Blanche et Bleue ou les deux couleuvres-fées, roman chinois
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NOTES:
[21] Les Tao-ssé sont des religieux qui reconnaissent Lao-tseu pour leur maître; ils forment en Chine une secte très nombreuse.
[22] Ces talismans étaient des feuilles de papier couvertes de caractères magiques.
[23] Cette fête tombe le cinquième jour de la cinquième lune.
[24] On met du soufre mâle dans le vin pour chasser les maléfices des démons.
CHAPITRE V.
ARGUMENT.
Blanche brave mille dangers pour aller dérober de l'ambroisie sur les bords divins du lac Yao-tchi.
Elle exerce la médecine, et aide la femme du gouverneur à mettre au monde deux jumeaux.
Revenons à Hân-wen, qui, en entrant dans la chambre de sa femme, avait ouvert les rideaux pour la voir. Dès qu'il eut aperçu sur le lit une grande Couleuvre blanche, il était tombé à la renverse, et était mort de frayeur. A cette époque de la journée, l'heure de midi était passée, et la petite Bleue avait recouvré sa forme humaine.Ayant entendu pousser des cris d'effroi dans la première chambre, elle se leva et y courut avec empressement.Elle aperçoit par terre Hân-wen, qui était étendu sans vie, et, sur le lit, elle vit Blanche qui avait repris sa forme de Couleuvre.Elle pâlit d'effroi.«Madame, s'écrie-t-elle en appelant Blanche d'une voix perçante, hâtez-vous de reprendre votre forme humaine.Vous avez fait mourir votre époux de frayeur.Je vous en supplie, réveillez-vous!»
Quoique Blanche fût plongée dans un sommeil léthargique, elle entendit la voix de la petite Bleue; elle revint à elle, et reprit sa forme humaine. Elle se lève avec effort, et aperçoit Hân-wen, qui gisait par terre sans faire aucun mouvement. Elle pousse des cris et des sanglots, et le serre tendrement dans ses bras. «Cher époux, dit-elle en pleurant, lorsque vous m'avez fait boire de force ce vin mêlé de soufre mâle, j'ai éprouvé des douleurs aussi cruelles que si l'on m'eût coupée par morceaux. Il m'a été impossible de m'occuper de moi-même; je suis tombée dans un sommeil léthargique, et j'ai repris malgré moi ma première forme.Je ne savais pas qu'en entrant dans ma chambre, la vue de ma métamorphose vous ferait mourir de frayeur.C'est moi qui suis cause de votre mort!» Elle dit et verse un torrent de larmes.
«Madame, lui dit la petite Bleue en pleurant, puisque votre mari est mort, et qu'il ne peut plus revenir à la vie, à quoi bon vous affliger de la sorte?Enterrez-le, et qu'il n'en soit plus parlé.J'irai avec vous dans un autre pays, et je ne crains pas que vous manquiez de trouver un autre époux, doué d'agréments et d'esprit.
—Quelles paroles as-tu laissé échapper? lui dit Blanche d'un ton courroucé; puisque je suis mariée avec Hân-wen, comment pourrais-je montrer une si noire ingratitude? Mais ce n'est pas là le seul motif qui me guide. Je cultive la science du Tao (de la raison), et je connais les devoirs de toute femme vertueuse; comment pourrais-je m'attacher à un second époux? Comme c'est moi qui ai causé la mort de Hân-wen, il est juste que je cherche quelque moyen de le rappeler à la vie.
—Vous êtes vraiment folle, lui dit la petite Bleue.Votre époux est mort, et déjà son âme est retournée dans l'autre monde.Il n'existe aucun remède, aucun art magique qui puisse le rappeler à la vie.
—Petite Bleue, lui répondit Blanche, c'est ce que tu ne sais pas.Je veux délivrer mon époux, et lui rendre la vie.Pour cela, je veux aller, au péril de mes jours, sur les bords divins du lac Yao-tchi, et dérober l'ambroisie des dieux.Pendant ce temps-là, tu resteras auprès de mon époux, et tu veilleras sur lui.
—Madame, lui dit la petite Bleue pour la détourner de son projet, les bords du lac Yao-tchi sont habités par la déesse Ching-mou.Si vous voulez dérober l'ambroisie des dieux, vous vous exposez à perdre la vie.
—Je veux sauver mon époux, repartit Blanche; il faut absolument que j'y aille. Si je ne réussis pas à dérober l'ambroisie des dieux, je mourrai sans regrets sur les bords divins du lac Yao-tchi.»
A peine a-t-elle fini de parler, qu'elle prend le costume d'une religieuse de la secte des Tao-ssé.Elle monte sur un nuage, et arrive en un instant dans le pays des dieux, sur les bords du lac Yao-tchi.Elle aperçoit un jeune homme qui avait une tête de singe blanc.Il était assis en observation à l'entrée de la grotte principale, et l'empêcha d'y entrer.
Blanche fut obligée de se prosterner devant lui. «Bonjour, frère, lui dit-elle d'une voix soumise. Votre servante est Blanche, surnommée Tchin-niang. Je suis l'élève de la vénérable déesse du mont Li-chân. Par l'ordre de ma maîtresse, j'ai quitté la cime mystérieuse que j'habitais, pour former avec Hân-wen un mariage qui était décrété depuis des siècles. Maintenant Hân-wen est dangereusement malade; il est à deux doigts de la mort, et il n'y a aucun médicament qui puisse le sauver. J'étais venue pour supplier la déesse Ching-mou de me donner une parcelle d'ambroisie, afin de rappeler mon époux à la vie.Je vous prie, mon frère, d'entrer dans la grotte, et d'aller annoncer le but de mon voyage; j'aurai pour vous une reconnaissance sans bornes.»
Le jeune homme à la tête de singe blanc ouvrit ses yeux, qui étaient doués d'une pénétration divine, et aperçut un air diabolique répandu sur toute la personne de Blanche.
«Monstre odieux!s'écria-t-il d'une voix courroucée, d'où viens-tu?Comment as-tu l'audace d'aborder la montagne des dieux?Si tu es réellement une élève de la vénérable déesse du mont Li-chân, d'où vient cet air diabolique que je vois répandu sur toute ta figure?La vénérable déesse du mont Li-chân se trouve maintenant dans la grotte de la déesse Ching-mou, avec qui elle raisonne sur les mystères du Tao; je vais te prendre et te mener dans la grotte: on verra si tu dis la vérité.»
A ces mots, il s'avance pour saisir Blanche.
Blanche est remplie d'effroi. «S'il m'entraîne dans la grotte, se dit-elle en elle-même, c'en est fait de moi. » Soudain elle lance avec sa bouche un grain de pierre précieuse qui va frapper la figure du jeune gardien.Le jeune homme n'ayant pu parer ce coup, fut blessé au nez, et répandit des flots de sang.Il rentra précipitamment dans la grotte en poussant des cris aigus, que lui arrachait la douleur.Blanche ramassa la pierre précieuse, et craignant d'être châtiée par la déesse Ching-mou, elle s'élança sur un char de nuages, se promettant bien de ne plus revenir.
Quand le jeune gardien fut rentré dans la grotte, Ching-mou lui demanda pourquoi il avait le nez meurtri et ensanglanté.
«Puissante déesse, lui dit-il, en se prosternant à ses pieds, il y a en dehors de la grotte une fée qui se vante d'être l'élève de la vénérable déesse du mont Li-chân.Elle dit que son mari est dangereusement malade; elle désirerait venir ici pour vous demander une parcelle d'ambroisie, et lui rendre la santé.Comme je lui défendais de pénétrer dans la grotte, elle m'a blessé le nez avec une balle empoisonnée; j'espère que vous daignerez me venger.»
A ces mots, Ching-mou est transportée de colère. Elle monte sur son char parfumé, et emmène avec elle le jeune gardien. A peine est-elle sortie de la grotte qu'elle aperçoit la Couleuvre blanche qui s'enfuyait rapidement sur un char de nuages.
«Monstre odieux!lui cria Ching-mou, d'une voix courroucée; où vas-tu?» Elle dit, et étend dans les airs un vaste réseau.
Blanche veut fuir, mais elle se sent arrêtée par le céleste filet, et, malgré elle, elle se laisse voir sous sa première forme.
Ching-mou saisit l'épée dont elle se sert pour décapiter les démons et les fées.Elle allait la punir de son crime, lorsqu'elle voit arriver du midi un nuage étincelant qui volait de son côté, en laissant échapper les cris: «Grâce!Grâce!» Ching-mou regarde, et reconnaît le dieu Kouân-în.Soudain elle remet dans le fourreau sa précieuse épée, et se lève pour aller à sa rencontre.
«Noble Pousa (Dieu), lui dit-elle, quel motif vous amène ici?
—Voici l'objet de ma mission, lui répondit le Pousa en souriant: Le ciel avait décidé depuis des siècles le mariage de cette Couleuvre blanche avec Hân-ven. Dans la suite, le génie de l'astre Wen-sing doit descendre dans son sein pour retourner dans le monde. Quand ce génie aura atteint l'âge d'un mois, il viendra un Saint-homme qui ensevelira la Couleuvre sous la pagode de Louï-pong, suivant le serment qu'elle a fait jadis au dieu Tchin-wou. Il faut attendre que le génie de l'astre Wen-sing se soit fait un nom illustre, et qu'il ait obtenu des honneurs posthumes pour ses parents. Cette fée pourra alors être élevée au rang des dieux. Maintenant il n'est pas permis de lui ôter la vie; j'espère que la déesse Ching-mou daignera lui accorder sa grâce.
—Noble Pousa, lui répondit Ching-mou, si je ne songeais qu'à l'audace qu'elle a eue de monter sur cette cime divine pour dérober l'ambroisie, et de blesser le jeune gardien de ma grotte, il me serait difficile de ne pas lui trancher la tête. Mais puisque de si grandes destinées se rattachent à son existence, je dois obéir à vos ordres et lui laisser la vie.»
A ces mots, Ching-mou replia le filet qui enveloppait le ciel et la terre, et rendit la liberté à la Couleuvre blanche.
Blanche reprit comme auparavant sa forme humaine, et se prosternant aux pieds de Ching-mou, elle la remercia de ne pas lui avoir ôté la vie; puis se retournant, elle salua Kouân-în, et lui témoigna sa reconnaissance de sa puissante intervention.
«Monstre odieux!lui dit le Pousa, que l'ambroisie des dieux ne soit plus l'objet de ta folle ambition.Je vais t'indiquer un endroit où tu pourras aller de ma part.Transporte-toi sur le mont Tsé-weï, dans le palais appelé Nân-ki-kong, qu'habite le dieu du pôle austral; tu lui demanderas une branche de l'arbre d'immortalité pour rendre la vie à ton mari.»
Après avoir dit ces mots, le dieu se leva, fit ses adieux à Ching-mou, et monta sur un char de nuages pour retourner vers la mer du Midi. Ching-mou le reconduisit, et, remontant sur son char parfumé, elle se dirigea vers sa grotte mystérieuse.
Revenons maintenant à Blanche.Après ce départ du dieu et de la déesse, elle s'éleva rapidement sur un nuage, et se rendit sur la montagne Tsé-weï, au palais appelé Nân-ki-kong (le palais du pôle austral).Ce palais était entouré de bocages épais qui exhalaient une odeur embaumée; ses parterres étaient ornés des plantes les plus rares, et des fleurs les plus précieuses; des fruits d'un goût exquis pendaient aux arbres, que des oiseaux merveilleux animaient par leur douce mélodie, et par l'éclat de leurs couleurs.Blanche n'avait nulle envie de s'arrêter à ces objets enchanteurs; elle va droit au palais du dieu.
Cet édifice était gardé par un jeune homme à tête de cerf qui se promenait devant la porte. Blanche s'avance et lui fait une profonde salutation. «Jeune immortel, lui dit-elle, j'ose vous prier d'aller m'annoncer au dieu de ce palais. Votre servante s'appelle Blanche, et son surnom est Tchîn-niang.Comme Hân-wen, mon époux, est dangereusement malade, et qu'aucun médicament ne peut le sauver, le dieu Kouân-în, dans sa bonté, m'a engagée à venir demander au dieu de ce palais une branche de l'arbre d'immortalité pour sauver la vie à mon époux.J'ose espérer que le jeune immortel qui m'écoute, daignera prendre pitié de mon sort, et annoncer l'objet de ma visite.J'aurai pour lui une reconnaissance sans bornes.»
En entendant ces mots, le jeune homme à tête de cerf fut pénétré de saisissement et de respect, surtout parce qu'elle venait de la part du dieu Kouân-în.
«Ma sœur, lui dit-il, par égard pour le puissant dieu Kouân-în, je vais vous annoncer.»
Blanche le remercia à plusieurs reprises, pour lui témoigner sa reconnaissance.
Le jeune homme à tête de cerf quitte Blanche, et entre dans le palais du dieu. «Seigneur, lui dit-il en se prosternant à ses pieds, il y a en dehors de cette enceinte une jeune femme qui s'annonce sous le nom de Blanche.Elle dit que, comme Hân-wen son mari est dangereusement malade, le dieu Kouân-în l'a engagée à venir vous demander une branche de la plante d'immortalité.Elle est maintenant à la porte du palais.Je n'ai pas osé la faire entrer de mon propre mouvement, et c'est pour ce motif que je suis venu vous consulter.J'ignore, vénérable seigneur, quels sont nobles vos intentions.»
—Je sais, lui répondit le dieu, que cette fée perverse n'a pas encore brisé les liens qui l'attachent à la vie mortelle; je sais qu'elle n'a pas encore payé la dette qu'elle a contractée par ses fautes, et qu'elle a formé avec Hân-wen un mariage qui était décrété depuis des siècles. Bientôt le génie de l'astre Wen-sing doit descendre dans son sein pour revenir sur la terre. Puisque c'est le dieu Kouân-în qui l'a envoyée vers moi, va dans la chambre de nuages, tu prendras une branche de la plante qui a le pouvoir de rappeler à la vie, et tu la lui remettras.
Le jeune homme à tête de cerf obéit aux ordres du dieu. Il se transporte dans la chambre de nuages, et prend une branche de la plante d'immortalité.Puis, sortant du palais, il appelle Blanche.«Voici, lui dit-il, une branche de la plante d'immortalité que le dieu m'a ordonné de vous remettre pour ressusciter votre époux.»
Blanche se jette à ses pieds, et après lui avoir témoigné sa reconnaissance, elle prend la branche de la plante d'immortalité.
Le jeune homme à tête de cerf retourne au palais du dieu pour lui rendre compte de sa commission.
Blanche est ravie d'avoir obtenu la plante d'immortalité; elle monte aussitôt sur un nuage, et se hâte d'aller rendre la vie à son époux.Mais tout à coup elle rencontra le génie de l'étoile Nân-sing, qui préside à la vie des hommes.
Gardez-vous de laisser votre visage s'épanouir de joie; bientôt de nouveaux malheurs vont fondre sur la Couleuvre blanche!
Le lecteur demandera sans doute ce que c'était que l'étoile Nân-sing.Il faut savoir que le dieu du pôle austral avait sous ses ordres un jeune homme à tête de cigogne blanche: c'était le génie de l'étoile Nân-sing.Ce jour-là, comme aucune affaire ne le retenait dans l'intérieur du palais, il s'amusait au dehors, en se promenant sur les nuages.Tout à coup il aperçoit un nuage noir qui roulait rapidement vers lui, et répandait au loin des vapeurs empestées.Le jeune homme à tête de cigogne regarde un instant, et reconnaît que c'est une fée qui arrive vers lui.Soudain il s'élance sur un char de nuages, et vole à sa rencontre.«Monstre odieux!lui cria-t-il d'une voix courroucée, où vas-tu?»
A peine Blanche a-t-elle entendu la voix du jeune homme à tête de cigogne, qu'elle est glacée d'effroi, et que son âme s'échappe de son corps; elle tombe du haut des airs, et va expirer au pied de la montagne.
Le jeune homme à tête de cigogne la suit dans sa chute, d'un vol impétueux, et il était sur le point de la mettre en pièces avec son bec acéré.Mais tout à coup un jeune dieu à tête de loriot blanc, s'élance du haut des airs et arrête le jeune homme à tête de cigogne.«Mon frère, lui dit-il, il ne faut pas lui ôter la vie.Le malheur qui lui arrive maintenant était décrété par le ciel.Mais le dieu Fo (Bouddha), qui habite la mer du Midi, m'a envoyé vers vous dans la crainte que vous ne fassiez périr cette créature perverse, faute de savoir les vues que le destin a sur elle.Voilà, mon frère, le motif qui m'a engagé à venir vous attendre ici.J'espère que vous aurez pitié d'elle, et que, pour obéir au destin, vous lui laisserez la vie.
—Je déteste les fées comme mes plus cruels ennemis, répondit le jeune homme à tête de cigogne.Mais puisque mon frère vient me trouver par l'ordre suprême de Fo, je dois lui obéir, et laisser la vie à cette méchante fée.»
Le jeune dieu à tête de loriot lui ayant fait des remercîments, le dieu à tête de cigogne prit congé de lui, et s'en retourna au palais du pôle austral.
Le jeune dieu à tête de loriot s'approche du corps de Blanche, et voyant qu'elle ne respirait plus, il prononça des paroles magiques qui ont le pouvoir de ressusciter les morts, et s'approchant de son visage, il souffla dans sa bouche avec son haleine divine. Sur-le-champ Blanche recouvra son âme qui s'était échappée, et se réveilla de sa léthargie. Elle se prosterne aux pieds du dieu, et le remercie de lui avoir rendu la vie.
«Blanche, lui dit le jeune dieu à tête de loriot, je suis venu par l'ordre suprême de Fo, pour vous arracher à la mort.Retournez vite auprès de votre époux, et rappelez-le à la vie.»
A ces mots, il s'élance sur un char de nuages, et s'en retourne vers la mer du Midi, pour rendre compte au dieu Fo de sa commission.
Blanche ramassa la plante d'immortalité, et monta rapidement sur un char vaporeux qui la transporta chez elle en un clin d'œil. Elle entre dans sa chambre, et appelle la petite Bleue. «Voici la plante d'immortalité, lui dit-elle; prends-la vite et fais-la bouillir dans de l'eau, pour ressusciter mon mari.»
La petite Bleue prit la plante d'immortalité.«Madame, demanda-t-elle à Blanche, cette plante vient-elle des bords divins du lac Yao-tchi?Pourquoi avez-vous été absente aussi long-temps?
—Petite Bleue, lui répondit Blanche en soupirant, j'ai failli perdre la vie pour aller chercher cette plante d'immortalité. » Elle lui raconta alors qu'étant allée près du lac Yao-tchi pour dérober une parcelle d'ambroisie, elle avait rencontré un jeune dieu à tête de singe blanc qui gardait la grotte, et l'avait empêchée d'entrer. «Je fus obligée, ajouta-t-elle, de lui avouer la vérité. Il voulait se saisir de moi, et me conduire dans la grotte, devant la déesse Ching-mou. Pour me débarrasser de lui, je lui lançai à la figure une perle précieuse, et je lui fis une profonde blessure. Mais la déesse Ching-mou m'enveloppa dans un vaste filet, et voulait me couper la tête. Heureusement que le dieu Kouân-în vola à mon secours, et supplia Ching-mou de me laisser la vie. Ce n'est pas tout: le même dieu m'engagea à aller sur la montagne de Tsé-weï, auprès du dieu du pôle austral, pour lui demander une branche de la plante divine qui a le pouvoir de rappeler à la vie. J'allai donc au palais du pôle austral. Le dieu qui l'habitait eut pitié de moi, et m'accorda une branche de la plante d'immortalité. Je le remerciai de cette faveur signalée; mais comme je m'en revenais, je rencontrai en chemin un jeune dieu à tête de cigogne qui me poursuivit avec acharnement. Je poussai un cri d'effroi et je tombai sans vie au pied de la montagne. Il s'élança après moi d'un vol impétueux, et se préparait à me déchirer à coups de bec; mais un jeune dieu à tête de loriot blanc accourut par l'ordre de Fo (Bouddha), qui habite la mer du Midi; il arrêta la fureur du dieu à tête de cigogne, et me délivra de la mort. Si le dieu à tête de loriot blanc ne m'eût communiqué son souffle divin, comment aurais-je pu revenir à la vie? J'ai bravé mille morts pour aller chercher cette plante divine. Hâte-toi de la faire bouillir avec le plus grand soin, afin de ressusciter mon époux.»
En entendant ces paroles, la petite Bleue restait pensive et silencieuse, et se tenait, sans bouger, à côté de sa maîtresse.
Blanche est transportée de colère.«Misérable!s'écria-t-elle, je me suis exposée à mille dangers à cause de mon époux, j'ai bravé même la mort pour obtenir cette plante; et lorsque je t'ordonne d'aller la faire bouillir, afin de le rappeler à la vie, tu restes dans une froide indifférence!Il faut que tu aies les entrailles d'une bête féroce!
—Madame, répondit la petite Bleue, vous connaissez mal le fond de mon cœur. Si je ne vais pas faire bouillir cette plante, ce n'est point que j'aie les entrailles d'une bête féroce. Naguères, pour avoir bu du vin mêlé de soufre mâle, vous avez laissé voir votre première forme, et vous avez fait mourir votre époux de peur. Si je fais bouillir maintenant cette plante, et que vous le rappeliez à la vie, il ne manquera pas de dire que nous sommes des fées, et quand vous auriez mille bouches et mille langues, il vous serait impossible de vous laver de ce reproche et de le réduire au silence.Voilà ce qui me rend si lente à vous obéir; voilà ce qui m'empêche de faire bouillir cette plante divine.Il faut, madame, que vous imaginiez quelque stratagème merveilleux pour tromper votre époux et dissiper ses doutes.»
Blanche est ébranlée par les paroles de la petite Bleue, et reste quelque temps en silence. Puis elle relève la tête d'un air épanoui. «Petite Bleue, s'écria-t-elle, j'ai un moyen excellent. » Soudain elle ouvre un coffre, et en tire une écharpe de soie blanche. Elle la prend dans sa main, murmure quelques paroles magiques, et souffle dessus en criant: pien! (change!)
A ces mots, l'écharpe de soie se change en une Couleuvre blanche.La Fée saisit une précieuse épée qui était suspendue au mur, et coupe la Couleuvre blanche en plusieurs morceaux, qu'elle jette dans le vestibule.
La petite Bleue est transportée de joie à la vue de ce prodige. «Madame, dit-elle à Blanche, en la félicitant, en vérité, vous êtes douée d'une puissance merveilleuse. De cette manière, il vous sera facile de tromper votre époux. »
Elle prit de suite la plante d'immortalité, et sortit de la chambre.Elle revint bientôt avec l'infusion, qui fut préparée en peu d'instants.
Blanche prit Hân-wen dans ses bras, et lui entr'ouvrit la bouche, et la petite Bleue lui fit avaler tout le breuvage divin.
En un clin d'œil il revint aux portes de la vie. Les articulations de tous ses membres furent agitées d'un mouvement subit, et son âme anima une seconde fois le séjour qu'elle avait quitté. Il s'éveille en s'écriant: «Hélas! quel profond sommeil! » Il se retourne, se lève sur son séant, et voit Blanche qui était assise sur le bord de son lit, et la petite Bleue qui se tenait debout à ses côtés. «Ainsi donc, s'écria-t-il en les accablant d'injures, vous êtes toutes deux des esprits de Couleuvres, qui êtes venues ici pour tourmenter ma vie! Depuis le commencement, vous n'avez cessé de me tromper, et je vois clairement que c'est vous qui m'avez fait mourir de frayeur.Heureusement, le ciel avait décrété que ma famille ne devait pas encore s'éteindre, et c'est pour cela que je suis revenu à la vie.Éloignez-vous au plus vite, sans cela je vous extermine avec cette épée.»
En entendant ces injures, Blanche est couverte de confusion; ses yeux se baignent de larmes, et elle ne cesse de pousser des cris déchirants.
«Monsieur, dit la petite Bleue, en s'approchant de Hân-wen, est-il possible que vous montriez tant d'ingratitude! Comme vous étiez allé voir la joute des barques à têtes de dragon, madame, étant sortie de l'ivresse où vous l'aviez plongée, entra dans la chambre du fond pour s'informer de ma maladie. Pendant ce temps-là, une Couleuvre blanche est venue, je ne sais d'où, et s'est élancée sur son lit. Madame vous entendant pousser des cris affreux, accourut en toute hâte; elle vous trouva étendu par terre, sans mouvement, et elle vit sortir du milieu du lit une énorme Couleuvre qui voulait vous dévorer.Ma maîtresse resta glacée d'effroi, et fut quelque temps sans savoir quel parti prendre.Puis elle saisit sa précieuse épée, et coupa ce serpent infernal en plusieurs morceaux, qu'elle jeta dans la cour.Mais, comme la vue de ce serpent diabolique vous avait fait mourir de frayeur, elle alla trouver la vénérable déesse qui habite sur le mont Li-chân.Elle obtint d'elle une branche de la plante d'immortalité, qu'elle fit bouillir; elle vous en fit boire une infusion et vous rappela à la vie.Et maintenant, monsieur, au lieu de reconnaître un si grand bienfait, vous poursuivez madame de toute votre haine; vous l'accablez d'injures, et vous la traitez de fée!Si vous ne voulez pas me croire, monsieur, allez dans la cour, et vous verrez vous-même la vérité de ce que j'avance.
—La petite Bleue a raison, se dit Hân-wen en lui-même; je vais aller dans la cour, pour m'assurer moi-même de la vérité.» Sur-le-champ, il se lève et se dispose à sortir.
«Monsieur, lui dit Blanche en l'arrêtant par le bras, songez que vous êtes en convalescence.Il fait beaucoup de vent dehors, et il y aurait du danger à vous y exposer.»
D'un côté, se dit Hân-wen en lui-même, la petite Bleue m'invite à aller voir la couleuvre; de l'autre, Blanche me retient pour m'en empêcher: il est évident que ces deux femmes se sont liguées contre moi pour me tromper.Soudain il repousse Blanche, sort précipitamment de sa chambre, et s'élance dans la cour.Il voit en effet, au bas du vestibule, une couleuvre blanche qui était coupée en plusieurs morceaux, et dont le sang avait rougi la terre.Tous les doutes de Hân-wen sont dissipés; il rentre dans sa chambre, et, s'approchant de Blanche: «Chère épouse, lui dit-il en riant, apaisez votre juste colère.J'ignorais que vous vous fussiez donné tant de peine pour me sauver la vie.Je vous ai accusée injustement; daignez me pardonner.Il faut maintenant enterrer cette couleuvre, et tout sera fini.
—Monsieur, lui répondit Blanche d'un air joyeux, si vos doutes sont dissipés et que vous ne me preniez plus pour une fée, je serai au comble du bonheur, et j'oublierai pour toujours vos cruels reproches.»
A ces mots, elle ordonne à la petite Bleue de prendre la fausse couleuvre, de la brûler dehors, et d'enterrer ses débris.
La petite Bleue enterra la fausse couleuvre après l'avoir brûlée, et revint dans la chambre auprès de sa maîtresse.
«Petite Bleue, s'écria Blanche en pleurant à dessein, lorsque j'ai affronté mille dangers et enduré toutes sortes de fatigues pour aller chercher l'herbe d'immortalité et rappeler mon époux à la vie, mon unique désir était de vivre avec lui dans une heureuse union, jusqu'à la vieillesse la plus avancée. Pouvais-je prévoir que mon époux, sans avoir égard à toutes les peines que j'ai souffertes pour lui, concevrait d'injurieux soupçons, et me traiterait de fée!... Au reste, en réfléchissant à ces reproches, à ces marques de mépris, je reconnais que c'est la conséquence des péchés que j'ai commis dans ma vie passée. J'ai l'intention de me couper les cheveux et d'entrer dans un couvent, afin de me préparer un sort heureux dans ma vie future.»
Hân-wen est consterné en entendant ces dernières paroles.«Chère épouse, lui dit-il, je vous ai offensée sans le savoir; j'espère que vous songerez à l'affection éternelle que vous m'avez jurée; je vous en supplie, pardonnez-moi, et oubliez ce funeste dessein.
—Seigneur, lui dit Blanche, il est bien vrai que je suis une Fée; laissez-moi entrer en religion, afin qu'à l'avenir je ne tourmente plus votre existence qui est aussi précieuse que l'or.
—Chère épouse, lui dit Hân-wen, à quoi bon tenir un pareil langage?Si votre époux vous a offensée, il avoue ses torts et il vous en demande pardon.» Il dit et se prosterne à ses pieds.
Blanche est remplie d'émotion et se jette à genoux devant lui. «Monsieur, s'écria-t-elle, levez-vous! Un homme ne doit point se mettre à genoux, quand ce serait pour ramasser de l'or. Tuez-moi plutôt: tout cela n'est arrivé que par l'imprudence de ma langue. J'espère que vous oublierez mon crime et que vous m'accorderez un généreux pardon.»
Hân-wen releva Blanche avec empressement, et se livra à toute la joie que lui causait cette réconciliation.
Depuis ce moment les deux époux vécurent, comme auparavant, dans une heureuse harmonie.La petite Bleue riait en secret de la simplicité de Hân-wen, et du stratagème adroit qu'avait employé sa maîtresse; mais passons à un autre sujet.
Le préfet de Sou-tcheou-fou s'appelait Tchîn; son surnom était Lun, et son nom honorifique était So-king. Il s'était élevé à cette charge par ses succès littéraires. C'était un homme pur et intègre dans l'accomplissement de ses devoirs, et il aimait le peuple comme sa propre famille. Sa femme, nommée Hao-chi, était enceinte de neuf mois, et touchait au terme de sa grossesse. Mais elle ressentit pendant trois jours et trois nuits les douleurs de l'enfantement, sans pouvoir devenir mère. Il appela tous les médecins de la ville, qui déclarèrent unanimement que les ressources de l'art étaient impuissantes.Le préfet fut rempli d'effroi et de douleur.Il s'assied, tout découragé, dans la salle de réception; mais bientôt la fatigue s'empare de ses sens, ses yeux s'obscurcissent, et il s'endort d'un profond sommeil.Il vit en songe un homme vêtu de blanc, qui lui dit: «Monsieur le préfet Tchîn, je suis le dieu Kouân-în; je connais la pureté et le désintéressement que vous avez constamment montré dans toutes vos fonctions; je veux vous en récompenser aujourd'hui.Votre femme est en travail d'enfant et ne peut devenir mère; je viens vous indiquer le moyen de la délivrer de ses souffrances.Envoyez quelqu'un dans la rue de Wou-kia, à la boutique appelée Pao-ngan-tang (le magasin de la santé), et appelez auprès d'elle le médecin célèbre que l'on nomme Hiu-hân-wen: c'est le seul homme qui puisse la sauver.Souvenez-vous bien de mes paroles: adieu!»
Après avoir dit ces mots, il monte sur un char de nuages étincelants, et disparaît dans l'espace.
Soudain le préfet s'éveilla. Tout à l'heure, se dit-il en lui-même, le dieu Kouân-în a daigné m'apparaître en songe, et m'a engagé à faire appeler le docteur Hiu-hân-wen, en m'assurant que ce médecin était capable de sauver ma femme.
Sans perdre de temps, il envoie deux de ses serviteurs, qu'il charge d'aller lui remettre un billet pour l'inviter à venir.
Les deux serviteurs obéissent à l'ordre du préfet, et se hâtent d'aller remplir leur commission.
Le lecteur demandera si c'était en effet le dieu Kouân-în qui était apparu en songe au préfet: ce dieu n'était autre que Blanche.Comme elle savait que la femme du préfet était près d'accoucher, et qu'elle ne pouvait devenir mère, elle s'esquiva de la vue de Hân-wen, prit la forme et le costume du dieu Kouân-în, et alla se montrer en songe au préfet, qu'elle invita à venir consulter son époux.
Il y avait déjà quelques instants que Blanche était de retour chez elle, quand les deux serviteurs arrivèrent devant sa porte. Ils entrent dans la boutique, présentent le billet du préfet, et font connaître le motif de leur visite.Tao-jin reçoit le billet, et va les annoncer à Hân-wen.
A cette nouvelle, Hân-wen est rempli d'étonnement.«Chère épouse, dit-il à Blanche, le préfet de la ville envoie ses serviteurs avec un billet de sa main, pour me prier de traiter sa femme qui est en travail d'enfant.Je ne connais que les propriétés des plantes, et je n'entends rien à la doctrine du pouls.Ajoutez à cela, qu'il s'agit de la femme du préfet; ce n'est pas comme si je devais donner mes soins à une personne vulgaire.Si, par hasard, je commets quelque imprudence dans mes prescriptions médicales, je suis un homme perdu!Comment faire?
—Monsieur, lui dit Blanche, n'ayez aucune inquiétude. Je sais que la femme du préfet porte dans son sein deux jumeaux, et c'est pour cela qu'elle a tant de peine à les mettre au jour. J'ai préparé d'avance deux pilules d'un effet merveilleux. Emportez-les avec vous, je vous réponds qu'elle accouchera aussitôt après les avoir prises, et que le préfet vous offrira un riche cadeau pour vous témoigner sa reconnaissance.»
Aussitôt, elle ordonne à la petite Bleue d'ouvrir une cassette et d'y prendre les deux pilules, qu'elle remit à Hân-wen.
«J'ai vraiment une femme prodigieuse, s'écria Hân-wen transporté de joie; elle sait trouver des expédients qui annoncent un pouvoir divin.» Il prit les deux pilules, les serra dans sa manche, et sortit avec les deux serviteurs.
Dès qu'il fut arrivé à la préfecture, les deux serviteurs entrèrent devant lui, et allèrent l'annoncer.
A cette nouvelle, le préfet sortit de son cabinet pour aller au-devant de Hân-wen, et le fit asseoir dans la salle de réception.
«Seigneur, demanda Hân-wen après avoir pris le thé, j'ignore pour quelle personne votre Excellence me fait l'honneur de réclamer mes soins.
—Monsieur le docteur, répondit le préfet, ma femme est près de son terme, et elle ressent, depuis trois jours et trois nuits, les douleurs de l'enfantement sans pouvoir devenir mère.Je connais depuis long-temps votre haute réputation, et c'est pour ce motif que je vous ai prié de venir.J'espère que vous voudrez bien aider ma femme de votre divin savoir, et sauver la vie à deux personnes à la fois; vous pouvez compter sur ma reconnaissance.
—Seigneur, répondit Hân-wen, que votre noble cœur cesse de s'inquiéter.Par mon humble condition, je suis soumis aux ordres de votre Excellence, et je dois faire tous mes efforts pour soulager votre illustre épouse.J'ose vous promettre qu'elle se sentira soulagée dès qu'elle aura pris mes médicaments.»
Le préfet est rempli de joie, et accompagne Hân-wen dans la chambre de sa femme. Le docteur, prenant un air d'importance, tâte le pouls de la main droite et de la main gauche, et sort avec le préfet, qui le fait asseoir auprès de lui dans la salle de réception. «Je vous félicite, seigneur, s'écria tout à coup Hân-wen; l'épouse de votre Excellence porte deux fils jumeaux dans son sein, et c'est pour cela que son accouchement est si laborieux.J'ai apporté deux pilules d'une vertu merveilleuse; donnez-les à madame dans une tasse de bouillon, je vous réponds qu'elle accouchera sur-le-champ.»
A ces mots il tire de sa manche les deux pilules, et les remet gravement au préfet.
Celui-ci est ravi de joie; il reçoit dans sa main les deux pillules, et ordonne à une servante de les faire avaler à sa femme dans une tasse de bouillon.
Cette prescription médicale donna lieu à beaucoup d'événements.Deux jumeaux font surgir une foule de malheurs.Le lecteur désire sans doute savoir si la femme du préfet accoucha après avoir avalé les deux pilules; qu'il lise le chapitre sixième.
CHAPITRE VI
ARGUMENT.
Les médecins irrités imaginent un stratagème pour perdre Hân-wen.
Un magistrat bienveillant lui témoigne son affection, et le condamne à une peine légère.
Comme le préfet était occupé à causer avec Hân-wen dans la salle de réception sur la maladie de sa femme, il vit accourir une servante qui lui dit: «Seigneur, bonnes nouvelles! Dès que l'épouse de Votre Excellence eut avalé les deux pilules, elle éprouva une violente douleur, et accoucha sur-le-champ de deux fils, qui tenaient chacun une pilule dans la main gauche.»
A ces mots, le préfet est ravi de joie: «Monsieur le docteur, dit-il à Hân-wen, avec un visage épanoui, vos pilules ont vraiment une vertu merveilleuse; vous êtes le premier médecin de l'empire, et je suis convaincu même que vous n'avez point de rival au monde.»
Hân-wen fut enchanté de ces compliments.«Seigneur, répondit-il d'un ton modeste, cet heureux résultat ne peut être attribué qu'au bonheur qui accompagne Votre Excellence et sa digne épouse.Votre serviteur n'oserait jamais l'attribuer à son faible mérite.»
Le préfet fit préparer un festin splendide pour traiter Hân-wen.Nous n'avons pas besoin de dire que, pendant le repas, il eut pour lui toutes sortes d'attentions, et qu'il ne cessa de vanter sa rare habileté.
Quand le festin fut terminé, Hân-wen se leva, fit ses adieux au préfet et lui adressa ses remercîments. Le magistrat lui offrit quatre pièces de satin à fleurs, et mille onces d'argent, pour lui témoigner sa reconnaissance.
«Seigneur, lui dit Hân-wen, le faible service que je vous ai rendu ne me permet pas d'accepter de si riches présents.
—Ne soyez pas si modeste, lui dit le préfet en riant; j'ai voulu seulement vous donner une preuve de ma gratitude.»
Hân-wen le remercia de nouveau, et quitta la préfecture.
Le magistrat ordonna à deux domestiques de porter les pièces de soie et les onces d'argent.Huit musiciens accompagnaient Hân-wen qui était mollement assis dans une chaise à porteurs.Quand il fut arrivé chez lui avec ce brillant cortége, il congédia toutes les personnes qui l'avaient accompagné.Cet heureux succès fut un sujet de joie pour toute sa maison.
Bientôt cette nouvelle se répandit parmi tous les médecins de la ville, qui furent transportés de colère contre Hân-wen. Ils résolurent de se réunir le lendemain dans le temple appelé San-hoang-miao, pour délibérer ensemble sur les moyens de le perdre.
Le lendemain matin, de bonne heure, tous les médecins se trouvèrent réunis dans le temple.Après qu'ils se furent salués, et que chacun eut pris la place qui lui était assignée, un jeune médecin se leva et leur parla en ces termes:
«Vénérables confrères, Hân-wen, cet homme digne de tout votre mépris, n'est autre chose qu'un criminel qui a été exilé dans notre ville de Sou-tcheou-fou. Il a eu l'audace d'aller à la préfecture; et non seulement il a réussi, par sa jactance insensée, à détruire la réputation dont nous jouissons tous dans ce pays, il a même obtenu, sans aucun titre, sans aucun mérite, une énorme somme d'argent; n'a-t-il pas provoqué ainsi votre indignation? Si vous voulez suivre mon humble avis, nous rédigerons ensemble une plainte contre lui, et nous l'accuserons devant le préfet, de leurrer la multitude par des paroles ensorcelées, et de les pousser à ajouter crime sur crime. De cette manière, nous satisferons notre vengeance, et en second lieu, nous montrerons ce dont nous sommes capables.Vénérables collègues, que pensez-vous de mon projet?»
A ces mots, du milieu de l'assemblée se leva un vieillard dont le nom était Lieou, et le surnom Fong. «Ne l'écoutez pas! ne l'écoutez pas! s'écria-t-il à haute voix. Hân-wen n'est plus maintenant dans la même position qu'auparavant. Le préfet a pour lui la plus haute estime; si vous l'accusez, ce magistrat ne manquera pas de prendre sa défense et de le tirer d'embarras. Vous savez que dans toutes les choses qui dépendent des bureaux, celui qui a de l'argent et de l'autorité est toujours sûr de réussir. Si vous avez le dessous, je crains fort que vous ne vous attiriez quelque mauvaise affaire. Vous feriez mieux de suivre mon humble avis. —C'est demain qu'on célèbre la naissance du dieu Tsou-ssé. L'usage veut que nous exposions dans le temple des objets rares et précieux pour fêter dignement le jour sacré de sa naissance. Je pense que comme Hân-wen a beaucoup voyagé de contrée en contrée, il doit avoir rapporté un grand nombre d'objets curieux.S'il n'en a pas, nous l'accablerons d'affronts, nous l'empêcherons d'exercer la pharmacie, et nous le ferons chasser de la ville.Quand cette affaire sera devenue publique, il n'est pas à craindre que le préfet le prenne sous sa protection.Que pensez-vous de mon projet?
—Votre stratagème est excellent, s'écria l'assemblée, et, dès ce moment même, nous allons nous occuper de le faire réussir.»
Sur-le-champ tous les médecins se lèvent, et se rendent ensemble à la pharmacie de Hân-wen, qui les reçut poliment et les fit entrer dans sa maison.
«Messieurs, leur demanda Hân-wen quand ils furent assis, veuillez apprendre à votre serviteur quel noble motif vous a engagés à honorer son humble boutique de l'éclat de votre présence.
—Mon frère Hiu, lui répondit Lieou-fong, c'est demain qu'on célèbre la sainte naissance du dieu que notre ville adore.A cette occasion, nous autres pharmaciens, nous avons coutume de présenter tous les ans, chacun notre tour, des objets rares et précieux, et de servir dans le temple le meilleur vin et les mets les plus exquis.C'est demain votre tour, et voilà le motif qui nous a engagés à venir dans votre célèbre boutique, afin d'informer votre seigneurie de l'honneur qui lui est réservé.
—Messieurs, leur répondit Hân-wen tout troublé, veuillez considérer que je suis étranger dans votre noble pays.Cette contrée et ses habitants me sont également inconnus, et je ne pourrais suivre votre illustre exemple, et me procurer des objets rares et précieux.Mais je ne manque pas d'argent pour acheter des parfums; si vous voulez, messieurs, faire pour mon compte les emplettes nécessaires, je vous en aurai une reconnaissance sans bornes.
—Quelles paroles avez-vous laissé échapper? répondirent-ils tous à la fois. Chacun doit s'acquitter lui-même de son devoir. Cette année, c'est votre tour; qui est-ce qui oserait vous remplacer?Si vous refusez de manger notre riz, il n'est pas besoin de rien acheter.Il vous sera même impossible d'exercer désormais la médecine, et de vendre des simples.»
A ces mots, ils sortent transportés de colère.Hân-wen les reconduisit avec un visage riant; mais à peine fut-il rentré dans sa chambre, qu'il se mit à pleurer et à pousser des sanglots.
Blanche l'ayant vu tout en larmes, lui demanda la cause de sa douleur.
Hân-wen lui raconta de point en point la visite des médecins de la ville, qui voulaient l'engager à présenter cette année, dans le temple, des objets rares et précieux.
«Cela est bien aisé, lui répondit Blanche en souriant; à quoi bon vous en inquiéter?Quand mon père vivait, il était revêtu de la haute charge d'inspecteur des frontières.Croyez-vous qu'il n'avait pas des objets rares et des vases précieux?Demain matin vous pourrez satisfaire à leur demande.»
A ces mots, le chagrin de Hân-wen se change en allégresse; il soupe avec gaîté, et va se coucher tranquillement.
Alors Blanche appela la petite Bleue, et lui donna les ordres suivants: «Petite Bleue, mon mari veut célébrer demain la naissance du dieu Tsou-ssé, et il se désole de ne pouvoir présenter, suivant l'usage, des objets rares et des choses précieuses.Autrefois, lorsque je me promenais dans la ville de King-hoa, j'ai entendu dire qu'il y avait dans le palais de l'empereur de la dynastie des Liang une multitude d'objets précieux.Va à la capitale, et glisse-toi dans le trésor de l'empereur; tu choisiras quelques objets précieux, tu les enlèveras secrètement, et tu me les apporteras cette nuit, afin que mon mari puisse les présenter demain matin dans le temple.»
La petite Bleue obéit; elle monte soudain sur un char de nuages, et arrive au palais de l'empereur; elle s'y glisse sans être vue, et dérobe quatre objets du plus grand prix. C'étaient un arbre de corail, un jeune dieu en jade, une cassolette en forme de ki-lîn[25], et deux paons en cornaline.Elle détourne son char vaporeux, et rapporte ces objets à Blanche.
Blanche est ravie de joie; elle prend aussitôt ces quatre objets précieux, et les serre dans un coffre: après quoi elles vont se coucher chacune de leur côté.
Le lendemain, Hân-wen se leva de grand matin, et s'empressa de demander à Blanche ce qu'elle lui avait promis.«Chère épouse, lui dit-il, où sont les objets précieux?» Blanche ouvrit la cassette, et en tira les quatre objets précieux qu'elle y avait déposés.
Hân-wen les examine et ne peut se lasser de faire éclater sa joie et son admiration.«Chère épouse, s'écria-t-il, j'ignorais que vous eussiez dans cette cassette des objets aussi rares et aussi précieux.Je ne crains plus maintenant qu'ils viennent me faire affront.»
Sur-le-champ il ordonne à Tao-jîn d'aller acheter les fruits qu'il devait offrir au dieu.Les médecins vinrent encore plusieurs fois dans sa boutique pour l'importuner des mêmes demandes.
Tao-jîn eut bientôt acheté toutes les offrandes nécessaires, et il chargea quelqu'un d'aller les déposer dans le temple.
Quand tous ces préparatifs furent terminés, Hân-wen apporta avec Tao-jîn les quatre objets précieux.Au moment où il entrait dans le temple, tous les médecins allèrent au-devant de lui, et l'arrêtèrent en lui demandant: «Monsieur Hiu, quels sont les objets précieux que vous offrez au dieu Tsou-ssé?
—Messieurs, leur dit en riant Hân-wen, je ne m'acquitte que faiblement du devoir qui m'est imposé.J'ose espérer que vous voudrez bien excuser l'exiguité de mes offrandes.»
A ces mots, il découvre les quatre objets précieux, et les place sur la table sacrée; puis Tao-jîn range avec ordre plusieurs vases remplis du vin le plus exquis.
Les médecins sont frappés de stupeur. «Notre intention, se dirent-ils en eux-mêmes, était de le mettre dans l'embarras.Qui aurait pu penser que ce petit animal eût des objets aussi précieux, qui l'emportent dix fois sur ceux que nous avons offerts nous-mêmes les années précédentes?»
Ce résultat inattendu les couvrit de confusion, et ils s'en retournèrent tristement chez eux.
Hân-wen rit en lui-même de leur dépit, et fit semblant de ne pas s'en être aperçu.Quand il eut fini de brûler des parfums, il recueillit avec Tao-jîn les objets précieux qu'il avait apportés; ensuite il revint chez lui, et raconta à Blanche et à la petite Bleue tout ce qui venait de se passer.Il n'est pas besoin de dire que son récit les combla de joie.
Vous avez beau employer votre pouvoir surnaturel, je crains bien que de grands malheurs ne viennent effacer vos succès.
Parlons maintenant de ce qui se passe à la capitale. L'empereur fut par hasard attaqué d'une ophtalmie; il voulut prendre le dieu de jade pour lui demander la guérison de ses yeux, et ordonna à l'impératrice d'aller elle-même le chercher dans la partie du trésor où étaient placés les objets rares et précieux.
L'impératrice alla dans le cabinet, chercha de tous côtés, et ne put réussir à trouver le petit dieu de jade.Elle recommença ses perquisitions, et en voulant passer en revue tous les objets précieux, elle s'aperçut qu'on avait enlevé également un arbre de corail, une cassolette en forme de ki-lîn et deux paons en cornaline.La perte de ces quatre objets la remplit d'étonnement et de tristesse.Elle revint au palais, et informa l'empereur de cette fâcheuse découverte.
L'empereur fut transporté de colère, «Qui a osé, s'écria-t-il, dérober les objets précieux de mon trésor? » Sur-le-champ il rendit un décret qu'il envoya dans le département où se trouvait la capitale, afin qu'on se saisît du coupable. Il écrivit un second ordre semblable au premier, et chargea les officiers de sa maison d'aller dans chaque province pour découvrir le voleur, le livrer au magistrat du pays où on l'aurait pris, et le faire punir conformément aux lois.
Dès que les officiers de l'empereur eurent reçu cet ordre, ils n'osèrent apporter aucun retard à son exécution.Ils prirent leur mandat, et s'en allèrent, chacun de leur côté, dans les différentes provinces de l'empire.Ceux d'entre eux qui avaient mission d'aller dans le Kiang-nân prirent la route de cette province, où nous les laisserons faire sur tout leur chemin les perquisitions les plus sévères.
Revenons maintenant à Hân-wen. Depuis le jour où les médecins, qu'il avait surpassés en magnificence, avaient quitté le temple tout couverts de confusion, il avait senti redoubler son affection pour Blanche, qu'il ne quittait plus ni la nuit ni le jour. Comme ils étaient occupés à boire et à causer ensemble, Blanche lui dit en riant: «Votre servante, est heureuse des marques de tendresse que vous ne cessez de lui donner; mais depuis quelque temps elle éprouve dans tout son corps quelque chose d'extraordinaire; il lui semble qu'elle aura bientôt le bonheur d'être mère.»
A ces mots, Hân-wen est ravi de joie.«Grâce au ciel, s'écria-t-il, ma femme est enceinte!Je ne forme plus qu'un vœu, c'est qu'elle ait un fils qui puisse donner une postérité à ma famille.»
Les deux époux soupèrent gaîment, et allèrent prendre du repos; mais la nuit fut bien vite écoulée.
Le lendemain, comme c'était l'anniversaire de la naissance de Hân-wen, il ne put se dispenser de préparer un festin pour traiter les personnes qui viendraient le féliciter. M. Wou vint aussi faire sa visite à Hân-wen, et comme la grossesse de Blanche lui causait une joie inexprimable, il retint chez lui son ancien maître. Il prit les quatre objets précieux, les exposa dans le vestibule, et ouvrit la grande porte qui donnait sur la rue. Puis il invita M. Wou à venir boire auprès de ces objets précieux pour les voir et les admirer. Tous les passants s'arrêtaient à les contempler, et ne se lassaient point de féliciter Hân-wen. En un clin d'œil cette nouvelle se répandit de bouche en bouche, et dans toute la ville il n'était bruit que des objets précieux qui ornaient la maison de Hân-wen; mais il ne songeait pas que ces objets, dont il se faisait gloire, devaient lui causer d'amers regrets.
Ce même jour, les officiers de l'empereur venaient par hasard d'arriver à Sou-tcheou, et parcouraient toutes les rues de la ville en poursuivant leurs recherches.Au moment où ils passaient, plusieurs personnes parlaient, avec l'accent de l'admiration, des objets précieux qui ornaient la maison de Hân-wen, dans la rue de Wou-kia.
Ce propos n'échappa point à l'un d'eux.«Mes amis, dit-il à ses collègues, avez-vous bien entendu?Dans cette foule, on parle avec de pompeux éloges de je ne sais quels objets précieux que possède Hân-wen, qui demeure dans la rue de Wou-kia.Allons faire des perquisitions chez lui; il y a mille à parier contre un que nous trouverons les objets précieux qui ont été dérobés dans le trésor de l'empereur.
—Il a raison,» s'écrièrent tous ses collègues. Sur-le-champ ils le suivent et se rendent ensemble à la maison de Hân-wen, qui était située dans la rue de Wou-kia. Ils s'arrêtent sur le seuil de la porte, et à peine ont-ils jeté un regard dans la maison, qu'ils reconnaissent que ces quatre objets précieux sont exactement les mêmes qui ont été enlevés dans le trésor de l'empereur. Soudain ils entrent avec impétuosité dans le vestibule pour mettre la main sur Hân-wen.
M.Wou ignorait le motif de cette brusque visite.Il est frappé de crainte en les voyant, et s'esquive au plus vite pour se tirer d'embarras.
Les officiers, sans laisser à Hân-wen le temps de s'expliquer, lui attachent une chaîne au cou, reprennent les objets précieux, et l'entraînent hors de la maison en l'accablant d'injures. «Misérable, lui dirent-ils, comment as-tu osé dérober ces objets précieux dans le trésor de l'empereur? Tu es cause des courses pénibles que nous avons faites en tous lieux pour chercher l'auteur de ce vol.Nous espérons que cette tête d'âne ne tiendra pas long-temps sur ton col.»
Hân-wen est rempli d'effroi; dans son trouble mortel, qui lui laisse à peine l'usage de ses sens, il lui est impossible de s'expliquer.
Les officiers l'emmènent et arrivent promptement au tribunal de Sou-tcheou-fou.Ils frappent sur le tambour qui est placé à la porte.
Le magistrat, qui se trouvait dans l'intérieur de la salle, ayant entendu le bruit du tambour, ordonna sur-le-champ d'ouvrir l'audience. Les huissiers sortent de chaque côté en criant d'une voix retentissante: Son Excellence Tchîn est assise!
Les officiers entrent et se prosternent au pied du tribunal. «Seigneur, lui dirent-ils, vos serviteurs viennent de la capitale, où ils sont attachés au palais de l'empereur de la dynastie des Liang. On a dérobé, il y a quelques mois, dans le trésor de l'empereur quatre objets précieux, un arbre de corail, un jeune dieu en jade, une cassolette en forme de ki-lîn, et deux paons de cornaline. Sa Majesté a rendu un décret à cette occasion, et nous a chargés d'aller en tous lieux pour trouver le coupable.Aujourd'hui, comme nous nous promenions dans la rue de Wou-kia, nous avons reconnu ces objets précieux, et nous avons arrêté l'auteur de ce vol; nous prions Votre Excellence de le punir suivant la rigueur des lois.» A ces mots ils présentent au préfet le mandat de l'empereur.
A peine le magistrat l'a-t-il examiné, qu'il est transporté de colère, et ordonne qu'on lui amène le coupable.
Les officiers obéissent en poussant un cri, et amènent Hân-wen, qui se met à genoux au pied du tribunal.
Le préfet reconnaît le docteur Hiu-hân-wen; il est rempli d'étonnement, et ne peut s'empêcher de concevoir des doutes.«C'est un homme probe et loyal, se dit-il en lui-même, comment aurait-il pu commettre un tel crime?Il faut qu'il y ait quelque chose là-dessous.Tâchons d'abord de nous assurer de la vérité.»
Aussitôt il fit semblant de ne point reconnaître Hân-wen, et lui dit d'un ton courroucé: «Hân-wen, quel est ton nom de famille, ton surnom?Où demeures-tu?Combien y a-t-il de temps que tu as dérobé ces quatre objets précieux dans le trésor de l'empereur de la dynastie des Liang?Quels sont tes complices?Allons, dis toute la vérité devant mon tribunal, si tu veux échapper aux peines les plus sevères.
—Seigneur, lui répondit-il, mon nom de famille est Hiu, et mon surnom Hân-wen; je demeure dans la rue de Wou-kia, ma femme s'appelle Blanche, et sa servante, la petite Bleue. Votre serviteur exerce honnêtement la profession de médecin, et jamais il n'a fait tort à personne de l'épaisseur d'un cheveu. Comme c'était l'anniversaire de la naissance du dieu Tsou-ssé, et que, depuis nombre d'années, les médecins ont coutume de présenter chacun leur tour, dans le temple, des objets rares et précieux; me trouvant obligé cette fois de remplir ce devoir, je me désolais de ne point avoir les objets précieux qu'on exigeait de moi. Heureusement que Blanche, ma femme, me tira d'embarras, en me donnant quatre objets précieux qui avaient appartenu à son père.Quelque temps après, ayant à célébrer une fête de famille, j'exposai ces quatre objets dans le vestibule.Mais tout à coup cette multitude d'hommes est entrée précipitamment dans ma maison, s'est emparée de moi, et m'a entraîné jusqu'ici, m'accusant de les avoir volés à je ne sais quel empereur de la dynastie des Liang.Pour moi, j'ignore absolument ce qu'ils veulent dire.J'ose compter sur la sagesse et la justice de votre Excellence.
—Vous êtes-vous marié avec une femme de ce pays-ci?lui demanda le préfet.
—Non, répondit Hân-wen, c'est une personne du district de Tsien-tang, qui dépend de Hang-tcheou-fou, dans la province de Tché-kiang.Elle m'avait donné une promesse de mariage dans la ville de Hang-tcheou-fou.Quelque temps après, ayant été amené dans ce pays par une affaire imprévue, elle vint m'y trouver, et nous nous unîmes ensemble, suivant les usages prescrits par les rites.»
La conduite de Blanche m'inspire des doutes sérieux, se dit en lui-même le préfet. En regardant chaque soir les astres, je vois briller au ciel une lueur de l'aspect le plus étrange; peut-être correspond-elle au corps de cette femme.
Aussitôt il fit approcher les officiers, et leur donna les ordres suivants: «Messieurs, leur dit-il, reportez à l'empereur ces quatre objets précieux.Cette cause est très compliquée; j'ai besoin de faire comparaître Blanche avant de rendre ma sentence, et d'appliquer la peine méritée; plus tard, j'aurai l'honneur d'adresser un rapport à l'empereur.»
En disant ces mots, il prit vingt onces d'argent et les donna aux officiers pour subvenir aux dépenses de leur voyage.
Ceux-ci se prosternèrent devant le magistrat pour le remercier; puis ils se levèrent, et remportèrent à la capitale les quatre objets précieux.
Le magistrat fit mettre Hân-wen en prison, et, sans perdre de temps, il envoya huit soldats pour prendre Blanche.
Depuis leur départ, il se passa beaucoup d'événements dignes d'être racontés. Si vous désirez connaître la suite de cette histoire, lisez le chapitre septième.
NOTES:
[25] Le ki-lîn est un animal fabuleux.
CHAPITRE VII
ARGUMENT.
Blanche vend des médicaments à Tchin-kiang.
Hân-wen, follement épris de sa femme, la reconnaît au milieu de la rue.
La petite Bleue se trouvait derrière un paravent au moment où les gendarmes entrèrent pour se saisir de Hân-wen. Ayant regardé furtivement, elle le vit emmener hors de la maison. Elle entre précipitamment dans l'intérieur, et raconte cet événement à sa maîtresse.
Blanche est frappée d'effroi.Soudain elle a recours aux sorts, et s'écrie: «Malheur! malheur! Petite Bleue, de nouvelles calamités viennent de fondre sur Hân-wen, et c'est encore nous qui en sommes cause! Dès que Hân-wen sera sorti d'ici, il ne manquera pas de dire que ces objets précieux lui avaient été donnés par moi; et le préfet enverra sans doute des soldats pour se saisir de nous. Va vite prendre des informations. »
La petite Bleue obéit; elle monte sur un char de nuages, et arrive en un clin d'œil à la préfecture.Elle voit les gendarmes qui en sortaient pour aller la prendre avec sa maîtresse.Elle s'en retourne promptement, et s'écrie en voyant Blanche: «Vous aviez raison, madame; les gendarmes vont arriver dans un instant.Le temps presse; hâtez-vous de faire un tour de magie.
—Mon cœur est trop troublé, lui répondit Blanche; il m'est impossible de trouver aucun stratagème.Prends toutes les onces d'argent, et nous nous esquiverons pendant quelque temps pour échapper à leurs poursuites.»
La petite Bleue obéit; elle entre dans l'intérieur, et emporte tout l'argent. Bientôt après, les gendarmes arrivent, et se disposent à entrer. Mais les deux fées se rendirent invisibles par un tour de magie, et sortirent sans être aperçues.
Les gendarmes pénètrent dans la maison; ils fouillent partout, et ne voient pas même l'ombre des personnes qu'ils cherchaient.Alors ils se saisissent de Tao-jîn, qui se trouvait dans la boutique, lui mettent une corde au cou, et l'emmènent avec eux à la préfecture.
Dès qu'ils sont arrivés devant le tribunal, ils se prosternent à genoux.«Seigneur, dirent-ils au préfet, d'après les ordres de Votre Excellence, nous sommes allés pour prendre Blanche et la petite Bleue; mais nous avons fouillé toutes les parties de la maison sans trouver la plus légère trace des coupables.Tout ce que nous avons pu faire a été de prendre un homme qui était dans la boutique, et nous vous l'avons amené en venant vous rendre compte de notre mission.»
Le préfet ordonne qu'on le fasse paraître devant lui.
Les gendarmes obéissent. Ils amènent Tao-jîn, et le font mettre à genoux sur les dalles rouges.
«Comment t'appelles-tu?lui demanda le juge.Quel est ton emploi dans la maison de Hân-wen?Sais-tu en quel endroit se sont enfuies Blanche et la petite Bleue?
—Seigneur, lui répondit Tao-jîn en inclinant la tête jusqu'à terre, votre serviteur s'appelle Tao-jîn; il demeure dans la maison de M.Hân-wen, en qualité d'aide de pharmacie.Je ne m'occupe que des objets relatifs à mes fonctions, et j'ignore les affaires particulières de mes maîtres.Quant à la manière dont Blanche et la petite Bleue se sont enfuies, je n'en sais rien.J'ose espérer que Votre Excellence reconnaîtra la vérité de ce que j'avance.
—Ce sont deux fées, reprit le magistrat, et elles se sont échappées à l'aide d'un tour de magie: comment aurais-tu pu le savoir?J'aurais tort de te punir pour cela.Ainsi je te permets de te retirer.Tu peux aller reprendre tes occupations dans la pharmacie.»
A ces mots, Tao-jîn remercie le magistrat en inclinant sa tête jusqu'à terre, et sort de la préfecture.
Le préfet leva l'audience et s'en retourna chez lui.«Il est évident, se dit-il en lui-même, que ces quatre objets précieux ont été dérobés par ces fées; et c'est parce que Hân-wen s'est laissé ensorceler par elles, qu'il est tombé dans le malheur qui l'amène ici.Si je punis son crime suivant la rigueur des lois, il me sera difficile de ne pas le condamner à la peine capitale; mais comme il a dernièrement sauvé ma femme, et que d'ailleurs il est tombé dans les liens diaboliques de ces fées, je dois le traiter avec indulgence, et le préserver de la mort.»
Le lendemain, le préfet monta sur son tribunal; il fit extraire Hân-wen de sa prison, et donna ordre de l'amener devant lui. «Je sais, lui dit-il, que ce sont les maléfices des fées qui t'ont fait commettre ce crime odieux. J'ai envoyé des soldats pour les prendre; mais elles avaient disparu. La loi porte qu'il faut punir de mort quiconque dérobe des objets précieux dans le palais de l'empereur.Mais en considération des services que tu m'as rendus dernièrement en guérissant ma femme, et par pitié pour le malheur où t'ont jeté les maléfices des fées, je me contente de t'appliquer une peine légère, celle du bannissement à temps, avec exemption de la marque: je t'exile à Tchin-kiang.»
Hân-wen se prosterna aux pieds du juge.«Seigneur, lui dit-il en pleurant, je suis profondément touché de ce grand bienfait, et je ne l'oublierai de toute ma vie.»
Le préfet ordonna aussitôt à deux gendarmes de le conduire à sa destination, et leur donna vingt onces d'argent pour les dépenses de leur voyage.Il leur remit en outre un rapport qu'il adressait à l'empereur, et où il exposait que Hân-wen étant devenu coupable par suite des maléfices des fées, ce motif l'avait empêché d'appliquer la peine capitale.
Hân-wen témoigna au préfet la reconnaissance dont il était pénétré. Les deux sergents ayant pris la pièce officielle, Hân-wen sortit avec eux du tribunal; et le préfet leva l'audience et rentra chez lui.
Hân-wen étant sorti de la préfecture avec les deux gendarmes, il rencontra M.Wou, qui l'attendait à la porte depuis le matin.
Dès que M.Wou les eut aperçus, il alla au-devant de Hân-wen, et l'invita, avec les deux soldats, à venir jusque chez lui.«Mon fils, lui dit-il, dans l'origine, j'ignorais que Blanche fût une fée; et, en t'engageant à la reconnaître et à l'épouser, je t'ai entraîné dans le malheur qui pèse maintenant sur toi.C'est moi qui t'ai perdu!
—O mon bienfaiteur!lui dit Hân-wen, quelles paroles avez-vous laissé échapper?Il était dans ma destinée d'appeler sur moi les maléfices des fées, et le malheur qui m'arrive aujourd'hui était décrété d'en haut.Comment oserais-je vous en accuser?
—Où êtes-vous exilé, lui demanda M.Wou?
—Dans le département de Tchin-kiang, lui répondit Hân-wen.
—Mon fils, reprit en souriant M. Wou, n'ayez aucune inquiétude. J'ai à Tchin-kiang un neveu dont le nom est Siu, et le surnom Kien. Il est jeune et riche, et, de plus, il a beaucoup d'amis dans le tribunal de la ville. Je suis en correspondance habituelle avec lui; je vais lui écrire une lettre de recommandation que vous lui remettrez vous-même. Je vous réponds qu'il vous tirera d'affaire.
—Monsieur, lui dit Hân-wen en le remerciant, vous n'avez cessé de me combler de bienfaits, et je ne sais comment vous en témoigner ma reconnaissance.»
Aussitôt M.Wou écrivit la lettre et la donna à Hân-wen, après l'avoir mise sous enveloppe.Ensuite il lui offrit dix onces d'argent pour les dépenses du voyage.Il remit en outre quatre onces d'argent aux deux gendarmes, en leur recommandant d'avoir des égards pour lui pendant toute la route.
Hân-wen fait ses préparatifs de départ, et prend congé de M. Wou, après lui avoir exprimé toute sa reconnaissance.Il sort de la ville avec les gendarmes, et marche dans la direction de Tchin-kiang, où ils arrivèrent après un long et pénible voyage.
Les gendarmes déposèrent leurs bagages dans une hôtellerie, et allèrent présenter leur mandat à la préfecture.
Le gouverneur de la ville ayant pris connaissance de cette pièce officielle, envoya Hân-wen au relai de Siao-yong pour y occuper un des derniers emplois.Les deux gendarmes reçurent ensuite la réponse écrite du préfet, et s'en retournèrent à Sou-tcheou-fou.
Quand Hân-wen fut arrivé à la poste de Siao-yong, il alla rendre visite au directeur, et lui offrit un cadeau.Le directeur fut charmé de cette politesse, et ne songea nullement à le molester ou à gêner sa liberté.Un jour Hân-wen demanda à un homme attaché au relai, s'il connaissait dans ce village une personne nommée monsieur Siu.
—Serait-ce, lui répondit-il, un jeune homme surnommé Kien?
—C'est lui-même, répliqua Hân-wen.
—Pourquoi me demandez-vous des renseignements sur lui?
—Il a dans la ville de Sou-tcheou-fou un parent qui m'a remis une lettre pour lui; je désire la lui présenter moi-même.
—Il demeure près de la porte orientale de la ville, dans la rue des Feuilles-de-saule.Vous voyez là-bas cette grande maison qui regarde le midi d'un côté, et de l'autre le nord, et dont les murs sont peints en rouge: c'est la sienne.
—Je vous remercie, lui répondit Hân-wen.»
Aussitôt il mit la lettre dans sa manche, et sortit.A peine fut-il arrivé dans la rue des Feuilles-de-saule, qu'il aperçut en effet une grande maison qui regardait le midi d'un côté, et de l'autre le nord, et dont les murs étaient peints en rouge.Il reconnut à l'instant que c'était celle qu'il cherchait.Il frappa à la porte, et demanda: «Est-ce ici l'hôtel de monsieur Siu?»
Un vieux domestique vint ouvrir, et lui dit: «C'est ici. Qui êtes-vous? quelle importante affaire vous engage à demander sa Seigneurie?
—Monsieur Wou de Sou-tcheou, lui répondit Hân-wen, m'a confié une lettre qui est destinée à votre maître.» En disant ces mots il tire la lettre de sa manche, et la remet au vieux domestique, qui va la porter dans l'intérieur de la maison.
Ce jour-là, M.Siu était assis tranquillement dans le salon.Le vieux domestique entre, et lui présente à deux mains la lettre: «Voici, dit-il à son maître, une lettre que M.Wou de Sou-tcheou désire vous faire remettre.»
M.Siu prit la lettre, et quand il l'eut ouverte et examinée un instant, il rappela le domestique: «Où est la personne qui a apporté cette lettre?lui demanda-t-il avec vivacité.
—Elle est à l'entrée de la porte,» répondit le vieux domestique.
M. Siu sort pour aller recevoir Hân-wen, et rentre avec lui dans le salon. Quand ils se furent assis à la place marquée par les rites, et qu'ils eurent pris le thé: «Je sais le motif de votre visite, lui dit M.Siu; vous pouvez, monsieur, tranquilliser votre esprit et bannir toute inquiétude.
—Monsieur, lui dit Hân-wen en le saluant avec respect, je me repose entièrement sur votre appui, et si vous daignez me sauver, je serai pénétré pour vous d'une reconnaissance sans bornes.
—C'est mon devoir!c'est mon devoir!s'écria M.Siu.» Sur-le-champ il écrivit une caution, prit dix onces d'argent, et sortit avec Hân-wen.Il se rendit au relai de Siao-yong, et quand il eut vu le directeur, il lui expliqua le but de sa démarche; puis il lui présenta la caution écrite, et les dix onces d'argent.
Le directeur reçut l'argent, et laissa éclater dans ses yeux la joie que lui causait ce cadeau.
M. Siu ordonna à un domestique de remporter les effets de son ami. Ensuite il prit congé du directeur et s'en retourna avec Hân-wen. Aussitôt qu'il fut arrivé, il fit balayer son cabinet d'étude, qui devait devenir la chambre à coucher de Hân-wen.
Dès ce moment Hân-wen se fixa dans la maison de M.Siu, où il menait une vie douce et tranquille.
Revenons maintenant à Blanche.Elle s'était d'abord enfuie avec la petite Bleue.Mais quand elles eurent vu que les gendarmes étaient partis après avoir fermé la porte avec un cadenas, elles firent comme auparavant un tour de magie pour se rendre invisibles, et rentrèrent sans être aperçues.Blanche s'assit dans le vestibule, le cœur serré par la douleur.«Petite Bleue, s'écria-t-elle, nous avons encore fait le malheur de Hân-wen; nous sommes cause qu'il a été banni à Tchin-kiang.Pourrons-nous souffrir qu'il endure, par notre faute, toutes les rigueurs de l'exil?» Elle dit, et pleure amèrement.
La petite Bleue s'efforce de consoler sa maîtresse: «Madame, lui dit-elle, vos larmes ne serviront de rien. Si vous m'en croyez, nous prendrons notre argent, nous nous déguiserons en hommes, et nous irons à Hang-tcheou déposer ce petit trésor entre les mains de son beau-frère.Ensuite nous retournerons à Tchin-kiang, où nous tâcherons de nous réunir à Hân-wen.Que pensez-vous de mon projet?
—Petite Bleue, répondit Blanche en essuyant ses larmes, ton idée est excellente.» Soudain elle prend son argent et le serre dans une cassette.Les deux fées font un léger mouvement, et se changent aussitôt en hommes.Elles montent sur un nuage enchanté, se transportent en un clin d'œil dans la ville de Tsien-tang, qui dépend de Hang-tcheou, et arrivent tout droit à la maison de Kong-fou.La petite Bleue s'avance la première et frappe à la porte.
Kong-fou sort et voit deux jeunes gens d'une rare beauté, qui, d'après leur costume, paraissaient être le maître et le domestique.«Mes nobles amis, leur demanda-t-il avec empressement, quel motif vous amène ici?
—Votre serviteur arrive de Kou-sou, lui répondit Blanche; veuillez me dire si c'est bien ici la maison de M.Li-kong-fou?
—Vous l'avez dit, répliqua Kong-fou; c'est ici mon humble demeure.» Soudain il invite les deux jeunes voyageurs à entrer dans l'intérieur, et les pria de s'asseoir auprès de lui, à la place marquée par les rites.La petite Bleue resta debout, à côté de sa maîtresse.
«Messieurs, leur demanda Kong-fou, quel est votre divin pays, votre illustre nom de famille et votre noble surnom?Veuillez m'apprendre quel motif vous a conduits sous mon humble toit.
—Votre serviteur a résidé à Kou-sou, lui répondit Blanche; mon nom de famille est Wang, et mon obscur surnom est Tien-piao; nous nous sommes liés d'amitié, à Kou-sou, avec M.Hiu-hân-wen, votre noble parent.Comme je devais venir dans votre illustre pays pour un service public, M.Hiu m'a confié une lettre et une cassette, et m'a prié de vous les remettre moi-même.» A ces mots, elle présente à Kong-fou la lettre et la cassette.
Kong-fou reçut la cassette dans sa main, et sentit qu'elle contenait quelque chose de très lourd. Quand Blanche eut pris le thé, elle dit adieu à son hôte, et partit avec sa servante.
Kong-fou reconduisit les deux jeunes voyageurs jusqu'en dehors de la porte, et rentra dans sa maison.Il présenta à Hiu-chi, sa femme, la lettre et la cassette qu'ils ouvrirent ensemble: elle était remplie d'or et d'argent.Les deux époux croient rêver, et se perdent en conjectures sur l'origine de ce trésor, dont la possession leur cause une joie inexprimable.
Ils ne songeaient qu'à l'exil que subissait Hân-wen; pouvaient-ils s'attendre à recevoir de lui un coffre rempli d'or et d'argent?
Les deux fées sortirent, après avoir pris congé de Kong-fou.Dès qu'elles se trouvent dans un endroit tranquille et solitaire, elles montent sur un nuage enchanté, et arrivent en un clin d'œil à Tchin-kiang, où elles apprirent que Hân-wen demeurait dans la maison de M.Siu.Après avoir mûrement délibéré, elles louent deux petits logements dans la rue des Trois-branches. L'un était situé à gauche, et c'est là qu'elles viennent demeurer; elles ouvrirent dans l'autre, qui se trouvait en face, une petite pharmacie, à laquelle elles donnèrent, comme dans l'origine, le nom de Pao-ngân-tang (le Magasin de la santé). Cette rue des Trois-branches n'était pas éloignée de la maison de M. Siu. Mais laissons les deux fées vendre des médicaments dans leur pharmacie.
Hân-wen demeurait chez M.Siu, qui avait pour lui autant d'affection que pour un parent.Mais il s'élève au ciel des tempêtes imprévues, et, sur la terre, les hommes sont tous les jours frappés de malheurs inopinés.Comme Hân-wen avait été glacé de terreur quelques jours auparavant, et qu'ensuite il avait enduré sur la route les rigueurs du vent et de la gelée, il tomba dangereusement malade.Il restait couché dans le cabinet d'étude, et éprouvait tour à tour un sentiment de froid et de chaleur brûlante.Quelquefois il se trouvait privé de connaissance; et le danger de sa position augmentait de jour en jour.On appela un médecin, dont les ordonnances furent exécutées fidèlement; mais les ressources de la science restèrent sans effet.
M. Siu était agité de crainte et d'inquiétude, et se tenait tristement assis dans le vestibule voisin de la chambre où se trouvait Hân-wen. Un jour il vit entrer le vieux portier de la maison, qui lui dit: «Monsieur Siu, depuis quelques jours, deux dames, nouvellement arrivées, se sont établies dans la rue des Trois-branches, et ont ouvert ensemble une boutique de pharmacie. J'ai entendu dire qu'elles vendent des pilules d'une vertu miraculeuse, qui coûtent cinq tsien[26] le grain. Pourquoi, monsieur, n'allez-vous pas en acheter un grain, que vous ferez prendre à M. Hiu? Je vous réponds qu'il sera guéri sur-le-champ. »
A ces mots M. Siu est rempli de joie; il donne cinq tsien au vieux portier, et le charge d'aller acheter de ces pilules.
Le vieillard obéit; il sort sans tarder, et va acheter des pilules au Magasin de la santé, dans la rue des Trois-branches.
Blanche savait d'avance le motif qui l'amenait dans sa boutique.Elle reçoit l'argent, enveloppe avec soin les pilules et les remet au vieillard, qui se hâte de les rapporter à M.Siu.
Aussitôt M.Siu ordonne à un domestique de les faire dissoudre dans de l'eau bouillante, et va lui-même porter la potion dans la chambre du malade.Il ouvre les rideaux du lit, et voit que Hân-wen est privé de connaissance.Il prie un domestique de soulever le malade, et lui fait avaler toute la potion; puis il l'enveloppe de plusieurs couvertures moelleuses, et le couche comme auparavant.
Au bout de quelques instants, Hân-wen éprouva une transpiration abondante, et s'écria à plusieurs reprises: Je suis sauvé!je suis sauvé!
«M.Hiu, lui demanda son hôte, comment se trouve votre noble personne?
—Dans cet instant, répondit Hân-wen, je me sens entièrement rétabli.
—Ces pilules ont vraiment une vertu miraculeuse, s'écria M. Siu en riant; à peine les avez-vous prises que vous voilà tout à coup guéri.
—Monsieur, demanda Hân-wen, à quel célèbre médecin suis-je redevable de ma guérison?
—Les médicaments des docteurs, répondit M. Siu, n'ont produit aucun effet. Mais heureusement que, depuis peu, deux dames ont ouvert, dans la rue des Trois-branches, une boutique de pharmacie, qui s'appelle Pao-ngân-tang (le Magasin de la santé.) Ayant entendu dire qu'elles vendaient des pilules d'une vertu miraculeuse, j'en ai envoyé acheter un grain que je vous ai fait prendre moi-même, et l'effet a répondu à mon attente.
—Monsieur, dit vivement Hân-wen, ce titre de Pao-ngân-tang (le Magasin de la santé) est exactement celui que j'avais mis sur l'enseigne de ma boutique à Sou-tcheou-fou. Comment se fait-il que cette boutique porte le même nom que la mienne? Pourquoi est-elle tenue par des femmes, et non par des hommes? Il y a là-dessous quelque chose de louche. Ne serait-ce pas les deux fées qui sont encore venues me chercher ici? Demain matin, j'irai avec vous dans la rue des Trois-branches, pour m'assurer de la vérité.
—Gardez-vous d'y aller, lui dit M.Siu; songez que vous êtes en convalescence, et il est probable que si vous les revoyez, vous éprouverez une émotion funeste à votre santé.Soignez-vous encore quelques jours, et quand vous serez parfaitement rétabli, vous pourrez y aller sans inconvénient.A quoi bon vous tant presser?
—Je vous remercie mille fois de m'avoir sauvé la vie, lui dit Hân-wen; comment pourrais-je résister à vos conseils, qui sont précieux comme l'or?
—Je ne suis pour rien dans cet heureux résultat, lui répondit M.Siu; il faut uniquement l'attribuer au rare bonheur qui vous accompagne partout.»
A ces mots, il quitte Hân-wen, et entrant dans l'intérieur de la maison, il ordonne à un domestique d'avoir soin de fournir à Hân-wen les bouillons et le riz dont il avait besoin.
Hân-wen soupçonnait au fond de son cœur que les deux fées étaient encore venues le chercher pour renouer leurs premières relations. Cette idée l'accablait d'inquiétude. Au bout de quelques jours Hân-wen se trouva parfaitement rétabli; il commença à sortir comme auparavant, et invita M. Siu à venir avec lui dans la rue des Trois-branches, au Magasin de la santéA peine a-t-il jeté les yeux sur les personnes qui tenaient la pharmacie, qu'il reconnaît Blanche et Bleue.«Méchantes fées, leur dit-il, en les accablant d'injures, vous êtes donc décidées à me poursuivre partout et à me tourmenter?Dans la province de Tchin-kiang, j'ai enduré par votre faute les plus cruelles tortures, et j'ai été exilé à Sou-tcheou.A Sou-tcheou, vous m'avez entraîné dans de nouveaux malheurs, et j'ai été exilé dans ce pays.Heureusement que M.Siu que voici, m'a tiré de peine, et m'a préservé des souffrances qui m'étaient réservées.Pourquoi venez-vous me chercher ici? Vous voulez sans doute me faire encore du mal, et continuer vos persécutions jusqu'à mon dernier moment? »
En entendant ces paroles, Blanche fut couverte de confusion, «Monsieur, lui dit-elle en pleurant, pourquoi donnez-vous à votre épouse le nom injurieux de fée?Je suis unie avec vous par les liens du mariage; comment pourrais-je songer à vous faire du mal?Feu mon père était jadis inspecteur-général des frontières; croyez-vous qu'il n'avait ni onces d'argent ni objets précieux?Le gouverneur de Tsien-tang a manqué de lumières et de prudence, et il s'est trompé en croyant reconnaître l'argent du trésor.Le préfet de Sou-tcheou a commis une erreur semblable, en s'imaginant que les objets précieux qui étaient chez vous avaient été dérobés dans le trésor de l'empereur.Comme j'appartiens à une famille de magistrats, j'ai craint de me compromettre, et c'est pour cela que je n'ai pas voulu paraître devant le juge pour montrer mon innocence.Je me suis enfuie secrètement dans ce pays, et j'ai été cause de votre condamnation. Le jour de l'anniversaire de votre naissance, deux voleurs, venus je ne sais d'où ont senti leur cupidité se réveiller à la vue des objets précieux que vous aviez exposés dans le vestibule, et ils vous ont traîné violemment devant le juge, qui, gagné par leurs présens, vous fit avouer, au moyen des tortures, un crime dont vous étiez innocent. On voit tous les jours, dans le monde, une multitude d'injustices et de fausses accusations: il n'y a pas que moi qui aie à me plaindre de la malignité des hommes! J'espère que mon époux reconnaîtra mon innocence.
—Monsieur Hân-wen, disait M.Siu, qui se tenait à côté de lui, ce que dit votre illustre épouse paraît juste et fondé; daignez l'écouter.»
Mais Hân-wen restait plongé dans ses réflexions et ne proférait pas un mot.
«Monsieur, lui dit Blanche, je suis venue ici avec ma servante à travers mille dangers, et il nous a fallu gravir des montagnes et traverser des rivières impétueuses.Comme je suis enceinte de trois mois, et que l'enfant que je porte est votre chair et votre sang, j'ai craint de ne pouvoir trouver personne à Sou-tcheou qui me donnât les soins et l'assistance dont j'ai besoin. C'est pour cela que j'ai bravé toute sorte de peines et de fatigues pour venir vous trouver ici. Ne connaissant point votre domicile, j'ai loué en cet endroit une boutique où je vends des médicaments afin de subsister. Monsieur, si vous ne vous laissez pas guider par votre ancienne affection, que ce soit au moins par l'amour de Fo (Bouddha), et si vous oubliez l'attachement que vous avez voué à votre épouse, songez que l'enfant que je porte est votre chair et votre sang. Des étrangers auraient pitié de moi; mais vous, il faut que vous ayez des entrailles de fer! » Elle dit et verse des larmes, en poussant des cris déchirants.
Hân-wen se laisse attendrir par les paroles hypocrites de Blanche, et se rend aux instances de M.Siu, qui s'efforce de le désarmer.Tout à coup il se sent ému jusqu'au fond du cœur, et implore lui-même le pardon de son épouse. «Chère amie, lui dit-il, votre mari vous a injustement accusée; il espère que vous voudrez bien oublier son crime.
—Monsieur, lui dit la petite Bleue, puisque vous daignez revenir sur le compte de votre épouse et la reconnaître de bon cœur, comment pourrait-elle vous garder du ressentiment?»
A ces mots, Hân-wen est transporté de joie; il tire M.Siu par la main, et entre avec lui dans la boutique.
Blanche et la petite Bleue les introduisent dans le salon, et leur offrent le thé.
Hân-wen retint aussitôt M.Siu à dîner.Celui-ci envoya un domestique chez lui pour rapporter les effets de Hân-wen.Quand le repas fut achevé, M.Siu prit congé de ses hôtes et s'en retourna dans sa maison.Cette nuit-là, les deux époux se donnèrent, sous la couverture brodée, de nouvelles marques de tendresse et d'amour.Ils sont heureux comme le laboureur, qui, après une longue sécheresse, obtient une pluie douce et féconde; comme le voyageur, qui, dans un pays étranger, rencontre un ancien ami!
Dès ce moment les deux époux continuèrent à s'aimer comme auparavant, et Hân-wen reprit sa première profession de pharmacien.Cette reconnaissance donna lieu à beaucoup d'événements.Une rencontre subite remplit l'âme du plus vif amour.Si vous désirez savoir ce qui arriva ensuite, lisez le chapitre huitième.
NOTES:
[26] La moitié d'un liang, ou 3 fr.75 c.de notre monnaie.
CHAPITRE VIII
ARGUMENT.
Siu-kien est épris de Blanche, et cherche un stratagème pour la posséder.
Lorsque M. Siu était allé, avec Hân-wen, à la pharmacie de la rue des Trois-branches, il avait vu Blanche, qui était douée d'une rare beauté, et en était devenu follement épris. Rentré chez lui, il ne faisait que penser à elle du soir au matin, et poussait sans cesse de profonds soupirs. Tchin-chi, sa femme, lui demanda souvent le sujet de sa tristesse, mais elle n'obtint aucune réponse. Au bout de quelques jours, il tomba malade et fut obligé de se mettre au lit; tout son corps était en feu. Il prit des médicaments, mais ce fut en vain. La maison entière était en émoi, et l'on ne savait plus quel parti prendre. Il y avait un domestique nommé Laï-hing, qui avait accompagné son maître avec Hân-wen, et qui savait le secret de sa maladie. Un jour il était tristement assis au bas de l'escalier, et disait en soupirant: «Lorsqu'on n'adore pas le Pousa (le dieu) qu'on a devant les yeux, il faut adorer le Bouddha qui habite le ciel d'Occident. » Comme Tchin-chi sortait en ce moment, elle remarqua ces paroles qui vinrent frapper son oreille. «Laï-hing, demanda-t-elle au domestique, que veux-tu dire par ces mots: «Si l'on n'adore pas le Pousa qu'on a devant les yeux, il faut adorer le Bouddha qui habite le ciel d'Occident? »
—Hélas!madame, s'écria Laï-hing, la maladie de M.Siu est une maladie qu'il s'est donnée lui-même.
—Qu'entendez-vous, repartit Tchin-chi, par une maladie qu'il s'est donnée lui-même? Parlez, je vous écoute. »
Laï-hing voulut parler, mais il s'arrêta dès les premiers mots.Tchin-chi entra en colère.«Si vous voulez parler, lui dit-elle, eh bien, parlez jusqu'au bout.Que signifie cette hésitation?»
Laï-hing ne put résister aux instances pressantes de sa maîtresse.«Madame, lui dit-elle, ces jours derniers, monsieur est allé avec Hân-wen dans la rue des Trois-branches, où il a vu Blanche, sa femme, qui est douée de la plus rare beauté.Depuis ce moment, il ne cesse de penser à elle, et c'est là la seule cause de son mal.N'avais-je pas raison de dire que c'est une maladie qu'il s'est donnée lui-même?»
En entendant ces paroles, Tchin-chi eut autant envie de rire que de se fâcher.Elle entre précipitamment dans la chambre de son mari, ouvre les rideaux, et s'assied au bord du lit.Elle voit que M.Siu était dans un accablement profond, et qu'il était même privé de connaissance.«Monsieur! lui cria-t-elle d'une voix forte, comment vous trouvez-vous? »
M.Siu ouvre les yeux, et quand il aperçoit sa femme, il reste long-temps sans parler, et pousse de longs soupirs.
«Monsieur, lui dit-elle avec bonté, si l'amour est pour quelque chose dans votre maladie, dites-le-moi franchement.Je ne suis point une femme jalouse, et vous auriez tort de me cacher la vérité.»
M.Siu s'aperçut, d'après ce peu de mots, que sa femme connaissait la véritable source de son mal; il vit bien qu'il lui serait impossible de la tromper.«Chère épouse, lui dit-il, depuis que j'ai vu la rare beauté de Blanche, je ne puis m'empêcher de penser à elle du matin au soir.Voilà la cause de ma maladie.Imaginez, je vous en prie, quelque stratagème qui me fournisse l'occasion de me trouver seul avec Blanche; autrement c'en est fait de moi.
—Vous avez vraiment perdu la tête, lui dit Tchin-chi en riant aux éclats.Vous avez une femme légitime, et une femme du second rang: dites-moi un peu quelles belles qualités vous trouvez dans Blanche, qui n'est pas autre chose qu'une femme galante, pour tomber malade à cause d'elle? Cependant, puisque vous êtes follement épris de ses prétendus charmes, je vais chercher un stratagème qui puisse vous procurer le remède que vous désirez. »
A ces mots, M.Siu ne se possède plus de joie.«Chère épouse, lui dit-il, si vous avez quelque heureux stratagème, je vous supplie de le mettre promptement en œuvre pour me sauver.
—Monsieur, s'écria-t-elle après quelques instants de réflexion, j'ai votre affaire; mais pour réaliser ce projet, il faut attendre que vous soyez rétabli.
—Chère épouse, lui dit-il avec vivacité, puisque vous avez trouvé un heureux stratagème, je n'ai plus besoin de soins ni de médicaments: je suis guéri.» A ces mots, il se lève précipitamment, et supplie sa femme de lui faire connaître son projet.
«Maintenant, lui dit-elle, les belles fleurs du Méou-tân qui est dans la bibliothéque, viennent de s'épanouir dans tout leur éclat. Je l'inviterai sous le prétexte de venir admirer les fleurs du Méou-tân. Dès qu'elle sera arrivée, je ferai servir une collation dans votre cabinet. Vous pourrez en attendant vous cacher dans ma chambre. Quand le repas sera fini, j'entrerai dans ma chambre avec elle pour changer de vêtements; ensuite je ferai exprès de sortir pour quelques instants: alors le poisson tombera dans le filet. Je ne crains point qu'elle résiste à vos désirs; mais je vois une difficulté: vous n'êtes pas encore bien rétabli, et, par prudence, vous devez attendre que vous ayez recouvré votre première vigueur. »
A ces mots, M.Siu est transporté de joie.«Chère épouse, s'écria-t-il, vous avez vraiment trouvé un admirable stratagème, et la seule idée de mon bonheur m'a presque guéri.
—Monsieur, lui dit Tchin-chi en souriant, n'allez pas si vite....Vous devez modérer cette ardeur imprudente.» Les deux époux continuèrent à rire et à s'égayer d'avance sur le succès de ce stratagème.
L'amant se réjouirait d'expirer sous le Méou-tân en fleurs.Il serait heureux d'aller au sombre empire, pourvu qu'il y fût conduit par l'amour.
Au bout de quelques jours, M.Siu se trouva parfaitement rétabli; et quand il eut mûrement arrêté son projet avec sa femme, il remit un billet à Laï-hing pour qu'il allât inviter Blanche à accepter le lendemain une collation.
Laï-hing remua la tête en faisant un signe d'intelligence.Il prit les ordres de ses maîtres, et partit.
Dès qu'il fut arrivé à la maison de Hân-wen, «Monsieur Hiu, lui dit-il, comme les fleurs du Méou-tân qui est dans la bibliothéque viennent de s'épanouir ce matin, et que, de plus, M.Siu est absent, ma maîtresse m'a chargé de remettre un billet à madame Blanche, afin qu'elle vienne admirer ses fleurs.Elle ose espérer que vous voudrez bien lui permettre de répondre à cette invitation.» A ces mots, il présente le billet à Hân-wen.
«Je suis reconnaissant, répondit Hân-wen, de la peine que madame votre maîtresse a bien voulu prendre.Je vous prie de vous asseoir.» A ces mots, il entre en riant dans la chambre de sa femme.«Madame Siu, lui dit-il, a envoyé exprès une personne, avec un billet de sa main, pour vous inviter à venir voir demain matin les fleurs du Méou-tân qui sont épanouies.J'ignore si vous voulez répondre à cette invitation.»
Blanche, qui savait d'avance de quoi il s'agissait, consentit gaîment à cette demande.
Hân-wen sortit, et dit à Laï-hing: «Prenez la peine d'aller dire à madame votre maîtresse que demain matin, ma femme se rendra à son hôtel pour répondre à son aimable invitation; seulement elle la prie de ne point se mettre en dépense.»
Laï-hing fut ravi de cet heureux résultat, et il quitta promptement Hân-wen pour venir rendre compte à M.Siu du succès de sa commission.Celui-ci fut transporté de joie, et il aurait voulu être déjà au lendemain matin. On peut dire avec le poète:
Il se prépare secrètement à enlever le jade et à dérober le parfum.
Il voudrait vaincre par la ruse cette jeune beauté qui est douée de divins attraits.
La nuit fut bientôt écoulée.Tchin-chi se leva de bonne heure, et fit faire tous les préparatifs nécessaires.Quelques instants après, Laï-hing accourut avec un air épanoui, et annonça que la chaise à porteurs de madame Blanche était déjà devant la maison.
M.Siu s'esquiva promptement, et alla se cacher dans la chambre de sa femme.
Tchin-chi sort pour recevoir Blanche au sortir de sa chaise, et la conduisit dans le salon.A peine l'eut-elle regardée qu'elle fut frappée de sa rare beauté, qui effaçait l'éclat de la lune et le coloris des fleurs.«Je ne m'étonne plus, se dit-elle en elle-même, que mon mari soit devenu malade à cause d'elle.» Aussitôt elle fit congédier les porteurs de chaise.Elles s'assirent dans le salon, et après les civilités d'usage: «Mon mari, lui dit Blanche, a reçu de grands bienfaits de M. Siu; il lui doit son salut, et jusqu'ici il n'a pu lui témoigner sa reconnaissance. Aujourd'hui encore, madame, vous avez daigné m'inviter. J'avais l'intention de me défendre de cet honneur; mais j'ai craint de manquer aux convenances. C'est pour ce motif que je me suis hâtée de répondre à votre aimable invitation.
—Madame, lui répondit Tchin-chi, vos compliments me rendent confuse.C'est moi, au contraire, qui vous dois de la reconnaissance.Mon mari est sorti pour aller rendre visite à un parent.Il ne doit revenir que demain matin; et comme les Méou-tân viennent de s'épanouir, j'ai profité de cette double circonstance pour vous inviter à venir prendre une petite collation, et jouir avec moi de la beauté des fleurs.J'espère que vous voudrez bien m'excuser si je ne vous reçois pas d'une manière digne de vous.»
Blanche se leva et lui fit ses remercîments.Comme elles étaient à causer ensemble, elles voient arriver Laï-hing qui leur annonce que la collation est servie, et invite sa maîtresse à passer dans la salle à manger.
Tchin-chi conduit Blanche dans le cabinet d'étude pour voir les fleurs du Méou-tân, dont les teintes blanches et pourprées semblaient rivaliser de richesse et d'éclat.Quand elles eurent admiré la beauté des fleurs, une jeune servante vint les presser de se mettre à table.
Madame Siu céda poliment le siége d'honneur à Blanche, et par déférence elle alla s'asseoir trois places au-dessous d'elle.Après que le vin eut été présenté plusieurs fois aux convives.Blanche se leva en faisant semblant de prendre congé de Tchin-chi.
«Ma sœur, lui dit madame Siu, entrons dans ma chambre pour changer de vêtements et causer gaîment ensemble.» Blanche fait un mouvement de tête en signe d'assentiment; puis elle suit Tchin-chi dans sa chambre.Elles changent de vêtements, et s'asseyent à la même table.
Tchin-chi demanda plusieurs fois le thé; mais personne ne lui répondit. «Je ne sais où sont ces scélérates de servantes, s'écria-t-elle en prenant à dessein un air irrité; est-il possible qu'il n'y en ait pas une seule ici pour nous servir! Je vous en prie, ma sœur, veuillez rester assise; j'irai moi-même chercher le thé.
—Comment pourrais-je souffrir, reprit vivement Blanche, que vous preniez tant de peine à cause de moi?
—C'est mon devoir, c'est mon devoir,» lui répondit Tchin-chi.En disant ces mots, elle sortit de la chambre.
Dans ce moment, M.Siu, qui était caché sous le lit, sortit promptement de sa retraite et se présenta devant Blanche.Elle fait semblant d'être remplie d'effroi à sa vue, et se lève comme pour s'enfuir.Il court après Blanche, et se jetant à ses pieds: «Madame, lui dit-il, depuis le jour où votre serviteur a vu l'éclat de vos charmes, son âme égarée ne voit que vous, ne rêve qu'à vous seule!Il oublie de manger, il perd le sommeil, et sa vie mourante est prête à s'échapper.Puisque le ciel m'a accordé la faveur de vous trouver aujourd'hui, je vous en supplie, ayez pitié de mon tourment, et accordez-moi un instant de bonheur. De ma vie, je n'oublierai cette faveur inespérée.
—Monsieur, lui dit Blanche en lui présentant les deux mains pour le relever, vous avez délivré mon mari des rigueurs de l'exil, vous l'avez rendu aux vœux de son épouse, et jusqu'ici je n'ai pu vous remercier dignement d'un si grand bienfait; quand je sacrifierais cent fois ma vie, ce serait encore trop peu pour vous témoigner toute ma reconnaissance.Puisque vous daignez, monsieur, m'honorer de votre amour, comment oserais-je me refuser à vos ordres?Je suis heureuse de pouvoir vous payer au moins de la millième partie de vos bienfaits; mais je crains que votre femme ne vienne: je serais couverte de confusion si elle nous surprenait en ce moment.
—Madame, s'écrie monsieur Siu transporté de joie, si vous daignez vous rendre à mes vœux, j'aurai pour vous une reconnaissance sans bornes. Quant à ma femme, c'est mon adjudant: ne craignez pas qu'elle vienne.
—Ah!ah!s'écria Blanche en riant, il paraît que vous aviez comploté ensemble pour me faire tomber dans le piége.Eh bien, allez fermer la porte de la chambre, et revenez tout de suite.» A ces mots elle se met au lit la première, et laisse retomber les rideaux de soie.
M.Siu ne se possède pas de joie, et une vive émotion s'empare de tout son corps.Il court fermer la porte de la chambre, revient promptement sur ses pas, et s'élance vers le lit.Il ouvre, en palpitant, les rideaux; mais il reste immobile d'étonnement et pousse des cris d'effroi.Le lecteur se demande sans doute la cause de ses cris: le lit était vide, et il n'y vit pas même l'ombre de Blanche.
Tchin-chi et tous les domestiques ayant entendu de dehors les cris perçants qui retentissaient dans la chambre, accourent précipitamment pour voir ce que c'était; mais ils trouvent la chambre étroitement fermée.Ils enfoncent la porte, et ne voient point Blanche. M. Siu était renversé par terre, les yeux effarés et la bouche béante. Tout le monde s'empresse autour de lui, et tâche de rappeler l'usage de ses sens. M. Siu et sa femme aperçoivent sur le chevet du lit une feuille de papier écrit. Tchin-chi la prit et la présenta à son mari, qui y lut les lignes suivantes:
Je suis venue du palais d'or qui s'élève aux bords du lac Yao-tchi.Montée sur un phénix, je me promène dans le pays des dieux.Parce que mon union avec Hân-wen était décrétée depuis des siècles, je suis descendue, par ordre de ma maîtresse, de la cime sacrée que j'habitais.
C'est en vain qu'un homme perdu de mœurs a employé un perfide stratagème pour posséder la femme de son ami.
Les hommes doivent réprimer les désirs de leur cœur, s'ils veulent se préserver de la corruption du siècle.
Après avoir lu ces vers, M.Siu pencha tristement la tête et tomba dans un abattement profond.Tchin-chi s'efforça de le consoler, et défendit aux domestiques de divulguer au dehors ce qui venait de se passer.Seulement elle ignorait où s'était enfuie Blanche, et elle craignait que Hân-wen ne vînt la chercher dans sa maison.Elle ne pouvait se défendre d'une vive inquiétude. Cependant plusieurs jours s'étant passés sans que Hân-wen vînt demander sa femme, elle commença à se tranquilliser.
Cet événement guérit M.Siu de sa folle passion.Si vous désirez savoir ce qu'était devenue Blanche, lisez le chapitre neuvième.
CHAPITRE IX.
ARGUMENT.
Hân-wen étant allé se promener sur la Montagne-d'Or, Fa-haï veut le délivrer de l'obsession des deux Fées.
Revenons maintenant à Blanche. Au moment où Siu-kien vint pour ouvrir les rideaux du lit, elle se rendit invisible, et s'en retourna chez elle. Le jour commençait déjà à s'obscurcir. Hân-wen fut rempli de surprise en la voyant. «Chère épouse, lui dit-il, comment se fait-il que vous reveniez à pied? »
Blanche se garda bien de dire un mot du tour qu'elle venait de jouer à son ami. «Mes porteurs de chaise se sont égarés au milieu du chemin, lui répondit-elle en riant; je les ai laissés là, et je m'en suis revenue à pied. Je suis toute fatiguée du voyage que j'ai fait.
—En ce cas, lui dit Hân-wen, entrez promptement dans votre chambre, pour prendre le repos dont vous avez besoin.»
Blanche entra lentement dans sa chambre, et quand elle se vit seule avec sa servante, elle lui raconta tout ce qui s'était passé.La petite Bleue ne put s'empêcher de rire aux éclats de la mésaventure de Siu-kien.
Mais le temps s'écoule avec la rapidité de la flèche qui fend les airs.Bientôt arriva l'hiver avec ses frimas, auxquels succédèrent les charmes du printemps.Un jour Siu-kien invita Hân-wen à venir dîner chez lui, à l'occasion de la saison nouvelle.Comme il se disposait à partir, Blanche lui recommanda avec prières de revenir promptement: Hân-wen le lui promit.Aussitôt il prit congé de sa femme et sortit. Quand il fut arrivé, Siu-kien vint le recevoir, et le fit entrer dans la salle à manger, où tout avait été préparé en l'attendant. Ils s'assirent et burent gaîment ensemble.
Le repas fini, Siu-kien invita Hân-wen à faire une promenade.«Mon frère, lui dit-il, près d'ici s'élève le temple de la Montagne-d'Or, c'est une des merveilles de cette contrée.Ces jours derniers, on l'a décoré avec une rare magnificence.Ce temple est sous la direction d'un vénérable vieillard, dont le nom de religion est Fa-haï.Il possède une grande puissance en magie, et il est doué de la connaissance du passé et de l'avenir.Si vous voulez, nous profiterons de notre loisir et de cette belle matinée de printemps, et nous irons nous promener dans ce temple.
—Vous avez une heureuse idée, lui répondit Hân-wen d'un air épanoui.J'y vois deux avantages: d'abord j'aurai l'occasion de voir un temple magnifique; et en second lieu, je pourrai consulter ce Saint-homme sur ma destinée.Partons sans perdre de temps.»
Siu-kien le voyant dans de si bonnes dispositions, ordonna sur-le-champ à son domestique de desservir. Les deux amis s'occupent un instant de leur toilette, et partent en se donnant le bras. Tout en marchant, ils ne peuvent se lasser d'admirer les charmes du printemps qui se déployaient à leurs yeux, tantôt sur de riants paysages, tantôt sur des parterres brillant de mille couleurs. Bientôt ils arrivèrent au temple de la Montagne-d'Or. A peine l'ont-ils regardé, qu'ils voient s'élever au-dessus de leur tête une pagode d'une beauté et d'une richesse sans égale.
Ils visitent le vaste temple[27] où règne un silence mystérieux; ils voient des tours hardies qui s'élancent dans les airs, des milliers de portes ornées de sculptures et étincelant de l'éclat des pierres précieuses. Le palais de Bouddha était entouré de pics sourcilleux qui dérobaient la vue des nuages et adoucissaient la brillante clarté du jour. Des ruisseaux transparents serpentaient autour du temple, et des vases élégants, placés sur leurs bords, répandaient dans l'air de célestes parfums. Tantôt on entendait le sourd murmure des cloches, tantôt le bruit solennel des cantiques, qui s'élevait par degrés comme celui des vagues qu'apporte le flux de la mer. Les arbres de la montagne flottaient majestueusement autour de l'édifice sacré, et le protégeaient en toute saison de leur ombre fraîche et pure. Souvent les flots, qui coulaient à ses pieds, étaient sillonnés par des barques ornées de riches couleurs, que montaient des lettrés célèbres ou des voyageurs distingués. Quelquefois, après une promenade entreprise dans un but futile, ils entraient dans le couvent, et, renonçant tout à coup au monde, ils demandaient à partager les devoirs de la vie religieuse. On peut dire que la Montagne-d'Or, avec toutes ses merveilles, était un séjour digne des dieux.
Les deux voyageurs ne peuvent se lasser d'admirer la magnificence du temple. Après avoir parcouru plusieurs galeries, ils entrent dans le sanctuaire et se prosternent devant la statue de Fo (Bouddha). Dans l'intérieur du temple, un prêtre, nommé Fa-haï, était assis sous un dais majestueux. Comme il savait d'avance l'arrivée de Hân-wen et de Siu-kien, il sortit de l'enceinte sacrée, et alla au-devant d'eux. «Messieurs, leur dit-il après les saluts d'usage, veuillez entrer afin que je vous offre le thé. »
Ils rendent au religieux ses salutations, et après l'avoir remercié, ils entrent avec lui dans le couvent.Quand ils se furent assis à la place marquée par les rites, et qu'ils eurent pris le thé, Fa-haï leur adressa la parole: «Ce matin, dit-il, pendant que j'étais en méditation, j'ai su d'avance que deux nobles hôtes devaient m'honorer de leur visite.J'oserai demander quel est leur illustre nom de famille?
—Votre disciple s'appelle Siu, répond l'ami de Hân-wen, et son surnom est Kien; il est originaire de ce pays. Monsieur, que voici, s'appelle Hiu, et son surnom est Sien; il est né dans la province de Tché-kiang. Depuis long-temps nous avons entendu parler de la sainteté de cette pagode et de vos sublimes leçons sur la doctrine de Bouddha. Voilà le motif qui nous a engagés à venir admirer ce temple et recevoir vos sages instructions.
—Il y a long-temps, il y a bien long-temps, lui répondit Fa-haï, que je désirais de vous voir!J'oserai demander à monsieur Hiu, si son illustre épouse ne porte pas le nom de Blanche, et le surnom de Tchin-niang?
—Oui, mon père, s'écria Hân-wen rempli d'étonnement, tels sont en effet les noms de mon humble épouse.Comment avez-vous pu les savoir?
—Mon fils, lui dit Fa-haï en souriant, le vieux prêtre qui vous parle connaît le passé et l'avenir.D'ailleurs, il n'est pas difficile d'apercevoir cet air ensorcelé qui est répandu sur votre noble visage.Cette fée n'a point une obscure origine.C'était jadis l'esprit de la Couleuvre blanche, qui pratiquait la vertu dans la grotte du Vent-pur, sur la montagne de la Ville-bleue, dans la province de Ssé-tchouen.Elle pensa au monde, se transporta à Hang-tcheou, et fixa son séjour dans le jardin fleuri du palais de Kieou-wang.Elle a une servante nommée la petite Bleue, qui est aussi l'esprit d'une Couleuvre.Il y a déjà plusieurs années que vous vous laissez fasciner par ces fées, dont l'union avec vous était décrétée depuis des siècles.Elles ont dérobé de l'argent dans le trésor de Tsien-tang, et des objets précieux dans le cabinet de l'empereur, et deux fois elles vous ont conduit à subir un châtiment rigoureux.Vous souvenez-vous, mon fils, qu'à l'époque appelée Touan-yang, Blanche, pour avoir bu, malgré elle, du vin mêlé de soufre mâle, reprit tout à coup sa première forme, et que la vue de sa métamorphose vous fit mourir de frayeur?Quelque temps après, elle vous trompa par un adroit stratagème, et vous avez continué à vivre avec elle comme auparavant.Gardez-vous maintenant de retourner chez vous, c'est le seul moyen de conserver votre vie. Mais si vous ne suivez pas les conseils du vieux prêtre qui vous parle, vous êtes un homme perdu! »
A ces mots, Hân-ven est saisi d'un frisson subit.«Les paroles de Fa-haï, se dit-il en lui-même, sont précieuses comme l'or et le jade; chaque mot, sorti de sa bouche, est l'expression de la vérité.C'en est fait de moi, si je ne me dérobe pas sur-le-champ aux persécutions de ces deux fées!»
Il dit, et se jetant aux pieds du religieux: «Mon père, lui cria-t-il d'une voix suppliante, votre disciple s'est laissé tromper par des fées, et il ne peut, tout seul, se soustraire à leur fatale puissance.Je vous en prie, ayez pitié de moi, et daignez me sauver!
—Levez-vous, mon fils, lui dit Fa-haï en lui présentant la main.Ce vieux prêtre, en entrant dans la vie religieuse, a adopté la bienveillance et la tendre pitié, comme la base de sa conduite.Puisque votre cœur s'ouvre à la vérité, et que vous priez ce vieux prêtre de vous sauver du péril où vous êtes, c'est la chose la plus facile. Je vous engage à rester quelque temps dans mon humble couvent. Je crois bien que les deux Fées n'oseront venir vous chercher sur la Montagne-d'Or; et quand elles se seront retirées dans un autre pays, vous pourrez alors descendre de la montagne.
—Mon père, lui répondit Hân-wen avec émotion, votre serviteur est las d'être obsédé par ces deux fées.Veuillez m'admettre au nombre de vos disciples; mon unique désir est de me faire couper les cheveux et d'embrasser la vie religieuse.
—Mon fils, lui dit Fa-haï en souriant, les liens qui vous attachent au monde ne sont pas encore brisés; plus tard, nous nous retrouverons ici, à l'époque marquée par le ciel.Maintenant il n'est pas nécessaire de vous couper les cheveux, il vous suffira de rester quelque temps dans ce couvent.
Hân-wen obéit.Siu-kien, qui se trouvait près d'eux, entendit les paroles de Fa-haï, et il éprouva un sentiment de surprise et de crainte, en songeant à tout ce qui s'était passé. Mais le changement subit qui venait de s'opérer dans Hân-wen, redoublait encore sa surprise et son émotion. Aussitôt il prit congé de Fa-haï et de Hân-wen, descendit seul de la montagne, et s'en retourna chez lui.
Nous laisserons maintenant Hân-wen dans le monastère.Ce séjour momentané donna lieu à une multitude d'événements qui méritent d'être racontés.La place étroite où s'élevait le temple fut assaillie subitement par une vaste inondation.Si le lecteur veut savoir ce qui se passa ensuite, qu'il lise le chapitre dixième.
NOTES:
[27] Cette description est imprimée d'une manière aussi imparfaite que le reste de l'ouvrage; mais la difficulté des vers m'a empêché de rétablir tous les caractères illisibles ou incorrects qui s'y trouvent. Plusieurs endroits de ma traduction ont dû se ressentir de ce défaut.
CHAPITRE X.
ARGUMENT.
Les deux Fées déploient leur puissance magique, et inondent la Montagne-d'Or.
Elles rencontrent Hân-wen à Tié-mou-kiao, et lui racontent ce qui leur est arrivé.
Le Religieux essaya d'arracher Hân-wen aux séductions des Fées, mais Blanche ordonna aux flots d'inonder la Montagne-d'Or.
Après quelques printemps, l'époux et l'épouse se retrouvent avec leur ancienne affection.
Quoiqu'ils se voyent réunis, ils craignent encore d'être bercés par un songe.
Revenons maintenant à Blanche. Depuis le moment que Hân-wen avait quitté la maison, l'inquiétude s'empara de son âme. Elle l'attendit jusqu'au soir, et, ne le voyant point revenir, elle éprouva de tristes pressentiments. Ses pupilles tremblaient dans leur orbite, ses oreilles étaient brûlantes, et son cœur était en proie à la plus vive agitation. «Petite Bleue, dit-elle à sa servante, mon mari est allé ce matin chez M. Siu-kien; comment n'est-il pas revenu à cette heure? Je meurs d'inquiétude!
—Madame, répondit la petite Bleue, puisque vous êtes si inquiète, permettez-moi d'aller m'informer où il est.»
Aussitôt elle monte sur un char enchanté, et lorsqu'elle s'est élevée au haut des airs, elle promène ses regards pénétrants dans la maison de Siu-kien; mais elle n'aperçoit pas même l'ombre de Hân-wen.Elle détourne la tête, et arrêtant ses yeux sur la Montagne-d'Or, elle reconnaît qu'il s'est retiré dans le couvent.Elle revient promptement sur son char vaporeux, et se rend auprès de sa maîtresse.«Madame, lui dit-elle, votre époux est allé se promener sur la Montagne-d'Or, et voilà le motif qui l'a empêché de revenir auprès de vous.»
En entendant ces mots, une morne tristesse se répand sur le visage de Blanche, et ses yeux se baignent de larmes. La petite Bleue l'interroge avec émotion. «Hélas! lui répond Blanche, en soupirant: Vous ignorez que dans le couvent de la Montagne-d'Or, il y a un prêtre appelé Fa-haï, qui est doué d'une grande puissance en magie. Dès que M. Hiu est venu se promener dans le temple, il lui aura sans doute promis de rompre les liens qui l'attachent à nous. Je suis sûre que mon mari s'est laissé retenir par lui, et que dès ce moment il a étouffé au fond de son cœur l'affection qu'il avait jurée à son épouse. » A peine eut-elle cessé de parler, qu'elle se mit à pleurer et à pousser des cris déchirants.
La petite Bleue s'efforce de consoler sa maîtresse.«Madame, lui dit-elle, pourquoi vous abandonner à la douleur?Rappelez-vous qu'il y a quelques années un stupide Tao-ssé du mont Mao-chân, se vantait follement de sa puissance, et vous l'avez châtié de sa témérité en le suspendant au milieu des airs.Comment pouvez-vous craindre cet âne tondu de la Montagne-d'Or?
—Petite Bleue, lui répondit Blanche, tu n'as que des connaissances bornées.Tu ignores que Fa-haï est doué d'une puissance prodigieuse; c'est un autre homme que le Tao-ssé du mont Mao-chân.Pour le moment il faut nous garder d'avoir recours aux moyens violents.Allons ensemble sur la Montagne-d'Or, je lui parlerai d'une voix suppliante, et nous verrons s'il consentira à laisser sortir Hân-wen.
—Madame, lui répondit la petite Bleue, j'approuve votre résolution.» Soudain les deux fées montent sur un char de nuages et se transportent au couvent de la Montagne-d'Or.Elles descendent du milieu du nuage et se présentent à l'entrée de la montagne.Elles voyent un jeune religieux qui était assis à la porte du couvent.«Mon frère, lui dit Blanche, veuillez avertir votre respectable supérieur, et lui dire que nous sommes des parentes de M.Hiu, qui venons pour le voir.»
A ces mots, le jeune religieux entre dans le couvent pour s'acquitter de sa commission. «Mon père, dit-il au supérieur, il y a, à la porte du couvent, deux jeunes femmes qui s'annoncent comme les parentes de M. Hiu et témoignent le désir de le voir.
—Voilà, s'écria Fa-haï, en souriant, des fées bien ignorantes, ou bien téméraires!» Aussitôt il mit sur sa tête son bonnet sacré, et se revêtit de sa tunique violette; il prit dans la main gauche son bâton, armé d'une tête de dragon, et dans la droite, un vase d'or[28]. Fa-haï sort du couvent dans une agitation difficile à décrire, et montrant du doigt Blanche, «Méchante fée, lui dit-il, tu vois un religieux qu'anime la bienveillance et la tendre pitié de Bouddha. Je sais que tu as cultivé la vertu pendant des siècles, et pour ce motif, je ne veux point te faire de mal. Vous avez toutes deux fasciné l'esprit de Hân-wen; mais ce n'est pas là votre plus grand crime. Comment avez-vous osé franchir aujourd'hui ma montagne d'or? Allons, retirez-vous au plus vite, si vous voulez que je vous fasse grâce de la vie. Sans cela, je ferai évanouir, comme une vaine fumée, les actions vertueuses que vous avez amassées pendant mille ans; il serait alors trop tard de vous repentir de votre témérité. »
Blanche se prosterna à ses pieds, et d'une voix suppliante: «Saint-homme, lui dit-elle, votre servante n'a point fasciné l'esprit de Hân-wen.Il y a déjà plusieurs années que je suis mariée avec lui, et cette union était décrétée depuis des siècles.J'espère que le Saint-homme voudra bien montrer sa bonté compatissante, et me rendre mon époux.Ma reconnaissance sera sans bornes.
—Je sais, lui dit Fa-haï, que votre union était décrétée par le ciel; mais quoique vous soyez enceinte, je ne puis maintenant me rendre à vos désirs.Quand votre terme approchera, je permettrai à Hân-wen de descendre de la montagne pour vous assister dans vos souffrances.Excusez-moi aujourd'hui si je ne puis vous montrer cette tendre pitié qui est le premier de mes devoirs. »
Blanche le supplia encore plusieurs fois en versant des larmes; mais Fa-haï fut sourd à ses prières.
La petite Bleue, qui se tenait auprès d'eux, ne put contenir les transports de sa colère, et l'accabla d'injures: «Ane tondu, lui dit-elle, un disciple de Bouddha doit mettre avant tout, le bien de ses semblables.Puisque tu brises les liens d'amour qui unissent les hommes, puisses-tu être malheureux sur la terre et sur l'eau, et tomber au fond des enfers!Je vais te déchirer en mille pièces pour assouvir ma fureur.»
A ces mots, elle détache sa ceinture de soie rouge et la jette dans l'air.Elle se change sur-le-champ en un dragon de feu qui s'élance vers le visage de Fa-haï.
«Ta puissance est bien chétive, lui dit le religieux, souriant d'un air de mépris: je vais te montrer à mon tour ce dont je suis capable.» Soudain il élève son vase d'or de la main droite, et y reçoit le dragon de feu.
La fureur de Blanche ne connaît plus de bornes. Elle lance avec sa bouche une perle enflammée pour frapper le visage de Fa-haï.
Le religieux est glacé d'effroi, et la seule ressource qui lui reste est de lancer son vase d'or au milieu des airs.Tout à coup le tonnerre gronde, mille éclairs déchirent le voile des ténèbres, des vapeurs rouges arrêtent la perle brûlante, et enveloppent la tête de Blanche dans un réseau de feu.
A peine Blanche a-t-elle vu la puissance magique du vase sacré de Bouddha, qu'elle est frappée de terreur, et son âme est prête à s'échapper.Sans perdre de temps, elle reprend sa perle précieuse, monte sur un nuage avec la petite Bleue, et s'enfuit en toute hâte.
Fa-haï ramasse le vase d'or et retourne au couvent.Dès qu'il est entré dans la salle principale, il ordonne de battre le tambour et de sonner les cloches pour rassembler tous les religieux qui sont sous ses ordres.«Mes frères, leur dit Fa-haï, écoutez bien ce que je vais vous recommander.Aujourd'hui deux Couleuvres-fées ont voulu mesurer leur puissance magique avec la mienne; mais la vertu du vase sacré de Bouddha les a mises en fuite. Elles conservent dans leur cœur des projets de vengeance, et je sais qu'elles reviendront cette nuit pour inonder la Montagne-d'Or, et faire périr sous les flots les innombrables habitants de Tchîn-kiang. Quoique ces événements arrivent par la volonté du ciel, je vais vous donner à chacun un talisman que vous tiendrez cette nuit dans votre main. J'étendrai ma tunique violette sur les portes du couvent, et je le préserverai ainsi des désastres de l'inondation. Je veux veiller moi-même à l'entrée de la montagne, et je verrai à quoi aboutiront les menaces de ces fées. Pour vous, tenez-vous sur vos gardes, et suivez fidèlement mes avis. »
Les religieux obéissent; ils prennent les talismans, et se retirent chacun dans leur cellule en attendant l'ennemi.
Revenons maintenant à Blanche.Elle était rentrée dans sa maison avec sa servante, et de ses yeux s'échappaient deux ruisseaux de larmes. «Madame, lui dit la petite Bleue, est-il possible que cet âne tondu s'obstine à garder Hân-wen, et qu'il se soit emparé de votre précieuse ceinture! Si vous m'en croyez, je retournerai avec vous sur la Montagne-d'Or; nous nous saisirons de ce moine odieux, et nous remmenerons votre époux.
—Petite Bleue, lui dit Blanche en soupirant, sa puissance magique est plus forte que la mienne, et de plus, il possède un vase d'or qui est toujours pour lui un instrument de victoire.C'est ce que tu as pu voir de tes propres yeux.Heureusement que nous nous sommes échappées avant qu'il n'engloutît notre âme au fond de son vase d'or.Je veux bien retourner cette nuit sur la montagne.J'aurai seulement recours aux prières et aux supplications.Nous verrons si Fa-haï daignera revenir à des sentiments de bonté.»
Mais bientôt le disque rouge de la lune s'inclina vers l'Occident, et le soleil commença à éclairer le ciel de ses premiers rayons.Les deux Fées montent sur un nuage et se transportent sur la Montagne-d'Or. Elles voient Fa-haï qui était assis sur le seuil du couvent, dont les portes étaient étroitement fermées. Un réseau céleste était tendu à l'entrée de la montagne. Blanche se prosterne avec la petite Bleue aux pieds du religieux, et lui parle d'une voix suppliante: «Saint-homme, lui dit-elle, nous espérons que vous ouvrirez votre cœur à la pitié, et que vous laisserez sortir M. Hiu; vos servantes en conserveront une reconnaissance éternelle.
—Monstres odieux!leur dit Fa-haï d'un ton courroucé, Hân-wen a fait couper ses cheveux, et il a embrassé la vie religieuse; vous n'avez plus besoin de penser à lui.Retournez promptement dans votre caverne, si vous voulez échapper à une mort certaine.»
Lorsque Blanche eut entendu ces menaces, elle vit bien que Fa-haï ne laisserait point partir Hân-wen.Elle se lève avec la petite Bleue, et l'accable d'injures: «Ane tondu, lui dit-elle, puisque tu as la cruauté de séparer l'époux de son épouse, je te jure une haine implacable.» Elle dit et, avec sa bouche, elle lui lance à la figure une perle précieuse.
Fa-haï ouvre aussitôt son vase d'or et y reçoit la balle meurtrière; puis levant son bâton, il se prépare à en frapper Blanche.Heureusement qu'un génie libérateur accourut du haut des airs.Le lecteur demandera sans doute quel était son nom; c'était le génie de l'étoile Koueï-sing.Comme Blanche portait dans son sein un fils qui devait obtenir le titre Tchoang-youân (le premier des docteurs), sa mort eût été un événement affreux.C'est pourquoi le génie de l'étoile Koueï-sing arrêta le bâton du religieux avec la pointe de son pinceau, et sauva la vie à Blanche.
Dès que Blanche eut échappé ainsi à la mort, elle monta sur un nuage avec la petite Bleue, et s'enfuit en toute hâte.Ce que voyant Fa-haï, il comprit la cause secrète à laquelle elle devait sa délivrance.Il ramassa son bâton, étendit sa tunique violette sur la porte du couvent, et resta en sentinelle pour garder la Montagne-d'Or.
Mais revenons à Blanche qui s'était enfuie avec la petite Bleue. «Est-il possible, s'écria-t-elle en grinçant les dents, que ce moine tondu s'obstine à retenir mon époux, et qu'il se soit emparé de ma précieuse ceinture! C'en est fait, je veux suivre l'axiome: «Si vous ne réussissez pas la première fois, ne vous découragez pas la seconde. » Je veux maintenant lui faire une guerre d'extermination. Je vais inonder la Montagne-d'Or, et engloutir sous les eaux tous ces moines tondus dont le couvent est rempli; c'est alors que j'aurai assouvi ma juste fureur. »
La petite Bleue félicite sa maîtresse de ce projet, et la presse de le mettre à exécution.
Soudain Blanche monte sur un nuage avec la petite Bleue.Dès qu'elle s'est élevée au haut des airs, elle prononce des paroles magiques et appelle les rois des dragons qui habitent les quatre mers.Les rois des dragons des quatre mers accourent en un clin d'œil et se prosternent devant elle.«Madame?s'écrient-ils d'une voix soumise, quels ordres suprêmes avez-vous à nous donner?
—Soulevez les flots, leur dit Blanche, et engloutissez la Montagne-d'Or. » Les rois des dragons obéissent. Soudain ils ordonnent à leurs troupes écaillées, à leurs généraux à tête de homard, d'amonceler des nuages et de verser des torrents de pluie. Bientôt tout le pays est couvert d'une vaste inondation; les flots argentés, les vagues blanchissantes montent en bouillonnant et enveloppent la Montagne-d'Or.
Dès que Fa-haï voit l'inondation arriver à grands flots, il prononce des paroles sacrées, déploie sa tunique violette et ordonne à tous les religieux de lancer dans l'eau leurs divins talismans.Au même instant, les eaux se retirent, et descendent du haut de la montagne en torrents écumeux.
Les rois des dragons ne peuvent lutter plus long-temps contre la puissance de Fa-haï.Les flots qui tout à l'heure semblaient inonder le ciel, s'abaissent comme par enchantement, et baignent à peine le pied de la montagne.Qui ne verserait des larmes sur les habitants de la ville de Tchîn-kiang! Les riches et les pauvres, les nobles et les roturiers sont tous engloutis sous les eaux.
A la vue de ces désastres, Blanche est remplie d'effroi.«Petite Bleue, s'écrie-t-elle d'une voix gémissante, vous voyez que les eaux de la mer n'ont pu s'élever au-dessus de la Montagne-d'Or, et que loin de servir ma vengeance, elles ont fait périr les nombreux habitants de la ville de Tchîn-kiang.Je me suis révoltée contre le ciel, j'ai commis un crime impardonnable!Retournons ensemble dans la caverne du Vent-pur et fixons-y quelque temps notre séjour; nous méditerons là sur ce que nous devons faire.
—Vous avez raison, lui répondit la petite Bleue.» Blanche prit congé des rois des dragons et leur adressa ses remercîments.Ceux-ci se mettent à la tête de leurs troupes écaillées et retournent au fond des mers.Blanche arrive avec sa servante sur la montagne de la Ville-bleue; elle descend de son char de nuages et va se retirer dans la grotte du Vent-pur.
Cette fois Blanche a pu soulever les flots sur une étendue de mille lis; bientôt elle sera ensevelie sur la pagode de Louï-pong.
Les religieux de la Montagne-d'Or furent en émoi pendant toute la nuit.Dès que le jour parut, Fa-haï rompit lui-même le charme auquel il avait eu recours; il reprit sa tunique violette, et rentra dans le couvent.
Quand les religieux lui eurent rendu leurs devoirs, Fa-haï parla à Hân-wen.«Monsieur, lui dit-il, votre femme a inondé la ville de Tchîn-kiang, et elle a fait périr, sous les eaux, une multitude innombrable d'êtres vivants.Par cette conduite, elle s'est révoltée contre le ciel, et elle a commis un crime pour lequel il n'est point de pardon.Elle a pris la fuite et s'est retirée dans la grotte du Vent-pur.Vous ne pouvez rester long-temps dans ce couvent; et puisque vous êtes arrivé au terme fixé pour l'expiation de vos fautes, vous pouvez retourner dans votre ville natale.A Hang-tcheou, il y a un de mes disciples qui demeure dans le couvent de Ling-în-ssé; je vais vous donner une lettre de recommandation pour lui. Vous pourrez rester quelque temps dans ce pieux asile où vous goûterez le bonheur que procure le calme de la vie religieuse, et vous échapperez ainsi aux dangers d'un monde corrompu. »
A ces mots, il écrit la lettre destinée à Hân-wen.Celui-ci salue Fa-haï, en se prosternant jusqu'à terre, et le remercie de lui avoir sauvé la vie; puis il prend la lettre et lui fait ses adieux.En descendant de la montagne, Hân-wen aperçoit de loin la ville de Tchîn-kiang, que l'inondation a changée en une affreuse solitude.Il ne peut s'empêcher de songer que la maison de Siu-kien a sans doute été enveloppée dans le même désastre, et cette pensée remplit son âme d'amertume et de douleur.Pendant son voyage, il ne s'arrêtait que pour prendre ses repas, et se reposer la nuit des fatigues du jour.
Laissons Hân-wen continuer sa route, et revenons à Blanche.Depuis qu'elle s'était retirée dans sa grotte, elle ne cessait de penser à Hân-wen, et s'abandonnait tout le jour aux pleurs et aux gémissements.La petite Bleue s'efforçait de la consoler. «Madame, lui dit-elle un jour, il est temps de mettre un terme à votre douleur. J'ai l'intention d'aller sur la Montagne-d'Or pour savoir des nouvelles de votre mari; nous verrons alors ce que nous devons faire. Que pensez-vous de mon projet? »
Blanche fit un mouvement de tête en signe d'assentiment.Soudain la petite Bleue monte sur un nuage enchanté, et arrive à la Montagne-d'Or.Elle se métamorphose, et s'introduit dans le couvent sous la forme d'un papillon.Bientôt elle sut tous les détails relatifs à Hân-wen; ensuite elle retourna promptement à la grotte du Vent-pur, et elle apprit à sa maîtresse que Fa-haï avait engagé Hân-wen à retourner à Hang-tcheou.
A cette nouvelle, Blanche fut remplie de joie.Elle sortit aussitôt avec la petite Bleue de la grotte du Vent-pur, monta sur un char de nuages, et se dirigea vers Hang-tcheou.Du haut des nues, les deux Fées aperçoivent Hân-wen, qui arrivait dans un pays dépendant de Hang-tcheou, et nommé Tié-mou-kiao.Elles descendent de leur char vaporeux, et courent au-devant de lui. «Monsieur, lui dirent-elles, où allez-vous? »
Hân-wen lève les yeux, et dès qu'il les a reconnues, il est frappé de stupeur, et reste comme privé de l'usage de ses sens.
«Monsieur, lui dit Blanche les yeux baignés de larmes, vous avez ajouté foi aux paroles d'un charlatan, et vous m'avez fait l'injure de me prendre pour une fée!Depuis que votre servante est unie avec vous par les liens du mariage, elle a partagé pendant plusieurs années les soins de votre profession, et elle n'a épargné aucunes peines pour faire prospérer l'établissement que vous aviez formé.Et quand même elle serait une fée, vous savez qu'elle ne vous a jamais fait de mal.Je vous en prie, monsieur, réfléchissez mûrement sur ce que vous devez faire.
—J'ai embrassé la vie religieuse, lui répondit Hân-wen; vous n'avez pas besoin de venir encore m'obséder.
—Monsieur, lui dit Blanche avec un sourire amer, il faut que vous ayez perdu la raison!Si vous embrassez la vie religieuse, dites-moi, je vous prie, qui est-ce qui acquittera votre dette envers vos ancêtres, qui est-ce qui leur donnera des descendants de qui ils attendent des sacrifices funèbres? Ce n'est pas tout: l'enfant que je porte dans mon sein est votre chair et votre sang! Si vous êtes devenu étranger aux sentiments qui unissent un époux à son épouse, songez du moins aux devoirs que vous impose l'amour paternel. » Elle dit, et verse un torrent de larmes.
Hân-wen est ému jusqu'au fond du cœur, et reste quelque temps sans pouvoir proférer un mot.Il songe aux marques d'amour que lui a données Blanche pendant plusieurs années, et il ne peut résister plus long-temps à ses pleurs et à ses tendres prières.
«Monsieur, lui dit la petite Bleue en s'approchant de lui, bannissez d'injustes soupçons.Comme ma maîtresse met au-dessus de tout, sa vertu et sa réputation, elle aurait cru se déshonorer en passant dans les bras d'un autre époux.Voyant que vous ne reveniez pas de la Montagne-d'Or, où vous étiez allé vous promener, elle éprouva, ainsi que moi, la plus vive inquiétude, et elle y alla elle-même pour vous chercher. Mais tout à coup, la ville de Tchîn-kiang fut désolée par une vaste inondation. Heureusement que nous nous trouvions ensemble sur la montagne, et nous avons ainsi échappé à une mort certaine. Mais, hélas! notre maison est entièrement ruinée, et nous ne savons maintenant où chercher un asile. Il y a quelques années, lorsque vous étiez exilé à Sou-tcheou, ma maîtresse a envoyé secrètement cent onces d'argent à Ki-kong-fou, votre beau-frère[29]Maintenant, se voyant sans ressources et sans appui, elle se disposait à aller le trouver à Hang-tcheou, lorsqu'elle a eu le bonheur de vous rencontrer ici.J'ose espérer que vous reviendrez à des sentiments de bienveillance, et que vous cesserez d'être insensible aux peines et à l'affection de votre épouse.»
Hân-wen se sent attendrir par ces dernières paroles.«Chère épouse, s'écria-t-il, j'ai été un instant plongé dans l'aveuglement; et pour m'être laissé tromper par les contes ridicules d'un moine imposteur, j'avais ouvert mon cœur à d'injustes soupçons; j'espère que vous daignerez oublier mon crime.
—Monsieur, s'écria Blanche en serrant tendrement sa main, puisque vous revenez à des sentiments de bienveillance, et que vous ne réduisez pas votre servante à gémir jusqu'à ce que l'âge ait blanchi ses cheveux, je reconnais là une preuve de votre excellent cœur; quel pardon pourriez-vous me demander maintenant?»
Hân-wen est transporté de joie.«Chère épouse, lui dit-il, où voulez-vous que nous allions fixer notre séjour?
—Monsieur, lui répondit Blanche, j'ai déposé cent onces d'argent entre les mains de votre beau-frère, allons le trouver ensemble; cet argent nous offrira des ressources pour vivre: plus tard, nous délibérerons sur ce que nous devons faire.
—J'approuve entièrement votre projet, lui répondit Hân-wen. » Et à ces mots, ils se dirigent tous trois vers la ville de Tsien-tang.
Depuis ce départ, il se passa beaucoup d'événements qui méritent d'être racontés.Si, d'un côté, des parents se rapprochent plus intimement par de nouveaux liens, de l'autre, un ennemi implacable sent redoubler sa haine et ses désirs de vengeance.Si vous désirez savoir ce qui arriva ensuite, lisez le chapitre onzième.