Contes Français
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expérience. Chez nous, dans notre régiment, je passais
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pour un des meilleurs tireurs. Une fois, le hasard fit que
je passai un mois sans prendre un pistolet; les miens
étaient chez l'armurier. Nous allâmes au tir. Que
pensez-vous qu'il m'arriva, monsieur le comte? La première
fois que je m'y remis, je manquai quatre fois de
suite une bouteille à vingt-cinq pas. Il y avait chez nous
un chef d'escadron, bon enfant, grand farceur: «Parbleu!
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mon camarade, me dit-il, c'est trop de sobriété! tu respectes
trop les bouteilles. » Croyez-moi, monsieur le comte, il
ne faut pas cesser de pratiquer: on se rouille. Le meilleur
tireur que j'aie rencontré tirait le pistolet tous les jours,
au moins trois coups avant son diner; il n'y manquait
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pas plus qu'à prendre son verre d'eau-de-vie avant la
soupe.
Le comte et la comtesse semblaient contents de m'entendre
causer.
--Et comment faisait-il? demanda le comte.
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--Comment?vous allez voir.Il apercevait une mouche
posée sur le mur... Vous riez? madame la comtesse...
Je vous jure que c'est vrai. «Eh! Kouzka! un pistolet! »
Kouzka lui apporte un pistolet chargé. --Pan! voilà la
mouche aplatie sur le mur.
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--Quelle adresse!s'écria le comte; et comment le
nommez-vous?
--Silvio, monsieur le comte.
--Silvio! s'écria le comte sautant sur ses pieds; vous
avez connu Silvio?
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--Si je l'ai connu, monsieur le comte!nous étions les
meilleurs amis; il était avec nous autres, au régiment,
comme un camarade. Mais voilà cinq ans que je n'en ai
pas eu la moindre nouvelle. Ainsi, il a l'honneur d'être
connu de vous, monsieur le comte?
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--Oui, connu, parfaitement connu.
--Vous a-t-il, par hasard, raconté une histoire assez
drôle qui lui est arrivée?
--Un soufflet que, dans une soirée, il reçut d'un certain
animal...
--Et vous a-t-il dit le nom de cet animal?
--Non, monsieur le comte, il ne m'a pas dit...
[5]
Ah! monsieur le comte, m'écriai-je devinant la vérité,
pardonnez-moi... Je ne savais pas... Serait-ce
vous?...
--Moi-même, répondit le comte d'un air de confusion,
et ce tableau troué est un souvenir de notre dernière
[10]
entrevue.
--Ah! cher ami, dit la comtesse, pour l'amour de Dieu,
ne parle pas de cela! cela me fait encore peur.
--Non, dit le comte; il faut dire la chose à monsieur;
il sait comment j'eus le malheur d'offenser son ami, il
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est juste qu'il apprenne comment il s'est vengé.
Le comte m'avança un fauteuil, et j'écoutai avec la
plus vive curiosité le récit suivant:
--Il y a cinq ans que je me mariai. Le premier mois,
the honeymoon
, je le passai ici, dans ce château.A ce
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château se rattache le souvenir des moments les plus
heureux de ma vie, et aussi d'un des plus pénibles.
«Un soir, nous étions sortis tous les deux à cheval; le
cheval de ma femme se défendait; elle eut peur; elle mit
pied à terre et me pria de le ramener en main, tandis qu'elle
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regagnerait le château à pied. A la porte, je trouvai une
calèche de voyage. On m'annonça que, dans mon cabinet,
il y avait un homme qui n'avait pas voulu décliner son
nom, et qui avait dit seulement qu'il avait à me parler
d'affaires. J'entrai dans cette chambre-ci, et, dans le
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demi-jour, je vis un homme à longue barbe et couvert de
poussière, debout devant la cheminée. Je m'approchai,
cherchant à me rappeler ses traits.
«--Tu ne me reconnais pas, comte? me dit-il d'une voix
Tremblante.
«--Silvio! m'écriai-je.
«Et, je vous l'avouerai, je crus sentir mes cheveux se
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dresser sur mon front.
«--Précisément, continua-t-il, et c'est à moi de tirer.
Je suis venu décharger mon pistolet. Es-tu prêt?
«J'aperçus un pistolet qui sortait de sa poche de côté.
Je mesurai douze pas, et j'allai me placer là, dans cet angle,
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en le priant de se dépêcher de tirer avant que ma femme
rentrât. Il ne voulut pas et demanda de la lumière. On
apporta des bougies.
«Je fermai la porte, je dis qu'on ne laissât entrer personne,
et, de nouveau, je le sommai de tirer. Il leva son
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pistolet et m'ajusta... Je comptais les secondes... Je
pensais à elle... Cela dura une effroyable minute. Silvio
baissa son arme.
«--J'en suis bien fâché, dit-il, mais mon pistolet n'est
pas chargé de noyaux de guignes;... une balle est dure
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... Mais je fais une réflexion: ce que nous faisons ne
ressemble pas trop à un duel, c'est un meurtre. Je ne
suis pas accoutumé à tirer sur un homme désarmé. Recommençons
tout cela; tirons au sort à qui le premier
feu.
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«La tête me tournait. Il parait que je refusai... Enfin,
nous chargeâmes un autre pistolet; nous fîmes deux billets
qu'il jeta dans cette même casquette qu'autrefois ma balle
avait traversée. Je pris un billet, et j'eus encore le
numéro 1.
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«--Tu es diablement heureux, comte! me dit-il avec
un sourire que je n'oublierai jamais.
«Je ne comprends pas ce qui se passait en moi, et comment
il parvint à me contraindre,... mais je fis feu, et ma
balle alla frapper ce tableau.
Le comte me montrait du doigt la toile trouée par le
coup de pistolet. Son visage était rouge comme le feu.
[5]
La comtesse était plus pâle que son mouchoir, et, moi,
j'eus peine à retenir un cri.
--Je tirai donc, poursuivit le comte, et, grâce à Dieu,
je le manquai... Alors, Silvio... dans ce moment, il était
vraiment effroyable! se mit à m'ajuster. Tout à coup la
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porte s'ouvrit. Macha se précipite dans le cabinet et
s'élance à mon cou. Sa présence me rendit ma fermeté.
«--Ma chère, lui dis-je, est-ce que tu ne vois pas que
nous plaisantons? Comme te voilà effrayée!... Va, va
boire un verre d'eau, et reviens-nous. Je te présenterai
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un ancien ami et un camarade.
«Macha n'avait garde de me croire.
«--Dites-moi, est-ce vrai, ce que dit mon mari?
demanda-t~elle au terrible Silvio. Est-il vrai que vous
plaisantez?
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«--Il plaisante toujours, comtesse, répondit Silvio.
Une fois, par plaisanterie, il m'a donné un soufflet; par
plaisanterie, il m'a envoyé une balle dans ma casquette;
par plaisanterie, il vient tout à l'heure de me manquer
d'un coup de pistolet. Maintenant, c'est à mon tour de
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rire un peu...
«A ces mots, il se remit à me viser... sous les yeux de
ma femme. Macha était tombée à ses pieds.
«--Lève-toi, Macha! n'as-tu point de honte! m'écriai-je
avec rage. --Et vous, monsieur, voulez-vous rendre folle
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une malheureuse femme? Voulez-vous tirer, oui ou non?
«--Je ne veux pas, répondit Silvio. Je suis content.
J'ai vu ton trouble, ta faiblesse; je t'ai forcé de tirer sur
moi, je suis satisfait; tu te souviendras de moi, je
t'abandonne à ta conscience.
«Il fit un pas vers la porte, et, s'arrêtant sur le seuil, il
jeta un coup d'oeil sur le tableau troué, et, presque sans
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ajuster, il fit feu et doubla ma balle, puis il sortit. Ma
femme s'évanouit. Mes gens n'osèrent l'arrêter et s'ouvrirent
devant lui avec effroi. Il alla sur le perron, appela son
postillon, et il était déjà loin avant que j'eusse recouvré
ma présence d'esprit...
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Le comte se tut.
C'est ainsi que j'appris la fin d'une histoire dont le
commencement m'avait tant intrigué. Je n'en ai jamais
revu le héros. On dit que Silvio, au moment de l'insurrection
d'Alexandre Ypsilanti, était à la tête d'un corps
[15]
d'hétaïrismes, et qu'il fut tué dans la déroute de Skouliani.
MAUPASSANT
LA MAIN
On faisait cercle autour de M. Bermutier, juge d'instruction,
qui donnait son avis sur l'affaire mystérieuse
de Saint-Cloud. Depuis un mois, cet inexplicable crime
affolait Paris. Personne n'y comprenait rien.
[5]
M. Bermutier, debout, le dos à la cheminée, parlait,
assemblait les preuves, discutait les diverses opinions,
mais ne concluait pas.
Plusieurs femmes s'étaient levées pour s'approcher et
demeuraient debout, l'oeil fixé sur la bouche rasée du
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magistrat d'où sortaient les paroles graves. Elles frissonnaient,
vibraient, crispées par leur peur curieuse, par
l'avide et insatiable besoin d'épouvante qui hante leur
âme, les torture comme une faim.
Une d'elles, plus pâle que les autres, prononça pendant
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un silence:
--C'est affreux. Cela touche au «surnaturel. » On ne
saura jamais rien.
Le magistrat se tourna vers elle:
--Oui, madame, il est probable qu'on ne saura jamais
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rien. Quant au mot surnaturel que vous venez d'employer,
il n'a rien à faire ici. Nous sommes en présence
d'un crime fort habilement conçu, fort habilement exécuté,
si bien enveloppé de mystère que nous ne pouvons
le dégager des circonstances impénétrables qui l'entourent.
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Mais j'ai eu, moi, autrefois, à suivre une affaire où
vraiment semblait se mêler quelque chose de fantastique. Il
a fallu l'abandonner d'ailleurs, faute de moyens de
l'éclaircir.
Plusieurs femmes prononcèrent en même temps, si vite
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que leurs voix n'en firent qu'une:
--Oh! dites-nous cela.
M. Bermutier sourit gravement, comme doit sourire un
juge d'instruction. Il reprit:
--N'allez pas croire, au moins, que j'aie pu, même un
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instant, supposer en cette aventure quelque chose de
surhumain. Je ne crois qu'aux causes normales. Mais
si, au lieu d'employer le mot «surnaturel» pour exprimer
ce que nous ne comprenons pas, nous nous servions simplement
du mot «inexplicable,» cela vaudrait beaucoup mieux.
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En tout cas, dans l'affaire que je vais vous dire, ce sont
surtout les circonstances environnantes, les circonstances
préparatoires qui m'ont ému. Enfin, voici les faits:
J'étais alors juge d'instruction à Ajaccio, une petite
ville blanche, couchée au bord d'un admirable golfe
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qu'entourent partout de hautes montagnes.
Ce que j'avais surtout à poursuivre là-bas, c'étaient les
affaires de vendetta. Il y en a de superbes, de dramatiques
au possible, de féroces, d'héroïques. Nous retrouvons là
les plus beaux sujets de vengeance qu'on puisse rêver, les
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haines séculaires, apaisées un moment, jamais éteintes,
les ruses abominables, les assassinats devenant des massacres
et presque des actions glorieuses. Depuis deux
ans, je n'entendais parler que du prix du sang, que de ce
terrible préjugé corse qui force à venger toute injure sur
la personne qui l'a faite, sur ses descendants et ses proches.
J'avais vu égorger des vieillards, des enfants, des cousins,
j'avais la tête pleine de ces histoires.
Or, j'appris un jour qu'un Anglais venait de louer pour
plusieurs années une petite villa au fond du golfe. Il
avait amené avec lui un domestique français, pris à Marseille
en passant.
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Bientôt tout le monde s'occupa de ce personnage singulier,
qui vivait seul dans sa demeure, ne sortant que pour
chasser et pour pêcher. Il ne parlait à personne, ne venait
jamais à la ville, et, chaque matin, s'exerçait pendant une
heure ou deux, à tirer au pistolet et à la carabine.
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Des légendes se firent autour de lui. On prétendit que
c'était un haut personnage fuyant sa patrie pour des
raisons politiques; puis on affirma qu'il se cachait après
avoir commis un crime épouvantable. On citait même
des circonstances particulièrement horribles.
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Je voulus, en ma qualité de juge d'instruction, prendre
quelques renseignements sur cet homme; mais il me fut
impossible de rien apprendre. Il se faisait appeler sir
John Rowell.
Je me contentai donc de le surveiller de près; mais on
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ne me signalait, en réalité, rien de suspect à son égard.
Cependant, comme les rumeurs sur son compte continuaient,
grossissaient, devenaient générales, je résolus
d'essayer de voir moi-même cet étranger, et je me mis à
chasser régulièrement dans les environs de sa propriété.
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J'attendis longtemps une occasion. Elle se présenta
enfin sous la forme d'une perdrix que je tirai et que je tuai
devant le nez de l'Anglais. Mon chien me la rapporta;
mais, prenant aussitôt le gibier, j'allai m'excuser de mon
inconvenance et prier sir John Rowell d'accepter l'oiseau
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mort.
C'était un grand homme à cheveux rouges, à barbe
rouge, très haut, très large, une sorte d'hercule placide et
poli. Il n'avait rien de la raideur dite britannique et il
me remercia vivement de ma délicatesse en un français
accentué d' outre-Manche. Au bout d'un mois, nous
avions causé ensemble cinq ou six fois.
[5]
Un soir enfin, comme je passais devant sa porte, je
l'aperçus qui fumait sa pipe, à cheval sur une chaise dans
son jardin. Je le saluai, et il m'invita à entrer pour boire
un verre de bière. Je ne me le fis pas répéter.
Il me reçut avec toute la méticuleuse courtoisie anglaise,
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parla avec éloge de la France, de la Corse, déclara qu'il
aimait beaucoup cette pays, et cette rivage.
Alors je lui posai, avec de grandes précautions et sous la
forme d'un intérêt très vif, quelques questions sur sa vie,
sur ses projets. Il répondit sans embarras, me raconta
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qu'il avait beaucoup voyagé, en Afrique, dans les Indes,
en Amérique. Il ajouta en riant:
--J'avé eu bôcoup d'aventures, oh! yes.
Puis je me remis à parler chasse, et il me donna des
détails les plus curieux sur la chasse à l'hippopotame, au
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tigre, à l'éléphant et même la chasse au gorille.
Je dis:
--Tous ces animaux sont redoutables.
Il sourit:
--Oh! nô, le plus mauvais c'été l'homme.
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Il se mit à rire tout à fait, d'un bon rire de gros Anglais
content:
--J'avé beaucoup chassé l'homme aussi.
Puis il parla d'armes, et il m'offrit d'entrer chez lui
pour me montrer des fusils de divers systèmes.
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Son salon était tendu de noir, de soie noire brodée d'or.
De grandes fleurs jaunes couraient sur l'étoffe sombre,
brillaient comme du feu.
Il annonça:
--C'été une drap japonaise.
Mais, au milieu du plus large panneau, une chose étrange
me tira l'oeil. Sur un carré de velours rouge, un objet
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noir se détachait. Je m'approchai: c'était une main, une
main d'homme. Non pas une main de squelette, blanche
et propre, mais une main noire desséchée, avec les ongles
jaunes, les muscles à nu et des traces de sang ancien, de
sang pareil à une crasse, sur les os coupés net, comme
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d'un coup de hache, vers le milieu de l'avant-bras.
Autour du poignet, une énorme chaine de fer, rivée,
soudée à ce membre malpropre, l'attachait au mur par
un anneau assez fort pour tenir un éléphant en laisse.
Je demandai:
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--Qu'est-ce que cela?
L'Anglais répondit tranquillement:
--C'été ma meilleur ennemi. Il vené d'Amérique. Il
avé été fendu avec le sabre et arraché la peau avec une
caillou coupante, et séché dans le soleil pendant huit
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jours. Aoh, très bonne pour moi, cette.
Je touchai ce débris humain qui avait dû appartenir
à un colosse. Les doigts, démesurément longs, étaient
attachés par des tendons énormes que retenaient des
lanières de peau par places. Cette main était affreuse à
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voir, écorchée ainsi, elle faisait penser naturellement à
quelque vengeance de sauvage.
Je dis:
--Cet homme devait être très fort.
L'Anglais prononça avec douceur:
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--Aoh yes; mais je été plus fort que lui.J'avé mis
cette chaine pour le tenir.
Je crus qu'il plaisantait. Je dis:
--Cette chaine maintenant est bien inutile, la main ne
se sauvera pas.
Sir John Rowell reprit gravement:
--Elle voulé toujours s'en aller. Cette chaine été
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nécessaire.
D'un coup d'oeil rapide j'interrogeai son visage, me
demandant:
--Est-ce un fou, ou un mauvais plaisant?
Mais la figure demeurait impénétrable, tranquille et
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bienveillante. Je parlai d'autre chose et j'admirai les
fusils.
Je remarquai cependant que trois revolvers chargés
étaient posés sur les meubles, comme si cet homme eût
vécu dans la crainte constante d'une attaque. Je revins
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plusieurs fois chez lui. Puis je n'y allai plus. On s'était
accoutumé à sa présence; il était devenu indifférent à tous.
Une année entière s'écoula. Or un matin, vers la fin de
novembre, mon domestique me réveilla en m'annonçant
que sir John Rowell avait été assassiné dans la nuit.
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Une demi-heure plus tard, je pénétrais dans la maison
de l'Anglais avec le commissaire central et le capitaine
de gendarmerie. Le valet, éperdu et désespéré, pleurait
devant la porte. Je soupçonnai d'abord cet homme, mais
il était innocent.
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On ne put jamais trouver le coupable.
En entrant dans le salon de sir John, j'aperçus du premier
coup d'oeil le cadavre étendu sur le dos, au milieu
de la pièce.
Le gilet était déchiré, une manche arrachée pendait,
tout annonçait qu'une lutte terrible avait eu lieu.
L'Anglais était mort étranglé! Sa figure noire et gonflée,
effrayante, semblait exprimer une épouvante abominable;
il tenait entre ses dents serrées quelque chose; et
le cou, percé de cinq trous qu'on aurait dit faits avec des
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pointes de fer, était couvert de sang.
Un médecin nous rejoignit. Il examina longtemps les
traces des doigts dans la chair et prononça ces étranges
paroles:
--On dirait qu'il a été étranglé par un squelette.
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Un frisson me passa dans le dos, et je jetai les yeux
sur le mur, à la place où j'avais vu jadis l'horrible main
d'écorché. Elle n'y était plus. La chaine, brisée,
pendait.
Alors je me baissai vers le mort, et je trouvai dans
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sa bouche crispée un des doigts de cette main disparue,
coupé ou plutôt scié par les dents juste à la deuxième
phalange.
Puis on procéda aux constatations. On ne découvrit
rien. Aucune porte n'avait été forcée, aucune fenêtre,
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aucun meuble. Les deux chiens de garde ne s'étaient pas
réveillés.
Voici, en quelques mots, la déposition du domestique:
Depuis un mois, son maître semblait agité. Il avait reçu
beaucoup de lettres, brûlées à mesure.
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Souvent, prenant une cravache, dans une colère qui
semblait de la démence, il avait frappé avec fureur cette
main séchée, scellée au mur et enlevée, on ne sait comment,
à l'heure même du crime.
Il se couchait fort tard et s'enfermait avec soin. Il
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avait toujours des armes à portée du bras. Souvent, la
nuit, il parlait haut, comme s'il se fût querellé avec quelqu'un.
Cette nuit-là, par hasard, il n'avait fait aucun bruit, et
c'est seulement en venant ouvrir les fenêtres que le serviteur
avait trouvé sir John assassiné. Il ne soupçonnait
personne.
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Je communiquai ce que je savais du mort aux magistrats
et aux officiers de la force publique, et on fit dans toute
l'île une enquête minutieuse. On ne découvrit rien.
Or, une nuit, trois mois après le crime, j'eus un affreux
cauchemar. Il me sembla que je voyais la main, l'horrible
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main, courir comme un scorpion ou comme une araignée le
long de mes rideaux et de mes murs. Trois fois, je me réveillai,
trois fois je me rendormis, trois fois je revis le
hideux débris galoper autour de ma chambre en remuant
les doigts comme des pattes.
[15]
Le lendemain, on me l'apporta, trouvé dans le cimetière,
sur la tombe de sir John Rowell, enterré là; car on
n'avait pu découvrir sa famille. L'index manquait.
Voilà, mesdames, mon histoire.. Je ne sais rien de plus.
Les femmes, éperdues, étaient pâles, frissonnantes.
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Une d'elles s'écria:
--Mais ce n'est pas un dénouement cela, ni une explication!
Nous n'allons pas dormir si vous ne nous dites
pas ce qui s'était passé, selon vous.
Le magistrat sourit avec sévérité:
[25]
--Oh!moi, mesdames, je vais gâter, certes, vos rêves
terribles. Je pense tout simplement que le légitime propriétaire
de la main n'était pas mort, qu'il est venu la
chercher avec celle qui lui restait. Mais je n'ai pu savoir
comment il a fait, par exemple. C'est là une sorte de
[30]
vendetta.
Une des femmes murmura:
--Non, ça ne doit pas être ainsi.
Et le juge d'instruction, souriant toujours, conclut:
--Je vous avais bien dit que mon explication ne vous
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irait pas.
UNE VENDETTA
La veuve de Paolo Saverini habitait seule avec son fils
une petite maison pauvre sur les remparts de Bonifacio.
La ville, bâtie sur une avancée de la montagne, suspendue
même par places au-dessus de la mer, regarde, par-dessus
[5]
le détroit hérissé d'écueils, la côte plus basse de la
Sardaigne. A ses pieds, de l'autre côté, la contournant presque
entièrement, une coupure de la falaise, qui ressemble à un
gigantesque corridor, lui sert de port, amène jusqu'aux
premières maisons, après un long circuit entre deux
[10]
murailles abruptes, les petits bateaux pêcheurs italiens ou
sardes, et, chaque quinzaine, le vieux vapeur poussif qui
fait le service d'Ajaccio.
Sur la montagne blanche, le tas de maisons pose une
tache plus blanche encore. Elles ont l'air de nids d'oiseaux
[15]
sauvages, accrochées ainsi sur ce roc, dominant sur ce
passage terrible où ne s'aventurent guère les navires. Le
vent, sans repos, fatigue la côte nue, rongée par lui, à
peine vêtue d'herbe; il s'engouffre dans le détroit, dont il
ravage les deux bords. Les traînées d'écume pâle,
[20]
accrochées aux pointes noires des innombrables rocs qui
percent partout les vagues, ont l'air de lambeaux de toiles
flottant et palpitant à la surface de l'eau.
La maison de la veuve Saverini, soudée au bord même
de la falaise, ouvrait ses trois fenêtres sur cet horizon sauvage
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et désolé.
Elle vivait là, seule, avec son fils Antoine et leur chienne
«Sémillante,» grande bête maigre, aux poils longs et rudes,
de la race des gardeurs de troupeaux. Elle servait au
jeune homme pour chasser.
Un soir, après une dispute, Antoine Saverini fut tué
traîtreusement, d'un coup de couteau, par Nicolas
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Ravolati, qui, la nuit même, gagna la Sardaigne.
Quand la vieille mère reçut le corps de son enfant, que
des passants lui rapportèrent, elle ne pleura pas, mais elle
demeura longtemps immobile à le regarder; puis, étendant
sa main ridée sur le cadavre, elle lui promit la vendetta.
[10]
Elle ne voulut point qu'on restât avec elle, et elle
s'enferma auprès du corps avec la chienne, qui hurlait. Elle
hurlait, cette bête, d'une façon continue, debout au pied
du lit, la tête tendue vers son maître, et la queue serrée
entre les pattes. Elle ne bougeait pas plus que la mère,
[15]
qui penchée maintenant sur le corps, l'oeil fixe, pleurait de
grosses larmes muettes en le contemplant.
Le jeune homme, sur le dos, vêtu de sa veste de gros
drap, trouée et déchirée à la poitrine, semblait dormir;
mais il avait du sang partout: sur la chemise arrachée
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pour les premiers soins; sur son gilet, sur sa culotte, sur
la face, sur les mains. Des caillots de sang s'étaient figés
dans la barbe et dans les cheveux.
La vieille mère se mit à lui parler. Au bruit de cette
voix, la chienne se tut.
[25]
--Va, va, tu seras vengé, mon petit, mon garçon, mon
pauvre enfant. Dors, dors, tu seras vengé, entends-tu?
C'est la mère qui le promet! Et elle tient toujours sa
parole, la mère, tu le sais bien.
Et lentement elle se pencha vers lui, collant ses lèvres
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froides sur les lèvres mortes.
Alors, Sémillante se remit à gémir. Elle poussait une
longue plainte monotone, déchirante, horrible.
Elles restèrent là, toutes les deux, la femme et la bête,
jusqu'au matin.
Antoine Saverini fut enterré le lendemain, et bientôt on
ne parla plus de lui dans Bonifacio.
[5]
Il n'avait laissé ni frère, ni proches cousins. Aucun
homme n'était là pour poursuivre la vendetta. Seule, la
mère y pensait, la vieille:
De l'autre côté du détroit, elle voyait du matin au soir
un point blanc sur la côte. C'est un petit village sarde,
[10]
Longosardo, où se réfugient les bandits corses traqués de
trop près. Ils peuplent presque seuls ce hameau, en face
des côtes de leur patrie, et ils attendent là le moment de
revenir, de retourner au maquis. C'est dans ce village,
elle le savait, que s'était réfugié Nicolas Ravolati.
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Toute seule, tout le long du jour, assise à sa fenêtre, elle
regardait là-bas en songeant à la vengeance. Comment
ferait-elle sans personne, infirme, si près de la mort?
Mais elle avait promis, elle avait juré sur le cadavre. Elle
ne pouvait oublier, elle ne pouvait attendre. Que ferait-elle?
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Elle ne dormait plus la nuit; elle n'avait plus ni
repos ni apaisement; elle cherchait, obstinée. La chienne,
à ses pieds, sommeillait, et, parfois, levant la tête, hurlait
au loin. Depuis que son maitre n'était plus là, elle hurlait
souvent ainsi, comme si elle l'eût appelé, comme si
[25]
son âme de bête, inconsolable, eût aussi gardé le souvenir
que rien n'efface.
Or, une nuit, comme Sémillante se remettait à gémir, la
mère, tout à coup, eut une idée, une idée de sauvage vindicatif
et féroce. Elle la médita jusqu'au matin; puis,
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levée dès les approches du jour, elle se rendit à l'église.
Elle pria, prosternée sur le pavé, abattue devant Dieu, le
suppliant de l'aider, de la soutenir, de donner à son pauvre
corps usé la force qu'il lui fallait pour venger le fils.
Puis elle rentra. Elle avait dans sa cour un ancien
baril défoncé, qui recueillait l'eau des gouttières; elle le
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renversa, le vida, l'assujettit contre le sol avec des pieux
et des pierres; puis elle enchaîna Sémillante à cette niche,
et elle rentra.
Elle marchait maintenant, sans repos, dans sa chambre,
l'oeil fixé toujours sur la côte de Sardaigne. Il était
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là-bas, l'assassin.
La chienne, tout le jour et toute la nuit, hurla. La
vieille, au matin, lui porta de l'eau dans une jatte; mais
rien de plus: pas de soupe, pas de pain.
La journée encore s'écoula. Sémillante, exténuée, dormait.
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Le lendemain, elle avait les yeux luisants, le poil
hérissé, et elle tirait éperdument sur sa chaîne.
La vieille ne lui donna encore rien à manger. La bête,
devenue furieuse, aboyait d'une voix rauque. La nuit
encore se passa.
[20]
Alors, au jour levé, la mère Saverini alla chez le voisin,
prier qu'on lui donnât deux bottes de paille. Elle prit de
vieilles hardes qu'avait portées autrefois son mari, et les
bourra de fourrage, pour simuler un corps humain.
Ayant piqué un bâton dans le sol, devant la niche de
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Sémillante, elle noua dessus ce mannequin, qui semblait
ainsi se tenir debout. Puis elle figura la tête au moyen
d'un paquet de vieux linge.
La chienne, surprise, regardait cet homme de paille, et
se taisait bien que dévorée de faim.
[30]
Alors la vieille alla acheter chez le charcutier un long
morceau de boudin noir. Rentrée chez elle, elle alluma un
feu de bois dans sa cour, auprès de la niche, et fit griller
son boudin. Sémillante, affolée, bondissait, écumait, les
yeux fixés sur le gril, dont le fumet lui entrait au ventre.
Puis la mère fit de cette bouillie fumante une cravate
à l'homme de paille. Elle la lui ficela longtemps autour
[5]
du cou, comme pour la lui entrer dedans. Quand ce fu
fini, elle déchaîna la chienne.
D'un saut formidable, la bête atteignit la gorge du mannequin,
et, les pattes sur les épaules, se mit à la déchirer.
Elle retombait, un morceau de sa proie à la gueule, puis
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s'élançait de nouveau, enfonçait ses crocs dans les cordes,
arrachait quelques parcelles de nourriture, retombait encore,
et rebondissait, acharnée. Elle enlevait le visage
par grands coups de dents, mettait en lambeaux le col
entier.
[15]
La vieille, immobile et muette, regardait, l'oeil allumé.
Puis elle renchaîna sa bête, la fit encore jeûner deux jours,
et recommença cet étrange exercice.
Pendant trois mois, elle l'habitua à cette sorte de lutte,
à ce repas conquis à coups de crocs. Elle ne l'enchaînait
[20]
plus maintenant, mais elle la lançait d'un geste sur le
mannequin.
Elle lui avait appris à le déchirer, à le dévorer, sans
même qu'aucune nourriture fût cachée en sa gorge. Elle
lui donnait ensuite, comme récompense, le boudin grillé
[25]
pour elle.
Dès qu'elle apercevait l'homme, Sémillante frémissait,
puis tournait les yeux vers sa maîtresse, qui lui criait:
«Va! » d'une voix sifflante, en levant le doigt.
Quand elle jugea le temps venu, la mère Saverini alla
[30]
se confesser et communia un dimanche matin, avec une
ferveur extatique, puis, ayant revêtu des habits de mâle,
semblable à un vieux pauvre déguenillé, elle fit marché
avec un pêcheur sarde, qui la conduisit, accompagnée de
sa chienne, de l'autre côté du détroit.
Elle avait, dans un sac de toile, un grand morceau de
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boudin. Sémillante jeûnait depuis deux jours. La vieille
femme, à tout moment, lui faisait sentir la nourriture
odorante, et l'excitait.
Elles entrèrent dans Longosardo. La Corse allait en
boitillant. Elle se présenta chez un boulanger et demanda
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la demeure de Nicolas Ravolati. Il avait repris son ancien
métier, celui de menuisier. Il travaillait seul au fond de
sa boutique.
La vieille poussa la porte et l'appela:
--Hé! Nicolas!
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Il se tourna; alors, lâchant sa chienne, elle cria:
--Va, va, dévore, dévore!
L'animal, affolé, s'élança, saisit la gorge. L'homme
étendit les bras, l'étreignit, roula par terre. Pendant
quelques secondes, il se tordit, battant le sol de ses pieds;
[10]
puis il demeura immobile, pendant que Sémillante lui
fouillait le cou, qu'elle arrachait par lambeaux. Deux
voisins, assis sur leur porte, se rappelèrent parfaitement
avoir vu sortir un vieux pauvre avec un chien noir efflanqué
qui mangeait, tout en marchant, quelque chose de
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brun que lui donnait son maître.
La vieille, le soir, était rentrée chez elle. Elle dormit
bien, cette nuit-là.
L'AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS
A Robert Pinchon
Depuis son entrée en France avec l'armée d'invasion,
Walter Schnaffs se jugeait le plus malheureux des hommes.
Il était gros, marchait avec peine, soufflait beaucoup et
souffrait affreusement des pieds qu'il avait fort plats et
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fort gras. Il était en outre pacifique et bienveillant,
nullement magnanime ou sanguinaire, père de quatre enfants
qu'il adorait et marié avec une jeune femme blonde,
dont il regrettait désespérément chaque soir les tendresses,
les petits soins et les baisers. Il aimait se lever tard et se
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coucher tôt, manger lentement de bonnes choses et boire
de la bière dans les brasseries. Il songeait en outre que
tout ce qui est doux dans l'existence disparaît avec la vie;
et il gardait au coeur une haine épouvantable, instinctive
et raisonnée en même temps, pour les canons, les fusils, les
revolvers et les sabres, mais surtout pour les baïonnettes,
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se sentant incapable de manoeuvrer assez vivement cette
arme rapide pour défendre son gros ventre.
Et, quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roulé
dans son manteau à côté des camarades qui ronflaient, il
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pensait longuement aux siens laissés là-bas et aux dangers
semés sur sa route: S'il était tué, que deviendraient les
petits? Qui donc les nourrirait et les élèverait? A l'heure
même, ils n'étaient pas riches, malgré les dettes qu'il
avait contractées en partant pour leur laisser quelque
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argent. Et Walter Schnaffs pleurait quelquefois.
Au commencement des batailles il se sentait dans les
jambes de telles faiblesses qu'il se serait laissé tomber, s'il
n'avait songé que toute l'armée lui passerait sur le corps.
Le sifflement des balles hérissait le poil sur sa peau.
Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dans
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l'angoisse.
Son corps d'armée s'avançait vers la Normandie, et
il fut un jour envoyé en reconnaissance avec un faible