine de fer, rivée,

soudée à ce membre malpropre, l'attachait au mur par

un anneau assez fort pour tenir un éléphant en laisse.


Je demandai:


[15]
--Qu'est-ce que cela?


L'Anglais répondit tranquillement:


--C'été ma meilleur ennemi. Il vené d'Amérique. Il

avé été fendu avec le sabre et arraché la peau avec une

caillou coupante, et séché dans le soleil pendant huit

[20]
jours. Aoh, très bonne pour moi, cette.


Je touchai ce débris humain qui avait dû appartenir

à un colosse. Les doigts, démesurément longs, étaient

attachés par des tendons énormes que retenaient des

lanières de peau par places. Cette main était affreuse à

[25]
voir, écorchée ainsi, elle faisait penser naturellement à

quelque vengeance de sauvage.


Je dis:


--Cet homme devait être très fort.


L'Anglais prononça avec douceur:


[30]
--Aoh yes; mais je été plus fort que lui.J'avé mis

cette chaine pour le tenir.


Je crus qu'il plaisantait. Je dis:


--Cette chaine maintenant est bien inutile, la main ne

se sauvera pas.


Sir John Rowell reprit gravement:


--Elle voulé toujours s'en aller. Cette chaine été

[5]
nécessaire.


D'un coup d'oeil rapide j'interrogeai son visage, me

demandant:


--Est-ce un fou, ou un mauvais plaisant?


Mais la figure demeurait impénétrable, tranquille et

[10]
bienveillante. Je parlai d'autre chose et j'admirai les

fusils.


Je remarquai cependant que trois revolvers chargés

étaient posés sur les meubles, comme si cet homme eût

vécu dans la crainte constante d'une attaque. Je revins

[15]
plusieurs fois chez lui. Puis je n'y allai plus. On s'était

accoutumé à sa présence; il était devenu indifférent à tous.


Une année entière s'écoula. Or un matin, vers la fin de

novembre, mon domestique me réveilla en m'annonçant

que sir John Rowell avait été assassiné dans la nuit.


[20]
Une demi-heure plus tard, je pénétrais dans la maison

de l'Anglais avec le commissaire central et le capitaine

de gendarmerie. Le valet, éperdu et désespéré, pleurait

devant la porte. Je soupçonnai d'abord cet homme, mais

il était innocent.


[25]
On ne put jamais trouver le coupable.

En entrant dans le salon de sir John, j'aperçus du premier

coup d'oeil le cadavre étendu sur le dos, au milieu

de la pièce.


Le gilet était déchiré, une manche arrachée pendait,

tout annonçait qu'une lutte terrible avait eu lieu.


L'Anglais était mort étranglé! Sa figure noire et gonflée,

effrayante, semblait exprimer une épouvante abominable;

il tenait entre ses dents serrées quelque chose; et

le cou, percé de cinq trous qu'on aurait dit faits avec des

[5]
pointes de fer, était couvert de sang.


Un médecin nous rejoignit. Il examina longtemps les

traces des doigts dans la chair et prononça ces étranges

paroles:


--On dirait qu'il a été étranglé par un squelette.


[10]
Un frisson me passa dans le dos, et je jetai les yeux

sur le mur, à la place où j'avais vu jadis l'horrible main

d'écorché. Elle n'y était plus. La chaine, brisée,

pendait.


Alors je me baissai vers le mort, et je trouvai dans

[15]
sa bouche crispée un des doigts de cette main disparue,

coupé ou plutôt scié par les dents juste à la deuxième

phalange.


Puis on procéda aux constatations. On ne découvrit

rien. Aucune porte n'avait été forcée, aucune fenêtre,

[20]
aucun meuble. Les deux chiens de garde ne s'étaient pas

réveillés.


Voici, en quelques mots, la déposition du domestique:


Depuis un mois, son maître semblait agité. Il avait reçu

beaucoup de lettres, brûlées à mesure.


[25]
Souvent, prenant une cravache, dans une colère qui

semblait de la démence, il avait frappé avec fureur cette

main séchée, scellée au mur et enlevée, on ne sait comment,

à l'heure même du crime.


Il se couchait fort tard et s'enfermait avec soin. Il

[30]
avait toujours des armes à portée du bras. Souvent, la

nuit, il parlait haut, comme s'il se fût querellé avec quelqu'un.


Cette nuit-là, par hasard, il n'avait fait aucun bruit, et

c'est seulement en venant ouvrir les fenêtres que le serviteur

avait trouvé sir John assassiné. Il ne soupçonnait

personne.


[5]
Je communiquai ce que je savais du mort aux magistrats

et aux officiers de la force publique, et on fit dans toute

l'île une enquête minutieuse. On ne découvrit rien.


Or, une nuit, trois mois après le crime, j'eus un affreux

cauchemar. Il me sembla que je voyais la main, l'horrible

[10]
main, courir comme un scorpion ou comme une araignée le

long de mes rideaux et de mes murs. Trois fois, je me réveillai,

trois fois je me rendormis, trois fois je revis le

hideux débris galoper autour de ma chambre en remuant

les doigts comme des pattes.


[15]
Le lendemain, on me l'apporta, trouvé dans le cimetière,

sur la tombe de sir John Rowell, enterré là; car on

n'avait pu découvrir sa famille. L'index manquait.


Voilà, mesdames, mon histoire.. Je ne sais rien de plus.



Les femmes, éperdues, étaient pâles, frissonnantes.


[20]
Une d'elles s'écria:


--Mais ce n'est pas un dénouement cela, ni une explication!

Nous n'allons pas dormir si vous ne nous dites

pas ce qui s'était passé, selon vous.


Le magistrat sourit avec sévérité:


[25]
--Oh!moi, mesdames, je vais gâter, certes, vos rêves

terribles. Je pense tout simplement que le légitime propriétaire

de la main n'était pas mort, qu'il est venu la

chercher avec celle qui lui restait. Mais je n'ai pu savoir

comment il a fait, par exemple. C'est là une sorte de

[30]
vendetta.


Une des femmes murmura:


--Non, ça ne doit pas être ainsi.


Et le juge d'instruction, souriant toujours, conclut:


--Je vous avais bien dit que mon explication ne vous

[5]
irait pas.



UNE VENDETTA

La veuve de Paolo Saverini habitait seule avec son fils

une petite maison pauvre sur les remparts de Bonifacio.

La ville, bâtie sur une avancée de la montagne, suspendue

même par places au-dessus de la mer, regarde, par-dessus

[5]
le détroit hérissé d'écueils, la côte plus basse de la

Sardaigne. A ses pieds, de l'autre côté, la contournant presque

entièrement, une coupure de la falaise, qui ressemble à un

gigantesque corridor, lui sert de port, amène jusqu'aux

premières maisons, après un long circuit entre deux

[10]
murailles abruptes, les petits bateaux pêcheurs italiens ou

sardes, et, chaque quinzaine, le vieux vapeur poussif qui

fait le service d'Ajaccio.


Sur la montagne blanche, le tas de maisons pose une

tache plus blanche encore. Elles ont l'air de nids d'oiseaux

[15]
sauvages, accrochées ainsi sur ce roc, dominant sur ce

passage terrible où ne s'aventurent guère les navires. Le

vent, sans repos, fatigue la côte nue, rongée par lui, à

peine vêtue d'herbe; il s'engouffre dans le détroit, dont il

ravage les deux bords. Les traînées d'écume pâle,

[20]
accrochées aux pointes noires des innombrables rocs qui

percent partout les vagues, ont l'air de lambeaux de toiles

flottant et palpitant à la surface de l'eau.


La maison de la veuve Saverini, soudée au bord même

de la falaise, ouvrait ses trois fenêtres sur cet horizon sauvage

[25]
et désolé.


Elle vivait là, seule, avec son fils Antoine et leur chienne

«Sémillante,» grande bête maigre, aux poils longs et rudes,


de la race des gardeurs de troupeaux. Elle servait au

jeune homme pour chasser.


Un soir, après une dispute, Antoine Saverini fut tué

traîtreusement, d'un coup de couteau, par Nicolas

[5]
Ravolati, qui, la nuit même, gagna la Sardaigne.


Quand la vieille mère reçut le corps de son enfant, que

des passants lui rapportèrent, elle ne pleura pas, mais elle

demeura longtemps immobile à le regarder; puis, étendant

sa main ridée sur le cadavre, elle lui promit la vendetta.

[10]
Elle ne voulut point qu'on restât avec elle, et elle

s'enferma auprès du corps avec la chienne, qui hurlait. Elle

hurlait, cette bête, d'une façon continue, debout au pied

du lit, la tête tendue vers son maître, et la queue serrée

entre les pattes. Elle ne bougeait pas plus que la mère,

[15]
qui penchée maintenant sur le corps, l'oeil fixe, pleurait de

grosses larmes muettes en le contemplant.


Le jeune homme, sur le dos, vêtu de sa veste de gros

drap, trouée et déchirée à la poitrine, semblait dormir;

mais il avait du sang partout: sur la chemise arrachée

[20]
pour les premiers soins; sur son gilet, sur sa culotte, sur

la face, sur les mains. Des caillots de sang s'étaient figés

dans la barbe et dans les cheveux.


La vieille mère se mit à lui parler. Au bruit de cette

voix, la chienne se tut.


[25]
--Va, va, tu seras vengé, mon petit, mon garçon, mon

pauvre enfant. Dors, dors, tu seras vengé, entends-tu?

C'est la mère qui le promet! Et elle tient toujours sa

parole, la mère, tu le sais bien.


Et lentement elle se pencha vers lui, collant ses lèvres

[30]
froides sur les lèvres mortes.


Alors, Sémillante se remit à gémir. Elle poussait une

longue plainte monotone, déchirante, horrible.


Elles restèrent là, toutes les deux, la femme et la bête,

jusqu'au matin.


Antoine Saverini fut enterré le lendemain, et bientôt on

ne parla plus de lui dans Bonifacio.


[5]
Il n'avait laissé ni frère, ni proches cousins. Aucun

homme n'était là pour poursuivre la vendetta. Seule, la

mère y pensait, la vieille:


De l'autre côté du détroit, elle voyait du matin au soir

un point blanc sur la côte. C'est un petit village sarde,

[10]
Longosardo, où se réfugient les bandits corses traqués de

trop près. Ils peuplent presque seuls ce hameau, en face

des côtes de leur patrie, et ils attendent là le moment de

revenir, de retourner au maquis. C'est dans ce village,

elle le savait, que s'était réfugié Nicolas Ravolati.


[15]
Toute seule, tout le long du jour, assise à sa fenêtre, elle

regardait là-bas en songeant à la vengeance. Comment

ferait-elle sans personne, infirme, si près de la mort?

Mais elle avait promis, elle avait juré sur le cadavre. Elle

ne pouvait oublier, elle ne pouvait attendre. Que ferait-elle?

[20]
Elle ne dormait plus la nuit; elle n'avait plus ni

repos ni apaisement; elle cherchait, obstinée. La chienne,

à ses pieds, sommeillait, et, parfois, levant la tête, hurlait

au loin. Depuis que son maitre n'était plus là, elle hurlait

souvent ainsi, comme si elle l'eût appelé, comme si

[25]
son âme de bête, inconsolable, eût aussi gardé le souvenir

que rien n'efface.


Or, une nuit, comme Sémillante se remettait à gémir, la

mère, tout à coup, eut une idée, une idée de sauvage vindicatif

et féroce. Elle la médita jusqu'au matin; puis,

[30]
levée dès les approches du jour, elle se rendit à l'église.

Elle pria, prosternée sur le pavé, abattue devant Dieu, le


suppliant de l'aider, de la soutenir, de donner à son pauvre

corps usé la force qu'il lui fallait pour venger le fils.


Puis elle rentra. Elle avait dans sa cour un ancien

baril défoncé, qui recueillait l'eau des gouttières; elle le

[5]
renversa, le vida, l'assujettit contre le sol avec des pieux

et des pierres; puis elle enchaîna Sémillante à cette niche,

et elle rentra.


Elle marchait maintenant, sans repos, dans sa chambre,

l'oeil fixé toujours sur la côte de Sardaigne. Il était

[10]
là-bas, l'assassin.

La chienne, tout le jour et toute la nuit, hurla. La

vieille, au matin, lui porta de l'eau dans une jatte; mais

rien de plus: pas de soupe, pas de pain.


La journée encore s'écoula. Sémillante, exténuée, dormait.

[15]
Le lendemain, elle avait les yeux luisants, le poil

hérissé, et elle tirait éperdument sur sa chaîne.


La vieille ne lui donna encore rien à manger. La bête,

devenue furieuse, aboyait d'une voix rauque. La nuit

encore se passa.


[20]
Alors, au jour levé, la mère Saverini alla chez le voisin,

prier qu'on lui donnât deux bottes de paille. Elle prit de

vieilles hardes qu'avait portées autrefois son mari, et les

bourra de fourrage, pour simuler un corps humain.


Ayant piqué un bâton dans le sol, devant la niche de

[25]
Sémillante, elle noua dessus ce mannequin, qui semblait

ainsi se tenir debout. Puis elle figura la tête au moyen

d'un paquet de vieux linge.


La chienne, surprise, regardait cet homme de paille, et

se taisait bien que dévorée de faim.


[30]
Alors la vieille alla acheter chez le charcutier un long

morceau de boudin noir. Rentrée chez elle, elle alluma un

feu de bois dans sa cour, auprès de la niche, et fit griller


son boudin. Sémillante, affolée, bondissait, écumait, les

yeux fixés sur le gril, dont le fumet lui entrait au ventre.


Puis la mère fit de cette bouillie fumante une cravate

à l'homme de paille. Elle la lui ficela longtemps autour

[5]
du cou, comme pour la lui entrer dedans. Quand ce fu

fini, elle déchaîna la chienne.


D'un saut formidable, la bête atteignit la gorge du mannequin,

et, les pattes sur les épaules, se mit à la déchirer.

Elle retombait, un morceau de sa proie à la gueule, puis

[10]
s'élançait de nouveau, enfonçait ses crocs dans les cordes,

arrachait quelques parcelles de nourriture, retombait encore,

et rebondissait, acharnée. Elle enlevait le visage

par grands coups de dents, mettait en lambeaux le col

entier.


[15]
La vieille, immobile et muette, regardait, l'oeil allumé.

Puis elle renchaîna sa bête, la fit encore jeûner deux jours,

et recommença cet étrange exercice.


Pendant trois mois, elle l'habitua à cette sorte de lutte,

à ce repas conquis à coups de crocs. Elle ne l'enchaînait

[20]
plus maintenant, mais elle la lançait d'un geste sur le

mannequin.


Elle lui avait appris à le déchirer, à le dévorer, sans

même qu'aucune nourriture fût cachée en sa gorge. Elle

lui donnait ensuite, comme récompense, le boudin grillé

[25]
pour elle.


Dès qu'elle apercevait l'homme, Sémillante frémissait,

puis tournait les yeux vers sa maîtresse, qui lui criait:

«Va! » d'une voix sifflante, en levant le doigt.


Quand elle jugea le temps venu, la mère Saverini alla

[30]
se confesser et communia un dimanche matin, avec une

ferveur extatique, puis, ayant revêtu des habits de mâle,


semblable à un vieux pauvre déguenillé, elle fit marché

avec un pêcheur sarde, qui la conduisit, accompagnée de

sa chienne, de l'autre côté du détroit.


Elle avait, dans un sac de toile, un grand morceau de

[5]
boudin. Sémillante jeûnait depuis deux jours. La vieille

femme, à tout moment, lui faisait sentir la nourriture

odorante, et l'excitait.


Elles entrèrent dans Longosardo. La Corse allait en

boitillant. Elle se présenta chez un boulanger et demanda

[10]
la demeure de Nicolas Ravolati. Il avait repris son ancien

métier, celui de menuisier. Il travaillait seul au fond de

sa boutique.


La vieille poussa la porte et l'appela:


--Hé! Nicolas!


[15]
Il se tourna; alors, lâchant sa chienne, elle cria:


--Va, va, dévore, dévore!


L'animal, affolé, s'élança, saisit la gorge. L'homme

étendit les bras, l'étreignit, roula par terre. Pendant

quelques secondes, il se tordit, battant le sol de ses pieds;

[10]
puis il demeura immobile, pendant que Sémillante lui

fouillait le cou, qu'elle arrachait par lambeaux. Deux

voisins, assis sur leur porte, se rappelèrent parfaitement

avoir vu sortir un vieux pauvre avec un chien noir efflanqué

qui mangeait, tout en marchant, quelque chose de

[25]
brun que lui donnait son maître.


La vieille, le soir, était rentrée chez elle. Elle dormit

bien, cette nuit-là.



L'AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS

A Robert Pinchon


Depuis son entrée en France avec l'armée d'invasion,

Walter Schnaffs se jugeait le plus malheureux des hommes.

Il était gros, marchait avec peine, soufflait beaucoup et

souffrait affreusement des pieds qu'il avait fort plats et

[5]
fort gras. Il était en outre pacifique et bienveillant,

nullement magnanime ou sanguinaire, père de quatre enfants

qu'il adorait et marié avec une jeune femme blonde,

dont il regrettait désespérément chaque soir les tendresses,

les petits soins et les baisers. Il aimait se lever tard et se

[10]
coucher tôt, manger lentement de bonnes choses et boire

de la bière dans les brasseries. Il songeait en outre que

tout ce qui est doux dans l'existence disparaît avec la vie;

et il gardait au coeur une haine épouvantable, instinctive

et raisonnée en même temps, pour les canons, les fusils, les

revolvers et les sabres, mais surtout pour les baïonnettes,

[15]
se sentant incapable de manoeuvrer assez vivement cette

arme rapide pour défendre son gros ventre.


Et, quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roulé

dans son manteau à côté des camarades qui ronflaient, il

[20]
pensait longuement aux siens laissés là-bas et aux dangers

semés sur sa route: S'il était tué, que deviendraient les

petits? Qui donc les nourrirait et les élèverait? A l'heure

même, ils n'étaient pas riches, malgré les dettes qu'il

avait contractées en partant pour leur laisser quelque

[25]
argent. Et Walter Schnaffs pleurait quelquefois.


Au commencement des batailles il se sentait dans les


jambes de telles faiblesses qu'il se serait laissé tomber, s'il

n'avait songé que toute l'armée lui passerait sur le corps.

Le sifflement des balles hérissait le poil sur sa peau.


Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dans

[5]
l'angoisse.


Son corps d'armée s'avançait vers la Normandie, et

il fut un jour envoyé en reconnaissance avec un faible