Choix de contes et nouvelles traduits du chinois
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[1] Il monta sur le trône l'an 713 de J. -C.
[2] Célèbre poète, contemporain de Ly-Taï-Pe. Les vers cités en tête de cette Nouvelle sont probablement de lui. La bibliothèque royale possède les ouvrages de ces deux écrivains. M. Pauthier a donné leurs portraits dans sa Description historique de la Chine.
[3] Autre nom de Ly-Taï-Pe.
[4] Montagne fameuse, située dans le Sse-Tchouen, département de Kia-Ting, arrondissement de Mei.
[5] Lac célèbre du pays de Tsou. Sse-Ma-Siang-Jou lui donne 90 lieues de circonférence.
[6] Tchao-Tso, historien du temps des Han; Tchong-hou, historien du royaume de Tsin.
[7] Oh! l'ami sincère, dit en marge l'éditeur chinois.
[8] Le texte porte: Il garda Ly-Pe dans sa maison et abaissa son litVoici l'origine de cette expression: Tchin-Fan, homme pauvre et fier, recevait peu de visites; mais il avait une grande estime pour un lettré distingué, gouverneur de Nan-Tcheou sous les Han, qui se nommait Sin-Tchi.Tchin-Fan gardait dans sa petite maison une couchette suspendue au plancher, réservée à Sin-Tchi, qu'il abaissait quand celui-ci venait le voir et relevait tout le temps de l'absence de son ami.
[9] On sait que les Chinois broient leur encre sur une pierre plate et l'appliquent ensuite avec le pinceau.
[10] Peuples de la nation Tongouse qui soumirent une partie de la Corée, dont ils étaient dépendants, et fondèrent, au commencement du 8e siècle, un empire que les Khi-Tan détruisirent en 925. Leur chef avait le titre de Ko-To.
[11] La Corée avait été soumise aux Chinois en 668, sous Kao-Tsong.
[12] Montagnes qui séparent la Corée du pays des Mantchoux.
[13] De l'Empereur.
[14] Prince coréen, qui assassina son roi et se souleva, en 642.
[15] Les Hoei-Hou sont les mêmes peuples de race turque qui, au 13e siècle, sont connus sous le nom de Ouigours.
[16] Peuples divisés en six tribus et qui occupaient, au sud-ouest de la Chine, un pays considérable, que représente à peu près de nos jours la province de Yun-Nan.
[17] Au temps des Tang, il existait, au sud de l'Empire, un royaume de Ho-Ling, soumis à la Chine et qui se trouvait compris dans ce qui forme aujourd'hui la province dont Canton est la capitale.
[18] Nom que l'on donne au palais occupé par les académiciens (Han-Lin), institués par ce même Hiouan-Tsong, parce qu'il était contigu à celui des empereurs, nommé Palais des clochettes d'or.
[19] On sait que les Chinois se servent de bâtonnets an lieu de cuillers pour manger.
[20] Dans les Nouveaux Mélanges Asiatiques, de Remusat, vol. 1er, page 252, on lit: «L'an 638 de J.-C., il vint de Perse un tribut, et les envoyés qui l'apportèrent offrirent de plus un serpent (lézard) vivant, ...qui pénétrait dans les trous pour y prendre les rats.»
[21] Une histoire du temps des Tang parle d'un petit chien long d'un pied et haut de six pouces, envoyé par le roi des Ouigours, qui guidait des chevaux en portant devant eux une lanterne. Ici ce présent est attribué à l'ambassade romaine (Fou-Lin).
[22] Peuples de famille Ouigour, établis au 8.e siècle, au sud du lac Baikal.
[23] Il y a dans le texte: «Dans d'autres temps, il noua l'herbe. Cette expression proverbiale est empruntée au Tso-Tchouen, et voici le fait tel qu'il est rapporté, livre 3, folio 55 de cette chronique.
Oey-Tcheou (nommé aussi Wou-Tse), avait une concubine favorite qui ne lui avait point donné d'enfants. Il tomba malade et recommanda cette femme à son fils Oey-Ko, dans le cas où il viendrait à mourir; puis, sa maladie s'étant aggravée, il changea d'avis et exigea que son héritier la fît périr à sa mort. Le vieux prince expira peu de temps après, et Oey-Ko se chargea de la concubine de son père. «La souffrance avait égaré sa raison, pensa-t-il, ainsi donc je suivrai les premières recommandations qu'il m'a laissées. »
Dans la suite (cette femme était vivante encore) Oey-Ko attaqua le roi de Tsin, nommé Tou-Wei, et il était serré de près par lui, lorsqu'il aperçut sur ses talons un spectre qui nouait l'herbe pour faire tomber l'ennemi acharné à sa poursuite. En effet Tou-Wei s'embarrassa le pied et fit une chute. La nuit suivante, Oey-Ko vit en songe cette même apparition qui lui dit: «Je suis le père de la concubine sauvée; vous avez eu égard non aux dernières paroles, mais aux premières recommandations de votre père, et vous n'avez pas fait périr ma fille: j'ai noué l'herbe sous les pas de votre ennemi, afin de vous témoigner ma reconnaissance d'un si grand service. »
[24] L'amour est désigné ici par l'expression poétique de vent du printemps.
[25] L'Empereur Hiouan-Tsong aimait beaucoup la musique: ce fut même chez lui une passion qui le détourna des affaires publiques, et causa tous les malheurs de la fin de ce beau règne.
[26] Tching-Ti monta sur le trône l'an 32 avant J. -C. La princesse dont il est ici question était une comédienne dont il fut très épris et qu'il éleva au rang d'Impératrice.
[27] Le Kouan, ou enfilade de mille deniers, représente de nos jours 7 fr. 50 cent.
[28] Ngan-Lo-Chan, turc réfugié en Chine, devint le favori de Hiouan-Tsong, se révolta contre son maître, en 755, battit ses armées, entra dans la capitale, d'où le souverain s'était enfui, et se fit déclarer Empereur.
[29] Il vivait encore, et lui-même s'était choisi un successeur en abdiquant entre les mains de son fils.
[30] Grand lac dans la province de Ho-Nan.
[31] Ce dénouement, un peu puéril bien qu'assez poétique, est un des sujets favoris que depuis long-temps les artistes chinois se plaisent à reproduire: les groupes de porcelaine, si communs en Europe, qui représentent un homme à cheval sur un poisson monstrueux, ne sont autre chose que l'apothéose du poète Ly-Taï-Pe.
[32] Taï-Tsong monta sur le trône l'an 976 de J. -C.
LE LION DE PIERRE.
LÉGENDE.
Dans le ressort du district de Teng-Tcheou se trouve le village de Chy-Teou-Tong; les habitations, construites en terre, sont très rapprochées les unes des autres et font face au fleuve.Il y a dans cet endroit beaucoup de méchantes gens, et vous en trouveriez fort peu qui pratiquent la vertu.
C'était là cependant que demeurait un certain Tching-Tong-Tsouy, homme plein de probité, qui mettait sa joie dans l'aumône, et ne se querellait point avec ses voisins.Son épouse, Tchang-Chy, avait reçu de la nature un caractère essentiellement doux et affable; elle dirigeait son ménage avec zèle et économie.Cette femme donna le jour à un fils qui fut nommé Tsouy-Youen; doué d'un esprit vif et d'une rare sagacité, ce jeune homme avait, à l'âge de dix-huit ans, lu et relu le livre des vers et les ouvrages classiques: aussi son père et sa mère l'aimaient comme une perle précieuse qu'on cache dans le creux de sa main.
Un jour, un vieux bonze vint demander l'aumône à la porte de Tching-Tong.Celui-ci, rajustant à la hâte ses vêtements, courut au-devant du religieux.Quand son hôte fut assis dans la salle, Tching se prosterna en sa présence et s'excusa humblement de n'avoir pas été plus prompt à accueillir sa visite.
Le religieux l'ayant aussitôt relevé, répondit: «Le pauvre bonze ne savait trop s'il devait entrer ou retourner sur ses pas, et il attendait que vous vinssiez le recevoir.» Là-dessus, Tching fit préparer un repas maigre pour le bonze; il le servit de son mieux, et quand on fut à table, il lui demanda où il allait.
«Le pauvre religieux, répondit celui-ci, arrive du couvent de Ou-Tay-Chan (la Montagne des cinq Tours), et, voyageant comme une vapeur errante, il est arrivé jusqu'ici exprès pour vous voir: il a quelque chose à vous communiquer.
—»Le grand homme, interrompit Tching, en joignant les mains avec respect, est venu demander l'aumône ou peut-être les vivres prescrits par la loi, et dont il a besoin pour continuer sa route: le vieux Chinois serait-il assez grossier pour les lui refuser?
—»Voilà un homme de bien, songea en lui-même le religieux, puis il ajouta: non, le pauvre bonze n'est pas venu pour demander l'aumône; mais il a su dans son pays natal qu'il doit y avoir une inondation terrible; ainsi, faites disposer des bateaux, afin d'être prêt à fuir au jour du danger.Voilà ce que j'avais à cœur de vous annoncer; je n'ai rien de plus à vous dire.»
Tching ayant écouté ces paroles, demanda avec empressement quel jour le fléau devait se déclarer.
«Ecoutez, dit le bonze: vous connaissez le Lion de pierre qui est au pied de l'arcade Pao-Tsy, dans la rue de l'Est; lorsque des larmes de sang paraîtront dans ses yeux, vous devrez être prêt à partir.
—»Puisqu'un si grand malheur nous menace, reprit Tching, il serait bien d'en avertir tous les gens du village.
—»Vos voisins sont tous de méchantes gens, répliqua le bonze en souriant: quelle confiance auraient-ils dans mes avis?Mais vous, Tching-Tong, vous avez cru en moi, et vous échapperez au désastre....Et cependant vous ne laisserez pas que d'être exposé à de grands chagrins et enveloppé dans de fâcheuses affaires.
—»Et ces périls, me coûteront-ils la vie?
—»Non, répondit le religieux, rassurez-vous.Donnez-moi un pinceau et du papier, je vais écrire quelques lignes que je vous laisserai, afin que vous gardiez ces choses en votre mémoire.»
C'est le ciel qui envoie les grandes eaux et les inondations;
S'il se rencontre des animaux doués de sympathie, et
pleins d'une généreuse reconnaissance,
Sauvez-les; mais si c'est un homme, n'y prenez pas
garde!...
Le bienfait produit l'ingratitude, la dette de la reconnaissance
s'acquitte par les douleurs de la prison.
Tching lut ces vers sans en comprendre le sens.«Un jour à venir, lui dit le bonze, ils seront intelligibles pour vous.» Puis après avoir achevé le repas maigre, il prit congé de son hôte.Vainement Tching lui offrit dix leangs à titre de présent.«Le pauvre religieux est une vapeur errante, objecta celui-ci; à quoi lui servirait cet argent?» Et il partit sans rien accepter.
Le premier soin de Tching fut de faire part à sa femme de tout ce qu'il venait d'apprendre; et aussitôt ils envoyèrent au bord du fleuve Jaune trois domestiques pour louer dix grandes barques.
«Pourquoi donc tous ces préparatifs?demandaient les gens du village.» Et Tching répondit qu'étant menacé d'une inondation terrible, il rassemblait des bateaux pour échapper au fléau.Les voisins riaient de tout leur cœur à cette explication; et Tching supportait patiemment leurs railleries.Chaque jour il envoyait sa femme à l'arcade de la rue de l'Est voir si le Lion de pierre versait des larmes de sang.
Depuis plusieurs semaines la bonne dame allait et venait, continuant le cours de ses observations, lorsqu'un jour deux bouchers voisins du monument lui demandèrent le motif de cette démarche.Celle-ci répondit naïvement à leur question; et, à peine fut-elle partie, que ces hommes grossiers s'amusèrent à ses dépens.«En vérité, dirent-ils, il y a des êtres bien stupides et bien fous!Depuis des mois entiers le temps est sec: quelle inondation peut-on craindre?Et puis, qui a jamais vu des larmes de sang couler des yeux d'un lion de pierre?»
Or, le lendemain du jour où ils s'étaient si bien moqués de la vieille dame, les deux bouchers, après avoir tué un porc, barbouillèrent de son sang les yeux du Lion.Dès que Tchang-Chy s'en aperçut à sa visite accoutumée, elle courut porter cette nouvelle à son mari.Aussitôt Tching ordonna à ses domestiques de rassembler les meubles et les ustensiles de la maison, et de porter tous ces objets à bord des bateaux.
En ce moment le soleil dardait ses plus ardents rayons, et la chaleur du jour dévorait ceux qui restaient immobiles dehors.Tching-Tong réunit les gens de sa maison, jeunes et vieux, et tous ensemble ils s'embarquèrent.Lorsque le soleil plus pâle déclina à l'horizon, des nuages noirs s'amoncelèrent, une grosse pluie tomba par torrents; et, dans la nuit du troisième jour, les eaux du fleuve subitement débordées se précipitèrent au milieu du village.En un instant, habitants et habitations entraînés pêle-mêle périrent dans les flots: environ vingt mille personnes trouvèrent la mort dans cet affreux désastre.Ainsi cette population qui accumulait sur sa tête une masse de crimes, le ciel voulut qu'elle fût anéantie et disparût victime du fléau; tandis que Tching-Tong et son épouse Tchang-Chy, qui seuls se plaisaient à pratiquer la vertu, il songea à les sauver, en les faisant avertir par un homme inspiré.
Ce jour-là donc les dix grands bateaux de Tching, obéissant à l'impulsion des eaux débordées, furent attirés au milieu du courant du fleuve; bientôt les rocs élevés du rivage s'abîmèrent avec fracas au fond des vagues.
D'abord les navigateurs aperçurent un grand singe noir apprivoisé, qui essayait en vain de se maintenir au-dessus des flots prêts à l'engloutir.A cette vue Tching dit à ses gens: «Tendez-lui de longs bâtons de bambous qu'il puisse saisir.» En effet le singe par ce moyen parvint sain et sauf sur le rivage.
Dérivant toujours en ligne droite avec le courant, les bateaux furent portés près d'un arbre flottant sur lequel était un nid de corbeau.Les petits, à peine éclos, ne prenaient point leur vol; mais l'honnête Tching dit à ses domestiques de les soulever avec des gaffes; et toute la couvée, déployant ses petites ailes, s'enfuit et fut sauvée.
Enfin, dans un endroit où le fleuve fait un circuit, ils remarquèrent un homme qui, entrainé par la violence des eaux et sur le point d'être submergé, criait au secours.«Allons vers lui, dit aussitôt Tching, courons;—Mais, cher époux, objectait Tchang-Chy, n'oubliez pas les paroles prophétiques du bonze: «Mais si c'est un homme, n'y prenez pas garde!»
—»Qu'importe, répondit Tching, nous avons déjà sauvé des êtres d'un moindre prix, et lorsqu'il s'agit d'un homme, est-ce le cas de se montrer sans pitié!» A ces mots il ordonna d'allonger des bâtons de bambous à l'aide desquels l'inconnu arraché à la mort put gagner le bateau; puis il lui fit donner des vêtements en échange des siens qui étaient mouillés.
Le lendemain la pluie cessa, et Tching envoya des domestiques vers sa demeure....Que voient-ils?tout le village a été couvert de sable par la violence de l'inondation: la maison de leur maître, bien que fortement endommagée, est la seule qui n'ait pas été détruite par le fléau.Ils rapportèrent cette heureuse nouvelle à Tching-Tong; et celui-ci, après avoir chargé des ouvriers de réparer les dégâts, débarqua chez lui comme il en était sorti, avec tous les siens, grands et petits.Quant à ses voisins, ceux qui revinrent sous leurs toits, étaient dans la proportion d'un ou deux sur dix.
Cependant Tching voulut savoir si l'homme qu'il avait sauvé était dans l'intention de retourner dans sa famille; mais à ses questions l'inconnu répondit, en pleurant: «Votre serviteur est le fils du boucher Lieou, qui demeurait au pied de l'arcade du Lion de pierre; son nom est Lieou-Yng.Ses parents ont-ils péri victime du fléau, ou sont-ils encore vivants?il l'ignore; mais la maison qu'ils habitaient a disparu.Le plus ardent désir de votre serviteur, seigneur Tching, serait d'être le valet qui porte votre parasol, espérant ainsi vous témoigner sa reconnaissance pour le grand bienfait dont il vous est redevable.
—»Eh bien!répondit Tching, restez donc près de nous, vous y serez traité comme un fils adoptif.» Lieou-Yng accepta cette offre avec les marques du plus respectueux dévouement.
Mais le temps vole, rapide comme la flèche; les jours et les mois passent comme la navette du tisserand.—Depuis la moitié d'une année Tching était de retour dans sa maison, lorsque la mère de l'Empereur résidant à Tong-King, la princesse Tchang, perdit un précieux cachet de jade, sans qu'elle pût savoir où il avait été égaré.Aussitôt l'Empereur Jin-Tsong[1] fit afficher dans toutes les provinces un édit portant que quiconque désignerait le lieu où se trouvait le cachet perdu serait promu à un grade élevé dans la magistrature.
Or, cette nuit-là, Tching vit en rêve un homme inspiré qui lui dit: «Aujourd'hui l'Impératrice a égaré un cachet de jade; cet objet précieux est tombé dans le bassin de porphyre octogone, au fond du palais réservé.Instruit des vertus secrètes qui vous honorent, le maître du ciel m'envoie tout exprès pour vous donner cet avis: faites partir votre fils pour la capitale, afin que, par cette déclaration, il obtienne la récompense promise.
A son réveil Tching-Tong racontait à sa femme le rêve qu'il venait d'avoir, quand les gens de la maison vinrent apprendre qu'à la porte du préfet de Teng-Tcheou était affichée une déclaration entièrement conforme au rapport entendu pendant la nuit, de la bouche de l'être surnaturel.La joie de Tching fut au comble, et il voulait envoyer son fils chercher à la capitale la magistrature promise par l'édit; mais sa femme s'y opposa.«Nous n'avons qu'un enfant, disait-elle, devons-nous le laisser s'éloigner de nous; la fortune et la noblesse sont des choses que le ciel donne avec la naissance!Croyez-moi, cher époux, n'espérez rien de cette affaire.»
Comme elle parlait ainsi, Lieou-Yng s'approcha de ceux dont il était le fils adoptif.«Votre jeune fils, leur dit-il, n'a point encore acquitté envers vous la dette de la reconnaissance: puisqu'un envoyé céleste est venu vous donner cet avis, il me serait bien doux d'aller à la capitale, en place de mon frère; si la déclaration faite à sa Majesté me vaut une récompense quelconque, je reviendrai la déposer aux mains de votre cher fils.»
Cette proposition plut beaucoup à Tching-Tong, qui fournit l'argent nécessaire au voyage et en ordonna les préparatifs; le lendemain Lieou-Yng, tout disposé à se mettre en route, fit ses adieux à sa famille adoptive.Le vieux Tching lui renouvela à plusieurs reprises ses recommandations: «Si l'affaire réussit, lui dit-il, ne sois pas ingrat.» Le jeune homme promit et s'éloigna.
Il partit donc dans la direction de Tong-King, arriva bientôt aux portes de la ville et se rendit enfin à l'entrée du palais impérial.Là, il remit une demande d'audience aux gardes qui l'introduisirent prés du maître des requêtes; et Lieou-Yng, ayant décliné ses noms à ce magistrat, lui déclara le lieu où se trouvait le cachet perdu.
Le maître des requêtes fit immédiatement conduire l'étranger à l'hôtel des Postes, en le priant d'attendre au lendemain, et se hâta d'aller communiquer à l'Empereur une nouvelle si importante.Jin-Tsong manda l'Impératrice-mère, et l'interrogea à ce sujet.La princesse se souvint qu'étant allée en compagnie des jeunes filles du palais admirer l'éclat de la lune pendant une belle nuit d'automne, elle s'était approchée du bassin de porphyre octogone, et qu'en plongeant sa main dans l'eau, elle s'était laissée cheoir par mégarde.En effet, une des filles de sa suite ayant reçu l'ordre de descendre dans le bassin, pour s'assurer du fait, le cachet s'y trouva.
Aussitôt l'Empereur fit venir Lieou-Yng au palais, et lui demanda comment il avait été informé de la présence du cachet au fond du bassin de porphyre.Le jeune homme parla sans mystère, et dit à sa Majesté qu'un avis lui avait été donné en songe par un être surnaturel.«Je vois bien, s'écria alors Jin-Tsong, que vous avez accumulé des mérites secrets.» Là-dessus il décora Lieou-Yng du titre de second gendre de l'Empereur et lui donna pour épouse la seconde fille de l'Impératrice.
Le fils adoptif de Tching-Tong témoigna au prince la reconnaissance dont il se sentait pénétré: son bonheur et sa joie étaient à leur comble.Quelques jours après, l'Empereur fit disposer le palais du Fou-Ma (gendre de sa Majesté), qu'il affecta pour résidence à Lieou-Yng.Arrivé tout d'un coup au faîte des honneurs, des dignités et du pouvoir, le jeune ingrat oublia entièrement ses anciens bienfaiteurs.
Cependant depuis qu'il était parti, et il y avait de cela deux mois, Tching-Tong attendait matin et soir, avec une extrême impatience, quelque nouvelle de Lieou; lorsque, sur ces entrefaites, un homme venu de la capitale répandit le bruit que ce même Lieou, élevé à la dignité de gendre de l'Empereur, était environné d'une grande gloire.D'après cela Tching se décida à envoyer son fils Tsouy-Youen, accompagné d'un domestique affidé, vers Lieou-Yng.Le fils respectueux prit congé de ses parents et se dirigea vers la résidence impériale.Il ne tarda pas à arriver au but de son voyage; il chercha immédiatement une hôtellerie où il put descendre, et dès le lendemain se rendit aux portes du palais du Fou-Ma, pour avoir des informations.
Au moment où il se présentait à l'entrée de l'hôtellerie, des coureurs arrivèrent en criant d'une voix hautaine: «Place!voilà sa Seigneurie!»
Tsouy-Youen se tint debout à côté de la porte, attendant Lieou-Yng au passage.Celui-ci parut bientôt monté sur un cheval; il s'avançait rapidement dans la direction du palais; mais, dès qu'il aperçut son frère qui s'approchait avec l'intention évidente de le reconnaître, il s'écria d'une voix courroucée: «Quel est cet audacieux qui ose insolemment me barrer le chemin!A moi!gardes, saisissez-le!—Frère, frère, interrompit Tsouy-Youen, pourquoi donc me refuser connaissance?» Mais le nouveau seigneur, toujours furieux, se contenta de répondre: «Est-ce que j'ai un frère?» Et, sans plus d'explications, Tsouy-Youen, entraîné dans le palais, subit le châtiment terrible de la bastonnade: il reçut trente coups.
Quelle horreur!La violence du supplice avait déchiré en lambeaux la peau et la chair de cet infortuné, le sang ruisselait sur tout son corps; et dans cet état il fut jeté en prison.Informé des mauvais traitements dont on accâblait son maître, le domestique, qui était resté à l'hôtellerie, accourut et demanda la permission de le voir: elle lui fut refusée.
Tsouy-Youen avait raconté sa douloureuse histoire aux geôliers, et ceux-ci émus de compassion s'empressèrent de lui procurer quelque soulagement.Mais hélas!élevé au sein de l'aisance, pouvait-il résister à un changement de situation si cruel et si inopiné?En proie aux tourments de la faim et de la soif, il aurait bien voulu porter à sa bouche un mets savoureux, quand tout-à-coup un singe franchit la porte et entra dans la prison: il portait un peu de viande cuite, qu'il présenta au captif.
A la vue de l'animal, Tsouy-Youen se rappela ce qu'avait fait son père à l'époque de l'inondation, et trouva que ce singe ressemblait beaucoup à celui qu'il avait sauvé ce jour-là; il prit donc et mangea cette viande.Quelques jours s'écoulèrent, au bout desquels le singe reparut avec des vivres; et il continua ainsi de pourvoir aux besoins de Tsouy-Youen.A force de le voir, les geôliers connurent la cause qui le faisait agir, et ils se disaient: «Voyez, les animaux sont susceptibles de reconnaissance, tandis que l'homme est ingrat!»
Le singe ne cessait donc pas d'aller et de venir, lorsqu'un jour, de l'autre côté de la muraille, arrivèrent une dizaine de corbeaux qui tous, rassemblés dans la prison, se mire ni à pousser des cris douloureux.«Ce doivent être là, songea Tsouy-Youen, les oiseaux auxquels mon père a sauvé la vie, et il ajouta à haute voix: «Si vous avez pour moi quelque pitié, allez de ma part auprès de mon père et de ma mère leur porter une lettre.» Les corbeaux comprirent sa pensée, et ils se mirent à battre des ailes devant le prisonnier.Alors, grâce au pinceau et au papier que les geôliers lui avaient procurés, Tsouy-Youen écrivit un billet, qu'il attacha à la patte d'un des corbeaux; et l'oiseau prit immédiatement son vol.
Il lui fallut peu de temps pour se rendre à la demeure du vieux Tching-Tong.Assis à côté de sa femme, celui-ci s'étonnait avec elle de ce qu'il n'arrivait aucune nouvelle de leur enfant chéri.Tout aussitôt un oiseau vient s'abattre sur le bord de la table.Tching étonné ne sait que penser; il regarde la patte du corbeau: ...une lettre y est attachée.Il l'ouvre avec empressement: c'est l'écriture de son fils!...Ce billet lui fait connaître l'ingratitude de Lieou-Yng, et les maux que Tsouy souffre dans sa prison.
A la lecture de cette lettre Tching éclate en sanglots, et quand la pauvre mère apprend la cause de cette douleur, elle mêle ses larmes à celles de son époux.«Je vous l'avais bien dit dès le commencement, s'écrie-t-elle: il ne fallait pas garder cet homme!Maintenant les bienfaits ont engendré une inimitié terrible; notre fils est plongé dans un abîme de maux, et qui sait, hélas!s'il sera possible de l'en tirer!
—»Ainsi, ajouta Tching, les animaux ont connu la vertu, et lui, qui a un cœur d'homme, il a pu arriver à cet excès de perversité et d'ingratitude!Eh bien!il faut que j'aille moi-même à la capitale, afin de savoir si tout ceci est vrai ou faux.—Allez, lui répondit Tchang-Chy, notre fils est dans la douleur; hâtez-vous, courez!»
Dès le lendemain Tching ayant disposé ses bagages, dit adieu à sa femme et partit.En peu de temps il arriva à la capitale, chercha un logement; et, dès que le jour parut, il se mit à parcourir la ville pour avoir des nouvelles, lorsque le domestique qui avait accompagné son fils s'offrit subitement à ses regards.
Couvert de haillons, le pauvre homme allait mendier aux portes: il n'eut pas plus tôt aperçu son maître qu'il se précipita dans ses bras en fondant en larmes.Tching-Tong, suffoqué par la douleur, le questionnait avec empressement: il apprit de lui tous les détails de cette fatale aventure; toutefois il se refusait à y croire, il voulait courir au palais, pénétrer jusqu à Lieou-Yng et le voir.Mais le fidèle serviteur le retint de toutes ses forces et l'empêcha de partir: il redoutait pour son maître la violence du nouveau prince.
Pendant ce temps, on annonça que le gendre de l'Empereur allait passer; et toute la population fuyait devant son cheval.Tching-Tong se plaça debout en face de l'hôtel pour l'attendre; et dès que le parvenu fut arrivé près de lui, le vieillard s'écria: «Lieou-Yng, mon fils, aujourd'hui que vous êtes riche et comblé d'honneurs, avez-vous oublié votre père?»
Le Fou-Ma leva les yeux, et reconnaissant son bienfaiteur, il passa sans détourner la tête.Cependant le vieux Tching s'attachait aux pas de son cheval et courait après lui; il parvint jusqu'aux portes du palais, qu'on ne lui permit pas de franchir.Emporté par la colère, le vieillard s'écriait: «Que tu ne me reconnaisses point, passe encore; mais pourquoi fais-tu endurer à mon fils de si cruels tourments au fond d'un cachot?»
Là-dessus il se rendit au palais du juge Pao-Kong[2], pour y déposer une requête d'accusation.
Précisément Pao-Kong revenait de brûler des parfums dans le temple: Tching se jeta à genoux à la tête de son cheval et lui présenta sa pétition.Après l'avoir introduit dans le palais, le juge adressa des questions détaillées au pauvre vieillard, qui raconta l'aventure non sans verser bien des larmes, tant la douleur l'accablait.
«Restez ici, dans mon hôtel, lui dit Pao.» Et il envoya un huissier du tribunal à la prison, s'informer auprès des geôliers s'ils avaient sous leur garde un individu appelé Tsouy-Youen.«Oui, oui, dirent ces derniers; tel mois, tel jour, on l'a mis au cachot; toute nourriture lui est refusée; il est traité avec la dernière cruauté.»
Aussitôt Pao-Kong ordonna aux geôliers de cesser toute rigueur à l'égard du captif, et le lendemain il députa des huissiers auprès de Lieou-Yng le Fou-Ma, pour le convier à un banquet, dans son hôtel, invitation à laquelle le fier parvenu s'empressa de répondre.Après avoir conduit son convive dans la salle du fond, Pao prescrivit aux gardes armés de se tenir à la porte, et de ne laisser entrer ni sortir qui que ce fût: dociles aux volontés du maître, ils se placèrent à leur poste.
Vers la fin du repas, et on avait bu largement, Pao-Kong demanda avec un accent de colère simulée, pourquoi on ne versait plus de vin.Le majordome répondit que tout était bu.«Ah!répliqua Pao-Kong en riant, il n'y a plus de vin ...eh bien!apportez de l'eau; qu'à cela ne tienne.» Les domestiques obéirent, et bientôt on servit une grande cruche.Le ministre y puisa, remplit une tasse copieuse et la présenta à Lieou-Yng, en lui disant: «Illustre Fou-Ma, grand homme, conformez—vous aux circonstances et buvez!»
Pao-Kong me manque, songea Lieou-Yng, puis élevant la voix avec colère: «Seigneur juge, dit-il, vous aimez à plaisanter.Sa Majesté m'a ennobli et revêtu d'une charge; tout le monde me respecte!...pourquoi donc m'inviter à boire de l'eau au lieu de vin?—Noble Fou-Ma, répondit Pao-Kong, ne vous formalisez pas!Si tous les magistrats témoignent du respect à votre grandeur, il est un certain Pao qui se permet de vous mépriser!Cette année même, il y a six mois, vous avez bu un fameux coup dans le fleuve; ne pouvez-vous par hasard avaler cette coupe?
Ces mots firent frissonner Lieou-Yng de la tête aux pieds; et tout-à-coup Tching-Tong s'avança vers lui, le montra du doigt et s'écria, en le maudissant: «Monstre d'ingratitude, vil scélérat, après avoir trop long-temps abusé de mes bienfaits, maintenant tu abuses des faveurs de l'Empereur!J'espère que le grand ministre daignera me rendre justice.»
A un signe de Pao-Kong on saisit Lieou; il est dépouillé du bonnet et de la ceinture, insignes de sa dignité; ensuite on l'étend sur les degrés du palais, et on lui donne quarante coups de bâton, afin de le forcer à avouer son crime.
Lieou-Yng vit bien que cela tournait mal pour lui; il déchargea donc sa conscience et fit des aveux complets.Pao-Kong voulut qu'on mit au cou du misérable la cangue la plus rude, puis on le jeta en prison.Le lendemain le juge présenta à ce sujet une requête à l'Empereur.Jin-Tsong, ayant fait appeler Tching, le reçut dans son palais, l'interrogea avec bonté et écouta le récit de cette étrange aventure.«Puisque votre vertu, dit alors le prince, en donnant de grands éloges au vieillard, s'est distinguée d'une manière si éclatante, votre fils recevra le titre de noblesse du premier rang, avec une charge qui lui donne des appointements; et dès demain nous le proclamerons d'une manière officielle.» Tching-Tong se retira après avoir exprimé sa reconnaissance à l'Empereur.
Le lendemain l'ordonnance promise fut publiée.Lieou-Yng qui, paré des mérites d'autrui et oubliant tout sentiment d'équité, s'était montré ingrat et cruel, fut condamné à la peine de mort; Tsouy-Youen reçut le titre de commandant militaire dans le district de Wou-Hien, et il devait ce jour même monter à cheval pour se rendre au lieu de sa charge.Quant à son père, qui pendant toute sa vie s'était plu à la pratique du bien, un édit particulier ordonna aux magistrats d'élever en son honneur une arcade destinée à conserver le souvenir de ses vertus.
Conformément à la teneur du décret impérial, Pao-Kong fit sortir de prison Tsouy-Youen et lui remit, avec le bonnet et la ceinture, le diplôme de sa nomination: le nouveau magistrat partit donc pour le lieu de sa résidence.
Au solstice d'hiver de la même année, le coupable Lieou-Yng fut décapité.
[1] L'Empereur Jin-Tsong, de la dynastie des Song, monta sur le trône en 1023.
[2] Pao-Chy, ministre de la justice sous Jin-Tsong, est célèbre en Chine par ses jugements, qui ont servi de sujet à bien des drames, des nouvelles et des histoires fantastiques.
LA LÉGENDE [1]
DU ROI DES DRAGONS
HISTOIRE BOUDDHIQUE.
La ville de Tchang-Ngan, capitale de l'Empire chinois, située dans le Chen-Sy, est le lieu que les souverains ont choisi pour y établir leur cour, depuis la dynastie des Tcheou, des Tsin et des Han jusqu'aux Tang.Elle possède trois fleuves étincelants déroulés comme des étoffes de soie; huit bras de rivières baignent ses murs en passant; elle compte trente-six allées plantées de saules et de fleurs, et soixante-douze pavillons où retentissent des instruments de musique de toute espèce.Sur les cartes qui figurent la Chine et les contrées barbares, cette capitale apparaît bien comme le point principal de toute la terre; et en vérité c'est un endroit admirable.
Lorsque le grand souverain de la dynastie actuelle des Tang, Wen-Wang-Ti (son titre honorifique fut Taï-Tsong) monta sur le trône; il changea le nom de l'année Long-Sy en celui de Tching-Kwan, qui fut la première de son règne. Au temps dont nous parlons, ce prince régnait depuis treize ans, et on se trouvait dans l'année Y-Sse.
Nous ne parlerons pas des héros qui, avant son règne, avaient pacifié les provinces et affermi l'empire, ni des hommes éminents qui avaient fondé des dynasties et disputé les frontières aux Barbares; nous dirons seulement qu'à cette époque vivaient, hors de la ville, sur le bord du fleuve King-Ho, deux véritables sages.L'un était pêcheur et se nommait Tchang-Sao, l'autre, appelé Ly-Ting, était bûcheron.Bien qu'ils ne fussent ni l'un ni l'autre des docteurs arrivés au premier rang des grades littéraires, ils n'en méritaient pas moins le titre de poètes.
Un jour, ils étaient venus vendre à la capitale, celui-ci le bois apporté sur son épaule, celui-là le poisson dont son panier était rempli.Après le marché, ils entrèrent ensemble dans un cabaret, burent largement, puis, prenant chacun sa cruche à la main, ils s'en retournèrent en suivant les rives du fleuve.
«Mon frère, dit alors le pêcheur Tchang, j'ai toujours pensé que se disputer pour la renommée, c'est se sacrifier dans l'espoir d'un vain nom; s'arracher les emplois lucratifs, c'est se perdre par l'appât de l'intérêt; vivre dans les honneurs, c'est dormir en tenant un tigre entre ses bras; répandre des bienfaits, c'est réchauffer un serpent dans sa manche.Quand j'y songe bien, rien ne me semble valoir la fraîche beauté des eaux et le vert horizon des montagnes: rien n'est doux comme de se laisser aller, joyeux, sans trouble, sans passions ni envie, à la pente de sa destinée.
—»Mon frère a raison, reprit le bûcheron; toutefois l'élégante beauté de ses fleuves ne vaut pas le dôme verdoyant de nos montagnes. —Ah! interrompit le pêcheur, le dôme verdoyant de vos montagnes ne peut se comparer à la beauté de nos flots; il y a un recueil de poésies, intitulé le Papillon amoureux des fleurs, qui le prouve par les vers suivants:»
Au milieu des vagues fumantes sur l'immense étendue, l'esquif est bien petit!Mais errant et solitaire, il vogue tranquille comme la belle Si-Che[2] au sein de la musique qui la berce. Le cœur est calme et pur, quand la gloire et l'intérêt en sont absents. Aux heures de loisir, on cueille les tiges épanouies des plantes du rivage et les herbes fleuries. Les oiseaux plongeurs s'ébattent sur les grèves qu'ils couvrent de leurs longues files; parmi les saules de la rive, les joncs des anses profondes, la femme et les enfants du pêcheur viennent chanter et rire: ils reposent en paix, leur ame est un flot calme que le vent n'agite pas; ils reposent sans désir de gloire, sans honte secrète, sans haine importune.
Le bûcheron reprit: «Non, les eaux que vous célébrez ne valent pas le vert horizon des montagnes.Le même livre que vous venez de citer, n'en donne-t-il pas la preuve dans les lignes suivantes?
Au milieu des forêts aux dômes vaporeux, les mélèzes s'élèvent, les fleurs s'épanouissent en foule.Dans le calme du silence, on entend la plainte de la perruche, sa langue a des inflexions pareilles aux sons de la flûte.La teinte sombre de l'hiver s'efface devant la verdure qui s'étend au loin; le printemps va faire sentir sa douce influence; mais voici que l'été arrive d'un pas rapide, et il passe ramenant après lui l'automne qui a bientôt fait éclore d'autres fleurs brillantes et embaumées, l'automne qui a ses plaisirs aussi; puis tout-à-coup l'hiver austère et sérieux reparaît au jour qui lui est assigné.Joyeux et tranquille pendant les quatre saisons, on vit sur la montagne dans une complète indépendance des hommes.
—»Non, répliqua le pêcheur, vos vertes montagnes ne peuvent se comparer à la fraîche élégance des eaux; nous avons pour nous de précieux avantages, célébrés dans le recueil intitulé la Perdrix regarde les cieuxEcoutez.»
Les eaux où se reflètent les nues, séjour des Immortels, fournissent abondamment aux aises de la vie.La barque qui vogue au gré de l'aviron, c'est là notre demeure: on ouvre le dos écailleux des poissons, on fait rôtir la tortue à la verte carapace, on fait bouillir au milieu des flammes le crabe tacheté et la rouge crevette.La tige encore tendre des bambous, le fruit précieux qui mûrît en flottant sur les lacs, la châtaigne d'eau: voilà des choses qu'on peut vanter.Le gracieux nénuphar, le lotus vénéré, la violette des étangs, la menthe, la lagune des fossés étalent à nos yeux le luxe de leur végétation brillante.
Le bûcheron repartit à son tour: «Non, la fraîche poésie des eaux ne vaut pas l'azur de nos montagnes.Elles ont leurs charmes et leurs avantages, vantés dans les vers du même poète, que voici:
Les sommets des monts, les pics élancés dans la nue touchent les limites du ciel; une cabane d'herbes sèches, un toit de chaume, c'est là notre demeure.La venaison salée, la poule et l'oie l'emportent sur le crabe et la tortue; le daim, le sanglier et le lièvre sont bien supérieurs au poisson et à la crevette.La feuille embaumée du citronnier, celle des phyllodes dont le parfum se communique aux mets qu'elle enveloppe, la première pousse du bambou, le néflier, voilà ce qu'on peut plutôt vanter.La prune violette, la pêche rouge, l'abricot mûri par le soleil, la poire si douce au goût, la jujube dont la saveur est piquante, tels sont les produits délicats de notre végétation.
—»Non, reprit encore le pêcheur, vous ne pouvez mettre en parallèle vos riantes montagnes avec nos eaux si poétiques.Les vers de l'Immortel des cieux l'ont dit:
Petite comme la feuille flottante, la barque est encore la demeure qui nous convient.Au milieu des vagues écumantes amoncelées de toutes parts, le pêcheur n'éprouve ni crainte ni terreur; il tend l'hameçon, il jette ses filets pour prendre de beaux poissons; sans être assaisonnés d'épices, ces mets flattent le goût: le maître de la barque, sa femme et ses enfants se réunissent avec joie après les travaux qui les ont séparés.Si la pêche est abondante, ils la portent au marché de la capitale et l'échangent pour le vin parfumé qui se boit à grands verres.Les habits d'écorce de bambous tiennent lieu de couvertures, et la famille du pêcheur clot ses yeux et dort d'un sommeil profond; sans chagrin, sans trouble, sans s'attacher, comme on le fait parmi les hommes, à la gloire et à la noblesse.
—»Non, répliqua le bûcheron; encore une fois, vos eaux si fraîches ne peuvent lutter avec nos vertes montagnes.Ces mêmes vers ont dit aussi:»
La cabane de paille, soutenue par quelques branches, se cache au pied de la montagne.Les pins, les bambous, les abricotiers, les vanilliers forment un ravissant ombrage.On pénètre dans la forêt, on gravit les collines pour aller chercher le bois sec: personne n'inquiète le bûcheron.Le gain est tantôt minime, tantôt abondant, et suivant les habitudes du siècle, on emploie son argent à acheter du vin.Au gré de ses désirs, les verres, les coupes, les tasses de porcelaine servent aux joyeux festins; après avoir bu largement, on s'endort dans une douce ivresse à l'ombre des pins, libre de toute inquiétude, sans être menacé dans ses intérêts, sans dépendre, comme ceux qui vivent parmi les hommes, du succès ou de la ruine.
Le pêcheur ajouta de nouveau: «La vie que vous menez dans les montagnes n'a point les charmes dont nous jouissons au sein des eaux. Il y a aussi des vers qui en font foi, dans le recueil intitulé la Lune aux bords du fleuve de l'OuestEcoutez:»
Quand les mille fleurs empourprées du rivage reflètent l'éclat de la lune; quand les feuilles dorées des roseaux se froissent et se mêlent, agitées par le vent; quand le ciel d'azur répand au loin sur le fleuve sa clarté diaphane, l'aspect des cieux invite à troubler avec l'aviron l'onde tranquille, les astres nous convient à jeter les filets.Les grands poissons tombent dans le piège, les plus petits mordent à l'hameçon, et cette pêche abondante, bouillie sur les flammes ou rôtie sur les tisons, a une saveur qui charme le palais.Ainsi, joyeux et fiers, nous parcourons en maîtres les lacs que forme le fleuve Kiang en s élargissant.
Le bûcheron reprit à son tour: «Mon frère, la vie que vous menez sur les eaux n'a pas les joies et les avantages de la profession qui nous attache aux montagnes; le même recueil le prouve par ces lignes:
Quand les lianes desséchés jonchent les sentiers, quand les tiges des blés sont coupées et que les bambous sèment leurs feuilles à travers la montagne, quand le chèvre-feuille dépouillé de sa verdure, laisse pendre aux troncs des arbres ses rameaux épars, on coupe et on lie en faisceaux tout ce bois mort, puis on l'emporte sur son épaule.Les insectes ont rongé jusqu'au cœur l'orme et le saule, le vent souffle et brise à leur sommet le pin et l'oranger; ce qui a été recueilli à grande peine, on l'entasse pour les besoins de l'hiver, on l'échange pour du vin, pour de l'argent, au gré de sa fantaisie.
»—Malgré tout ce que vous pouvez dire en faveur de vos montagnes, ajouta encore le pêcheur, elles n'offrent ni la paix ni la solitude des eaux bien plus poétiques.Il y a des vers intitulés: L'Immortel s'approche du fleuve Kiang, qui expriment ainsi ma pensée:
Sur les lacs déserts la nacelle sans compagne tourne et se meut en tout sens.Quand la nuit est close on cesse de ramer, et l'on vogue en chantant; on se couvre de ses habits de paille; et quand la lune s'efface derrière les nuages, quelle silencieuse obscurité!La mouette effrayée n'agite plus son aile!Mais quand à l'horizon les nuages roses s'entrouvrent pour laisser paraître le soleil, fatigués des travaux de la veille, on dort parmi les joncs, sur les îles, sans préoccupation; jusqu'à la troisième heure du jour, on prolonge son sommeil.Selon le vœu de son cœur, on accomplit ses projets, on dispose à son gré l'emploi de son temps; tandis que les courtisans, l'œil sur la clepsydre, attendent l'heure de l'audience: est-ce qu'ils ont comme nous la complète indépendance de leur ame?
—«La solitude si poétique de vos eaux, reprit le bûcheron, ne vaut pas la solitude et le silence de nos vertes montagnes; et nous avons dans le recueil que vous citez des vers qui le prouvent; les voici:»
Le printemps est passé; l'automne règne, on prend la hache, on part à la fraîcheur du soir, et l'on emporte sur son épaule la charge du jour.Les fleurs du désert hérissent la montagne, quel aspect plus admirable encore!Les nues s'abaissent à l'horizon, on cherche sa route, on attend que la lune paraisse.Enfin, le bûcheron frappe à la porte de sa cabane: son enfant et sa femme, fille des montagnes, l'accueillent avec des chants et de riantes paroles.Un lit d'herbes, un tronc d'arbre pour oreiller: comme on prolonge son sommeil sur une telle couche!On fait cuire la poire, on mange le millet; on dispose tout à son gré dans sa demeure.Le vin nouveau fermente et bout dans la cruche.En vérité, c'est là une vie qui donne la santé, une existence obscure mais indépendante.
Le pêcheur répondit: «Tels sont en effet les travaux par lesquels nous pouvons, vous et moi, gagner noire vie et pourvoir à nos besoins; mais vous n'avez pas, aux instants de loisir, les agréables ressources qui nous sont données.Il y a des vers qui en font foi, écoutez:
Aux heures du repos, au printemps, le pêcheur voit la cigogne blanche voler sous un ciel d'azur, le bateau est arrêté aux rives débordées des lacs; à l'ombre du treillis qui abrite sa cabane, il se couche parmi les grandes herbes, et apprend à ses enfants à entourer l'hameçon d'un fil de soie.Quand il a cessé de ramer, il s'en va, en compagnie de sa femme, faire sécher ses filets.La nature l'a doué d'un caractère ferme et calme, il est semblable aux flots apaisés.Si, pendant son sommeil, il sent s'élever une brise légère, il déploie selon la saison le pâle manteau d'écorce (qui garantit des pluies d'hiver), ou le verdoyant parasol (qui défend contre les rayons du soleil).Combien ce simple accoutrement l'emporte sur le bonnet de gaze noire et la ceinture à laquelle pend le sceau du mandarin; riches habits qu'il faut suspendre aux murs du palais, au temps de la disgrâce!
—»Non, reprit le bûcheron, ce qui charme vos loisirs ne peut se comparer aux avantages qu'offrent les montagnes; des vers aussi en rendent témoignage, et les voici:
Aux heures de loisir, le bûcheron regarde voler la nue blanche nuancée de mille reflets; il s'assied solitaire devant sa cabane de chaume, à l'abri du treillis de bambous; et là, sans que rien l'inquiète, il apprend à ses enfants à déchiffrer les livres.A l'occasion, il fait avec un hôte la partie d'échecs; puis la joie s'anime, il prend un bâton et parcourt en chantant les sentiers jonchés de fleurs odorantes.Sa verve s'éveille et il fait retentir son luth au pied des vallons.Des souliers de paille, des habits de toile, de grossières couvertures donnent au cœur plus d'indépendance et d'énergie que des vêtements de soie brodés.
—»Mon frère, interrompit le pêcheur Tchang, nous pourrions lutter long-temps encore en échangeant de petites pièces de vers.Il ne faut pas mettre la coupe d'or sur la table de sandal, et laisser sortir la louange de la bouche du poète intéressé; nos chants seraient ainsi dépourvus de sens et manqueraient leur but.Dans des vers liés deux à deux, il faut célébrer alternativement les avantages dont jouissent le bûcheron et le pêcheur.
—»Mon frère a parfaitement raison, repartit le bûcheron Ly, et je le prie de commencer.»
Le pêcheur Tchang prit donc la parole:
La barque flotte sur les eaux verdoyantes et sur les flots écumeux; la cabane s'élève dans les profondeurs de la montagne, au sein d'une campagne déserte.Que j'aime à voir au printemps les ponts jetés sur les torrents submergés par les eaux débordées!Quel beau spectacle aussi quand les brouillards du matin voilent et baignent les pics et les flancs caverneux des montagnes.C'est l'époque où la carpe brillante prête à se changer en dragon est rôtie sur la flamme; c'est le temps où le bois sec rongé par les vers pétille dans l'âtre.L'hameçon et le filet variés à l'infini suffisent aux besoins du pêcheur: savoir lier le bois en faisceau et l'emporter sur l'épaule sont deux choses qui soutiennent le bûcheron pendant toute sa vie.
Couché dans sa nacelle, le pêcheur suit des yeux le vol de l'oie sauvage; parmi les sentiers qui serpentent sur la montagne, le bûcheron écoute la voix du cormoran.Ce qui fait l'objet des discours des hommes nous est étranger; le blâme et la louange ne nous atteignent point sur les mers.Sur le bord des eaux répandues dans la vallée, on suspend et on fait sécher les filets pareils à des écharpes; la hache bien aiguisée sur la pierre étincelle comme l'acier du glaive.Au mois d'automne, quand la lune se reflète sur les fleuves, l'hameçon solitaire demeure plongé sous les flots; sur les montagnes, au printemps, aucun homme ne trouble le bruit des pas.
Le poisson qui charge la barque est échangé contre du vin que le pêcheur savoure avec sa femme: à l'aide du bois coupé sur les monts, on emplit sa coupe qui circule à la ronde. On s'égaie, on puise le vin au gré de son caprice; on chante, on rit long-temps, on s'abandonne à sa folie! On appelle du nom de frères tous les compagnons de pêche; on regarde comme amis, on soutient comme camarades tous les hôtes de son désert. Chemin faisant, on a soin que les rameurs fassent circuler la bouteille; on efface de sa devise le mot raison, et les verres bien remplis passent de main en main.Le crabe rôti, la crevette bouillie sont chaque matin le repas joyeux du pêcheur; le canard et la poule soigneusement préparés chargent chaque jour la table du bûcheron.
L'épouse de l'habitant des lacs fait bouillir l'eau du thé; tout son extérieur est comme sa pensée, sans apprêt et sans coquetterie; la femme de l'habitant des montagnes fait préparer le riz; elle est soumise et gracieuse.Dès l'aurore, on lève la gaffe et l'on vogue lestement sur la vague; à peine le jour paraît, et, muni d'une ample provision de bois, on chemine par la grande route; lorsqu'il a plu, on jette sur son épaule le manteau d'écorce, et l'on part pour prendre la carpe vive; avant que le vent ne souffle, on saisit la hache pour abattre les pins desséchés.Dans les sentiers solitaires, on fuit le siècle, on se met à l'abri des folies du monde; grâce à l'obscurité de son nom, que rien ne trahit, on vit dans les montagnes sans faire parler de soi et sans entendre parler des autres.
Le bûcheron Ting reprit: «Puisque mon frère a parlé le premier, qu'il me permette d'ajouter quelques lignes à celles qu'il a récitées:»
Sous l'influence des vents et de la lune, l'habitant du désert est rude et sauvage; le pêcheur est fier de sa liberté, en face des fleuves et des lacs.Aux heures d'un pur loisir, on se livre au plaisir de boire; les propos fâcheux ne se font point entendre au milieu de la paix d'une vie libre et joyeuse.Quand la lune brille, le bûcheron dort sous son toit de chaume avec tranquillité; quand le ciel devient sombre, le pêcheur couvert de son manteau d écorce, repose sans préoccupation.Quelle inquiétude y aurait-il pour celui dont le mélèze et le prunier des montagnes sont les plus intimes amis; il y a bien de la joie pour le pêcheur qui a juré affection au cormoran et au héron!La gloire et l'intérêt n'agitent point de leurs vains projets la tête et le cœur de celui-ci, et celui-là n'entend point bruire à ses oreilles les voix querelleuses de la contradiction.Selon la saison, on boit une coupe de vin parfumé; chaque jour, aux trois repas, on sert la chair du mouton cuite avec les herbes du jardin.
Deux fagots de bois suffisent, par le produit de leur vente, à la vie de chaque jour; un hameçon avec sa proie, un filet chargé suffisent pour assurer l'existence.Aux heures du repos, on dit à ses fils d'aiguiser sa hache; aux instants de loisir, on dit à ses fils de réparer les vieux filets.Au printemps, que la verte tige des osiers est charmante à voir!quand souille une brise attiédie, quelle joie d'aller admirer les roseaux couleur d'argent!Pendant l'été, on fuit l'ardeur du soleil parmi les jeunes bambous; au sixième mois, on profite de la fraîcheur du soir pour aller cueillir la châtaigne d'eau encore tendre.Quand tombe la gelée d'automne (au dixième mois), a chaque repas on sert l'oie engraissée; au neuvième jour de la neuvième lune, les larges crustacés deviennent le régal de la saison.
L'hiver arrive-t-il, on prolonge long-temps après l'aurore son profond sommeil; quelques jours encore et le froid est banni des cieux.Pendant les huit divisions de l'année, on vit sur les montagnes selon ses goûts; dans les quatre saisons, sur les lacs on façonne son existence au gré de ses caprices.Celui qui cueille le bois dans les vallons s'élève au rang des immortels; celui qui tend la ligne dans les flots ne ressemble plus au mortel vulgaire.A la porte de la cabane, les fleurs sauvages exhalent un parfum abondant; à la proue de la barque se déroulent les flots verdoyants, calmes et immenses!Au sein d'un tel repos, ne parlez pas des trois grandes dignités de l'empire: le sage affermi dans la paix ressemble à une ville fortifiée.Sur les murs de cette ville un chef veille à sa défense, tandis que ces trois grands dignitaires prêtent aux voix de la foule une oreille inquiète.La joie, partage de l'habitant des montagnes, la joie, partage de l'habitant des eaux, est une rare faveur!Grâces en soient rendues au ciel, grâces en soient rendues à la terre, grâces en soient rendues aux Esprits!
Après avoir récité d'abord les pièces de vers célébrant les avantages de chacun, puis ces deux morceaux où la demande et la réponse marchaient enchaînées, les deux poètes, arrivés à l'endroit où la route se partage, allaient se saluer et se dire adieu, lorsque le pêcheur Tchang-Sao parla ainsi: «Frère, veillez à vous préserver des dangers qui vous menacent sur la route; quand vous gravirez la montagne, si vous alliez rencontrer un tigre?un tel péril de mort se présentant, il se pourrait que demain au marché il me manquât un ami!—Homme stupide et sans cœur, s'écria le bûcheron Ly fort irrité par les paroles du pêcheur, quand deux amis dévoués devraient donner leur vie l'un pour l'autre, comment me maudissez-vous ainsi par ces expressions de mauvais augure!Eh bien!si je rencontre un tigre, si je suis menacé d'un tel danger, le péril qui vous attend viendra des flots, et vous serez renversé dans les eaux du fleuve.—De toute ma vie, répondit le pêcheur, je ne puis tomber dans les flots.
—»Cependant, reprit le bûcheron, le ciel recèle des vents et des orages qu'on ne peut deviner.L'homme est sujet à de rapides alternatives d'heur et de malheur: comment donc auriez-vous des assurances contre ce péril?
—»Frère, répondit le pêcheur, malgré tout ce que vous avez dit en faveur de votre profession, vous n'avez pas les mêmes recours que nous contre le danger; non, vous n'ayez pas comme nous un appui assuré qui vous mette à l'abri des malheurs auxquels vous faisiez allusion.
—»Mais enfin, ajouta le bûcheron, en passant votre vie sur les flots, vous êtes exposé à mille périls, à mille accidents sérieux, impossibles à prévoir, à éviter; quelle garantie avez-vous donc?
—»Ecoutez, dit alors le pêcheur Tchang, il y a quelque chose que vous ne savez pas.A la capitale même, dans la rue de la porte de l'Ouest, demeure un vieux devin: chaque jour je lui apporte une petite carpe couleur d'or, et en récompense, il me prédit l'avenir au moyen de sa table divinatoire.S'il interroge cent fois le sort, cent fois il réussit; aujourd'hui je suis allé chez lui pour cela même, et il m'a dit que si je jette mes filets à l'entrée d'une anse du fleuve King-Ko, du côté de l'orient, et si je tends l'hameçon sur la rive occidentale, je suis sûr de prendre des poissons et des crevettes de quoi charger un chariot.Demain, quand je revendrai à Tchang-Ngan vendre ma pêche et acheter du vin, je retournerai saluer le docteur.»
Là-dessus les deux amis se séparèrent: or, comme ils conversaient ainsi chemin faisant, il y avait quelqu'un caché dans les herbes; et c'était précisément un des satellites du roi des Dragons, dont le palais se trouve sous les eaux du fleuve King-Ko, et celui même qui inspectait les domaines de son maître.Quand il entendit ces paroles: «Si le sorcier interroge cent fois le jour le sort, cent fois il réussit,» le petit génie retourna en toute hâte au palais du dieu, et s'élançant vers lui, il s'écria: «Malheur!malheur!
—»Et quel malheur nous menace, demanda le roi des Dragons?—Seigneur, répondit le petit génie, votre sujet, en faisant son inspection, est allé sur les bords du fleuve, et là il a entendu un bûcheron et un pêcheur qui causaient ensemble; et les dernières paroles prononcées par eux au moment où ils se disaient adieu, renferment un sens funeste et terrible.Le pêcheur a parlé d'un devin dont il a indiqué la demeure, devin fort habile à connaître l'avenir au moyen des nombres, et qui, pour prix d'une petite carpe d'or apportée chaque jour, lui dévoile les choses futures; et cela, sans jamais se tromper une fois sur cent.Puisque telle est la puissance de ce sorcier, si, dans le plus grand intérêt des habitants des eaux, on ne cherche pas à le détruire, à quoi servira de veiller avec zèle sur l'empire des mers, à quoi servira de galoper sur les vagues et de voltiger sur les flots, pour assurer la conservation de la puissance imposante que possède votre Majesté.»
A ces mots le roi des Dragons transporté de colère, saisit son glaive à deux tranchants: il voulait s'élancer vers la capitale des Tang pour anéantir l'audacieux sorcier, mais tout autour de lui s'agitèrent les princes ses fils et ses petits-fils, la crevette grand mandarin, le crabe conseiller d'état, l'esturgeon chef des armées, le turbot maître des requêtes, la carpe chef du conseil, et d'une voix respectueuse et unanime ils firent au souverain cette observation: «Grand roi, modérez voire indignation?Le proverbe dit: si une parole traverse votre oreille, n'y ajoutez pas foi.D'ailleurs, grand prince, dans cette circonstance, n'avez-vous pas les nuées pour vous obéir, les pluies pour vous seconder?Si vous jetez l'épouvante parmi le peuple de Tchang-Ngan, le ciel s'irritera; vos ressources de toute espèce sont incalculables, vos métamorphoses illimitées; ainsi changez-vous en jeune lettré, par exemple, et allez dans la capitale vous informer si ce devin existe réellement, auquel cas il vous sera très facile de l'exterminer sur l'heure; si ce sorcier était une vaine chimère, alors il ne faudrait faire de mal à personne.»
Cédant à ces observations, le roi des Dragons abandonna immédiatement son glaive précieux, et sans amonceler ni nuées ni pluies, il monta sur la rive du fleuve et se changea en un étudiant dont les habits ne portaient les insignes d'aucun grade littéraire.
Son visage rond et gracieux décèle un merveilleux talent; il monte sur le rivage, pareil au soleil s'élevant vers le zénith; sa marche est droite et élégante, son pas régulier et mesuré; ses expressions sont conformes aux doctrines de Kong-Fou-Tse et de Meng-Tse; son allure est pleine de dignité; une grâce admirable se trahit dans toute sa personne. Il est couvert d'une tunique de soie de couleur verte, et sur le bonnet qui orne son front, on lit: joie et bonheur!
D'un pas rapide il s'avance sur la route comme s'il eût fendu la nue, et arrive à la capitale, à la grande rue de la porte de l'Ouest. Là, le roi des Dragons aperçoit un groupe nombreux et serré, tumultueux et bruyant, au milieu duquel un respectable docteur enseignait et parlait de la manière suivante: «La famille entière des Dragons a reçu du ciel une existence spéciale, celle des tigres est en guerre continuelle; bien que les quatre instants du jour yn, chin, sse et hay se suivent dans un ordre rigoureux, cependant on peut craindre aujourd' hui une révolte contre le dieu qui préside aux années[3]»
A ces mots, le roi des Dragons reconnaît qu'il est dans la demeure du sorcier; il s'avance vers lui en fendant la foule, il regarde et à ses yeux s'offrent:
Quatre murailles enrichies de diamants, des broderies de soie tendues par toute la salle.Dans de précieuses cassolettes brûlent incessamment d'odorants parfums; là sont rangés des vases de porcelaine pleins d'une eau pure, et sur la tapisserie, au milieu de portraits placés des deux côtés, on voit celui de Wang-Oey[4], au-dessus de son siège est suspendue l'image de Kwei-Ko[5]L'encrier du devin est une pierre de la rivière Twan-Ky[6]: son bâton d'encre est doré; près de lui sont de grands pinceaux d'un poil éclatant comme la gelée, et des boules de cristal rangées en files.A ses côtés on voyait un exemplaire nouveau du livre Kouo-Po, souvent interrogé par les astrologues; le sorcier sait à fond les six figures employées dans les divinations, et possède aussi parfaitement les huit Kwas[7]; il excelle à connaître les lois qui régissent le ciel et la terre, et pénètre par son savoir l'esprit des génies et des immortels.Son plateau magique est exposé au midi, il y peut lire clairement l'ordre et la marche des étoiles et des planètes à travers les cieux.L'avenir et le passé s'y reflètent à ses yeux aussi nettement que le disque de la lune; les familles qui prospèrent et celles qui s'écroulent ruinées, il les voit comme un esprit les verrait.Il a la prescience du malheur, il décide de la mort et dicte la vie.A sa voix les vents et les pluies se hâtent d'obéir, les génies et les esprits tremblent quand il abaisse son pinceau.Son nom est écrit sur une enseigne devant sa porte et on y lit: Demeure du devin Youeu-Cheou-Ting.
Or, cet homme c'était donc Youen, le principal astronome de la cour, Youen-Cheou-Ting, l'oncle du génie qui préside à la grande ourse.Doué d'une physionomie distinguée, remarquable, gracieuse et pleine de majesté, il avait vu sa réputation s'accroître dans le céleste empire; on le regardait comme le chef des devins de la capitale.
Arrivé à la porte de l'astronome, le roi des Dragons salua poliment; après les cérémonies d'usage, Youen-Cheou prie l'étranger de s'asseoir, fait apporter une tasse de thé, et demande à son hôte quelle affaire l'amène prés de lui.
»Je désire, répondit le faux étudiant, apprendre par le secours de votre art surnaturel ce qui se passera demain dans l'atmosphère.»
Le docteur eut recours à ses procédés divinatoires, et répondit avec assurance:
Les nues obscurcissent le sommet des monts, la brume enveloppe lentement les bois comme un réseau: la divination déclare que demain matin il doit tomber une pluie bienfaisante.
«Et cette pluie, demanda le roi des Dragons, tombera-t-elle pendant long-temps?à combien de pieds, de pouces, de lignes s'élèvera-t-elle?
Le devin répondit: «Demain, de 7 à 9 heures, les nuages s'étendront; de 9 à 11, le tonnerre grondera; la pluie commencera à tomber à midi, et à 3 heures elle aura fini sa tâche; l'eau s'élèvera à 3 pieds 3 pouces 8 lignes[8]
—»Prenez garde, interrompit le roi des Dragons avec un sourire, parlez sérieusement! Si tout se passe demain exactement comme vous l'annoncez avec tant d'assurance, je viendrai vous offrir 50 leangs d'or pour prix de votre opération magique; mais s'il ne pleut pas, ou si la pluie ne tombe pas à l'heure et dans la proportion indiquées, je vous jure que je ruinerai votre école, je mettrai en morceaux l'enseigne qui est à votre porte, et je vous ferai sortir au plus vite de la capitale, afin que vous n'abusiez plus ainsi de la crédulité du peuple. »
Le devin se mit aussi à sourire et répondit: «C'est une chose convenue, décidée; adieu, adieu; à demain, après la pluie!»
Le roi des Dragons ayant salué le sorcier sortit de la capitale et revint à son palais.Aussitôt tous les génies de l'empire des eaux, grands et petits, vinrent au-devant de leur souverain et lui demandèrent ce qu'il en était du devin.
«Il existe, il existe en vérité, répondit le roi des eaux, mais c'est un bavard, un vieux fou qui débite des impertinences[9]!» Puis il raconta mot pour mot à la cour aquatique tout ce qui s'était passé entre l'astronome et lui.
«Grand roi, ajoutèrent en riant les habitants des eaux, vous êtes le divin Dragon, l'esprit qui préside à la pluie, le maître, l'ordonnateur absolu des huit fleuves: s'il doit pleuvoir ou non, qui le saura, si ce n'est vous?Comment a-t-il osé parler si follement?Le sorcier a perdu, il est battu complètement.»
Les fils et les petits-fils du roi des Dragons, ainsi que les grands dignitaires de sa cour rirent et s'amusèrent long-temps de cette aventure.Mais tout à coup ils entendirent au milieu des airs une voix qui criait: «Roi des huit fleuves, venez recevoir un ordre divin.» Tous les habitants du monde aquatique levèrent la tête; c'était un guerrier vêtu d'or qui tenait à la main un ordre du maître des cieux et pénétrait dans l'empire des ondes.Le roi des Dragons tout troublé ajuste ses vêtements, se lève par politesse, brûle des parfums et reçoit l'ordre céleste.Le guerrier à la cuirasse d'or disparaît à travers l'espace qu'il a franchi pour venir; et alors, après avoir avec une respectueuse reconnaissance brisé le sceau de la lettre, le roi des Dragons y lut ce qui suit:
Ordre au maître suprême des huit fleuves de prendre avec lui le tonnerre, de faire marcher les éclairs et de verser demain sur la ville de Tchang-Ngan une pluie bienfaisante qui répand partout l'abondance et la fertilité.
Sur ce décret céleste, les détails de l'heure se trouvaient absolument d'accord avec les pronostics de l'astronome qui ne s'était pas trompé d'une minute.Le roi des Dragons tout épouvanté fut près de s'évanouir, mais dans un instant il revint à lui, et devant toute sa cour assemblée, il s'écria: «Sur cette terre de poussière, il y a des hommes doués d'une intelligence surnaturelle; il est bien vrai que ce devin a le pouvoir de connaître les lois qui régissent le ciel et la terre, et la partie n'est pas gagnée contre lui!
—»Grand roi, prenez courage, dit alors l'esturgeon, chef des armées, il faut vaincre cet astrologue, et la chose n'est pas difficile.Votre sujet a même un petit projet, et il se charge de vous expliquer la manière d'anéantir cet effronte bavard.
—»Et ce plan, quel est-il?demanda le roi des eaux.
—»Le voici, répondit le chef des armées aquatiques.C'est de faire tomber la pluie de telle sorte qu'il se trouve une petite erreur dans le temps et la durée, et malgré son assurance, le devin sera en défaut.Alors, il se trouvera évidemment vaincu; vous ferez voler en éclats son enseigne et vous le forcerez à prendre la fuite: quelle difficulté y a-t-il à cela?»
Le roi des Dragons accueillit cette proposition, et se sentit soulagé.Le lendemain, le génie de la pluie, le génie du vent, le maître de la foudre, les jeunes immortels qui président aux nuées, et la reine des éclairs eurent ordre de s'assembler au-dessus de la ville de Tchang-Ngan; réunis dans l'espace au-dessus du neuvième étage du firmament, ils s'y tinrent serrés.A neuf heures, les nuages s'étendirent, à midi la foudre éclata, d'une heure à trois la pluie tomba, et à quatre elle avait cessé; mais la quantité d'eau ne s'éleva qu'à la hauteur de deux pieds sept lignes.L'instant précis avait été changé, et il se trouvait une erreur de trois pouces et une ligne.
Quand la pluie fût passée, le roi des Dragons licencia son cortège, et lui-même, saisissant un nuage qui s'abattait, il reprit son ancienne forme d'étudiant sans grade, et se rendit dans la grande rue, à la porte de l'Ouest.D'un pas brusque, il s'avance vers la demeure de l'astronome Youen-Cheou, et sans daigner s'expliquer davantage, il met l'enseigne en morceaux.Mais le devin, assis sur son siège, reste calme et digne dans une complète immobilité.
Cependant le dieu des eaux fait sauter les battants de la porte, et éclate en injures contre l'astronome: «Homme endiablé, s'écria-t-il, qui prédisais à tort et à travers le bonheur et le malheur, pervers, qui trompais à ta fantaisie le peuple crédule, non, tes divinations n'ont rien de surnaturel, les paroles n'étaient que mensonge et fourberie!Aujourd'hui tu n'as pu te trouver d'accord avec l'heure à laquelle la pluie est tombée, et encore, téméraire, tu restes effrontément assis devant moi!profite donc des instants, et sauve-toi, si tu veux éviter la mort qui serait le châtiment de ton crime!»
Toujours plein de dignité, inaccessible au plus léger sentiment de frayeur, le devin leva les yeux au ciel, et répondit avec un froid sourire: «Je n'ai pas peur, je n'ai pas peur!Je n'ai pas commis de crime qui mérite la mort!Mais je crains que toi, au contraire, tu ne te sois rendu coupable d'un crime capital.Un autre que moi eût été facilement ta dupe, mais moi, il n'est pas aisé de me tromper.Je te connais, tu n'es point un lettré, mais le roi des Dragons: tu as désobéi à l'ordre du Dieu suprême, tu as dérangé les heures, supprimé des minutes; tu t'es révolté contre les lois du ciel!Ainsi donc, seigneur roi des mers, j'ai bien peur que tu ne puisses échapper au glaive qui te menace dans la tour de Koua-Long-Tay (du dragon coupé en morceaux): et tu viens m'insulter ici!»
A ces paroles, le roi des Dragons sentit son cœur défaillir, et son courage fut anéanti: il frissonne de tous ses membres, lâche au plus vite les battants de la porte, et rajustant ses vêtements, il s'incline respectueusement devant le devin, puis tombe à ses genoux en s'écriant: «Docteur, ne vous emportez pas contre moi, ces paroles n'étaient qu'une plaisanterie; j'étais incapable de discerner le mensonge de la vérité: mais hélas!j'ai pêché contre le ciel!puis-je espérer que vous daignerez me sauver!sinon, quand je devrais mourir ici, je ne vous quitte pas!
—»Je ne puis te sauver, reprit le devin, seulement je vais t'indiquer ce qui doit t'arriver, et abandonner ton sort entre tes propres mains.»
—»Je vous en supplie, daignez m'instruire, interrompit le roi des eaux!»
Le devin répondit: «Demain, à midi trois minutes, tu devras te trouver près du ministre Oey-Tching, qui rend la justice parmi les mortels, afin d'entendre la sentence, et si tu tiens à la vie, il faut aller ensuite en toute hâte demander grâce à l'empereur Taï-Tsong de la dynastie actuelle des Tang; c'est le meilleur moyen: Oey-Tching remplit les fonctions de premier ministre près de Taï-Tsong; et si tu peux émouvoir le prince en ta faveur, il ne t'arrivera rien de fâcheux.»
A ces mots, le roi des Dragons salua l'astronome, lui dit adieu, et se retira en essuyant ses larmes: puis tout à coup le soleil de pourpre se coucha dans les profondeurs de l'occident, la lune s'éleva avec les étoiles, et alors:
Les montagnes aux sommets neigeux, couvertes de vapeurs, prennent une teinte violette, les corneilles reviennent au gîte, lasses d'un long trajet; le voyageur cherche une retraite pour la nuit; auprès du gué, les oies sauvages nouvellement arrivées reposent le long des grèves.La voie lactée étincelle comme l'argent, les heures passent rapides; dans le village isolé, les lumières ne jettent plus qu'un pâle reflet; une brise légère répand le pur parfum qui s'élève des cassolettes au fond des couvents de bonzes; les songes riants et légers entrent dans l'homme et il ne voit plus rien; la lune fait mouvoir l'ombre des fleurs sur la balustrade, la foule confuse des étoiles brille aux cieux, la clepsydre est retournée, la goutte d'eau ne rend plus le même son, déjà la moitié de la nuit silencieuse et calme s'est écoulée.
Le roi des Dragons ne retourna donc point dans son empire des eaux, mais après avoir attendu jusqu'à minuit dans le milieu des airs, il s'enveloppa d'un nuage, assembla le brouillard autour de lui, et arriva aux portes du palais de Taï-Tsong.
Or, à ce moment, le grand souverain de la dynastie des Tang rêvait, et voici quel était son rêve: étant à se promener hors du palais, à la clarté étincelante de la lune, le roi des Dragons s'offrit précipitamment à sa vue sous les traits d'un mortel, et se jetant à genoux devant lui, il s'écria: «Seigneur, sauvez-moi, grâce, grâce pour moi!—Qui es-tu pour que je te sauve, demanda l'Empereur.» Et la réponse de l'inconnu fut celle-ci: «Votre humble sujet est sous sa véritable forme un Dragon; sa profession est de régner sur les eaux, mais il s'est révolté contre le ciel; le sage ministre de votre majesté, Oey-Tching, administrateur de la justice parmi les mortels, doit prononcer la sentence, voilà pourquoi le coupable implore la miséricorde de votre Majesté; qu'elle daigne le sauver!—Puisque c'est mon ministre qui exécute la sentence, répondit l'Empereur, je puis te faire grâce, reprends courage et va en paix.»
Le roi des Dragons, transporté de joie, salua Tai-Tsong et partit.
Cependant à son réveil l'Empereur avait réfléchi sérieusement à son rêve de la nuit, puis à 5 heures 3 minutes, tous les magistrats civils et militaires étaient par son ordre réunis autour du trône.Alors:
Les lanternes sont suspendues aux portes du Phénix, les parfums abondants brûlent dans les appartements du Dragon[10], les lumières scintillent, le paravent[11] couleur de pourpre s'agite; les nuages d'encens sont chassés en l'air, et s'écoulent en lambeaux étincelants; le roi et le sujet sont unis comme Yao et Chun[12]; les rites et la musique sont sévères et graves comme au temps des dynasties des Han et des Tcheou.Les serviteurs qui portent des flambeaux, les jeunes filles du palais qui tiennent les éventails, placés deux à deux, s'illuminent d'un double éclat.Les écrans sur lesquels sont peints des paons, ceux qui représentent les licornes apparaissent de toutes parts resplendissants comme une nuée flottante.Tout le peuple s'écrie d'une seule voix[13]: «Longue vie au souverain!» et prie le ciel de lui accorder dix mille automnes.
Tout à coup, au milieu du silence, le fouet[14] retentit à trois reprises, les courtisans en habit de fête se découvrent devant le bonnet impérial, tout le palais est inondé de riantes lumières, il s'élève un parfum enivrant; on entend retentir une musique douce et suave comme la brise dans les saules de la digue; les stores enrichis de pierres précieuses, les paravents aux dessins fantastiques et riches sont suspendus et relevés par des agrafes d'or; voici les éventails sur lesquels brillent le Phénix et le Dragon, sur lesquels sont dessinés des fleuves et des montagnes. Le char de diamants s'arrête, les magistrats civils, lettrés éminents par leur savoir, les magistrats militaires, héros à la fière démarche, se tiennent rangés des deux côtés de la route que suit l'empereur; ils s'écoulent en ordre et par files sur le parquet étincelant; trois éléphants s'avancent couverts d'ornements d'or et de housses de soie violettes, les cieux et la terre sont infinis et éternels! «Puisse la Majesté vivre dix mille automnes. »
Quand les magistrats eurent fini de faire leur cour, chacun reprit son rang; alors le grand souverain de la famille des Tang, ouvrant son œil de phénix et roulant sa prunelle de dragon, les regarde l'un après l'autre.Tous étaient là présents, pleins d'une majestueuse dignité, et debout dans une attitude de respect; le ministre Oey-Tching, lui seul, manquait à l'appel.
Taï-Tsong, ayant fait venir près de lui l'intendant du palais Yu-Chi-Tsy, lui raconta son rêve, puis il ajouta: «J'ai donné ma parole au Dragon, j'ai promis de le sauver, mais voilà que mon ministre ne paraît pas au milieu de vous, pourquoi cela?
—»Sire, repondit l'intendant, puisque dans ce rêve le ministre était spécialement désigné comme celui qui doit exécuter la sentence, il faut le faire appeler à la cour, l'y garder, et ne pas le laisser sortir de tout le jour; de cette manière, vous pourrez sauver celui qui vous est apparu en songe.»
Cette réponse plut beaucoup à l'Empereur; et aussitôt un officier du palais fut chargé de transmettre au ministre l'ordre de se présenter immédiatement devant le trône de sa Majesté.
Or, pendant qu'il était dans son hôtel, au milieu de cette même nuit, Oey-Tching avait aperçu la troupe céleste occupée à faire brûler de précieux parfums, puis le chant de la cigogne du haut des neuf étages de l'atmosphère avait frappé son oreille, et l'envoyé du Dieu suprême, monté sur l'oiseau, tenait à la main un ordre qui portait ces mots: «A midi trois minutes, tu feras, en rêve, subir la peine capitale au roi des Dragons.» Oey-Tching s'était prosterné avec respect et reconnaissance devant ce divin décret, puis, après avoir pris un repas maigre et fait sa toilette, il demeurait dans son hôtel occupé à examiner l'état de son glaive; la direction de ses idées avait été changée, et voilà pourquoi il n'était pas allé à la cour présenter ses hommages à l'Empereur.
Quand arriva l'ordre de Taï-Tsong, le ministre fort épouvanté ne savait trop quel parti prendre; toutefois il n'osait refuser obéissance aux volontés de son souverain.Il lui fallut donc au plus tôt rajuster ses vêtements, attacher sa ceinture à laquelle est suspendu le sceau marque de sa dignité, et se rendre au palais; là, il frappe la terre de son front aux pieds du trône, et demande à l'Empereur pardon du crime dont il s'est rendu coupable.
«Je vous pardonne, et vous ne m'avez point offensé,» répondit gracieusement Taï-Tsong; et à peine les magistrats s'étaient retirés hors de la salle d'audience, qu'il ordonna de faire rouler le paravent: la séance était levée. Oey-Tching fut seul admis à rester avec l'Empereur, qui l'emmena dans le palais des Clochettes d'Or, et le fit entrer avec lui dans le lieu réservé aux plaisirs du repos.
D'abord ils s'entretinrent des moyens de maintenir la paix dans les provinces, formèrent des projets tendant à affermir l'empire, s'occupant ainsi des intérêts les plus voisins et les plus éloignés.Mais l'heure de midi approchait, et l'Empereur dit aux serviteurs du palais d'apporter un jeu d'échecs, pour qu'il fît une partie avec son sage ministre.La volonté du souverain fut immédiatement exécutée par les jeunes filles de sa cour; et elles disposèrent la table de jeu destinée aux loisirs de sa Majesté.
Oey-Tching témoigna à l'Empereur combien il était sensible à un tel honneur, et la partie commença.Or, le souverain et le ministre jouaient ensemble dans la salle des loisirs, les coups se succédaient, les deux armées déployaient leurs rangs et s'attaquaient; il y a un livre qui dit:
«La principale règle du jeu d'échecs, c'est de se tenir sur ses gardes avec attention.Les pièces principales sont au centre, les plus faibles sur les côtés, les moyennes protègent les ailes de l'armée; telle est la loi invariable qui préside à la disposition des forces.Cette loi dit: il vaut mieux sacrifier un pion que de perdre une pièce importante[15]Tout en attaquant à gauche, veillez à votre droite.Si vous harcelez l'arrière-garde de l'ennemi, songez à défendre les premières lignes.Car si vous êtes victorieux sur les premiers rangs, vous le serez sur les derniers.Ce sont deux membres d'un même corps, qui pour être vivants, demandent à ne pas être séparés, et cependant pour les conserver, ne les faites pas trop dépendre l'un de l'autre.N'affaiblissez pas votre jeu en l'éparpillant trop; en le serrant trop aussi vous l'embarassez.Plutôt que de tenir aveuglement à un pion et de chercher à le sauver à tout prix, sacrifiez-le et vous vous en trouverez bien; plutôt que de ne rien risquer et de rester en ligne, consolidez votre jeu, et réparez vos pertes.Si l'adversaire est en force et nous trop affaiblis, songeons à défendre notre vie.Si au contraire, l'ennemi est réduit à quelques pièces, et nous bien affermis, sachons tirer parti de notre puissance.
Le bon joueur, quand il combat, n'est point querelleur; le bon joueur, quand il range son armée, n'éprouve aucune crainte; le bon joueur, quand on le serre de près, n'est pas battu pour cela; le bon joueur, quand il perd, ne se trouble pas.La partie, commencée avec des pièces disposées en bon ordre, se termine par une éclatante victoire.Réparer ses pertes, quand l'ennemi ne vous attaque pas, c'est le vrai moyen de préparer une attaque furtive.Abandonner les pièces minimes, sans trop chercher à les sauver, c'est la pensée d'un plan d'une haute portée.Le joueur qui touche une pièce à l'aventure, sans réflexion, c'est un homme qui ne sait pas calculer ses coups; répondre à l'attaque de l'adversaire, sans songer s'il tend un piège, c'est le moyen d'être battu.Les vers disent: «doucement, attention, comme lorsque vous entrez dans la vallée obscure!...»
Cependant comme Taï-Tsong et son ministre étaient assis à la table de jeu, l'heure de midi trois minutes les surprit: la partie n'était point encore achevée; Oey-Tching laissa tout à coup tomber sa tête sur le damier et s'endormit d'un sommeil profond.A cette vue l'Empereur se mit à sourire et dit: «Mon sage ministre a l'esprit fatigué, tant il s'occupe avec ardeur des intérêts de l'empire; il a épuisé ses forces à établir la division des provinces, voilà pourquoi le sommeil l'a subitement vaincu!» Il le laissa donc dormir à son aise, sans l'appeler, ni l'éveiller.
Oey-Tching ne tarda pas à revenir à lui, puis il se jeta aux pieds de son Empereur, en s'écriant: «Sire, votre sujet a mérité mille fois la mort, il est mille fois coupable!le sommeil l'a accablé, et il n'a su ce qu'il faisait!Doit-il espérer que le souverain daignera pardonner à son sujet ce manque de respect.
—»Et en quoi, répondit Taï-Tsong, m'avez-vous manqué de respect, relevez-vous!»
Or, la partie qui avait été brusquement interrompue, et demeurait inachevée, il la continua de nouveau avec Oey-Tching qui exprimait à haute voix combien il était touché de tant d'indulgence.Cependant comme l'Empereur tournant un pion entre ses doigts, cherchait à le placer sur le damier, de grands cris se firent entendre aux portes du palais; aussitôt Tsin-Cho-Pao et Yu-Meou-Kong apportèrent une tête de Dragon toute sanglante, qu'ils déposèrent aux pieds du prince, en disant: «Sire, on a vu des mers manquer d'eau, des fleuves se sécher, mais une aventure aussi étrange que celle-ci, jamais on n'en a entendu parler!
—»Et comment la chose s'est-elle passée, demandèrent à la fois le prince et son ministre, en se levant de leurs sièges?
—»C'est à quelques pas d'ici, au sud du palais, répondirent les deux chefs des gardes, dans telle rue, que cette tête de Dragon est venue tomber au milieu d'un nuage, votre ministre n'osera vous refuser des explications à ce sujet.»
-» Et qu'avez-vous à m'apprendre,» lui demanda l'Empereur tout effrayé?
A ces mois Oey-Tching se tourna vers son souverain, frappa la terre de son front, et dit: «Sire, c'est la tête du Dragon que j'ai décapité en rêve.»
Cette réponse frappa de stupeur le grand prince de la dynastie des Tang.«Mais, s'écria-t-il, pendant que mon sage ministre dormait, il n'a pas remué, il n'a fait aucun mouvement, il n'avait pas de glaive près de lui!comment donc a-t-il pu exécuter ce Dragon?»
Le ministre répondit de la manière suivante: «Grand prince, votre sujet,
Tout en étant devant son souverain, s'est éloigné de lui dans un rêve; bien qu'il fût assis près de son Empereur devant une partie commencée, ses yeux s'étant voilés et obscurcis, il est parti en songe bien loin, dans un nuage; ses esprits sortis de son corps ont pris leur vol librement; l'être surnaturel était captif dans la tour du Dragon coupé par morceaux; là, les guerriers célestes le tenaient lié et garotté.Alors, sire, votre sujet lui a dit: «Tu t'es révolté contre les lois du ciel, ton crime mérite la mort, et j'ai reçu du Dieu suprême l'ordre d'exécuter la sentence.» A ces mots le Dragon gémit et se désola, et votre sujet ranima ses propres esprits; le Dragon versa des larmes et sanglota, puis il retira ses griffes, coucha ses écailles et s'offrit volontiers à la mort.
Votre sujet reprit donc un nouveau courage; après avoir retroussé sa robe, et marché quelques pas, il leva son glaive étincelant, et d'un seul coup la sentence fut exécutée: voilà pourquoi la tête est venue tomber ici, en roulant à travers l'espace.»
[1] Cette légende, tirée du roman bouddhique Sy-Yeou-Ki cité plus haut, remplace dans l'édition in. -8. ° de la bibliothèque de l'Arsenal celle du Bonze sauvé des eaux, insérée dans l'in-18. Au reste, le premier alinéa est le seul point de ressemblance qui existe entre ces deux histoires.
[2] Si-Che, femme plus célèbre par sa beauté que par sa vertu, souvent citée par les poètes et les romanciers.
[3] Ce langage cabalistique n'est pas plus intelligible en chinois qu'en français, cependant on y retrouve une allusion à ce qui va suivre.
[4] Wang-Oey est un écrivain distingué qui vivait sous la dynastie des Tang.
[5] Kwei-Ko, célèbre devin du temps de la dynastie des Tsin; il vivait retiré du monde, et allait souvent sur le mont Yun-Mong-Chan cueillir des herbes médicinales: il forma plusieurs disciples et devint immortel.
[6] Rivière du Tse-Tcheou dans le Chen-Sy: on sait que les Chinois délaient leurs bâtons d'encre sur une pierre plate.
[7] Les huit Kwas ou diagrammes inventés par Fô-Hi, ou plutôt vus par lui sur le dos du Dragon dans les temps fabuleux (3468 avant J. -C.) ; ils représentent le ciel, la terre, la foudre, les montagnes, le feu, les nuées, les eaux, le vent. Ce sont les combinaisons d'une ligne horizontale entière ou coupée, modifiée de huit façons, et dont la multiplication donne 64.
[8] Ces expressions ne représentent pas exactement les mesures chinoises, mais elles ont l'avantage d'exprimer des valeurs connues.
[9] De nos jours, dit en marge l'éditeur chinois, est-il un seul devin qui ne soit aussi un fou et ne débite des impertinences?
[10] Phénix et Dragon sont des épithètes des choses qui appartiennent à l'Empereur.
[11] Paravent derrière lequel sa Majesté se tient assise pendant l'audience.
[12] L'Empereur Yao, qui commença à régner l'an 2357 avant J. -C. , associa à l'empire Yu-Chun, étranger à sa famille, mais admis à cet honneur à cause de ses vertus, et à l'exclusion de l'héritier du trône que des vices éloignèrent de la succession. Le souvenir de ces deux personnages qui apparaissent à l'aurore de l'histoire est resté cher aux Chinois.
[13] Le texte dit: crier comme la montagne. Le Sse-Ki rapporte que le grand maître des cérémonies étant, dans une circonstance solennelle, monté sur la montagne sacrée du milieu (il y en eut cinq sous les Tcheou), les officiers subalternes restés en bas entendirent un bruit qui semblait sortir de la montagne et imiter le son de Wan-Souy, dix mille années à l'Empereur!
[14] Le fouet dont on se sert pour écarter la foule devant le cortège.
[15] L'éditeur chinois dit en marge: le monde est un damier, les hommes en sont les pièces; il n'y a que les mots de changés.
LES RENARDS-FÉES.
CONTE TAO-SSE.
I.
Sous le règne de Hiouan-Tsong[1] de la dynastie des Tang, vivait un jeune homme originaire de la capitale, dont le nom de famille était Wang et le petit nom Tchin: peu versé dans la connaissance des livres classiques et historiques, et très superficiellement instruit en littérature, il aimait le vin et la bonne chère, et il maniait l'épée avec un rare talent; son occupation favorite était de courir à cheval armé de son arbalète.
Wang perdit son père de bonne heure, et comme il ne lui restait plus que sa mère, il se maria.Son jeune frère nommé Wang-Tsay était d'une force extraordinaire et ne rencontrait jamais de rivaux dans les exercices militaires: ce Wang-Tsay prit du service dans les gardes particulières de l'Empereur et ne songea point à se marier.Ces deux jeunes gens jouissaient d'une fortune brillante, un grand nombre de serviteurs obéissaient à leurs ordres; ils se trouvaient dans une position assurée et tranquille qui promettait la joie et le bonheur.
Mais tout à coup vint à éclater la révolte de Ngan-Lo-Chan[2]; le défilé de Tong-Kwan, entre les monts Hoa-Chan et le fleuve Jaune, s'étant trouvé dépourvu de garnison, Hiouan-Tsong se retira dans l'ouest, et Wang-Tsay fit partie de l'escorte qui accompagna l'Empereur fugitif.Quant à Wang-Tchin, pensant qu'il n'y avait plus moyen de rester sur le même pied dans la capitale tombée au pouvoir des rebelles, il abandonna ses propriétés, réunit tous les objets susceptibles d'être emportés, puis emmena avec lui sa mère, son épouse et les gens de sa maison; ils allèrent dans le Kiang-Nan se mettre à l'abri des troubles.Là, Wang-Tchin s'établit dans l'arrondissement de Hang-Tcheou, au village de Siao-Chouy-Ouan (l'anse de la petite rivière), et passa ses jours à prendre soin des terres qu'il avait achetées autour de sa nouvelle demeure.
Dans la suite, Wang-Tchin entend dire que la capitale a été reprise par les troupes de l'empire, que les chemins sont sûrs et tranquilles; il lui vient à l'idée d'aller faire un voyage à Tchang-Ngan, pour apprendre ce que sont devenus ses parents et ses amis, et remettre en état ses anciennes propriétés.Bien décidé à partir, il communique son projet à sa mère et à sa femme, dispose ses bagages, et après avoir fait ses adieux en fils soumis, il se met en route, ne prenant avec lui qu'un seul domestique du nom de Ouang-Fo.D'abord le voyage se fit par eau, et Wang arriva ainsi jusqu'au lieu du débarquement dans le Yang-Tcheou: au temps de la dynastie des Souy, ce district s'appelait Kiang-Tou.C'est un point fort important où se réunissent les deux fleuves Kiang et Hoay, c'est comme la clef des routes du nord et du sud; les mâts des navires qui vont et viennent y sont serrés comme les brins de chanvre dans un champ; tout le rivage est couvert de maisons très rapprochées; il y a là un continuel concours de marchands et d'acheteurs: ce lieu est, en vérité, plein de gaîté et de mouvement.
Or, ce fut là précisément que Wang-Tchin quitta son bateau pour continuer sa route par terre; il loua des bêtes de somme pour porter son bagage, et prit le costume d'un officier de l'armée.Chemin faisant ses regards se promenaient avec satisfaction sur les fleuves et les montagnes, la nuit il se reposait, puis reprenait sa course au matin; ainsi en peu de temps il arriva à la ville de Fan-Tchouen, la même qui sous la dynastie des Han fut concédée à Tang-Hoey à titre de revenu.Cet endroit n'est pas fort éloigné de la capitale, et comme le fer et la flamme y avaient porté leurs ravages, les cent familles de la ville et des campagnes s'étaient cachées ou avaient pris la fuite.Il ne se trouvait donc pas une maison habitée sur toute la route, et à peine un rare voyageur; aussi ce que voyait Wang-Tchin c'étaient:
Les sommets élancés des collines que les forêts enveloppaient de leur ombre; les pics hardis si poétiques dont le front déchire les nues azurées.Au milieu des rocs escarpés et des monts à perte de vue serpente la rivière Han aux eaux limpides, et la nappe d'eau dans son vol oblique lance à dix mille pieds ses vagues argentées; des plantes grimpantes se suspendent au-dessus de l'abîme et la brise les fait flotter comme une écharpe brodée de toutes couleurs.A travers l'immense étendue de ces monts perdus dans les nuages, sont d'étroits sentiers faits pour l'oiseau et que le rare voyageur suit en se courbant; les forêts vaporeuses se confondent avec les nuées; les villages ravagés sont solitaires et l'homme a disparu de ces campagnes désertes; parées de mille nuances, les fleurs des montagnes s'épanouissent avec joie, et les oiseaux sans nom, habitants du désert, troublent seuls cette solitude de leurs cris.
Wang-Tchin contemplait avidement la riante perspective des montagnes et des rivières, et il allait en laissant flotter les rênes de son cheval, lorsque vers le soir, à l'heure où le ciel s'obscurcit peu à peu, il entendit dans l'épaisseur de la forêt quelque chose qui ressemblait à des voix humaines.Le voyageur approche et regarde....Or, ce n'étaient point des hommes, mais deux Renards sauvages qui, appuyés contre le tronc d'un vieil arbre, tenaient devant eux un livre écrit.La patte fixée sur l'écriture, ils discutaient comme feraient deux personnes qui ne sont pas d'accord à propos d'un passage douteux.
«Ah!s'écria Wang-Tchin en riant, ces deux animaux-là sont vraiment prodigieux; ce sont des fées!Mais quel peut être le livre qui fixe leur attention?...Si je leur faisais avaler une de mes balles?»—Et là-dessus serrant les rênes de soie pour arrêter son cheval, il élève tout doucement l'extrémité de la bride ornée d'une corne polie à la meule, dispose la corde de l'arbalète[3], plonge sa main dans son sac et en tire une balle qu'il place dans le canon, puis il ajuste avec la plus grande attention: l'arbalète s'arrondit comme la lune en son plein, la balle siffle en volant avec la rapidité de l'étoile filante.Les deux Renards, plongés dans une occupation remplie d'intérêt pour eux, ne se doutaient pas du tout que quelqu'un les épiait hors de la lisière du bois: au sifflement de la corde de l'arbalète, ils lèvent la tête pour voir d'où vient ce bruit; mais dans son vol rapide, la balle était déjà entrée, ni à côté, ni de travers, mais tout juste au milieu de l'œil gauche du Renard qui tenait le livre.
L'animal abandonna son manuscrit en jetant des cris perçants, et s'enfuit avec sa blessure; l'autre Renard se baissait déjà pour ramasser le livre laissé par son compagnon, lorsque une seconde balle de Wang-Tchin l'atteignit à la tempe droite; il se mit à jouer des jambes, et s'enfuit aussi avec de grands cris pour échapper à la mort.Le voyageur poussa son cheval en avant, et ordonna à son domestique de ramasser le livre; mais quand il l'examina, il s'aperçut que les pages étaient couvertes de caractères faits comme des têtards[4], et tous parfaitement indéchiffrables pour lui.
«En vérité, songea Wang-Tchin en lui-même, je ne sais pas du tout ce qu'il peut y avoir d'écrit sur ce livre, mais je l'emporterai pour consulter plus tard à loisir des lettrés versés dans la connaissance des écritures anciennes.»—Aussitôt il cache le manuscrit dans sa manche, sort de la forêt en trottant, et reprend la grande route qui conduit à la capitale.
Or, à cette époque, le Turc Ngan-Lo-Chan était mort, il est vrai; mais son fils Ngan-Youen, qui avait pris sa place, était tout aussi terrible.Un des chefs de l'insurrection Chy-Sse-Ming, après s'être soumis, s'était révolté de nouveau; dans toutes les colonies militaires étaient réunies des forces imposantes, mais nulle part on ne voyait se manifester l'intention de rentrer dans le devoir; et comme on craignait que des conjurés ne vinssent jusqu'à la capitale épier les mesures du gouvernement, on faisait aux portes de la ville une garde sévère: ceux qui entraient ou sortaient étaient soumis à un examen rigoureux, et dès le crépuscule on fermait les portes.Lorsque Wang-Tchin se présenta au pied des murailles, le soleil avait déjà pâli vers l'occident, et les verroux étaient tirés; il songea donc à trouver un gîte pour la nuit.
Arrivé à la porte d'une hôtellerie, le voyageur descend de cheval et entre; le maître du lieu qui vit un étranger, l'arbalète sur le dos, le sabre à la ceinture, en habit d'officier, se garda bien de le recevoir froidement; et s'avançant au-devant de Wang-Tchin avec politesse, il pria sa Seigneurie de vouloir bien prendre un siége.—Les domestiques eurent l'ordre de préparer et de servir une tasse de thé.Pendant ce temps, le laquais Ouang-Fo avait déchargé les bagages et les apportait dans la maison.
«Hôtellier, demanda Wang-Tchin au maître de l'auberge, avez-vous une chambre sûre et commode, dont vous puissiez disposer pour moi?—J'en ai beaucoup de vides dans mon hôtel, répondit le maître, votre Seigneurie n'a qu'à choisir celle qui sera à son gré.» Et là-dessus, allumant une lampe, l'aubergiste conduisit son hôte dans tous ses appartements: ce qui convint le mieux à Wang-Tchin, ce fut une petite chambre propre et bien tenue, dans laquelle furent déposés les effets, tandis qu'on menait à l'écurie les bêtes de somme pour y être bien soignées.
A peine le voyageur fut-il installé que le petit domestique de l'auberge vint demander si sa Seigneurie souhaitait de boire une coupe de vin.—«Si vous en avez de bon, répondit Wang-Tchin, apportez m'en deux mesures, avec un plat de viande de bœuf hachée, et veillez tous ici à exécuter fidèlement mes ordres.» Le domestique se retira en assurant que sa Seigneurie serait ponctuellement obéie.Wang-Tchin, après avoir eu soin de fermer la porte derrière lui, sortait de sa chambre, lorsque le garçon de l'auberge reparut avec le vin et le plat demandé; il venait pour savoir si sa Seigneurie désirait aller jusque dans le salon prendre son repas, ou bien s'il fallait servir dans l'appartement.—«Je mangerai ici, répondit le voyageur.» Et aussitôt les mets furent placés sur une petite table.Wang-Tchin s'assit; et son domestique Ouang-Fo, debout près de lui, versait le vin.
Il avait bu tout au plus deux ou trois verres, lorsque l'aubergiste s'avançant vers son hôte, lui demanda si sa Seigneurie venait de la frontière.—«Non, répondit Wang-Tchin, je viens de Kiang-Nan.—Cependant, objecta l'hôtellier, l'accent de sa Seigneurie n'est point celui des habitants de Kiang-Nan.—Eh bien!ajouta Wang-Tchin, je parlerai franchement: je suis originaire de la capitale; depuis que la révolte de Ngan-Lo-Chan a forcé le char impérial de se retirer dans le pays de Cho, j'ai abandonné ma demeure pour fuir les troubles dans le Kiang-Nan: on dit que maintenant les rebelles sont rentrés dans le devoir; l'Empereur est revenu à Tchang-Ngan, et je vais réparer les désastres qu'ont dû souffrir mes anciennes propriétés; ensuite j'irai chercher ma famille pour l'emmener avec moi dans notre première patrie; comme je craignais de faire sur la route quelque mauvaise rencontre, voilà pourquoi j'ai pris l'uniforme d'un officier de l'armée.—Eh bien!reprit l'hôtellier, votre Seigneurie et moi, nous sommes dans le même cas: il n y a pas plus d'un an que je suis venu chercher un abri dans ce village.» Et comme tous les deux étaient compatriotes et gens de la capitale, bien qu'étrangers l'un à l'autre, ils devinrent comme de vieux amis, et ils se firent part réciproquement de ce qu'ils savaient touchant ces troubles désastreux!On a raison de dire:
Les fleuves, les monts, la brise présentent toujours à
l'œil le même spectacle;
Mais les familles de la ville et des faubourgs ont à moitié
disparu!
Leur conversation était fort animée, lorsqu'on entendit une voix du dehors qui disait: «Hôtellier, y a-t-il une chambre disponible pour cette nuit?—Oui, il y en a, répondit le maître, mais je ne sais pas combien vous êtes de voyageurs.—Il n'y en a qu'un, reprit la voix; je suis seul.»
L'aubergiste vit en effet un individu seul, et qui n'avait pas de bagages, et il répondit: «Puisque vous êtes sans compagnon, je ne puis me hasarder à vous recevoir.—Auriez-vous peur, par hasard, que je ne vous paie pas?reprit l'inconnu fort en colère; est-ce là le motif qui vous empêche de m'ouvrir?—Monsieur, répondit l'aubergiste, mon motif n'est pas celui auquel vous faites allusion; mais le noble commandant de la garnison a fait publier de tous côtés une proclamation par laquelle il défend aux hôtelliers de donner un abri à tout voyageur inconnu ou suspect.Celui qui serait dénoncé comme ayant reçu et logé clandestinement un étranger s'exposerait aux plus graves châtiments.Et puis maintenant, Chy-Sse-Ming s'étant révolté, la défense devient plus expresse: d'ailleurs Monsieur est sans bagages, je n ai pas l'avantage de le connaître, il y aurait donc de grands inconvénients à le loger.
—Quoi!s'écria l'inconnu en souriant, vous ne me connaissez pas?je suis précisément le commandant de la garnison.Une affaire m'avait appelé à Fan-Tchouen, et j'en reviens; comme je suis arrivé trop tard pour entrer en ville, je me vois obligé de vous demander asile pour cette nuit; vous comprenez pourquoi je n'ai pas de bagages: s'il vous reste encore des doutes, des soupçons, demain matin venez avec moi jusqu'aux portes de la capitale et interrogez les gardes, il n'y en aura pas un qui ne me reconnaisse.»
Grâce au grand bonnet qu'ôta l'étranger en saluant, l'aubergiste ajouta foi à ses paroles.«Par malheur, répondit-il, le vieux Chinois ne connaissait pas le seigneur commandant, veuillez donc ne pas vous formaliser de son refus, et daignez prendre un siége dans le salon.—Ne vous tourmentez pas, ajouta l'inconnu, seulement je meurs de faim, si vous avez du vin et du riz cuit, j'en prendrai un peu.» Là-dessus il entra sans tarder dans la salle de l'hôtel, et dit à l'aubergiste: «Je fais abstinence de viande, il me faut seulement des aliments maigres et du vin.»—Puis il alla tout droit s'asseoir à la table sur laquelle mangeait l'autre voyageur.Le domestique avait apporté les mets commandés.
Cependant Wang-Tchin, ayant dirigé son regard sur le nouveau venu, s'aperçut qu'il cachait son œil droit sous les plis de sa manche, avec des signes non équivoques de la plus cuisante douleur; ce fut pourtant lui qui rompit le silence.«Maître, dit-il à l'aubergiste, j'ai eu bien du malheur aujourd'hui!j'ai rencontré deux méchants animaux qui sont cause que je suis tombé et que j'ai perdu l'œil.
—Comment, qu'avez-vous rencontré?demanda l'aubergiste.
—Ecoutez, continua le prétendu commandant; en revenant du Fan-Tchouen, j'ai aperçu deux Renards sauvages qui sautaient d'un côté sur l'autre, en poussant de grands cris: je me suis mis à courir pour les prendre, mais tout d'un coup mon pied s'est embarrassé; les deux Renards galopaient toujours, et je suis tombé si rudement que la prunelle de mon œil gauche est gravement attaquée.
—Aussi, ajouta l'aubergiste, je m'étonnais de voir que votre Seigneurie cachait la moitié de son visage sous sa manche.—Eh bien!interrompit à son tour Wang-Tchin, en parcourant la même route aujourd'hui, j'ai fait rencontre aussi de deux Renards.
—Est-ce que vous avez pu mettre la main dessus?demanda l'inconnu avec vivacité.
—Ils étaient dans la forêt, très attentionnés à regarder dans un manuscrit, répondit Wang-Tchin; j'ai envoyé une balle dans l'œil gauche de celui qui tenait le livre; il l'a laissé tomber et a pris sa course.L'autre allait ramasser le bouquin, mais une seconde balle partie de mon arbalète l'a blessé à la joue, et il s'est sauvé.Ainsi je n'ai pu avoir que le livre, et les deux bêles m'ont échappé.
—Quoi!s'écrièrent en même temps l'inconnu et le maître de l'auberge, des Renards qui savent lire!voilà une étrange aventure.—Et sur ce livre, reprit le nouvel arrivé, qu'y a-t-il d'écrit?Pourrais-je obtenir d'y jeter un coup-d'œil?—Oh!c'est un livre bien étrange, ajouta Wang-Tchin, il n'y a pas un caractère qu'on puisse déchiffrer.» Et laissant là sa tasse pleine, il tira de sa manche le livre mystérieux pour le faire voir; mais ce qui est long à dire fut prompt à faire!il n'avait pas encore porté la main à sa manche que le petit-fils du maître de l'hôtel, jeune enfant de cinq ou six ans, arriva en courant; sa vue perçante, et il reconnut que cet étranger était un Renard.Il se garda bien de trahir sa pensée, mais s'élança droit devant l'animal, et montrant du doigt le faux commandant, il s'écria: «Mon père, voyez quel vilain Renard sauvage est venu s'asseoir ici!et vous ne le chassez pas?»
A ces mots, Wang-Tchin frappé d'une idée subite, reconnut que ce devait être le Renard blessé par lui; il se jeta précipitamment sur son épée, et en dirigea la pointe vers la porte; mais l'animal, qui se vit menacé, esquiva le coup, fit une culbute, et se laissa voir sous sa forme naturelle; puis il sortit en se sauvant tout effaré.—Wang-Tchin le poursuivit l'épée à la main, à la distance de quelques maisons, mais les traces du Renard le conduisirent tout droit au pied d'un mur.C'était au milieu de l'obscurité de la nuit; Wang-Tchin ne trouvant pas de porte qui pût faciliter ses recherches, il lui fallut donc revenir; le maître de l'hôtel arriva avec une lampe allumée, accompagné de Ouang-Fo, le domestique de son hôte; tous les deux allèrent au-devant de lui, l'engagèrent à laisser la vie à ce pauvre animal, et à ne plus s'en occuper.
«Cependant, s'écria Wang-Tchin, si ce n'eût été votre petit fils, qui l'a découvert, peut-être cet animal endiablé aurait repris son livre.—Ces bêtes-là ont des moyens magiques, interrompit l'hôtellier, je crains bien qu'il n'invente quelque autre ruse pour vous dérober ce que vous leur avez pris!—Désormais, ajouta Wang-Tchin, cette aventure du Renard va être, dans la bouche de bien des gens, un sujet de railleries: il faut absolument que d'un coup d'épée je traverse cette maudite bête, et tout sera dit.»
Il revint donc à l'hôtel; mais les marchands voyageurs qui occupaient les chambres voisines à droite et à gauche, ayant appris l'histoire, la tinrent pour merveilleuse et accoururent pour en connaître les détails: ils firent tant de questions qu'ils en avaient le gosier cuisant et la langue sèche.
Après avoir fini de souper, Wang-Tchin remonta dans son appartement pour prendre du repos; et il pensait en lui-même que, puisque ce Renard témoignait tant de désir de recouvrer son livre, ce devait être un objet précieux, et il se promit bien de le tenir caché avec tout le soin possible.Mais dès la troisième veille de la nuit, on entendit frapper à la porte et une voix disait: «Rendez, rendez-moi vite mon livre, et je saurai trouver un moyen de vous témoigner ma reconnaissance; mais si vous ne voulez pas me le donner, il vous arrivera des choses fâcheuses: ne vous préparez donc pas des regrets pour l'avenir.»
Ces paroles jetèrent Wang-Tchin dans un grand accès de fureur; il se revêt à la hâte de ses vêtements, se lève, saisit son épée, et pour ne pas réveiller brusquement les voisins, il sort de sa chambre tout doucement.Mais au moment où il va pour ouvrir la grande porte, il s'aperçoit que déjà l'aubergiste est descendu la fermer à clef.«Avant que je l'aie appelé et qu'il soit venu lever ces verroux, pensa Wang-Tchin, la diable de bête se sera esquivée, et je ne pourrai la traverser de mon épée.J'aurai vainement provoqué le mécontentement et le déplaisir de ceux qui dorment autour de moi; il vaut donc mieux pour l'instant réprimer une colère passagère, et demain matin, je saurai prendre mes mesures.»
Là-dessus, il revint dans sa chambre et se disposa à dormir comme auparavant, mais le Renard recommença ses lamentations à plusieurs reprises, de telle sorte que les gens de l'hôtellerie ayant tous, jusqu'au dernier, entendu ces plaintes, se réunirent en masse le lendemain matin et firent des observations à Wang-Tchin.«Puisque vous ne pouvez, lui dirent-ils, déchiffrer un seul caractère de ce livre, à quoi bon le garder, rendez-le donc, ça vaut mieux, et tout sera fini!Assurément il vous en arrivera quelque chose de fâcheux, et il sera bien temps alors de vous repentir!»
Si Wang-Tchin avait pu savoir où cette affaire le mènerait, il eût suivi les conseils de ses voisins et rendu le livre au Renard-fée; tout eût été fini ainsi: mais non, c'était un homme entêté et orgueilleux, il n'écouta les avis de personne; et dans la suite ce Renard surnaturel, s'acharnant sur ses biens, se fit un malin plaisir de le ruiner de fond en comble.On dit avec raison:
Si vous ne voulez pas suivre les avis des gens de bien, Vous ressentirez infailliblement des chagrins et vous verserez des larmes!
Après déjeuner, Wang-Tchin régla avec l'aubergiste; les bagages furent chargés sur les bêtes de somme, il monta à cheval, et entra dans la capitale.A mesure qu'il regardait autour de lui sur sa route, il voyait des maisons en ruines, à peine quelques rares habitants; les places et les marchés se montraient tristes et déserts!Ce n'était plus là l'aspect si brillant des jours d'autrefois: quelle différence!Arrivé devant son ancienne demeure il regarde!...et ne distingue plus qu'un amas de briques et de pierres.Un tel spectacle le jeta dans une tristesse qu'il ne put surmonter, il ne lui restait ni toit, ni abri.—Wang fut donc obligé de chercher un logement dans une hôtellerie.Après y avoir fait porter ses bagages, il s'en va chercher des nouvelles de sa famille.
Les habitants étaient fort clairsemés: pendant le bonjour d'arrivée, chacun raconte les événements qui ont laissé des traces dans son souvenir, et quand on arrive à l'endroit sensible où le cœur est blessé, ce sont des torrents de larmes qui baignent et inondent le visage.—«Je voulais, dit à son tour Wang-Tchin, revenir me fixer dans ma patrie, mais j'étais loin de me douter que ma maison ne fût plus qu'un amas de décombres!—Hélas!il ne me reste plus de demeure.—Depuis que les révoltes militaires ont éclaté, reprirent les parents de Wang, combien de personnes ont été violemment séparées, le père au sud, le fils au nord; les uns sont prisonniers, les autres ont été tués!Nous avons eu à souffrir des calamités sans bornes; et si, nous tous présents ici, avons pu échapper au glaive dont la pointe nous menaçait, ce n'est pas sans peine que nous sommes arrivés vivants jusqu'à ce jour.Vous autres, gens riches, grands seigneurs, qu'aucune affaire ne retenait, vous avez tout simplement quitté votre maison et il ne vous est rien arrivé de bien fâcheux; d'ailleurs ces biens que vous aviez abandonnés, nous en avons pris soin; grâce à nous, vous retrouvez vos terres dans le même état: si donc vous avez le désir de vous fixer de nouveau dans cette ville, réparez les dommages causés par le désastre, et il vous restera encore de quoi remonter une brillante maison.»
Ces conseils furent accueillis avec reconnaissance par Wang-Tchin: il acheta une maison dans laquelle il pût loger, fit emplette de tout ce qui était nécessaire pour la meubler, puis il y ajouta un jardin, et vécut tranquille et paisible.Deux mois venaient de s'écouler ainsi, lorsque Wang-Tchin, étant sorti à la porte de sa maison, vit un homme qui arrivait du côté de l'est et se dirigeait vers lui; vêtu de deuil de la tête aux pieds, malgré le paquet attaché sur son épaule, cet homme marchait comme s'il eût eu des ailes, et bientôt il fut près de lui.Wang-Tchin lève les yeux, regarde ...quelle surprise!Cet individu n'est rien autre que Ouang-Lieou, domestique de sa maison.
«D'où viens-tu, Lieou, s'écrie Wang-Tchin, que veut dire ce vêtement de deuil?» Dès qu'il entend prononcer son nom, le domestique se hâte de répondre: «Ah!vous voilà ici, mon maître, j'ai ordre de vous chercher jusqu'à extinction.—Mais, dis-moi donc vite ce que veut dire ce costume.—Il y a une lettre, mon maître, une lettre qui vous mettra au fait de tout.» Et le domestique, déposant son paquet à terre, l'ouvre et en tire la lettre qu'il remet à Wang-Tchin.Celui-ci se hâte de la décacheter, il regarde,...c'est l'écriture de sa mère, et le billet contenait ce qui suit:
Après votre départ, nous avons appris la nouvelle de la seconde révolte de Chy-Sse-Ming; nuit et jour accablée d'inquiétude et d'anxiété, je suis bientôt tombée gravement malade.La médecine et les prières restent sans effet: tôt ou tard il faut être inscrit sur le livre des morts!Mais j'ai déjà dépassé douze lustres, et mon trépas n'aura rien de prématuré.Seulement, je m'afflige des troubles qui ont éclaté dans cette année fatale, et qui me forcent de mourir étrangère dans un pays éloigné; sans que ni vous, ni votre jeune frère, puissiez me rendre les derniers devoirs!—J'en ressens une profonde douleur!...Mais, je ne veux pas être ensevelie dans une terre lointaine; cependant je songe avec effroi que les rebellions sont flagrantes, je crains que la capitale ne revienne pas de sitôt dans son ancien état de tranquillité, et qu'elle ne soit pas habitable: ainsi, à mes derniers instants, j'ai pensé qu'il valait mieux laisser tout-à-fait les biens ruinés et à moitié perdus que vous avez là-bas, et revenir ici vous occuper du soin des funérailles.Après que vous aurez emmené mon corps pour le rendre à la terre, au lieu désigné, allez dans le Kiang-Tong: c'est une terre fertile et peuplée; les moeurs des habitants sont douces et hospitalières: d'ailleurs, combien il serait difficile de fonder à la capitale une maison comme celle que nous avions auparavant!Ainsi n'agissez point avec une légèreté qui compromettrait vos intérêts, attendez que le bouclier et la lance soient en repos; alors vous pourrez songer à vous fixer de nouveau dans la capitale.Si vous désobéissiez à mes ordres, vous attireriez sur vous une série de malheurs dans lesquels vous seriez enveloppé: vous rendriez inutiles les sacrifices et les prières, et même lorsque vous viendriez au bord des neuf fontaines[5], je vous jure que nous ne serions pas réunis.
Lisez et retenez ceci.
A cette lecture, Wang-Tchin tomba à terre en sanglotant.«J'espérais, en venant ici, s'écria-t-il, rétablir ma maison dans son ancienne splendeur et me fixer dans ma patrie, et voilà qu'au contraire la douleur et l'inquiétude que lui cause mon absence conduisent ma mère au tombeau!Et encore, si je l'avais su plus tôt!Mais je ne puis arriver à temps!Tout est fini!—Mes regrets sont impuissants!» Après s'être ainsi désolé, il demanda au domestique Ouang-Lieou si sa mère ne lui avait point adressé d'autres recommandations à son heure dernière.—«Non, répondit le serviteur Lieou; seulement elle a ajouté ceci en insistant beaucoup: Vos terres et les biens que vous possédez ici sont dans un complet état de ruine, et les choses sont devenues pires encore par suite de la révolte de Chy-Sse-Ming, la capitale éprouvera de nouveaux bouleversements, elle ne pourra rester dans cette tranquillité momentanée.Ainsi donc, mon maître, décidez-vous; il faut abandonner la ville et vs> biens pour aller vous occuper des soins des funérailles, et après que le corps de votre mère aura été conduit par vous dans la tombe, le Fan-Tchouen vous offrira, comme par le passé, une retraite assurée contre les désordres et les révoltes.Si mon maître se refusait d'obéir aux volontés de sa mère mourante, la pauvre dame ne pourrait fermer les yeux en paix.—Oserais-je ne pas accomplir les ordres que me dicte ma mère expirante, s'écria Wang-Tchin; le pays de Kiang-Tong d'ailleurs est une contrée fort habitable, tandis que la capitale est en proie à des guerres civiles incessantes: ce qu'il y a de mieux, c'est encore de fuir cette ville!»—Et aussitôt il s'empressa de faire confectionner des habits de deuil et de faire préparer le cercueil; puis d'un côté il envoya des hommes élever la terre du sépulcre, et de l'autre donna commission de vendre sa maison et ses terres.
Après être resté deux jours à Tchang-Ngan, le domestique Ouang-Lieou objecta à son maître que tous ces préparatifs d'élever un sépulcre et de l'entourer d'une muraille de terre, demanderaient bien un mois entier, et comme on l'attendait avec impatience à la maison, il valait mieux qu'il partît en avant pour tranquilliser ceux qui étaient restés.Wang-Tchin approuva cet avis, et il avait eu la même idée; il écrivit donc une lettre, la remit au domestique avec tout l'argent dont il avait besoin pour sa route, et l'expédia vers le Fan-Tchouen.Au moment où il était sur le seuil de la porte, le domestique dit encore à son maître: «Bien que je parte en avant, sa Seigneurie ne doit pas oublier qu'il faut au plus vite quitter ces lieux et revenir près des siens!—Hélas!répondit Wang-Tchin, que ne puis-je dès à présent être libre, je volerais vers ma demeure: ces instances sont superflues!»—Une fois dehors, le domestique s'éloigna et disparut.
Cependant dès qu'ils apprirent cette nouvelle, les parents de Wang-Tchin vinrent tous pour lui faire des compliments de condoléance, et ils lui conseillèrent aussi de ne pas s'exposer à trop perdre sur ses terres en les vendant sans réflexion.Mais tourmenté par les dernières volontés de sa mère, Wang-Tchin s'obstina et n'eut point égard à leurs avis: dans son empressement, dans sa précipitation, il se dessaisit à moitié prix de ses biens qui avaient une grande valeur; à peine s'il put au bout de vingt jours faire élever le tertre et creuser la caverne au milieu de l'édifice funéraire.Lorsque tout fut achevé dans le plus grand détail, il disposa ses bagages et partit de Tchang-Ngan, emmenant avec lui son domestique.A la clarté des étoiles, au milieu de la nuit, il se dirigea rapidement vers Kiang-Tong, impatient de rencontrer le char mortuaire et de veiller aux cérémonies funèbres.Hélas!
Ce voyage vers la capitale entrepris les armes à la main
lui cause bien des regrets!
Il lui faut changer de résolution, et suivre le cours du fleuve
en retournant à l'est.
C'est en vain que dans la capitale du nord il se livre a
des rêves brillants,
Car le ciel commande aux larmes qui baignent le visage
comme aux nues argentées qui se déroulent.
II.
Nous laisserons donc Wang-Tchin continuer sa route, et nous reviendrons à sa mère et à son épouse qui étaient restées dans leur demeure de Fan-Tchouen.La nouvelle de la révolte de Chy-Sse-Ming était arrivée aux oreilles des deux dames, et elles passèrent les jours et les nuits dans l'inquiétude et la tristesse, en songeant à leur fils et à leur époux; elles se repentaient cruellement de l'avoir laissé partir.Deux ou trois mois s'étaient écoulés, lorsqu'un jour un des serviteurs vint annoncer que Ouang-Fo, le domestique affidé du maître absent, arrivait de la capitale et avait une lettre à présenter.A ces mots, les deux dames donnent l'ordre de faire entrer ce Ouang-Fo; et celui-ci, frappant la terre de son front, remit la missive dont il était porteur.On remarqua que ce Ouang-Fo avait l'œil droit entièrement perdu; mais sans prendre le temps de le questionner à ce sujet, les dames ouvrirent la lettre et y lurent ce qui suit:
Depuis que je me suis éloigné d'auprès de vous, grâce à la protection que le ciel vous accorde, j'ai toujours joui d'une excellente santé.Arrivé à la capitale, j'ai fait une inspection détaillée de nos propriétés: par bonheur, rien n'a souffert, et tout a continué d'être comme par le passé, dans un état satisfaisant.Enfin, pour surcroît de bonheur, j'ai fait rencontre de mon ami Hou-Pa, le juge, qui m'a introduit chez le premier ministre, et je lui dois bien de la reconnaissance pour sa bienveillante attention, car il m'a nommé à une magistrature dans le Yeou-Sou.J'ai déjà reçu ma nomination officielle, et comme l'époque à laquelle je dois entrer en fonction est assez rapprochée, je vous envoie tout exprès Ouang-Fo qui doit vous remettre cette lettre à toutes les deux.Dès que vous l'aurez reçue, hâte-vous de vendre les propriétés que nous avons achetées dans le Kiang-Nan, et accourez à la capitale avec la rapidité de la foudre, ne vous arrêtez pas à de frivoles détails; le temps où je dois partir pour le Yeou-Sou approche; comme nous allons bientôt être réunis, cette lettre ne contient que ce qu'il est strictement utile de vous annoncer.
Tchin vous salue mille fois.
Quand les deux dames eurent pris connaissance de cette lettre, elles ne purent contenir leur joie, et demandèrent alors à Ouang-Fo ce qui lui avait mis l'œil dans un si triste état.«Ce n'est guère la peine d'en parler, répondit le domestique: comme je m'étais endormi de fatigue sur mon cheval, j'ai fait une chute par hasard, et voilà ce qui m'a blessé.» On l'interrogea aussi sur l'aspect qu'offrait la capitale dans ces derniers temps: tout y était-il comme autrefois, les parents étaient-ils tous vivants dans Tchang-Ngan?A ces questions, l'envoyé répondit: «Toute la ville est au moins à moitié ruinée, il s'en faut bien qu'elle ressemble à ce qu'elle était auparavant.Parmi vos parents, il y en a de morts, il y en a qui sont prisonniers, d'autres encore ont pris la fuite, et il y a peu de maisons qui soient restées intactes; de plus, on a pillé et volé les meubles et les objets précieux, incendié et détruit des habitations, confisqué les biens de la campagne: vos propriétés, terres, jardins et maisons, sont les seules qui n'aient eu absolument rien à souffrir.»
Ces nouveaux détails augmentèrent beaucoup la joie et la satisfaction des deux dames.
«Quoi!s'écrièrent-elles, nos biens n'ont pas été touchés, et encore Wang-Tchin a été nommé à une magistrature!Tant de bonheur est dû à la protection du maître suprême du ciel et de la terre: nous ne pouvons assez lui en témoigner notre reconnaissance.Quand le moment sera venu, il faudra la lui prouver en faisant de bonnes œuvres, et renouveler nos prières à l'occasion de cet événement, afin que dans l'avenir, les magistratures devenant plus importantes encore, la prospérité et les appointements aillent toujours croissant.»—Puis elles ajoutèrent en s'adressant à Ouang-Fo: «Ce Hou-Pa, ce juge dont il est question dans la lettre, qu'est-ce?—C'est un ami de mon maître, répondit le domestique.Jusqu'ici, repartit la mère de Wang-Tchin, je n'avais jamais entendu dire qu'il y eût un magistrat de ce nom, ami de mon fils.—C'est peut-être, ajouta la bru, une nouvelle connaissance de mon mari, avec lequel nous n'avons point eu de relations.»
Ouang-Fo, prenant part à la conversation, assura à ces dames que l'individu en question était effectivement une nouvelle connaissance de son maître, et il demanda qu'on le chargeât bien vite d'une réponse.La mère de Wang-Tchin objecta au domestique qu'après un voyage aussi fatiguant, il devait manger pour se refaire et prendre un peu de repos, au moins jusqu'au lendemain.«Madame, reprit à son tour Ouang-Fo, les dispositions qu'il vous faut faire pour le départ, demanderont bien quelques jours; mon maître est seul dans la capitale, il n'a personne pour le servir; il est impatient de voir arriver en avant un serviteur, afin de tout préparer pour le départ; et si j'attends que madame se mette en marche, comment mon maître pourra-t-il arriver à l'époque voulue au lieu de sa charge?»
Cette observation parut très juste à la mère de Wang-Tchin; elle écrivit donc la réponse demandée, donna au domestique l'argent dont il avait besoin pour la route, et l'expédia en avant.Aussitôt après le départ de ce Ouang-Fo, la vieille dame vendit complètement tout ce qu'ils possédaient dans le Fan-Tchouen, terres, maison, meubles et ustensiles, et ne garda que quelques bagatelles; puis, dans la crainte de faire manquer par ses lenteurs l'époque fixée pour l'entrée en fonction, elle ne s'arrêta point à trouver un bon prix de ces divers articles.Elle donna en offrandes la moitié de la valeur et chargea un bonze d'employer cet argent en bonnes œuvres.Enfin, elle loua un bateau de mandarin et choisit un jour heureux pour se mettre en marche.Pendant les derniers instants de leur séjour, la maison fut pleine du matin au soir de jeunes dames du voisinage, qui venaient faire des visites d'adieu; toutes allèrent conduire à leur bateau la mère et l'épouse de Wang-Tchin, qui s'embarquèrent et partirent.
S'éloignant donc du Fan-Tchouen, elles traversèrent joyeusement le Hô-Fou et le Tang-Kouey-Tcheou; après avoir débouché dans le Tai-Kiang, le bateau fit route droit devant lui dans la direction de la capitale.Les servantes des deux dames, pour célébrer la nomination de leur maître à une charge importante, exécutaient des danses sur le pont; et cependant ce n'était pas le cas de s'exalter ainsi!
Quand il fuit vers le sud pour échapper aux désastres, il
a lieu de s'affliger!
Qui peut savoir quand les honneurs et les richesses viennent
au-devant de nous?
Les serviteurs de cette famille triomphante célèbrent leur
joie par des chants et des danses:
Au jour fixé, des nuages se dérouleront encore sur le ciel
de la capitale.
Mais revenons à Wang-Tchin que nous avons laissé tournant les talons à la capitale, et marchant vers le Fan-Tchouen: il lui avait fallu moins d'un jour pour arriver au lieu d'embarquement dans le Yang-Tcheou.Là, il fit déposer ses bagages dans une hôtellerie, congédia ses bêtes de somme, et après son repas, il envoya Ouang-Fo, son valet, au bord du fleuve, pour retenir un bateau.Lui-même, il était assis à la porte de l'hôtellerie, occupé à veiller des yeux sur son bagage, lorsqu'il voit au milieu du fleuve un bateau qui s'avance.—Il regarde ...c'est un bateau de mandarin qui remonte le courant; à la proue sont quatre ou cinq domestiques qui font éclater leur joie par des cris et des chants; ils sont au comble de l'allégresse!—Le bateau marche toujours, il approche.Wang-Tchin regarde encore!...Ce ne sont point des étrangers, mais tout simplement les gens de sa maison.Cette vue le laisse stupéfait.«Comment se fait-il que les serviteurs de chez moi se trouvent sur un bateau de mandarin?Probablement, à la mort de ma mère, ils auront passé au service d'une autre personne.» Et comme il était en proie à cette incertitude, voici que devant le treillage qui ferme la porte de la cabine une jeune fille s'avance, met sa tête hors du balcon et regarde.—Wang-Tchin fixe sur elle des yeux attentifs et scrutateurs; c'est la servante de l'appartement de sa femme!
«En vérité, c'est miraculeux,» songea Wang-Tchin.D'un pas rapide il s'élance pour avoir l'explication de ce mystère, et au même instant tous les gens qui étaient sur le pont du bateau s'écrièrent d'une seule voix en l'apercevant: «Quoi, notre maître est ici!comment cela se fait-il?et que signifient les habits de deuil dont il est revêtu?»—Aussitôt ils dirent au patron de conduire le bateau vers le rivage, et courent dans leur étonnement à la cabine de l'arrière, avertir les deux dames, qui lèvent le treillis de bambou et regardent de leurs propres yeux.
Or, Wang-Tchin qui dirigeait son attention de ce côté aperçut sa mère vivante devant lui!—A cette vue, il arrache en toute hâte ses vêtements de toile, et tire de son paquet, resté près de lui, d'autres habits plus convenables ainsi qu'un bonnet; et tous les gens de sa maison, qui étaient déjà sautés à terre, se pressent à sa rencontre.Wang-Tchin fait porter ses bagages dans le bateau, et lui-même passe à bord pour aller voir sa mère.D'un regard il découvre sur le devant du pont Ouang-Lieou, le domestique porteur de la lettre fatale, et sans plus de questions, il l'arrête au collet et va le frapper.—La mère de Wang-Tchin s'élance pour retenir son fils: «Le domestique n'a commis aucune faute, pourquoi se jeter sur lui et le menacer?»
Dès qu'il avait vu sa mère sortir de la cabine, Wang avait lâché son serviteur et saluait respectueusement la vieille dame.«N'est-ce pas ce scélérat, lui dit-il, qui est venu m'apporter à la capitale une lettre de vous, ma mère, une lettre qui m'annonçait votre mort prochaine?N'a-t-il pas été cause que j'ai manqué de piété filiale en me présentant devant vous en habit de deuil?—Quoi!reprit la vieille dame, il est resté constamment à la maison, comment aurait-il pu vous porter une lettre à la capitale?—Mais enfin, il y a un mois, ce Ouang-Lieou m'a remis une lettre de ma mère, une lettre qui contenait telle et telle chose, donnait tel et tel avertissement!il est resté deux jours près de moi, puis je l'ai expédié en avant pour aller rassurer et consoler ceux qui vivaient encore!Après cela, j'ai vendu mes biens, et partant en pleine nuit, à la lueur des étoiles, je suis accouru: comment dites-vous qu'il n'est pas venu à Tchang-Ngan!»
Tout le monde resta stupéfait à ces paroles: c'est vraiment une merveilleuse aventure!Y a-t-il donc un autre Ouang-Lieou parfaitement semblable à celui-ci?
Ouang-Lieou lui-même éleva la voix d'un air moqueur: «Maître, dit-il, ne prétendez pas que votre serviteur soit allé à la capitale, c'est un Ouang-Lieou rêvé que vous avez vu, et non un être réel!—Et bien!interrompit la mère de Wang-Tchin, voyons, montrez cette lettre, que je voie si l'écriture est de moi,—Eh!si ce n'eût été l'écriture de ma mère, reprit Wang-Tchin, aurais-je pu ajouter foi à cette lettre?» Là-dessus il déploie ses bagages, en tire la lettre, la regarde....C'était bien une feuille de papier, mais y restait-il quoique trace de caractère?—Voyant l'air stupéfait de Wang-Tchin, debout, les yeux ouverts et la bouche béante, occupé à tourner en tous les sens et à parcourir du haut en bas la feuille mystérieuse, sa mère lui dit: «Où donc est-elle, cette lettre, montrez-la-moi que je la regarde.»—Hélas!répondit Wang, ne vous fâchez pas, mais ce papier qui contenait tant de paroles, comment se fait-il qu'il se soit transformé en une feuille toute blanche?—Je vous le disais bien, reprit la vieille dame toujours incrédule, depuis votre départ il n'a pas été échangé entre nous une seule lettre, si ce n'est ces jours derniers que vous m'avez envoyé votre domestique Ouang-Fo; je lui ai remis une réponse à la missive qu'il m'apportait, et l'ai dépêché en avant.Assurément il y a eu un faux Ouang-Lieou, porteur d'une fausse lettre, dont vous avez été dupe, et maintenant vous dites que les caractères ont disparu de dessus le papier: quel était donc l'habile fripon de qui venaient ces paroles diaboliques?
Quand Wang-Tchin entendit parler d'un prétendu Ouang-Fo qui était allé de sa part dans le Fan-Tchouen, son étonnement et son effroi furent au comble.«Mais Ouang-Fo, mon domestique, est toujours resté à Tchang-Ngan, s'écria-t-il; il est venu avec moi jusqu'ici.Quand est-ce qu'il a été envoyé porter de ma part une lettre à ma mère?» Les deux dames à leur tour poussèrent un cri de surprise.«En vérité, voilà qui est plus extravagant encore!répondirent-elles.Le mois dernier, Ouang-Fo nous a remis un message portant que nos biens étaient restés intacts au milieu de la capitale et qu'un certain juge appelé Hou-Pa, rencontré par hasard, vous avait introduit près du premier ministre lequel vous avait nommé à une magistrature; enfin vous nous avez enjoint de vendre tout ce que nous possédions dans le Kiang-Nan, et d'arriver dans la capitale avec la rapidité de la foudre, étant vous-même sur le point de partir pour entrer en fonction.Ainsi après nous être débarrassées des propriétés, nous avons loué un bateau pour faire notre entrée dans Tchang-Ngan.—Et vous dites encore que votre domestique n'est pas venu faire un voyage vers nous!»
Wang-Tchin était confondu.«C'est là une diabolique affaire, s'écria-t-il; a-t-il jamais existé un juge Hou-Pa, qui m'ait conduit chez le premier ministre?est-ce que j'ai été nommé à un emploi?est-ce que je vous ai jamais envoyé une lettre?—Mais enfin, reprit sa mère, est-ce que par hasard il y aurait un faux Ouang-Fo: appelez-le vite, je veux l'interroger!—Il est allé louer des bateaux, répondit Wang-Tchin, mais il ne tardera pas à rentrer.»
Tous les domestiques s'assemblent à la proue et dirigeant leurs regards vers la rive, ils voient Ouang-Fo qui revenait en courant, vêtu de la tête aux pieds d'habits de deuil: ils l'appellent par leurs gestes, lui font des signes, et le pauvre domestique qui reconnaît ses compagnons se demande avec étonnement par quel hasard il les trouve en cet endroit.Il s'approche d'avantage, et quand il arrive près du bateau, les domestiques, en le considérant de plus près, constatent qu'il existe une différence entre ce Ouang-Fo et celui des jours précédents; et c'est que l'œil droit du prétendu envoyé était dans le plus déplorable état, tandis que ce vrai Ouang-Fo ouvre une paire d'yeux larges, vifs, clairs et brillants comme une clochette de cuivre.«Ouang-Fo, s'écrièrent-ils tous à la fois, du haut du bord, ces jours derniers tu avais l'œil droit bien malade, comment se fait-il que tu sois si bien rétabli aujourd'hui?—C'est-à-dire, répondit Ouang-Fo, avec un air et un ton ironique, c'est-à-dire que vous-même vous avez perdu la vue.Est-ce que j'ai fait un voyage à la maison?Parlez-vous donc ainsi pour me donner une malédiction et me causer la perte d'un œil?—Définitivement, se dirent en souriant les autres domestiques, il y a de la diablerie dans cette affaire!La mère de notre maître est là qui t'appelle dans la cabine.Ote donc vite les habits de deuil et cours te présenter devant elle.»
A ces paroles le serviteur resta confondu.«Quoi!la mère de notre maître vit encore!elle est ici!—Mais, répondirent les domestiques, où serait-elle donc partie pour n'être pas ici?»—Ouang-Fo, n'en croyait rien, et s'obstinait à ne pas quitter ses habits de deuil; il s'en va se présenter brusquement à la porte de la cabine, et là son maître l'arrête d'une voix sévère: «Misérable!ma mère est vivante, elle est ici, et tu ne te dépouilles pas de ces vêtements de tristesse, pour paraître devant elle!» Le pauvre domestique sortit donc précipitamment pour aller changer d'habits, et revint, sous un costume plus convenable, se prosterner devant la mère de son maître.
Or, la vieille dame frottait et essuyait ses vieux yeux; elle regarde attentivement le domestique et crie: «ô miracle!le Ouang-Fo qui est venu ces jours derniers avait à l'œil droit une blessure grave, et celui-ci a la vue parfaitement saine!Définitivement l'homme de l'autre fois, ce n'était pas lui!—Aussitôt elle s'empresse d'atteindre la lettre, l'ouvre, jette un regard, ...—ce n'était ni plus ni moins qu'un papier blanc, sur lequel on ne voyait aucune trace d'écriture!
Tout le monde fut saisi de trouble et de surprise; on ne pouvait s'expliquer ni ces transformations, ni la cause de ces mauvais tours.Mais par suite de cette double déception, la famille Wang avait des deux côtés à la fois porté un coup mortel à sa fortune, et on pouvait craindre pour l'avenir de nouveaux pièges du même genre.Aussi, on était effrayé, inquiet, on ne savait sur quoi compter!Wang-Tchin lui-même, fort agité, demeura la moitié du jour absorbé dans de sérieuses pensées; puis, il lui vint une idée à propos de ce prétendu Ouang-Fo blessé à l'œil gauche, et, quoique vaguement éclairé sur ce mystère, il devina juste, et s'écria: «C'est cela, j'y suis!...Ce doit être cette bête endiablée qui s'est transformée ainsi pour se jouer de moi!—Et qu'est-ce que vous voulez dire par-là?demanda sa mère.» Wang-Tchin raconta l'aventure de la forêt, l'arrivée du Renard blessé dans l'hôtellerie, ses instances pendant la nuit, ses plaintes dans la cour de l'auberge, et il ajouta: «A cette époque, je pensais bien que cet animal enragé s'était métamorphosé en homme pour venir reprendre son livre, mais, ne pouvant prévoir qu'il pousserait si loin ses intelligentes diableries, je n'étais point en mesure de les repousser.»
A ces paroles, tous les gens de la maison secouèrent la tête en se mordant la langue.«Ces Renards, dirent-ils, ont de diaboliques moyens de nuire: malgré la distance, ils ont pu employer la ressemblance dans l'écriture et la physionomie des personnes, pour tromper cette famille séparée, et s'en faire un jouet.Plût à Dieu que notre maître eût pu deviner ce qui le menaçait; il eût rendu le livre, et tout était fini!
—Non, repartit Wang-Tchin, puisque j'ai eu à souffrir les insolences de ces méchantes bêles, c'est une raison de plus pour garder près de moi ce livre mystérieux; si de nouveaux malheurs m'enveloppent encore, je jette dans les flammes ce misérable objet, source de tant d'infortunes!—Hélas!interrompit son épouse, les choses en sont à tel point qu'il ne faut pas tenir de vains discours, mais prendre un parti sérieux et raisonnable; où demeurer maintenant?je n'en sais rien!et encore, quel moyen de subsistance nous reste-t-il?—Nos biens de la capitale sont vendus, reprit Wang-Tchin, je ne sais plus que faire!et d'ailleurs il y a bien loin pour y retourner, le mieux est encore d'aller au Kiang-Tong.
—Mais, s'écria à son tour la mère de Wang-Tchin, les propriétés de Kiang-Nan n'existent plus; tout est entièrement vendu, où habiter maintenant?—Puisque les circonstances nous y forcent, répondit Wang, nous y prendrons une maison à loyer et nous nous y installeront de nouveau.» Là-dessus, ils orientent en sens contraire la proue du bateau, et se dirigent sur le Kiang-Tong.Les domestiques, partis naguère dans un accès de de joie et d'enthousiasme, s'en retournaient dans un morne abattement: pareils à une poupée dont les fils sont brisés, leurs pieds et leurs mains retombaient sans mouvement; aucune parole ne sortait de leur bouche; eux qui étaient venus dans l'exaltation du triomphe, ils s'en allaient dans l'humiliation de la défaite.
Arrivés dans le Fan-Tchouen, Wang-Tchin débarqua le premier avec les gens de sa suite.A une petite distance de l'ancienne demeure, il loua une habitation; et après avoir employé quelques jours à meubler cette maison, quand tout fut prêt pour recevoir sa mère et sa femme, il fit apporter les bagages et installa les deux dames.Puis quand ces interminables préliminaires furent achevés, accablé par le chagrin, dominé par la colère, il ne voulut plus sortir, et couva sa tristesse dans son intérieur.
Cependant les voisins, surpris de voir revenir les deux dames dont ils avaient reçu les adieux, vinrent en masse pour savoir la cause de ce retour, et Wang-Tchin satisfit à toutes leurs questions.L'aventure fut tenue pour merveilleuse par tout le monde; elle passa de bouche en bouche, et fit bientôt le tour de la ville principale du Fan-Tchouen.
Un jour que Wang-Tchin était assis dans la grande salle, occupé à surveiller les travaux des gens de sa maison, il vit entrer un individu qui arrivait rapidement du dehors.Son extérieur était grave et majestueux, ses vêtements pleins d'élégance et bien arrangés; or ce qu'il aperçut c'était:
Un homme ayant sur la tête un bonnet de gaze noire, tel qu'on en portait au temps des Tang; le vêtement qui couvre tout son corps est une robe de soie verte comme celles des Tao-Sse.Des pierres d'une couleur azurée et des morceaux de jade étincellent autour de son bonnet; de longs fils de soie de nuances diverses descendent de sa large ceinture au bas de son ample tunique.Ses chaussettes de soie semblent deux nues blanches comme la neige, et la semelle en est brillante comme deux nues empourprées.Son aspect est imposant; toute sa personne respire une élégance qui n'a rien de terrestre; les colliers qui flottent doucement sur sa poitrine feraient rougir de colère la brume glacée.—Si ce n'est un génie immortel habitant des cieux, c'est au moins un monarque parmi les hommes!
L'étranger entra donc tout droit dans la grande salle, et tandis qu'il le regarde avec attention, Wang-Tchin reconnaît son jeune frère Wang-Tsay: celui-ci le salue affectueusement, et demande comment il s'est porté depuis leur séparation.—«Mon sage frère, dit Wang-Tchin en répondant à ses politesses, je me félicite de ce que vous soyez venu me chercher ici.—Quand j'arrivai à la capitale, reprit Wang-Tsay, pour rentrer dans notre ancienne demeure, j'ai vu que nos propriétés s'étaient changées en un désert, et je m'écriai: s'il avait été enveloppé dans les désastres de la guerre civile, quel malheur!Je pris donc des informations auprès de nos parents et de nos amis, et ils m'apprirent que vous étiez allé dans le Kiang-Tong chercher un abri contre les troubles: on me dit aussi qu'arrivé vous-même, il y avait peu de jours, dans la capitale, vous étiez occupé à rétablir nos propriétés, lorsque la nouvelle de l'état désespéré de notre mère vous avait déterminé à quitter de nouveau Tchang-Ngan, en marchant précipitamment la nuit, à la clarté des étoiles.A mon arrivée ici, j'ai d'abord été frapper à la porte de notre précédente demeure, mais les voisins ont répondu que, depuis peu de temps, vous aviez transporté votre habitation en ce lieu.Cependant notre mère est en bonne santé, aussi je suis allé dans mon bateau changer mes vêtements de deuil; mais enfin, puisque celle que nous avons cru morte est vivante, pourquoi donc êtes-vous venu vous fixer dans cette maison qui ne paraît pas encore habitable?
—Tout cela ne peut être raconté d'un seul mot, répondit Wang-Tchin; en attendant, venez voir notre mère, et vous apprendrez ces aventures en causant avec elle.» Là-dessus il introduisit son frère dans l'appartement du fond, près de la vieille dame, que les domestiques avaient déjà informée de l'arrivée de Wang-Tsay.Or, dès qu'elle sut que son jeune fils était de retour, la mère de Wang-Tsay fut au comble de la joie, elle s'élança au-devant de lui pour le voir; lui-même il se jeta aux pieds de celle qu'il avait quittée depuis si long-temps, et lorsqu'il se releva, elle lui dit: «Mon fils, jour et nuit je songeais à vous: comment vous êtes-vous porté pendant cette longue absence?»—Et Wang-Tsay remerciait affectueusement sa mère de son bon souvenir; puis en attendant qu'il pût voir sa belle-sœur, il désira apprendre de la bouche de la vieille dame les détails des vicissitudes passées.
Leur conversation fut interrompue par l'arrivée de l'épouse de Wang-Tchin, qui vint voir son beau-frère, accompagnée des femmes de sa maison: les deux frères sortirent de l'appartement de leur mère, et la jeune dame les ayant suivis, tous les trois s'assirent dans la grande salle.Là, le nouvel arrivé demanda le récit des malheurs dont ils avaient tous été victimes, et Wang-Tchin satisfit à ses questions, en lui racontant l'aventure des Renards et les événements qui en étaient résultés.
«Croyez-moi, dit alors Wang-Tsay, tout cela était dès les temps anciens décrété par le destin, voilà pourquoi ces calamités vous ont assaillis: ne vous en prenez donc qu'à vous-même et non à ces pauvres animaux!Ces deux Renards lisaient tranquillement dans la forêt, et vous, vous passiez sur la grande route, ainsi ils ne vous gênaient en rien du tout: pourquoi donc les maltraiter?pourquoi voler leur livre?Plus tard, dans l'hôtellerie, ils sont venus vous témoigner leur douleur, leurs regrets de la perte de cet objet, ils sont venus pour vous le reprendre; malgré tout, leur désir n'a pu être réalisé?et vous vous êtes obstiné à ne pas rendre le livre.—Bien ...mais pourquoi cette mauvaise pensée de vous jeter sur votre épée pour les égorger à l'instant?Plus tard encore, quand ils sont revenus avec des observations sévères, mais honnêtes, vous réitérer instamment leur prière, vous avez refusé avec entêtement d'acquiescer à leur demande.Et puis, remarquez: vous ne pouvez déchiffrer un mot de ce livre, jamais de votre vie vous n'en pourrez faire usage; à quoi bon le garder?Maintenant, vous voyez, grâce à leurs mauvais tours, vos affaires dans un déplorable état; assurément vous ne devez en accuser que vous seul.—C'est précisément ce que je dis à mon mari, interrompit l'épouse de Wang-Tchin; enfin, à quoi peut lui servir ce livre?...Et voilà dans quel dédale de maux il nous a jetés!»
Aux réprimandes que son jeune frère lui adressait, Wang-Tchin ne répondit rien du tout, mais au fond de son cœur, il était froissé.«Et ce livre, reprit Wang-Tsay, est-il volumineux?en quels caractères est-il écrit?—Il est assez grand, répondit le frère aîné, mais qu'est-ce qu'il y a dessus?...Je n'en sais rien, il n'y a pas un caractère que je connaisse!—Voyons, montrez-le-moi un peu, demanda Wang-Tsay.—En effet, interrompit la belle-sœur, en insistant sur cette idée, allez donc le chercher pour que votre frère l'examine, peut-être il sera plus habile, qui sait!...—Je crois bien, reprit Wang-Tsay, que ce doit être une écriture fort difficile à déchiffrer, seulement, je serais curieux de regarder ces pages comme une chose rare et étrange; voilà tout.»
Wang-Tchin était allé chercher le livre, et il le remit aux mains de son frère: celui-ci le prend, le tourne, le retourne, l'examine du haut en bas.«Oui, s'écria-t-il, ce sont en vérité des caractères comme on en voit peu!...» Puis il se leva, traversa la salle, et vint dire à la face de Wang-Tchin: «Le Ouang-Lieou de ces jours derniers, c'était moi-même: aujourd'hui que je tiens de nouveau entre mes mains ce livre divin, je ne viendrai plus vous tourmenter....Adieu....Rassurez-vous!» Puis à ces mots il sortit, et courut en fuyant.
Dans l'excès de sa colère, Wang-Tchin s'élança à la poursuite de l'être surnaturel, il criait de toute sa force: «Audacieuse bête, où vas-tu!»—Et d'une main il le saisit par ses vêtements: le fuyard se débattait avec effort, et l'agresseur le tenait d'une main vigoureuse.—Puis on entendit marmoler quelques paroles inarticulées.Wang arrachait les vêtements de l'animal-fée qui, s'étant secoué vivement, se dépouilla des habits dont il était couvert, reprit sa première forme et se mit à fuir dehors à toutes jambes; il disparut comme un tourbillon.Wang accompagné de tous les gens de sa maison courut pour le poursuivre jusque dans la rue; il promena ses regards de tous côtés, mais sans en découvrir la moindre trace.
Ruiné d'abord, puis maltraité en paroles par ce Renard, Wang-Tchin était furieux de la perte du livre enlevé dans cette troisième rencontre; grinçant des dents, il regardait avidement d'un côté et de l'autre pour tâcher de voir son ennemi.Il ne vit rien, rien qu'un vieux Tao-Sse borgne assis à la porte sous la partie saillante du toit; et quand il lui demanda de quel côté fuyait le Renard qu'il avait dû voir passer le vieillard lui fit signe en dirigeant son bras du côté de l'est.Wang-Tchin et les siens se précipitèrent donc vers la partie de l'horizon désignée par le Tao-Sse, et ils n'avaient pas couru la longueur de cinq ou six maisons, que le vieillard borgne s'écria: «Wang-Tchin, le Ouang-Fo de ces jours derniers, c'était moi!Votre jeune frère est ici.»
En entendant ces paroles, toute la bande revint en grande hâte sur ses pas: les deux Renards tenaient le livre recouvré, et gambadaient devant leurs ennemis pour les narguer.Wang-Tchin avait de vigoureux domestiques qui se mirent à la poursuite des animaux; mais les deux Renards jouèrent des pattes et s'enfuirent comme s'ils avaient eu des ailes.
Wang-Tchin était arrivé jusqu'à la porte en continuant la chasse, mais sa mère lui cria: «Il est parti ce livre qui a causé la ruine de nos biens et les malheurs de nous tous!Laissez-les, restez donc tranquille, quand vous les poursuivriez, ils sont loin, et ils ne vous rendront pas ce qu'ils vous ont pris!» Ainsi Wang, malgré la colère qui l'étouffait, fut obligé d'obéir aux paroles de sa mère, et il rentra avec tous les domestiques dont il était accompagné dans sa poursuite.Son premier soin fut de prendre les vêtements laissés par le Renard pour les examiner, mais à peine les eut-il touchés qu'ils se métamorphosèrent.Si vous voulez savoir ce qui resta, lecteur, le voici:
C'était une feuille de bananier brisée qui avait pris l'apparence d'une robe de soie; de vieilles tiges de nénuphar composaient ce bonnet de gaze; ces morceaux de jade, ces pierres d'azur, c'étaient de petits ronds de bois taillés dans une branche de saule pourrie; la plante rampante, dont on tisse les manteaux contre la pluie, représentait les longs fils de soie violette suspendus à la ceinture; les chaussettes de soie n'étaient rien que du papier blanc, et la semelle si étincelante des sandales, deux vieilles écorces de sapin.
Cette vue jeta de nouveau la stupeur parmi ceux qui se trouvaient présents.On cria: «O miracle!ces Renards possédaient en vérité un esprit surnaturel, puisqu'ils sont doués d'un tel pouvoir!Et encore, qui sait où est notre jeune maître, car enfin, celui qui s'est montré n'était qu'une apparition revêtue de sa forme!»—Ainsi disaient les domestiques; et Wang-Tchin au fond de son cœur retournait ses pensées et dévorait sa douleur.Cette colère lui donna un violent accès de fièvre, il se mit au lit et ne put se lever.Sa mère fit appeler un médecin pour le soigner; nous le laisserons entre leurs mains.
Quelques jours s'étaient écoulés, lorsque les domestiques se trouvant dans la grande salle (qui faisait face à la rue) virent arriver un voyageur: et c'était, ainsi qu'ils le constatèrent au premier regard, Wang-Tsay le frère de leur maître.Son bonnet de gaze noire, sa tunique de soie tissée ressemblaient en tout point à l'accoutrement du Renard-fée.«Assurément, dirent aussitôt les domestiques, ce doit être le faux Wang-Tsay!et tous se mirent à crier confusément: «Voilà le Renard-fée, le voilà venu!» Puis chacun s'armant d'un bâton le prit à deux mains, et ils se ruèrent tumultueusement sur le nouvel arrivé pour l'assommer.«Misérable canaille, criait Wang-Tsay en colère, d'où me vient un si grossier accueil, tandis que vous devriez aller m'annoncer à ma mère!»—Mais les gens de la maison continuaient leur aimable réception, et se précipitaient sur lui en désordre.Or, Wang-Tsay ne pouvait les contenir, et comme il était naturellement violent et colère, il parvint à arracher un bâton de la main d'un des valets, et frappant dans la troupe, il en culbuta cinq ou six.Le reste n'osa plus approcher, mais tout en se retirant ils restaient à côté de la porte dans l'intérieur de l'appartement, montraient du doigt Wang-Tsay et l'injuriaient toujours: «Méchante bête, criaient-ils, puisque tu as repris ton livre, que viens-tu faire ici?»
Il était impossible pour Wang-Tsay de comprendre leur pensée, la colère le dominait; et il pénétra brusquement dans l'appartement de sa mère, tandis que les domestiques, refoulés en désordre devant ses pas, épouvantaient par leurs cris et leur tapage la vieille dame qui, surprise d'entendre un pareil tumulte à sa porte, sortit précipitamment.Là elle rencontre les gens de la maison et leur demande la cause d'un tel désordre.«C'est le Renard-fée, répondirent les domestiques épouvantés, le voilà sous les traits de notre jeune maître, il entre, il avance malgré tout!—Quoi!serait-il vrai?» s'écria à son tour la mère de Wang-Tsay.Et elle n'avait pas achevé que son fils était devant ses yeux.A la vue de la vieille dame, il jette précipitamment le bâton dont il s'était armé, et se prosternant à ses pieds: «Ma mère, demanda-t-il, pourquoi ces bandits de domestiques, me prenant pour un Renard endiablé, s'élancent-ils sur moi avec des bâtons?—Es-tu bien mon fils, reprit celle-ci?—Oui, je suis l'enfant que vous, ma mère, avez mis au jour, répondit le jeune homme; est-il donc un faux Wang-Tsay?»
Au milieu de ce dialogue, sept ou huit domestiques étrangers vinrent apporter les bagages du frère de Wang-Tchin, et convaincus alors que leur jeune maître est réellement présent sous leurs yeux, les serviteurs viennent à ses pieds frapper la terre de leur front, et lui faire des excuses.«Mais enfin, que veut dire tout cela?» demanda encore Wang-Tsay.Sa mère lui raconta la diabolique histoire des Renards, et l'avertit que son frère attaqué d'une grave maladie ne se rétablissait pas du tout.
«Eh bien!reprit brusquement Wang-Tsay, surpris et effrayé quand il connut ces détails, j'en ai autant à vous apprendre.Pendant que j'étais au pays de Cho, Ouang-Lieou, votre domestique, est venu m'apporter une lettre, et ce devait être aussi un Renard métamorphosé!—Et que disait cette lettre?—Vous savez, continua Wang-Tsay, que j'étais arrivé au pays de Cho, à la suite de l'Empereur, en qualité de simple garde; au service du général en chef de Kien-Nan; là j'obtins le commandement en second de la compagnie Yen-Wou, et voilà pourquoi, lorsque sa Majesté revint à la capitale, votre jeune fils ne put l'accompagner, et resta hors des frontières du royaume.Il y a deux mois, un prétendu Ouang-Lieou m'apporte une lettre de mon frère aîné, par laquelle il m'annonçait sa fuite dans le Kiang-Tong, la mort de notre mère, et en finissant il m'engageait à venir se concerter avec lui pour la cérémonie des funérailles.Ce faux Ouang-Lieou voulut partir bien vite pour la capitale afin de préparer lui-même l'emplacement destiné à la sépulture, et se mit en route avant moi, dès le lendemain: moi-même je prends congé de mon chef et pars en laissant là bien des petits objets précieux, équipé à la légère et n'emportant que le nécessaire pour ne pas retarder ma marche.Arrivé à votre précédente habitation, j'apprends des voisins que ma mère est vivante, et je cours au bateau quitter mes vêtements de deuil.Enfin, me voilà; mais je voudrais apprendre de mon frère lui-même quel est celui qui s'est plu à nous alarmer et à nous tromper par ces fâcheuses nouvelles; car, en vérité, je n'entends rien à ces incroyables aventures!»
Là-dessus, il ouvre ses paquets et en tire la lettre, mais ce n'était plus qu'un papier blanc: ce désappointement donna autant d'envie de rire que de se fâcher à tout le monde.
Wang-Tsay entre avec sa mère chez sa belle-sœur, et demanda à voir Wang-Tchin: mais celui-ci avait la raison égarée: «Mon fils, dit alors sa vieille mère, ces vilains Renards nous ont à la vérité fait bien du mal, mais je leur sais gré de t'avoir joué ce tour et ramené du pays de Cho.Au moins ils sont cause que la mère et le fils sont réunis, et par ce seul mérite leur faute est rachetée!Il ne faut pas leur en vouloir trop.
Pendant deux mois Wang-Tchin fut dans le délire, puis il entra en convalescence, et se fit inscrire sur la liste des habitants du Fan-Tchouen, lieu qui se trouve maintenant dans le Ou-Youe.On le surnomma lui-même, dans ce pays, le Ravisseur[6], parce qu'il avait dérobé le livre qui était comme l'ame de ces Renards.
Le serpent rampe, le tigre bondit, chacun selon l'espèce
à laquelle il appartient,
Les Renards possèdent des livres divins, auxquels ils attachent
un grand prix:
La maison a été détruite, les biens ont laissé une place
vide, le livre même a disparu;
Mais aujourd'hui on rit encore de Wang-Tchin, et on en
rira dans mille ans.