Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur

Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur
Author: Maurice Leblanc
Pages: 345,613 Pages
Audio Length: 4 hr 48 min
Languages: fr

Summary

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«Madame,

«Je ne sais comment vous remercier.Car c'est bien vous, n'est-ce pas, qui m'avez envoyé cela?Ce ne peut être que vous.Personne autre ne connaît ma retraite au fond de ce petit village.Si je me trompe, excusez-moi, et retenez du moins l'expression de ma reconnaissance pour vos bontés passées...»

Que voulait-elle dire?Les bontés présentes ou passées de la comtesse envers elle se réduisaient à beaucoup d'injustices.Que signifiaient ces remerciements?

Sommée de s'expliquer, elle répondit qu'elle avait reçu par la poste, en un pli non recommandé ni chargé, deux billets de mille francs.L'enveloppe, qu'elle joignait à sa réponse, était timbrée de Paris et ne portait que son adresse, tracée d'une écriture visiblement déguisée.

D'où provenaient ces deux mille francs?Qui les avait envoyés?La justice s'informa.Mais quelle piste pouvait-on suivre parmi ces ténèbres?

Et le même fait se reproduisit douze mois après.Et une troisième fois; et une quatrième fois; et chaque année pendant six ans, avec cette différence que la cinquième et la sixième année, la somme doubla, ce qui permit à Henriette, tombée subitement malade, de se soigner comme il convenait.

Autre différence: l'administration de la poste ayant saisi une des lettres sous prétexte qu'elle n'était point chargée, les deux dernières lettres furent envoyées selon le règlement, la première datée de Saint-Germain, l'autre de Suresnes.L'expéditeur signa d'abord Anquety, puis Péchard.Les adresses qu'il donna étaient fausses.

Au bout de six ans, Henriette mourut.L'énigme demeura entière.

* * *

Tous ces événements sont connus du public.L'affaire fut de celles qui passionnèrent l'opinion, et c'est un destin étrange que celui de ce collier, qui, après avoir bouleversé la France à la fin du dix-huitième siècle, souleva encore tant d'émotion un siècle plus tard.Mais ce que je vais dire est ignoré de tous, sauf des principaux intéressés et de quelques personnes auxquelles le comte demanda le secret absolu.Comme il est probable qu'un jour ou l'autre elles manqueront à leur promesse, je n'ai, moi, aucun scrupule à déchirer le voile et l'on aura ainsi, en même temps que la clef de l'énigme, l'explication de la lettre publiée par les journaux d'avant-hier matin, lettre extraordinaire qui ajoutait encore, si c'est possible, un peu d'ombre et de mystère aux obscurités de ce drame.

Il y a cinq jours de cela.Au nombre des invités qui déjeunaient chez M.de Dreux-Soubise, se trouvaient ses deux nièces et sa cousine, et, comme hommes, le président d'Essaville, le député Bochas, le chevalier Floriani que le comte avait connu en Sicile, et le général marquis de Rouzières, un vieux camarade de cercle.

Après le repas, ces dames servirent le café, et les messieurs eurent l'autorisation d'une cigarette, à condition de ne point déserter le salon.On causa.L'une des jeunes filles s'amusa à faire les cartes et à dire la bonne aventure.Puis on en vint à parler de crimes célèbres.Et c'est à ce propos que M.de Rouzières, qui ne manquait jamais l'occasion de taquiner le comte, rappela l'aventure du collier, sujet de conversation que M.de Dreux avait en horreur.

Aussitôt chacun donna son avis.Chacun recommença l'instruction à sa manière.Et, bien entendu, toutes les hypothèses se contredisaient, toutes également inadmissibles.

—Et vous, Monsieur, demanda la comtesse au chevalier Floriani, quelle est votre opinion?

—Oh!moi, je n'ai pas d'opinion, Madame.

On se récria.Précisément le chevalier venait de raconter très brillamment diverses aventures auxquelles il avait été mêlé avec son père, magistrat à Palerme, et où s'étaient affirmés son jugement et son goût pour ces questions.

—J'avoue, dit-il, qu'il m'est arrivé de réussir alors que de plus habiles avaient renoncé.Mais de là à me considérer comme un Sherlock Holmes...Et puis, c'est à peine si je sais de quoi il s'agit.

On se tourna vers le maître de la maison.À contre-cœur, il dut résumer les faits.Le chevalier écouta, réfléchit, posa quelques interrogations, et murmura:

—C'est drôle...à première vue il ne me semble pas que la chose soit si difficile à deviner.

Le comte haussa les épaules.Mais les autres personnes s'empressèrent autour du chevalier, et il reprit d'un ton un peu dogmatique:

—En général, pour remonter à l'auteur d'un crime ou d'un vol, il faut déterminer comment ce crime ou ce vol ont été commis, ou du moins ont pu être commis.Dans le cas actuel, rien de plus simple selon moi, car nous nous trouvons en face, non pas de plusieurs hypothèses, mais d'une certitude, d'une certitude unique, rigoureuse, et qui s'énonce ainsi: l'individu ne pouvait entrer que par la porte de la chambre ou par la fenêtre du cabinet.Or, on n'ouvre pas, de l'extérieur, une porte verrouillée.Donc il est entré par la fenêtre.

—Elle était fermée et on l'a retrouvée fermée, déclara nettement M.de Dreux.

—Pour cela, continua Floriani sans relever l'interruption, il n'a eu besoin que d'établir un pont, planche ou échelle, entre le balcon de la cuisine et le rebord de la fenêtre, et dès que l'écrin...

—Mais je vous répète que la fenêtre était fermée!s'écria le comte avec impatience.

Cette fois Floriani dut répondre.Il le fit avec la plus grande tranquillité, en homme qu'une objection aussi insignifiante ne trouble point.

—Je veux croire qu'elle l'était, mais n'y a-t-il pas un vasistas?

—Comment le savez-vous?

—D'abord c'est presque une règle dans les hôtels de cette époque.Et ensuite il faut bien qu'il en soit ainsi, puisque, autrement, le vol est inexplicable.

—En effet, il y en a un, mais il était clos, comme la fenêtre.On n'y a même pas fait attention.

—C'est un tort.Car si on y avait fait attention, on aurait vu évidemment qu'il avait été ouvert.

—Et comment?

—Je suppose que, pareil à tous les autres, il s'ouvre au moyen d'un fil de fer tressé, muni d'un anneau à son extrémité inférieure?

—Oui.

—Et cet anneau pendait entre la croisée et le bahut?

—Oui, mais je ne comprends pas...

—Voici.Par une fente pratiquée dans le carreau, on a pu, à l'aide d'un instrument quelconque, mettons une baguette de fer pourvue d'un crochet, agripper l'anneau, peser et ouvrir.

Le comte ricana:

—Parfait!parfait!vous arrangez tout cela avec une aisance!seulement vous oubliez une chose, cher Monsieur, c'est qu'il n'y a pas eu de fente pratiquée dans le carreau.

—Il y a eu une fente.

—Allons donc!on l'aurait vue.

—Pour voir il faut regarder, et l'on n'a pas regardé.La fente existe, il est matériellement impossible qu'elle n'existe pas, le long du carreau, contre le mastic...dans le sens vertical, bien entendu...

Le comte se leva.Il paraissait très surexcité.Il arpenta deux ou trois fois le salon d'un pas nerveux, et, s'approchant de Floriani:

—Rien n'a changé là-haut depuis ce jour...personne n'a mis les pieds dans ce cabinet.

—En ce cas, Monsieur, il vous est loisible de vous assurer que mon explication concorde avec la réalité.

—Elle ne concorde avec aucun des faits que la justice a constatés.Vous n'avez rien vu, vous ne savez rien, et vous allez à l'encontre de tout ce que nous avons vu et de tout ce que nous savons.

Floriani ne sembla point remarquer l'irritation du comte, et il dit en souriant:

—Mon Dieu, Monsieur, je tâche de voir clair, voilà tout.Si je me trompe, prouvez-moi mon erreur.

—Sans plus tarder...J'avoue qu'à la longue votre assurance...

M.de Dreux mâchonna encore quelques paroles, puis, soudain, se dirigea vers la porte et sortit.

Pas un mot ne fut prononcé.On attendait anxieusement, comme si, vraiment, une parcelle de la vérité allait apparaître.Et le silence avait une gravité extrême.

Enfin, le comte apparut dans l'embrasure de la porte.Il était pâle et singulièrement agité.Il dit à ses amis d'une voix tremblante:

—Je vous demande pardon...les révélations de Monsieur sont si imprévues...je n'aurais jamais pensé...

Sa femme l'interrogea avidement:

—Parle...je t'en supplie...qu'y a-t-il?

Il balbutia:

—La fente existe...à l'endroit même indiqué...le long du carreau...

Il saisit brusquement le bras du chevalier et lui dit d'un ton impérieux:

—Et maintenant, Monsieur, poursuivez...je reconnais que vous avez raison jusqu'ici, mais maintenant...Ce n'est pas fini...répondez...que s'est-il passé selon vous?

Floriani se dégagea doucement et après un instant prononça:

—Eh bien, selon moi, voilà ce qui s'est passé.L'individu, sachant que Mme de Dreux allait au bal avec le collier, a jeté sa passerelle pendant votre absence. Au travers de la fenêtre il vous a surveillé et vous a vu cacher le bijou. Dès que vous êtes parti, il a coupé la vitre et a tiré l'anneau.

—Soit, mais la distance est trop grande pour qu'il ait pu, par le vasistas, atteindre la poignée de la fenêtre.

—S'il n'a pu l'ouvrir, c'est qu'il est entré par le vasistas lui-même.

—Impossible; il n'y a pas d'homme assez mince pour s'introduire par là.

—Alors ce n'est pas un homme.

—Comment!

—Certes.Si le passage est trop étroit pour un homme, il faut bien que ce soit un enfant.

—Un enfant!

—Ne m'avez-vous pas dit que votre amie Henriette avait un fils!

—En effet...un fils qui s'appelait Raoul.

—Il est infiniment probable que c'est ce Raoul qui a commis le vol.

—Quelle preuve en avez-vous?

—Quelle preuve!...il n'en manque pas de preuves...Ainsi par exemple...

Il se tut et réfléchit quelques secondes.Puis il reprit:

—Ainsi, par exemple, cette passerelle, il n'est pas à croire que l'enfant l'ait apportée du dehors et remportée sans que l'on s'en soit aperçu.Il a dû employer ce qui était à sa disposition.Dans le réduit où Henriette faisait sa cuisine, il y avait, n'est-ce pas, des tablettes accrochées au mur où l'on posait les casseroles?

—Deux tablettes, autant que je m'en souvienne.

—Il faudrait s'assurer si ces planches sont réellement fixées aux tasseaux de bois qui les supportent.Dans le cas contraire nous serions autorisés à penser que l'enfant les a déclouées, puis attachées l'une à l'autre.Peut-être aussi, puisqu'il y avait un fourneau, trouverait-on le crochet à fourneau dont il a dû se servir pour ouvrir le vasistas.

Sans mot dire le comte sortit, et cette fois les assistants ne ressentirent même point la petite anxiété de l'inconnu qu'ils avaient éprouvée la première fois.Ils savaient, ils savaient de façon absolue, que les prévisions de Floriani étaient justes.Il émanait de cet homme une impression de certitude si rigoureuse qu'on l'écoutait non point comme s'il déduisait des faits les uns des autres, mais comme s'il racontait des événements dont il était facile de vérifier au fur et à mesure l'authenticité.

Et personne ne s'étonna lorsqu'à son retour le comte déclara:

—C'est bien l'enfant, c'est bien lui, tout l'atteste.

—Vous avez vu les planches...le crochet?

—J'ai vu...les planches ont été déclouées...le crochet est encore là.

Mais Mme de Dreux-Soubise s'écria:

—C'est lui...Vous voulez dire plutôt que c'est sa mère.Henriette est la seule coupable.Elle aura obligé son fils...

—Non, affirma le chevalier, la mère n'y est pour rien.

—Allons donc!ils habitaient la même chambre, l'enfant n'aurait pu agir à l'insu d'Henriette.

—Ils habitaient la même chambre, mais tout s'est passé dans la pièce voisine, la nuit, tandis que la mère dormait.

—Et le collier?fit le comte, on l'aurait trouvé dans les affaires de l'enfant.

—Pardon!il sortait, lui.Le matin même où vous l'avez surpris devant sa table de travail, il venait de l'école, et peut-être la justice, au lieu d'épuiser ses ressources contre la mère innocente, aurait-elle été mieux inspirée en perquisitionnant là-bas, dans le pupitre de l'enfant, parmi ses livres de classe.

—Soit, mais ces deux mille francs qu'Henriette recevait chaque année, n'est-ce pas le meilleur signe de sa complicité?

—Complice, vous eût-elle remerciés de cet argent?Et puis, ne la surveillait-on pas?Tandis que l'enfant est libre, lui, il a toute facilité pour courir jusqu'à la ville voisine, pour s'aboucher avec un revendeur quelconque et lui céder à vil prix un diamant, deux diamants, selon le cas...sous la seule condition que l'envoi d'argent sera effectué de Paris, moyennant quoi on recommencera l'année suivante.

Un malaise indéfinissable oppressait les Dreux-Soubise et leurs invités.Vraiment il y avait dans le ton, dans l'attitude de Floriani, autre chose que cette certitude qui, dès le début, avait si fort agacé le comte.Il y avait comme de l'ironie, et une ironie qui semblait plutôt hostile que sympathique et amicale ainsi qu'il eût convenu.

Le comte affecta de rire.

—Tout cela est d'un ingénieux qui me ravit, mes compliments.Quelle imagination brillante!

—Mais non, mais non, s'écria Floriani avec plus de gravité, je n'imagine pas, j'évoque des circonstances qui furent inévitablement telles que je les montre.

—Qu'en savez-vous?

—Ce que vous-même m'en avez dit.Je me représente la vie de la mère et de l'enfant, là-bas, au fond de la province, la mère qui tombe malade, les ruses et les inventions du petit pour vendre les pierreries et sauver sa mère ou tout au moins adoucir ses derniers moments.Le mal l'emporte.Elle meurt.Des années passent.L'enfant grandit, devient un homme.Et alors—et pour cette fois, je veux bien admettre que mon imagination se donne libre cours—supposons que cet homme éprouve le besoin de revenir dans les lieux où il a vécu son enfance, qu'il les revoie, qu'il retrouve ceux qui ont soupçonné, accusé sa mère...pensez-vous à l'intérêt poignant d'une telle entrevue dans la vieille maison où se sont déroulées les péripéties du drame?

Ses paroles retentirent quelques secondes dans le silence inquiet, et sur le visage de M.et Mme de Dreux, se lisait un effort éperdu pour comprendre, en même temps que la peur, que l'angoisse de comprendre. Le comte murmura:

—Qui êtes-vous donc, Monsieur?

—Moi?mais le chevalier Floriani que vous avez rencontré à Palerme, et que vous avez été assez bon de convier chez vous déjà plusieurs fois.

—Alors que signifie cette histoire?

—Oh!mais rien du tout!C'est un simple jeu de ma part.J'essaie de me figurer la joie que le fils d'Henriette, s'il existe encore, aurait à vous dire qu'il fut le seul coupable, et qu'il le fut parce que sa mère était malheureuse, sur le point de perdre la place de...domestique dont elle vivait, et parce que l'enfant souffrait de voir sa mère malheureuse.

Il s'exprimait avec une émotion contenue, à demi levé et penché vers la comtesse.Aucun doute ne pouvait subsister.Le chevalier Floriani n'était autre que le fils d'Henriette.Tout, dans son attitude, dans ses paroles, le proclamait.D'ailleurs n'était-ce point son intention évidente, sa volonté même d'être reconnu comme tel?

Le comte hésita.Quelle conduite allait-il tenir envers l'audacieux personnage?Sonner?Provoquer un scandale?Démasquer celui qui l'avait dépouillé jadis?Mais il y avait si longtemps!Et qui voudrait admettre cette histoire absurde d'enfant coupable?Non, il valait mieux accepter la situation, en affectant de n'en point saisir le véritable sens.Et le comte, s'approchant de Floriani, s'écria avec enjouement:

—Très amusant, très curieux, votre roman.Je vous jure qu'il me passionne.Mais, suivant vous, qu'est-il devenu ce bon jeune homme, ce modèle des fils?J'espère qu'il ne s'est pas arrêté en si beau chemin.

—Oh!certes, non.

—N'est-ce pas!Après un tel début!Prendre le Collier de la Reine à six ans, le célèbre collier que convoitait Marie-Antoinette!

—Et le prendre, observa Floriani, se prêtant au jeu du comte, le prendre sans qu'il lui en coûte le moindre désagrément, sans que personne ait l'idée d'examiner l'état des carreaux ou s'avise que le rebord de la fenêtre est trop propre, ce rebord qu'il avait essuyé pour effacer les traces de son passage sur l'épaisse poussière...Avouez qu'il y avait de quoi tourner la tête d'un gamin de son âge.C'est donc si facile?Il n'y a donc qu'à vouloir et à tendre la main?...Ma foi, il voulut...

—Et il tendit la main.

—Les deux mains, reprit le chevalier en riant.

Il y eut un frisson.Quel mystère cachait la vie de ce soi-disant Floriani?Combien extraordinaire devait être l'existence de cet aventurier, voleur génial à six ans, et qui, aujourd'hui, par un raffinement de dilettante en quête d'émotion, ou tout au plus pour satisfaire un sentiment de rancune, venait braver sa victime chez elle, audacieusement, follement, et cependant avec toute la correction d'un galant homme en visite!

Il se leva et s'approcha de la comtesse pour prendre congé.Elle réprima un mouvement de recul.Il sourit.

—Oh!Madame, vous avez peur!aurais-je donc poussé trop loin ma petite comédie de sorcier de salon!

Elle se domina et répondit avec la même désinvolture un peu railleuse:

—Nullement, Monsieur.La légende de ce bon fils m'a au contraire fort intéressée, et je suis heureuse que mon collier ait été l'occasion d'une destinée aussi brillante.Mais ne croyez-vous pas que le fils de cette...femme, de cette Henriette, obéissait surtout à sa vocation?

Il tressaillit, sentant la pointe, et répliqua:

—J'en suis persuadé, et il fallait même que cette vocation fût sérieuse pour que l'enfant ne se rebutât point.

—Et comment cela?

—Mais oui, vous le savez, la plupart des pierres étaient fausses.Il n'y avait de vrais que les quelques diamants rachetés au bijoutier anglais, les autres ayant été vendus un à un selon les dures nécessités de la vie.

—C'était toujours le Collier de la Reine, Monsieur, dit la comtesse avec hauteur, et voilà, me semble-t-il, ce que le fils d'Henriette ne pouvait comprendre.

—Il a dû comprendre, Madame, que, faux ou vrai, le collier était avant tout un objet de parade, une enseigne.

M.de Dreux fit un geste.Sa femme aussitôt le prévint.

—Monsieur, dit-elle, si l'homme auquel vous faites allusion a la moindre pudeur...

Elle s'interrompit, intimidée par le calme regard de Floriani.

Il répéta:

—Si cet homme a la moindre pudeur...

Elle sentit qu'elle ne gagnerait rien à lui parler de la sorte, et malgré elle, malgré sa colère et son indignation, toute frémissante d'orgueil humilié, elle lui dit presque poliment:

—Monsieur, la légende veut que Rétaux de Villette, quand il eut le Collier de la Reine entre les mains et qu'il en eut fait sauter tous les diamants avec Jeanne de Valois, n'ait point osé toucher à la monture.Il comprit que les diamants n'étaient que l'ornement, que l'accessoire, mais que la monture était l'œuvre essentielle, la création même de l'artiste, et il la respecta.Pensez-vous que cet homme ait compris également?

—Je ne doute pas que la monture existe.L'enfant l'a respectée.

—Eh bien, Monsieur, s'il vous arrive de le rencontrer, vous lui direz qu'il garde injustement une de ces reliques qui sont la propriété et la gloire de certaines familles, et qu'il a pu en arracher les pierres sans que le Collier de la Reine cessât d'appartenir à la maison de Dreux-Soubise.Il nous appartient comme notre nom, comme notre honneur.

Le chevalier répondit simplement:

—Je le lui dirai, Madame.

Il s'inclina devant elle, salua le comte, salua les uns après les autres tous les assistants et sortit.

* * *

Quatre jours après, Mme de Dreux trouvait sur la table de sa chambre un écrin de cuir rouge aux armes du Cardinal. Elle ouvrit. C'était le Collier en esclavage de la Reine.

Mais comme toutes choses doivent, dans la vie d'un homme soucieux d'unité et de logique, concourir au même but—et qu'un peu de réclame n'est jamais nuisible—le lendemain l'Écho de France publiait ces lignes sensationnelles:

«Le Collier de la Reine, le célèbre bijou historique dérobé autrefois à la famille de Dreux-Soubise, a été retrouvé par Arsène Lupin.Arsène Lupin s'est empressé de le rendre à ses légitimes propriétaires.On ne peut qu'applaudir à cette attention délicate et chevaleresque.»

LE SEPT DE CŒUR

Une question se pose, et elle me fut souvent posée:

—Comment ai-je connu Arsène Lupin?

Personne ne doute que je le connaisse.Les détails que j'accumule sur cet homme déconcertant, les faits irréfutables que j'expose, les preuves nouvelles que j'apporte, l'interprétation que je donne de certains actes dont on n'avait vu que les manifestations extérieures sans en pénétrer les raisons secrètes ni le mécanisme invisible, tout cela prouve bien, sinon une intimité, que l'existence même de Lupin rendrait impossible, du moins des relations amicales et des confidences suivies.

Mais comment l'ai-je connu?D'où me vient la faveur d'être son historiographe?Pourquoi moi et pas un autre?

La réponse est facile: le hasard seul a présidé à un choix où mon mérite n'entre pour rien.C'est le hasard qui m'a mis sur sa route.C'est par hasard que j'ai été mêlé à l'une de ses plus étranges et de ses plus mystérieuses aventures, par hasard enfin que je fus acteur dans un drame dont il fut le merveilleux metteur en scène, drame obscur et complexe, hérissé de telles péripéties que j'éprouve un certain embarras au moment d'en entreprendre le récit.

Le premier acte se passe au cours de cette fameuse nuit du 22 au 23 juin dont on a tant parlé.Et, pour ma part, disons-le tout de suite, j'attribue la conduite assez anormale que je tins en l'occasion, à l'état d'esprit très spécial où je me trouvais en rentrant chez moi.Nous avions dîné entre amis au restaurant de la Cascade, et, toute la soirée, tandis que nous fumions et que l'orchestre de tziganes jouait des valses mélancoliques, nous n'avions parlé que de crimes et de vols, d'intrigues effrayantes et ténébreuses.C'est toujours là une mauvaise préparation au sommeil.

Les Saint-Martin s'en allèrent en automobile.Jean Daspry,—ce charmant et insouciant Daspry qui devait, six mois après, se faire tuer de façon si tragique sur la frontière du Maroc,—Jean Daspry et moi nous revînmes à pied par la nuit obscure et chaude.Quand nous fûmes arrivés devant le petit hôtel que j'habitais depuis un an à Neuilly, sur le boulevard Maillot, il me dit:

—Vous n'avez jamais peur?

—Quelle idée!

—Dame, ce pavillon est tellement isolé!pas de voisins...des terrains vagues...Vrai, je ne suis pas poltron, et cependant...

—Eh bien, vous êtes gai, vous!

—Oh!je dis cela comme je dirais autre chose.Les Saint-Martin m'ont impressionné avec leurs histoires de brigands.

M'ayant serré la main il s'éloigna.Je pris ma clef et j'ouvris.

—Allons!bon, murmurai-je, Antoine a oublié de m'allumer une bougie.

Et soudain je me rappelai: Antoine était absent, je lui avais donné congé.

Tout de suite l'ombre et le silence me furent désagréables.Je montai jusqu'à ma chambre à tâtons, le plus vite possible, et, aussitôt, contrairement à mon habitude, je tournai la clef et poussai le verrou.

La flamme de la bougie me rendit mon sang-froid.Pourtant j'eus soin de tirer mon revolver de sa gaine, un gros revolver à longue portée, et je le posai à côté de mon lit.Cette précaution acheva de me rassurer.Je me couchai et, comme à l'ordinaire, pour m'endormir, je pris sur la table de nuit le livre qui m'y attendait chaque soir.

Je fus très étonné.À la place du coupe-papier dont je l'avais marqué la veille, se trouvait une enveloppe, cachetée de cinq cachets de cire rouge.Je la saisis vivement.Elle portait comme adresse mon nom et mon prénom, accompagnés de cette mention: «Urgente».

Une lettre!une lettre à mon nom!qui pouvait l'avoir mise à cet endroit?Un peu nerveux, je déchirai l'enveloppe, et je lus:

«À partir du moment où vous aurez ouvert cette lettre, quoi qu'il arrive, quoi que vous entendiez, ne bougez plus, ne faites pas un geste, ne jetez pas un cri.Sinon, vous êtes perdu.»

Moi non plus je ne suis pas un poltron, et, tout aussi bien qu'un autre, je sais me tenir en face du danger réel, ou sourire des périls chimériques dont s'effare notre imagination.Mais, je le répète, j'étais dans une situation d'esprit anormale, plus facilement impressionnable, les nerfs à fleur de peau.Et d'ailleurs, n'y avait-il pas dans tout cela quelque chose de troublant et d'inexplicable qui eût ébranlé l'âme du plus intrépide?

Mes doigts serraient fiévreusement la feuille de papier, et mes yeux relisaient sans cesse les phrases menaçantes...«Ne faites pas un geste...ne jetez pas un cri...sinon, vous êtes perdu...» Allons donc!pensai-je, c'est quelque plaisanterie, une farce imbécile.

Je fus sur le point de rire, même je voulus rire à haute voix.Qui m'en empêcha?Quelle crainte indécise me comprima la gorge?

Du moins je soufflerais la bougie.Non, je ne pus la souffler.«Pas un geste, ou vous êtes perdu», était-il écrit.

Mais pourquoi lutter contre ces sortes d'autosuggestions plus impérieuses souvent que les faits les plus précis?Il n'y avait qu'à fermer les yeux.Je fermai les yeux.

Au même moment, un bruit léger passa dans le silence, puis des craquements.Et cela provenait, me sembla-t-il, d'une grande salle voisine où j'avais installé mon cabinet de travail et dont je n'étais séparé que par l'antichambre.

L'approche d'un danger réel me surexcita, et j'eus la sensation que j'allais me lever, saisir mon revolver et me précipiter dans cette salle.Je ne me levai point: en face de moi, un des rideaux de la fenêtre de gauche avait remué.

Le doute n'était pas possible: il avait remué.Il remuait encore!Et je vis—oh!je vis cela distinctement—qu'il y avait entre les rideaux et la fenêtre, dans cet espace trop étroit, une forme humaine dont l'épaisseur empêchait l'étoffe de tomber droit.

Et l'être aussi me voyait, il était certain qu'il me voyait à travers les mailles très larges de l'étoffe.Alors je compris tout.Tandis que les autres emportaient leur butin, sa mission à lui consistait à me tenir en respect.Me lever?Saisir un revolver?Impossible...il était là!au moindre geste, au moindre cri, j'étais perdu.

Un coup violent secoua la maison, suivi de petits coups groupés par deux ou trois, comme ceux d'un marteau qui frappe sur des pointes et qui rebondit.Ou du moins voilà ce que j'imaginais, dans la confusion de mon cerveau.Et d'autres bruits s'entrecroisèrent, un véritable vacarme qui prouvait que l'on ne se gênait point, et que l'on agissait en toute sécurité.

On avait raison: je ne bougeai pas.Fut-ce lâcheté?Non, anéantissement plutôt, impuissance totale à mouvoir un seul de mes membres.Sagesse également, car enfin pourquoi lutter?Derrière cet homme, il y en avait dix autres qui viendraient à son appel.Allais-je risquer ma vie pour sauver quelques tapisseries et quelques bibelots?

Et toute la nuit ce supplice dura. Supplice intolérable, angoisse terrible! Le bruit s'était interrompu, mais je ne cessais d'attendre qu'il recommençât. Et l'homme! l'homme qui me surveillait, l'arme à la main! Mon regard effrayé ne le quittait pas. Et mon cœur battait! et de la sueur ruisselait de mon front et de tout mon corps!

Et tout à coup un bien-être inexprimable m'envahit: une voiture de laitier dont je connaissais bien le roulement, passa sur le boulevard, et j'eus en même temps l'impression que l'aube se glissait entre les persiennes closes et qu'un peu de jour dehors se mêlait à l'ombre.

Et le jour pénétra dans la chambre.Et d'autres voitures passèrent.Et tous les fantômes de la nuit s'évanouirent.

Alors je sortis un bras du lit, lentement, sournoisement.En face rien ne remua.Je marquai des yeux le pli du rideau, l'endroit précis où il fallait viser, je fis le compte exact des mouvements que je devais exécuter, et, rapidement, j'empoignai mon revolver et je tirai.

Je sautai hors du lit avec un cri de délivrance, et je bondis sur le rideau.L'étoffe était percée, la vitre était percée.Quant à l'homme, je n'avais pu l'atteindre...pour cette bonne raison qu'il n'y avait personne.

Personne!Ainsi, toute la nuit, j'avais été hypnotisé par un pli de rideau!Et pendant ce temps, des malfaiteurs...Rageusement, d'un élan que rien n'eût arrêté, je tournai la clef dans la serrure, j'ouvris ma porte, je traversai l'antichambre, j'ouvris une autre porte, et je me ruai dans la salle.

Mais une stupeur me cloua sur le seuil, haletant, abasourdi, plus étonné encore que je ne l'avais été de l'absence de l'homme: rien n'avait disparu.Toutes les choses que je supposais enlevées, meubles, tableaux, vieux velours et vieilles soies, toutes ces choses étaient à leur place!

Spectacle incompréhensible!Je n'en croyais pas mes yeux!Pourtant ce vacarme, ces bruits de déménagement...Je fis le tour de la pièce, j'inspectai les murs, je dressai l'inventaire de tous ces objets que je connaissais si bien.Rien ne manquait!Et ce qui me déconcertait le plus, c'est que rien non plus ne révélait le passage des malfaiteurs, aucun indice, pas une chaise dérangée, pas une trace de pas.

—Voyons, voyons, me disais-je en me prenant la tête à deux mains, je ne suis pourtant pas un fou!J'ai bien entendu!...

Pouce par pouce, avec les procédés d'investigation les plus minutieux, j'examinai la salle.Ce fut en vain.Ou plutôt...mais pouvais-je considérer cela comme une découverte?Sous un petit tapis persan, jeté sur le parquet, je ramassai une carte, une carte à jouer.C'était un sept de cœur, pareil à tous les sept de cœur des jeux de cartes français, mais qui retint mon attention par un détail assez curieux.La pointe extrême de chacune des sept marques rouges en forme de cœur, était percée d'un trou, le trou rond et régulier qu'eût pratiqué l'extrémité d'un poinçon.

Voilà tout.Une carte et une lettre trouvée dans un livre.En dehors de cela, rien.Était-ce assez pour affirmer que je n'avais pas été le jouet d'un rêve?

* * *

Toute la journée, je poursuivis mes recherches dans le salon.C'était une grande pièce en disproportion avec l'exiguïté de l'hôtel, et dont l'ornementation attestait le goût bizarre de celui qui l'avait conçue.Le parquet était fait d'une mosaïque de petites pierres multicolores, formant de larges dessins symétriques.La même mosaïque recouvrait les murs, disposée en panneaux, allégories pompéiennes, compositions bizantines, fresque du moyen âge.Un Bacchus enfourchait un tonneau.Un empereur couronné d'or, à barbe fleurie, tenait un glaive dans sa main droite.

Tout en haut, un peu à la façon d'un atelier, se découpait l'unique et vaste fenêtre.Cette fenêtre étant toujours ouverte la nuit, il était probable que les hommes avaient passé par là, à l'aide d'une échelle.Mais, ici encore, aucune certitude.Les montants de l'échelle eussent dû laisser des traces sur le sol battu de la cour: il n'y en avait point.L'herbe du terrain vague qui entourait l'hôtel aurait dû être fraîchement foulée: elle ne l'était pas.

J'avoue que je n'eus point l'idée de m'adresser à la police, tellement les faits qu'il m'eût fallu exposer étaient inconsistants et absurdes. On se fût moqué de moi. Mais, le surlendemain, c'était mon jour de chronique au Gil Blas, où j'écrivais alors.Obsédé par mon aventure, je la racontai tout au long.

L'article ne passa pas inaperçu, mais je vis bien qu'on ne le prenait guère au sérieux, et qu'on le considérait plutôt comme une fantaisie que comme une histoire réelle.Les Saint-Martin me raillèrent.Daspry, cependant, qui ne manquait pas d'une certaine compétence en ces matières, vint me voir, se fit expliquer l'affaire et l'étudia...sans plus de succès d'ailleurs.

Or, un des matins suivants, le timbre de la grille résonna, et Antoine vint m'avertir qu'un monsieur désirait me parler.Il n'avait pas voulu donner son nom.Je le priai de monter.

C'était un homme d'une quarantaine d'années, très brun, de visage énergique, et dont les habits propres, mais usés, annonçaient un souci d'élégance qui contrastait avec ses façons plutôt vulgaires.

Sans préambule, il me dit—d'une voix éraillée, avec des accents qui me confirmèrent la situation sociale de l'individu:

—Monsieur, en voyage, dans un café, le Gil Blas m'est tombé sous les yeux. J'ai lu votre article. Il m'a intéressé... beaucoup.

—Je vous remercie.

—Et je suis revenu.

—Ah!

—Oui, pour vous parler.Tous les faits que vous avez racontés sont-ils exacts?

—Absolument exacts.

—Il n'en est pas un seul qui soit de votre invention?

—Pas un seul.

—En ce cas j'aurais peut-être des renseignements à vous fournir.

—Je vous écoute.

—Non.

—Comment, non?

—Avant de parler, il faut que je vérifie s'ils sont justes.

—Et pour les vérifier?

—Il faut que je reste seul dans cette pièce.

Je le regardai avec surprise.

—Je ne vois pas très bien...

—C'est une idée que j'ai eue en lisant votre article.Certains détails établissent une coïncidence vraiment extraordinaire avec une autre aventure que le hasard m'a révélée.Si je me suis trompé, il est préférable que je garde le silence.Et l'unique moyen de le savoir, c'est que je reste seul...

Qu'y avait-il sous cette proposition?Plus tard je me suis rappelé qu'en la formulant l'homme avait un air inquiet, une expression de physionomie anxieuse.Mais, sur le moment, bien qu'un peu étonné, je ne trouvai rien de particulièrement anormal à sa demande.Et puis une telle curiosité me stimulait!

Je répondis:

—Soit.Combien vous faut-il de temps?

—Oh!trois minutes, pas davantage.D'ici trois minutes, je vous rejoindrai.

Je sortis de la pièce.En bas, je tirai ma montre.Une minute s'écoula.Deux minutes...Pourquoi donc me sentais-je oppressé?Pourquoi ces instants me paraissaient-ils plus solennels que d'autres?

Deux minutes et demie...Deux minutes trois quarts...Et soudain un coup de feu retentit.

En quelques enjambées j'escaladai les marches et j'entrai.Un cri d'horreur m'échappa.

Au milieu de la salle l'homme gisait, immobile, couché sur le côté gauche.Du sang coulait de son crâne, mêlé à des débris de cervelle.Près de son poing, un revolver, tout fumant.

Une convulsion l'agita, et ce fut tout.

Mais plus encore que ce spectacle effroyable, quelque chose me frappa, quelque chose qui fit que je n'appelai pas au secours tout de suite, et que je ne me jetai point à genoux pour voir si l'homme respirait.À deux pas de lui, par terre, il y avait un sept de cœur!

Je le ramassai.Les sept extrémités des sept marques rouges étaient percées d'un trou...

* * *

Une demi-heure après, le commissaire de police de Neuilly arrivait, puis le médecin légiste, puis le chef de la Sûreté, M.Dudouis.Je m'étais bien gardé de toucher au cadavre.Rien ne put fausser les premières constatations.

Elles furent brèves, d'autant plus brèves que tout d'abord on ne découvrit rien, ou peu de chose.Dans les poches du mort aucun papier, sur ses vêtements aucun nom, sur son linge aucune initiale.Somme toute, pas un indice capable d'établir son identité.Et dans la salle le même ordre qu'auparavant.Les meubles n'avaient pas été dérangés, et les objets avaient gardé leur ancienne position.Pourtant cet homme n'était pas venu chez moi dans l'unique intention de se tuer, et parce qu'il jugeait que mon domicile convenait mieux que tout autre à son suicide!Il fallait qu'un motif l'eût déterminé à cet acte de désespoir, et que ce motif lui-même résultât d'un fait nouveau, constaté par lui au cours des trois minutes qu'il avait passées seul.

Quel fait?Qu'avait-il vu?Qu'avait-il surpris?Quel secret épouvantable avait-il pénétré?Aucune supposition n'était permise.

Mais, au dernier moment, un incident se produisit qui nous parut d'un intérêt considérable.Comme deux agents se baissaient pour soulever le cadavre et l'emporter sur un brancard, ils s'aperçurent que la main gauche, fermée jusqu'alors et crispée, s'était détendue, et qu'une carte de visite, toute froissée, s'en échappait.

Cette carte portait: Georges Andermatt, rue de Berry, 37.

Qu'est-ce que cela signifiait?Georges Andermatt était un gros banquier de Paris, fondateur et président de ce Comptoir des métaux qui a donné une telle impulsion aux industries métallurgiques de France.Il menait grand train, possédant mail-coach, automobiles, écurie de course.Ses réunions étaient très suivies et l'on citait Mme Andermatt pour sa grâce et pour sa beauté.

—Serait-ce le nom du mort?murmurai-je.

Le chef de la Sûreté se pencha.

—Ce n'est pas lui.M.Andermatt est un homme pâle et un peu grisonnant.

—Mais alors pourquoi cette carte?

—Vous avez le téléphone, Monsieur?

—Oui, dans le vestibule.Si vous voulez bien m'accompagner.

Il chercha dans l'annuaire et demanda le 415.21.

—M.Andermatt est-il chez lui?—Veuillez lui dire que M.Dudouis le prie de venir en toute hâte au 102 du boulevard Maillot.C'est urgent.

Vingt minutes plus tard, M.Andermatt descendait de son automobile.On lui exposa les raisons qui nécessitaient son intervention, puis on le mena devant le cadavre.

Il eut une seconde d'émotion qui contracta son visage, et prononça à voix basse, comme s'il parlait malgré lui:

—Étienne Varin.

—Vous le connaissiez?

—Non...ou du moins oui...mais de vue seulement.Son frère...

—Il a un frère?

—Oui, Alfred Varin...Son frère est venu autrefois me solliciter...je ne sais plus à quel propos...

—Où demeure-t-il?

—Les deux frères demeuraient ensemble...rue de Provence, je crois.

—Et vous ne soupçonnez pas la raison pour laquelle celui-ci s'est tué?

—Nullement.

—Cependant cette carte qu'il tenait dans sa main?...Votre carte avec votre adresse!

—Je n'y comprends rien.Ce n'est là évidemment qu'un hasard que l'instruction nous expliquera.

Un hasard en tout cas bien curieux, pensai-je et je sentis que nous éprouvions tous la même impression.

Cette impression, je la retrouvai dans les journaux du lendemain, et chez tous ceux de mes amis avec qui je m'entretins de l'aventure.Au milieu des mystères qui la compliquaient, après la double découverte, si déconcertante, de ce sept de cœur sept fois percé, après les deux événements aussi énigmatiques l'un que l'autre dont ma demeure avait été le théâtre, cette carte de visite semblait enfin promettre un peu de lumière.Par elle on arriverait à la vérité.

Mais, contrairement aux prévisions, M.Andermatt ne fournit aucune indication.

—J'ai dit ce que je savais, répétait-il.Que veut-on de plus?Je suis le premier stupéfait que cette carte ait été trouvée là, et j'attends comme tout le monde que ce point soit éclairci.

Il ne le fut pas.L'enquête établit que les frères Varin, Suisses d'origine, avaient mené sous des noms différents une vie fort mouvementée, fréquentant les tripots, en relations avec toute une bande d'étrangers dont la police s'occupait, et qui s'était dispersée après une série de cambriolages auxquels leur participation ne fut établie que par la suite.Au numéro 24 de la rue de Provence où les frères Varin avaient en effet habité six ans auparavant, on ignorait ce qu'ils étaient devenus.

Je confesse que, pour ma part, cette affaire me semblait si embrouillée que je ne croyais guère à la possibilité d'une solution, et que je m'efforçais de n'y plus songer.Mais Jean Daspry, au contraire, que je vis beaucoup à cette époque, se passionnait chaque jour davantage.

Ce fut lui qui me signala cet écho d'un journal étranger que toute la presse reproduisait et commentait:

«On va procéder en présence de l'empereur, et dans un lieu que l'on tiendra secret jusqu'à la dernière minute, aux premiers essais d'un sous-marin qui doit révolutionner les conditions futures de la guerre navale. Une indiscrétion nous en a révélé le nom: il s'appelle Le Sept-de-cœur»

Le Sept de cœur!était-ce là rencontre fortuite?ou bien devait-on établir un lien entre le nom de ce sous-marin et les incidents dont nous avons parlé?Mais un lien de quelle nature?Ce qui se passait ici ne pouvait aucunement se relier à ce qui se passait là-bas.

—Qu'en savez-vous?me disait Daspry.Les effets les plus disparates proviennent souvent d'une cause unique.

Le surlendemain, un autre écho nous arrivait:

«On prétend que les plans du Sept-de-cœur, le sous-marin dont les expériences vont avoir lieu incessamment, ont été exécutés par des ingénieurs français.Ces ingénieurs, ayant sollicité en vain l'appui de leurs compatriotes, se seraient adressés ensuite, sans plus de succès, à l'Amirauté anglaise.Nous donnons ces nouvelles sous toute réserve.»

Je n'ose pas trop insister sur des faits de nature extrêmement délicate, et qui provoquèrent, on s'en souvient, une émotion si considérable.Cependant, puisque tout danger de complication est écarté, il me faut bien parler de l'article de l'Écho de France, qui fit alors tant de bruit, et qui jeta sur l'affaire du Sept de cœur, comme on l'appelait, quelques clartés...confuses.

Le voici, tel qu'il parut sous la signature de Salvator:

L'affaire du Sept-de-cœur.Un coin du voile soulevé.

«Nous serons brefs.Il y a dix ans, un jeune ingénieur des mines, Louis Lacombe, désireux de consacrer son temps et sa fortune aux études qu'il poursuivait, donna sa démission, et loua, au numéro 102 du boulevard Maillot, un petit hôtel qu'un comte italien avait fait récemment construire et décorer.Par l'intermédiaire de deux individus, les frères Varin, de Lausanne, dont l'un l'assistait dans ses expériences comme préparateur, et dont l'autre lui cherchait des commanditaires, il entra en relations avec H.Georges Andermatt, qui venait de fonder le Comptoir des Métaux.

«Après plusieurs entrevues, il parvint à l'intéresser à un projet de sous-marin auquel il travaillait, et il fut entendu que, dès la mise au point définitive de l'invention, M.Andermatt userait de son influence pour obtenir du ministère de la marine une série d'essais.

«Durant deux années, Louis Lacombe fréquenta assidûment l'hôtel Andermatt et soumit au banquier les perfectionnements qu'il apportait à son projet, jusqu'au jour où, satisfait lui-même de son travail, ayant trouvé la formule définitive qu'il cherchait, il pria M.Andermatt de se mettre en campagne.

«Ce jour-là, Louis Lacombe dîna chez les Andermatt.Il s'en alla, le soir, vers onze heures et demie.Depuis on ne l'a plus revu.

«En relisant les journaux de l'époque, on verrait que la famille du jeune homme saisit la justice et que le parquet s'inquiéta.Mais on n'aboutit à aucune certitude, et généralement il fut admis que Louis Lacombe, qui passait pour un garçon original et fantasque, était parti en voyage sans prévenir personne.

«Acceptons cette hypothèse...invraisemblable.Mais une question se pose, capitale pour notre pays: que sont devenus les plans du sous-marin?Louis Lacombe les a-t-il emportés?Sont-ils détruits?

«De l'enquête très sérieuse à laquelle nous nous sommes livrés, il résulte que ces plans existent. Les frères Varin les ont eus entre les mains. Comment? Nous n'avons encore pu l'établir, de même que nous ne savons pas pourquoi ils n'ont pas essayé plus tôt de les vendre. Craignaient-ils qu'on ne leur demandât comment ils les avaient en leur possession? En tout cas cette crainte n'a pas persisté, et nous pouvons en toute certitude affirmer ceci: les plans de Louis Lacombe sont la propriété d'une puissance étrangère, et nous sommes en mesure de publier la correspondance échangée à ce propos entre les frères Varin et le représentant de cette puissance. Actuellement le Sept-de-cœur imaginé par Louis Lacombe est réalisé par nos voisins.

«La réalité répondra-t-elle aux prévisions optimistes de ceux qui ont été mêlés à cette trahison?Nous avons, pour espérer le contraire, des raisons que l'événement, nous voudrions le croire, ne trompera point.»

Et un post-scriptum ajoutait:

«Dernière heure. —Nous espérions à juste titre. Nos informations particulières nous permettent d'annoncer que les essais du Sept-de-cœur n'ont pas été satisfaisants. Il est assez probable qu'aux plans livrés par les frères Varin, il manquait le dernier document apporté par Louis Lacombe à M. Andermatt le soir de sa disparition, document indispensable à la compréhension totale du projet, sorte de résumé où l'on retrouve les conclusions définitives, les évaluations et les mesures contenues dans les autres papiers. Sans ce document les plans sont imparfaits; de même que, sans les plans, le document est inutile.

«Donc il est encore temps d'agir et de reprendre ce qui nous appartient.Pour cette besogne fort difficile, nous comptons beaucoup sur l'assistance de M.Andermatt.Il aura à cœur d'expliquer la conduite inexplicable qu'il a tenue depuis le début.Il dira non seulement pourquoi il n'a pas raconté ce qu'il savait au moment du suicide d'Étienne Varin, mais aussi pourquoi il n'a jamais révélé la disparition des papiers dont il avait connaissance.Il dira pourquoi, depuis six ans, il fait surveiller les frères Varin par des agents à sa solde.

«Nous attendons de lui, non point des paroles, mais des actes.Sinon...»

La menace était brutale.Mais en quoi consistait-elle?Quel moyen d'intimidation Salvator, l'auteur...anonyme de l'article, possédait-il sur M.Andermatt?

Une nuée de reporters assaillit le banquier, et dix interviews exprimèrent le dédain avec lequel il répondit à cette mise en demeure.Sur quoi, le correspondant de l'Écho de France riposta par ces trois lignes:

«Que M.Andermatt le veuille ou non, il est dès à présent notre collaborateur dans l'œuvre que nous entreprenons.»

* * *

Le jour où parut cette réplique, Daspry et moi nous dînâmes ensemble.Le soir, les journaux étalés sur ma table, nous discutions l'affaire et l'examinions sous toutes ses faces avec cette irritation que l'on éprouverait à marcher indéfiniment dans l'ombre et à toujours se heurter aux mêmes obstacles.

Et soudain, sans que mon domestique m'eût averti, sans que le timbre eût résonné, la porte s'ouvrit et une dame entra, couverte d'un voile épais.

Je me levai aussitôt et m'avançai.Elle me dit:

—C'est vous, Monsieur, qui demeurez ici?

—Oui, Madame, mais je vous avoue...

—La grille sur le boulevard n'était pas fermée, expliqua-t-elle.

—Mais la porte du vestibule?

Elle ne répondit pas, et je songeai qu'elle avait dû faire le tour par l'escalier de service.Elle connaissait donc le chemin?

Il y eut un silence un peu embarrassé.Elle regarda Daspry.Malgré moi, comme j'eusse fait dans un salon, je le présentai.Puis je la priai de s'asseoir et de m'exposer le but de sa visite.

Elle enleva son voile et je vis qu'elle était brune, de visage régulier, et, sinon très belle, du moins d'un charme infini, qui provenait de ses yeux surtout, des yeux graves et douloureux.

Elle dit simplement:

—Je suis Mme Andermatt.

—Madame Andermatt!répétai-je, de plus en plus étonné.

Un nouveau silence.Et elle reprit d'une voix calme, et de l'air le plus tranquille:

—Je viens au sujet de cette affaire...que vous savez.J'ai pensé que je pourrais peut-être avoir auprès de vous quelques renseignements...

—Mon Dieu, Madame, je n'en connais pas plus que ce qu'en ont dit les journaux.Veuillez préciser en quoi je puis vous être utile.

—Je ne sais pas...Je ne sais pas...

Seulement alors j'eus l'intuition que son calme était factice, et que, sous cet air de sécurité parfaite, se cachait un grand trouble.Et nous nous tûmes, aussi gênés l'un que l'autre.

Mais Daspry, qui n'avait pas cessé de l'observer, s'approcha et lui dit:

—Voulez-vous me permettre, Madame, de vous poser quelques questions?

—Oh!oui, s'écria-t-elle, comme cela je parlerai.

—Vous parlerez...quelles que soient ces questions?

—Quelles qu'elles soient.

Il réfléchit et prononça:

—Vous connaissiez Louis Lacombe?

—Oui, par mon mari.

—Quand l'avez-vous vu pour la dernière fois?

—Le soir où il a dîné chez nous.

—Ce soir-là, rien n'a pu vous donner à penser que vous ne le verriez plus?

—Non.Il avait bien fait allusion à un voyage en Russie, mais si vaguement!

—Vous comptiez donc le revoir?

—Le surlendemain, à dîner.

—Et comment expliquez-vous cette disparition?

—Je ne l'explique pas.

—Et M.Andermatt?

—Je l'ignore.

—Cependant...

—Ne m'interrogez pas là-dessus.

—L'article de l'Écho de France semble dire...

—Ce qu'il semble dire, c'est que les frères Varin ne sont pas étrangers à cette disparition.

—Est-ce votre avis?

—Oui.

—Sur quoi repose votre conviction?

—En nous quittant, Louis Lacombe portait une serviette qui contenait tous les papiers relatifs à son projet.Deux jours après, il y a eu entre mon mari et l'un des frères Varin, celui qui vit, une entrevue au cours de laquelle mon mari acquérait la preuve que ces papiers étaient aux mains des deux frères.

—Et il ne les a pas dénoncés?

—Non.

—Pourquoi?

—Parce que, dans la serviette, se trouvait autre chose que les papiers de Louis Lacombe.

—Quoi?

Elle hésita, fut sur le point de répondre, puis, finalement, garda le silence.Daspry continua:

—Voilà donc la cause pour laquelle votre mari, sans avertir la police, faisait surveiller les deux frères.Il espérait à la fois reprendre les papiers et cette chose...compromettante grâce à laquelle les deux frères exerçaient sur lui une sorte de chantage.

—Sur lui...et sur moi.

—Ah!sur vous aussi?

—Sur moi principalement.

Elle articula ces trois mots d'une voix sourde.Daspry l'observa, fit quelques pas, et revenant à elle:

—Vous avez écrit à Louis Lacombe?

—Certes...mon mari était en relations...

—En dehors de ces lettres officielles, n'avez-vous pas écrit à Louis Lacombe...d'autre lettres.Excusez mon insistance, mais il est indispensable que je sache toute la vérité.Avez-vous écrit d'autres lettres?

Toute rougissante, elle murmura:

—Oui.

—Et ce sont ces lettres que possédaient les frères Varin?

—Oui.

—M.Andermatt le sait donc?

—Il ne les a pas vues, mais Alfred Varin lui en a révélé l'existence, le menaçant de les publier si mon mari agissait contre eux.Mon mari a eu peur...il a reculé devant le scandale.

—Seulement, il a tout mis en œuvre pour leur arracher ces lettres.

—Il a tout mis en œuvre...du moins, je le suppose, car, à partir de cette dernière entrevue avec Alfred Varin, et après les quelques mots très violents par lesquels il m'en rendit compte, il n'y a plus eu entre mon mari et moi aucune intimité, aucune confiance.Nous vivons comme deux étrangers.

—En ce cas, si vous n'avez rien à perdre, que craignez-vous?

—Si indifférente que je lui sois devenue, je suis celle qu'il a aimée, celle qu'il aurait encore pu aimer;—oh!cela, j'en suis certaine, murmura-t-elle d'une voix ardente, il m'aurait encore aimée, s'il ne s'était pas emparé de ces maudites lettres...

—Comment!il aurait réussi...Mais les deux frères se défiaient cependant?

—Oui, et ils se vantaient même, paraît-il, d'avoir une cachette sûre.

—Alors?...

—J'ai tout lieu de croire que mon mari a découvert cette cachette!

—Allons donc!où se trouvait-elle?

—Ici.

Je tressautai.

—Ici!

—Oui, et je l'avais toujours soupçonné.Louis Lacombe, très ingénieux, passionné de mécanique, s'amusait, à ses heures perdues, à confectionner des coffres et des serrures.Les frères Varin ont dû surprendre et, par la suite, utiliser une de ces cachettes pour dissimuler les lettres...et d'autres choses aussi sans doute.

—Mais ils n'habitaient pas ici, m'écriai-je.

—Jusqu'à votre arrivée, il y a quatre mois, ce pavillon est resté inoccupé. Il est donc probable qu'ils y revenaient, et ils ont pensé en outre que votre présence ne les gênerait pas le jour où ils auraient besoin de retirer tous leurs papiers. Mais ils comptaient sans mon mari qui, dans la nuit du 22 au 23 juin, a forcé le coffre, a pris... ce qu'il cherchait, et a laissé sa carte pour bien montrer aux deux frères qu'il n'avait plus à les redouter et que les rôles changeaient. Deux jours plus tard, averti par l'article du Gil Blas, Étienne Varin se présentait chez vous en toute hâte, restait seul dans ce salon, trouvait le coffre vide...et se tuait.

Après un instant, Daspry demanda:

—C'est une simple supposition, n'est-ce pas?M.Andermatt ne vous a rien dit?

—Non.

—Son attitude vis-à-vis de vous ne s'est pas modifiée?Il ne vous a pas paru plus sombre, plus soucieux?

—Non.

—Et vous croyez qu'il en serait ainsi s'il avait trouvé les lettres!Pour moi il ne les a pas.Pour moi, ce n'est pas lui qui est entré ici.

—Mais qui alors?

—Le personnage mystérieux qui conduit cette affaire, qui en tient tous les fils, et qui la dirige vers un but que nous ne faisons qu'entrevoir à travers tant de complications, le personnage mystérieux dont on sent l'action visible et toute-puissante depuis la première heure.C'est lui et ses amis qui sont entrés dans cet hôtel le 22 juin, c'est lui qui a découvert la cachette, c'est lui qui a laissé la carte de M.Andermatt, c'est lui qui détient la correspondance et les preuves de la trahison des frères Varin.

—Qui, lui?interrompis-je, non sans impatience.

—Le correspondant de l'Écho de France, parbleu, ce Salvator!N'est-ce pas d'une évidence aveuglante?Ne donne-t-il pas dans son article des détails que, seul, peut connaître l'homme qui a pénétré les secrets des deux frères?

—En ce cas, balbutia Mme Andermatt, avec effroi, il a mes lettres également, et c'est lui à son tour qui menace mon mari! Que faire, mon Dieu!

—Lui écrire, déclara nettement Daspry, se confier à lui sans détours; lui raconter tout ce que vous savez et tout ce que vous pouvez apprendre.

—Que dites-vous!

—Votre intérêt est le même que le sien.Il est hors de doute qu'il agit contre le survivant des deux frères.Ce n'est pas contre M.Andermatt qu'il cherche des armes, mais contre Alfred Varin.Aidez-le.

—Comment?

—Votre mari a-t-il ce document qui complète et qui permet d'utiliser les plans de Louis Lacombe?

—Oui.

—Prévenez-en Salvator.Au besoin, tâchez de lui procurer ce document.Bref, entrez en correspondance avec lui.Que risquez-vous?

Le conseil était hardi, dangereux même à première vue, mais Mme Andermatt n'avait guère le choix. Aussi bien, comme disait Daspry, que risquait-elle? Si l'inconnu était un ennemi, cette démarche n'aggravait pas la situation. Si c'était un étranger qui poursuivait un but particulier, il devait n'attacher à ces lettres qu'une importance secondaire.

Quoi qu'il en soit, il y avait là une idée, et Mme Andermatt, dans son désarroi, fut trop heureuse de s'y rallier. Elle nous remercia avec effusion, et promit de nous tenir au courant.

Le surlendemain, en effet, elle nous envoyait ce mot qu'elle avait reçu en réponse:

«Les lettres ne s'y trouvaient pas.Mais je les aurai, soyez tranquille.Je veille à tout.S.»

Je pris le papier.C'était l'écriture du billet que l'on avait introduit dans mon livre de chevet, le soir du 22 juin.

Daspry avait donc raison, Salvator était bien le grand organisateur de cette affaire.

* * *

En vérité, nous commencions à discerner quelques lueurs parmi les ténèbres qui nous environnaient et certains points s'éclairaient d'une lumière inattendue. Mais que d'autres restaient obscurs, comme la découverte des deux sept de cœur! Pour ma part, j'en revenais toujours là, plus intrigué peut-être qu'il n'eût fallu par ces deux cartes dont les sept petites figures transpercées avaient frappé mes yeux en de si troublantes circonstances. Quel rôle jouaient-elles dans le drame? Quelle importance devait-on leur attribuer? Quelle conclusion devait-on tirer de ce fait que le sous-marin construit sur les plans de Louis Lacombe portait le nom de Sept-de-cœur?

Daspry, lui, s'occupait peu des deux cartes, tout entier à l'étude d'un autre problème dont la solution lui semblait plus urgente: il cherchait inlassablement la fameuse cachette.

—Et qui sait, disait-il, si je n'y trouverais point les lettres que Salvator n'y a pas trouvées...par inadvertance peut-être.Il est si peu croyable que les frères Varin aient enlevé d'un endroit qu'ils supposaient inaccessible, l'arme dont ils savaient la valeur inappréciable.

Et il cherchait.La grande salle n'ayant bientôt plus de secrets pour lui, il étendait ses investigations à toutes les autres pièces du pavillon: il scruta l'intérieur et l'extérieur, il examina les pierres et les briques des murailles, il souleva les ardoises du toit.

Un jour, il arriva avec une pioche et une pelle, me donna la pelle, garda la pioche et, désignant le terrain vague:

—Allons-y.

Je le suivis sans enthousiasme.Il divisa le terrain en plusieurs sections qu'il inspecta successivement.Mais, dans un coin, à l'angle que formaient les murs de deux propriétés voisines, un amoncellement de moellons et de cailloux, recouverts de ronces et d'herbes, attira son attention.Il l'attaqua.

Je dus l'aider.Durant une heure, en plein soleil, nous peinâmes inutilement.Mais lorsque, sous les pierres écartées, nous parvînmes au sol lui-même, et que nous l'eûmes éventré, la pioche de Daspry mit à nu des ossements, un reste de squelette autour duquel s'effiloquaient encore des bribes de vêtements.

Et soudain je me sentis pâlir.J'apercevais fichée en terre une petite plaque de fer, découpée en forme de rectangle et où il me semblait distinguer des taches rouges.Je me baissai.C'était bien cela: la plaque avait les dimensions d'une carte à jouer, et les taches rouges, d'un rouge de minium rongé par places, étaient au nombre de sept, disposées comme les sept points d'un sept de cœur, et percées d'un trou à chacune des sept extrémités.

—Écoutez, Daspry, j'en ai assez de toutes ces histoires.Tant mieux pour vous si elles vous intéressent.Moi, je vous fausse compagnie.

Était-ce l'émotion?Était-ce la fatigue d'un travail exécuté sous un soleil trop rude, toujours est-il que je chancelai en m'en allant, et que je dus me mettre au lit où je restai quarante-huit heures, fiévreux et brûlant, obsédé par des squelettes qui dansaient autour de moi et se jetaient à la tête leurs cœurs sanguinolents.

Daspry me fut fidèle.Chaque jour il m'accorda trois ou quatre heures, qu'il passa, il est vrai, dans la grande salle, à fureter, cogner, et tapoter.

—Les lettres sont là, dans cette pièce, venait-il me dire de temps à autre, elles sont là.J'en mettrais ma main au feu.

—Laissez-moi la paix, répondais-je horripilé.

Le matin du troisième jour, je me levai assez faible encore, mais guéri.Un déjeuner substantiel me réconforta.Mais un petit bleu que je reçus vers cinq heures contribua, plus que tout, à mon complet rétablissement, tellement ma curiosité fut, de nouveau et malgré tout, piquée au vif.

Le pneumatique contenait ces mots:

«Monsieur,

«Le drame dont le premier acte s'est passé dans la nuit du 22 au 23 juin, touche à son dénouement.La force même des choses exigeant que je mette en présence l'un de l'autre les deux principaux personnages de ce drame et que cette confrontation ait lieu chez vous, je vous serais infiniment reconnaissant de me prêter votre domicile pour la soirée d'aujourd'hui.Il serait bon que, de neuf heures à onze heures, votre domestique fût éloigné, et préférable que vous-même eussiez l'extrême obligeance de bien vouloir laisser le champ libre aux adversaires.Vous avez pu vous rendre compte, dans la nuit du 22 au 23 juin, que je poussais jusqu'au scrupule le respect de tout ce qui vous appartient.De mon côté, je croirais vous faire injure si je doutais un seul instant de votre absolue discrétion à l'égard de celui qui signe

«Votre dévoué,

«SALVATOR.»

Il y avait dans cette missive un ton d'ironie courtoise, et, dans la demande qu'elle exprimait, une si jolie fantaisie, que je me délectai.C'était d'une désinvolture charmante, et mon correspondant semblait tellement sûr de mon acquiescement!Pour rien au monde je n'eusse voulu le décevoir ou répondre à sa confiance par de l'ingratitude.

À huit heures, mon domestique, à qui j'avais offert une place de théâtre, venait de sortir quand Daspry arriva.Je lui montrai le petit bleu.

—Eh bien?me dit-il.

—Eh bien, je laisse la grille du jardin ouverte, afin que l'on puisse entrer.

—Et vous vous en allez?

—Jamais de la vie!

—Mais puisqu'on vous demande...

—On me demande la discrétion.Je serai discret.Mais je tiens furieusement à voir ce qui va se passer.

Daspry se mit à rire.

—Ma foi, vous avez raison, et je reste aussi.J'ai idée qu'on ne s'ennuiera pas.

Un coup de timbre l'interrompit.

—Eux déjà?murmura-t-il, et vingt minutes en avance!Impossible.

Du vestibule, je tirai le cordon qui ouvrait la grille.Une silhouette de femme traversa le jardin: Mme Andermatt.

Elle paraissait bouleversée, et c'est en suffoquant qu'elle balbutia:

—Mon mari...il vient...il a rendez-vous...on doit lui donner les lettres...

—Comment le savez-vous?lui dis-je.

—Un hasard.Un mot que mon mari a reçu pendant le dîner.

—Un petit bleu?

—Un message téléphonique.Le domestique me l'a remis par erreur.Mon mari l'a pris aussitôt, mais il était trop tard...j'avais lu.

—Vous aviez lu...

—Ceci à peu près: «À neuf heures, ce soir, soyez au boulevard Maillot avec les documents qui concernent l'affaire.En échange, les lettres» Après le dîner, je suis remontée chez moi et je suis sortie.

—À l'insu de M.Andermatt?

—Oui.

Daspry me regarda.

—Qu'en pensez-vous?

—Je pense ce que vous pensez, que M.Andermatt est un des adversaires convoqués.

—Par qui?et dans quel but?

—C'est précisément ce que nous allons savoir.

Je les conduisis dans la grande salle.

Nous pouvions à la rigueur tenir tous les trois sous le manteau de la cheminée, et nous dissimuler derrière la tenture de velours.Nous nous installâmes.Mme Andermatt s'assit entre nous deux. Par les fentes du rideau la pièce entière nous apparaissait.

Neuf heures sonnèrent.Quelques minutes plus tard la grille du jardin grinça sur ses gonds.

J'avoue que je n'étais pas sans éprouver une certaine angoisse et qu'une fièvre nouvelle me surexcitait.J'étais sur le point de connaître le mot de l'énigme!L'aventure déconcertante dont les péripéties se déroulaient devant moi depuis des semaines, allait enfin prendre son véritable sens, et c'est sous mes yeux que la bataille allait se livrer.

Daspry saisit la main de Mme Andermatt et murmura:

—Surtout, pas un mouvement!Quoi que vous entendiez ou voyiez, restez impassible.

Quelqu'un entra.Et je reconnus tout de suite, à sa grande ressemblance avec Étienne Varin, son frère Alfred.Même démarche lourde, même visage terreux envahi par la barbe.

Il entra de l'air inquiet d'un homme qui a l'habitude de craindre des embûches autour de lui, qui les flaire et les évite.D'un coup d'œil il embrassa la pièce, et j'eus l'impression que cette cheminée masquée par une portière de velours lui était désagréable.Il fit trois pas de notre côté.Mais une idée, plus impérieuse sans doute, le détourna, car il obliqua vers le mur, s'arrêta devant le vieux roi de mosaïque, à la barbe fleurie, au glaive flamboyant, et l'examina longuement, montant sur une chaise, suivant du doigt le contour des épaules et de la figure, et palpant certaines parties de l'image.

Mais brusquement il sauta de sa chaise et s'éloigna du mur.Un bruit de pas retentissait.Sur le seuil apparut M.Andermatt.

Le banquier jeta un cri de surprise.

—Vous!Vous!C'est vous qui m'avez appelé?

—Moi?mais pas du tout, protesta Varin d'une voix cassée qui me rappela celle de son frère, c'est votre lettre qui m'a fait venir.

—Ma lettre!

—Une lettre signée de vous, où vous m'offrez...

—Je ne vous ai pas écrit.

—Vous ne m'avez pas écrit!

Instinctivement Varin se mit en garde, non point contre le banquier, mais contre l'ennemi inconnu qui l'avait attiré dans ce piège.Une seconde fois ses yeux se tournèrent de notre côté, et, rapidement, il se dirigea vers la porte.

M.Andermatt lui barra le passage.

—Que faites-vous donc, Varin?

—Il y a là-dessous des machines qui ne me plaisent pas.Je m'en vais.Bonsoir.

—Un instant!

—Voyons, Monsieur Andermatt, n'insistez pas, nous n'avons rien à nous dire.

—Nous avons beaucoup à nous dire et l'occasion est trop bonne...

—Laissez-moi passer.

—Non, non, non, vous ne passerez pas.

Varin recula, intimidé par l'attitude résolue du banquier, et il mâchonna:

—Alors, vite, causons, et que ce soit fini!

Une chose m'étonnait, et je ne doutais pas que mes deux compagnons n'éprouvassent la même déception.Comment se pouvait-il que Salvator ne fût pas là?N'entrait-il pas dans ses projets d'intervenir?et la seule confrontation du banquier et de Varin lui semblait-elle suffisante?J'étais singulièrement troublé.Du fait de son absence, ce duel, combiné par lui, voulu par lui, prenait l'allure tragique des événements que suscite et commande l'ordre rigoureux du destin, et la force qui heurtait l'un à l'autre ces deux hommes impressionnait d'autant plus qu'elle résidait en dehors d'eux.

Après un moment, M.Andermatt s'approcha de Varin et, bien en face, les yeux dans les yeux:

—Maintenant que des années se sont écoulées, et que vous n'avez plus rien à redouter, répondez-moi franchement, Varin.Qu'avez-vous fait de Louis Lacombe?

—En voilà une question!Comme si je pouvais savoir ce qu'il est devenu!

—Vous le savez!Vous le savez!Votre frère et vous, vous étiez attachés à ses pas, vous viviez presque chez lui, dans la maison même où nous sommes.Vous étiez au courant de tous ses travaux, de tous ses projets.Et le dernier soir, Varin, quand j'ai reconduit Louis Lacombe jusqu'à ma porte, j'ai vu deux silhouettes qui se dérobaient dans l'ombre.Cela, je suis prêt à le jurer.

—Et après, quand vous l'aurez juré?

—C'était votre frère et vous, Varin.

—Prouvez-le.

—Mais la meilleure preuve, c'est que, deux jours plus tard, vous me montriez vous-même les papiers et les plans que vous aviez recueillis dans la serviette de Lacombe, et que vous me proposiez de me les vendre.Comment ces papiers étaient-ils en votre possession?

—Je vous l'ai dit, Monsieur Andermatt, nous les avons trouvés sur la table même de Louis Lacombe le lendemain matin, après sa disparition.

—Ce n'est pas vrai.

—Prouvez-le.

—La justice aurait pu le prouver.

—Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressé à la justice?

—Pourquoi?Ah!pourquoi...

Il se tut, le visage sombre.Et l'autre reprit:

—Voyez-vous, Monsieur Andermatt, si vous aviez eu la moindre certitude, ce n'est pas la petite menace que nous vous avons faite qui eût empêché...

—Quelle menace?Ces lettres?Est-ce que vous vous imaginez que j'aie jamais cru un instant?...

—Si vous n'avez pas cru à ces lettres, pourquoi m'avez-vous offert des mille et des cents pour les ravoir?Et pourquoi, depuis, nous avez-vous fait traquer comme des bêtes, mon frère et moi?

—Pour reprendre des plans auxquels je tenais.

—Allons donc!c'était pour les lettres.Une fois en possession des lettres, vous nous dénonciez.Plus souvent que je m'en serais dessaisi!

Il eut un éclat de rire qu'il interrompit tout d'un coup.

—Mais en voilà assez.Nous aurons beau répéter les mêmes paroles, que nous n'en serons pas plus avancés.Par conséquent nous en resterons là.

—Nous n'en resterons pas là, dit le banquier, et puisque vous avez parlé des lettres, vous ne sortirez pas d'ici avant de me les avoir rendues.

—Je sortirai.

—Non, non.

—Écoutez, Monsieur Andermatt, je vous conseille...

—Vous ne sortirez pas.

—C'est ce que nous verrons, dit Varin avec un tel accent de rage que Mme Andermatt étouffa un faible cri.

Il dut l'entendre, car il voulut passer de force.M.Andermatt le repoussa violemment.Alors je le vis qui glissait sa main dans la poche de son veston.

—Une dernière fois!

—Les lettres d'abord.

Varin tira un revolver et visant M.Andermatt:

—Oui, ou non?

Le banquier se baissa vivement.

Un coup de feu jaillit.L'arme tomba.

Je fus stupéfait.C'était près de moi que le coup de feu avait jailli!Et c'était Daspry qui, d'une balle de pistolet, avait fait sauter l'arme de la main d'Alfred Varin!

Et dressé subitement entre les deux adversaires, face à Varin, il ricanait:

—Vous avez de la veine, mon ami, une rude veine.C'est la main que je visais, et c'est le revolver que j'atteins.

Tous deux le contemplaient, immobiles et confondus.Il dit au banquier:

—Vous m'excuserez, monsieur, de me mêler de ce qui ne me regarde pas.Mais vraiment vous jouez votre partie avec trop de maladresse.Permettez-moi de tenir les cartes.

Se tournant vers l'autre:

—À nous deux, camarade.Et rondement, je t'en prie.L'atout est cœur, et je joue le sept.

Et, à trois pouces du nez, il lui colla la plaque de fer où les sept points rouges étaient marqués.

Jamais il ne m'a été donné de voir un tel bouleversement.Livide, les yeux écarquillés, les traits tordus d'angoisse, l'homme semblait hypnotisé par l'image qui s'offrait à lui.

—Qui êtes-vous?balbutia-t-il.

—Je l'ai déjà dit, un monsieur qui s'occupe de ce qui ne le regarde pas...mais qui s'en occupe à fond.

—Que voulez-vous?

—Tout ce que tu as apporté.

—Je n'ai rien apporté.

—Si, sans quoi, tu ne serais pas venu.Tu as reçu ce matin un mot te convoquant ici pour neuf heures, et t'enjoignant d'apporter tous les papiers que tu avais.Or, te voici.Où sont les papiers?

Il y avait dans la voix de Daspry, il y avait dans son attitude, une autorité qui me déconcertait, une façon d'agir toute nouvelle chez cet homme plutôt nonchalant d'ordinaire et doux.Absolument dompté, Varin désigna l'une de ses poches.

—Les papiers sont là.

—Ils y sont tous?

—Oui.

—Tous ceux que tu as trouvés dans la serviette de Louis Lacombe et que tu as vendus au major von Lieben?

—Oui.

—Est-ce la copie ou l'original?

—L'original.

—Combien en veux-tu?

—Cent mille.

Daspry s'esclaffa.

—Tu es fou.Le major ne t'en a donné que vingt mille.Vingt mille jetés à l'eau, puisque les essais ont manqué.

—On n'a pas su se servir des plans.

—Les plans sont incomplets.

—Alors, pourquoi me les demandez-vous?

—J'en ai besoin.Je t'en offre cinq mille francs.Pas un sou de plus.

—Dix mille.Pas un sou de moins.

—Accordé.

Daspry revint à M.Andermatt.

—Veuillez signer un chèque, Monsieur.

—Mais...c'est que je n'ai pas...

—Votre carnet?Le voici.

Ahuri, M.Andermatt palpa le carnet que lui tendait Daspry.

—C'est bien à moi...Comment se fait-il?

—Pas de vaines paroles, je vous en prie, cher Monsieur, vous n'avez qu'à signer.

Le banquier tira son stylographe et signa.Varin avança la main.

—Bas les pattes, fit Daspry, tout n'est pas fini.

Et s'adressant au banquier:

—Il était question aussi de lettres, que vous réclamez?

—Oui, un paquet de lettres.

—Où sont-elles, Varin?

—Je ne les ai pas.

—Où sont-elles, Varin?

—Je l'ignore.C'est mon frère qui s'en était chargé.

—Elles sont cachées ici, dans cette pièce.

—En ce cas, vous savez où elles sont.

—Comment le saurais-je?

—Dame, n'est-ce pas vous qui avez visité la cachette?Vous paraissez aussi bien renseigné...que Salvator.

—Les lettres ne sont pas dans la cachette.

—Elles y sont.

—Ouvre-la.

Varin eut un regard de défiance.Daspry et Salvator ne faisaient-ils qu'un réellement, comme tout le laissait présumer?Si oui, il ne risquait rien en montrant une cachette déjà connue.Si non c'était inutile...

—Ouvre-la, répéta Daspry.

—Je n'ai pas de sept de cœur.

—Si, celui-là, dit Daspry, en tendant la plaque de fer.

Varin recula, terrifié:

—Non...non...je ne veux pas...

—Qu'à cela ne tienne...

Daspry se dirigea vers le vieux monarque à la barbe fleurie, monta sur une chaise, et appliqua le sept de cœur au bas du glaive, contre la garde, et de façon que les bords de la plaque recouvrissent exactement les deux bords de l'épée.Puis, avec l'aide d'un poinçon, qu'il introduisit alternativement dans chacun des sept trous pratiqués à l'extrémité des sept points de cœur, il pesa sur sept des petites pierres de la mosaïque.À la septième petite pierre enfoncée, un déclenchement se produisit, et tout le buste du roi pivota, démasquant une large ouverture aménagée comme un coffre, avec des revêtements de fer et deux rayons d'acier luisant.

—Tu vois bien, Varin, le coffre est vide.

—En effet...Alors c'est que mon frère aura retiré les lettres.

Daspry revint vers l'homme et lui dit:

—Ne joue pas au plus fin avec moi.Il y a une autre cachette.Où est-elle?

—Il n'y en a pas.

—Est-ce de l'argent que tu veux?Combien?

—Dix mille.

—Monsieur Andermatt, ces lettres valent-elles dix mille francs pour vous?

—Oui, fit le banquier d'une voix forte.

Varin ferma le coffre, prit le sept de cœur, non sans une répugnance visible, et l'appliqua sur le glaive, contre la garde, et juste au même endroit.Successivement il enfonça le poinçon à l'extrémité des sept points de cœur.Il se produisit un second déclenchement, mais cette fois, chose inattendue, ce ne fut qu'une partie du coffre qui pivota démasquant un petit coffre pratiqué dans l'épaisseur même de la porte qui fermait le plus grand.

Le paquet de lettres était là, noué d'une ficelle et cacheté.Varin le remit à Daspry.Celui-ci demanda:

—Le chèque est prêt, Monsieur Andermatt?

—Oui.

—Et vous avez aussi le dernier document que vous tenez de Louis Lacombe, et qui complète les plans du sous-marin?

—Oui.

L'échange se fit.Daspry empocha le document et le chèque, et offrit le paquet à M.Andermatt.

—Voici ce que vous désiriez, Monsieur.

Le banquier hésita un moment, comme s'il avait peur de toucher à ces pages maudites qu'il avait cherchées avec tant d'âpreté.Puis, d'un geste nerveux, il s'en empara.

Auprès de moi j'entendis un gémissement.Je saisis la main de Mme Andermatt: elle était glacée.

Et Daspry dit au banquier:

—Je crois, Monsieur, que notre conversation est terminée.Oh!pas de remerciements, je vous en supplie.Le hasard seul a voulu que je pusse vous être utile.

M.Andermatt se retira.Il emportait les lettres de sa femme à Louis Lacombe.

—À merveille, s'écria Daspry d'un air enchanté, tout s'arrange pour le mieux.Nous n'avons plus qu'à boucler notre affaire, camarade.Tu as les papiers?

—Les voilà tous.

Daspry les compulsa, les examina attentivement et les enfouit dans sa poche.

—Parfait, tu as tenu parole.

—Mais...

—Mais quoi?

—Les deux chèques?...l'argent?...

—Eh bien, tu as de l'aplomb, mon bonhomme.Comment, tu oses réclamer!

—Je réclame ce qui m'est dû.

—On te doit donc quelque chose pour des papiers que tu as volés?

Mais l'homme paraissait hors de lui.Il tremblait de colère, les yeux injectés de sang.

—L'argent...les vingt mille...bégaya-t-il.

—Impossible...j'en ai l'emploi.

—L'argent!...

—Allons, sois raisonnable, et laisse donc ton poignard tranquille.

Il lui saisit le bras si brutalement que l'autre hurla de douleur, et il ajouta:

—Va-t'en, camarade, l'air te fera du bien.Veux-tu que je te reconduise?Nous nous en irons par le terrain vague, et je te montrerai un tas de cailloux sous lequel...

—Ce n'est pas vrai!Ce n'est pas vrai!

—Mais oui, c'est vrai.Cette petite plaque de fer aux sept points rouges vient de là-bas.Elle ne quittait jamais Louis Lacombe, tu te rappelles?Ton frère et toi vous l'avez enterrée avec le cadavre...et avec d'autres choses qui intéresseront énormément la justice.

Varin se couvrit le visage de ses poings rageurs.Puis il prononça:

—Soit.Je suis roulé.N'en parlons plus.Un mot cependant...un seul mot...je voudrais savoir...

—J'écoute.

—Il y avait dans ce coffre, dans le plus grand des deux, une cassette?

—Oui.

—Quand vous êtes venu ici, la nuit du 22 au 23 juin, elle y était?

—Oui.

—Elle contenait?...

—Tout ce que les frères Varin y avaient enfermé, une assez jolie collection de bijoux, diamants et perles, raccrochés de droite et de gauche par lesdits frères.

—Et vous l'avez prise?

—Dame!Mets-toi à ma place.

—Alors...c'est en constatant la disparition de la cassette que mon frère s'est tué?

—Probable.La disparition de votre correspondance avec le major von Lieben n'eût pas suffi.Mais la disparition de la cassette...Est-ce là tout ce que tu avais à me demander?

—Ceci encore: votre nom?

—Tu dis cela comme si tu avais des idées de revanche.

—Parbleu!La chance tourne.Aujourd'hui vous êtes le plus fort.Demain...

—Ce sera toi.

—J'y compte bien.Votre nom?

—Arsène Lupin.

—Arsène Lupin!

L'homme chancela, assommé comme par un coup de massue.On eût dit que ces deux mots lui enlevaient toute espérance.Daspry se mit à rire.

—Ah!ça, t'imaginais-tu qu'un M.Durand ou Dupont aurait pu monter toute cette belle affaire?Allons donc, il fallait au moins un Arsène Lupin.Et maintenant que tu es renseigné, mon petit, va préparer ta revanche.Arsène Lupin t'attend.

Et il le poussa dehors, sans un mot de plus.

* * *

—Daspry, Daspry, criai-je, lui donnant encore, et malgré moi, le nom sous lequel je l'avais connu.

J'écartai le rideau de velours.

Il accourut.

—Quoi?Qu'y a-t-il?

—Mme Andermatt est souffrante.

Il s'empressa, lui fit respirer des sels et, tout en la soignant, m'interrogeait:

—Eh bien, que s'est-il donc passé?

—Les lettres, lui dis-je...les lettres de Louis Lacombe que vous avez données à son mari!

Il se frappa le front.

—Elle a cru que j'avais fait cela!...Mais oui, après tout, elle pouvait le croire.Imbécile que je suis!

Mme Andermatt, ranimée, l'écoutait avidement. Il sortit de son portefeuille un petit paquet en tous points semblable à celui qu'avait emporté M. Andermatt.

—Voici vos lettres, madame, les vraies.

—Mais...les autres?

—Les autres sont les mêmes que celles-ci, mais recopiées par moi, cette nuit, et soigneusement arrangées.Votre mari sera d'autant plus heureux de les lire qu'il ne se doutera pas de la substitution, puisque tout a paru se passer sous ses yeux...

—L'écriture...

—Il n'y a pas d'écriture qu'on ne puisse imiter.

Elle le remercia, avec les mêmes paroles de gratitude qu'elle eût adressées à un homme de son monde, et je vis bien qu'elle n'avait pas dû entendre les dernières phrases échangées entre Varin et Arsène Lupin.

Moi, je le regardais non sans embarras, ne sachant trop que dire à cet ancien ami qui se révélait à moi sous un jour si imprévu.Lupin!c'était Lupin!mon camarade de cercle n'était autre que Lupin!Je n'en revenais pas.Mais, lui très à l'aise:

—Vous pouvez faire vos adieux à Jean Daspry.

—Ah!

—Oui, Jean Daspry part en voyage.Je l'envoie au Maroc.Il est fort possible qu'il y trouve une fin digne de lui.J'avoue même que c'est son intention.

—Mais Arsène Lupin nous reste?

—Oh!plus que jamais.Arsène Lupin n'est encore qu'au début de sa carrière, et il compte bien...

Un mouvement de curiosité irrésistible me jeta sur lui, et l'entraînant à quelque distance de Mme Andermatt:

—Vous avez donc fini par découvrir la seconde cachette, celle où se trouvait le paquet de lettres?

—J'ai eu assez de mal!C'est hier seulement, l'après-midi, pendant que vous étiez couché.Et pourtant, Dieu sait combien c'était facile!Mais les choses les plus simples sont celles auxquelles on pense en dernier.

Et me montrant le sept de cœur:

—J'avais bien deviné que, pour ouvrir le grand coffre, il fallait appuyer cette carte contre le glaive du bonhomme en mosaïque...

—Comment aviez-vous deviné cela?

—Aisément.Par mes informations particulières, je savais en venant ici, le 22 juin au soir...

—Après m'avoir quitté...

—Oui, et après vous avoir mis par des conversations choisies dans un état d'esprit tel, qu'un nerveux et un impressionnable comme vous devait fatalement me laisser agir à ma guise, sans sortir de son lit.

—Le raisonnement était juste.

—Je savais donc, en venant ici, qu'il y avait une cassette cachée dans un coffre à serrure secrète, et que le sept de cœur était la clef, le mot de cette serrure.Il ne s'agissait plus que de plaquer ce sept de cœur à un endroit qui lui fût visiblement réservé.Une heure d'examen m'a suffi.

—Une heure!

—Observez le bonhomme en mosaïque.

—Le vieil empereur?

—Ce vieil empereur est la représentation exacte du roi de cœur de tous les jeux de cartes, Charlemagne.

—En effet...Mais pourquoi le sept de cœur ouvre-t-il tantôt le grand coffre et tantôt le petit?Et pourquoi n'avez-vous ouvert d'abord que le grand coffre?

—Pourquoi?mais parce que je m'obstinais toujours à placer mon sept de cœur dans le même sens.Hier seulement je me suis aperçu qu'en le retournant, c'est-à-dire en mettant le septième point, celui du milieu, en l'air au lieu de le mettre en bas, la disposition des sept points changeait.

—Parbleu!

—Évidemment, parbleu, mais encore fallait-il y penser.

—Autre chose: vous ignoriez l'histoire des lettres avant que Mme Andermatt...

—En parlât devant moi?Oui.Je n'avais découvert dans le coffre, outre la cassette, que la correspondance des deux frères, correspondance qui m'a mis sur la voie de leur trahison.

—Somme toute, c'est par hasard que vous avez été amené, d'abord à reconstituer l'histoire des deux frères, puis à rechercher les plans et les documents du sous-marin?

—Par hasard.

—Mais dans quel but avez-vous recherché?...

Daspry m'interrompit en riant:

—Mon Dieu!comme cette affaire vous intéresse!

—Elle me passionne.

—Eh bien, tout à l'heure, quand j'aurai reconduit Mme Andermatt et fait porter à l'Écho de France le mot que je vais écrire, je reviendrai et nous entrerons dans le détail.

Il s'assit et écrivit une de ces petites notes lapidaires où se divertit la fantaisie du personnage.Qui ne se rappelle le bruit que fit celle-ci dans le monde entier?

«Arsène Lupin a résolu le problème que Salvator a posé dernièrement.Maître de tous les documents et plans originaux de l'ingénieur Louis Lacombe, il les a fait parvenir entre les mains du ministre de la marine.À cette occasion il ouvre une souscription dans le but d'offrir à l'État le premier sous-marin construit d'après ces plans.Et il s'inscrit lui-même en tête de cette souscription pour la somme de vingt mille francs.»

—Les vingt mille francs des chèques de M.Andermatt?lui dis-je, quand il m'eut donné le papier à lire.

—Précisément.Il était équitable que Varin rachetât en partie sa trahison.

* * *

Et voilà comment j'ai connu Arsène Lupin.Voilà comment j'ai su que Jean Daspry, camarade de cercle, relation mondaine, n'était autre qu'Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur.Voilà comment j'ai noué des liens d'amitié fort agréables avec notre grand homme, et comment, peu à peu, grâce à la confiance dont il veut bien m'honorer, je suis devenu son très humble, très fidèle et très reconnaissant historiographe.

LE COFFRE-FORT DE MADAME IMBERT

À trois heures du matin, il y avait encore une demi-douzaine de voitures devant un des petits hôtels de peintre qui composent l'unique côté du boulevard Berthier.La porte de cet hôtel s'ouvrit.Un groupe d'invités, hommes et dames, sortirent.Quatre voitures filèrent de droite et de gauche et il ne resta sur l'avenue que deux messieurs qui se quittèrent au coin de la rue de Courcelles où demeurait l'un d'eux.L'autre résolut de rentrer à pied jusqu'à la Porte-Maillot.

Il traversa donc l'avenue de Villiers et continua son chemin sur le trottoir opposé aux fortifications.Par cette belle nuit d'hiver, pure et froide, il y avait plaisir à marcher.On respirait bien.Le bruit des pas résonnait allègrement.

Mais au bout de quelques minutes il eut l'impression désagréable qu'on le suivait.De fait, s'étant retourné, il aperçut l'ombre d'un homme qui se glissait entre les arbres.Il n'était point peureux; cependant il hâta le pas afin d'arriver le plus vite possible à l'octroi des Ternes.Mais l'homme se mit à courir.Assez inquiet, il jugea plus prudent de lui faire face et de tirer son revolver de sa poche.

Il n'en eut pas le temps.L'homme l'assaillait violemment, et tout de suite une lutte s'engagea sur le boulevard désert, lutte à bras-le-corps où il sentit aussitôt qu'il avait le désavantage.Il appela au secours, se débattit, et fut renversé contre un tas de cailloux, serré à la gorge, bâillonné d'un mouchoir que son adversaire lui enfonçait dans la bouche.Ses yeux se fermèrent, ses oreilles bourdonnèrent, et il allait perdre connaissance, lorsque, soudain, l'étreinte se desserra, et l'homme qui l'étouffait de son poids se releva pour se défendre à son tour contre une attaque imprévue.

Un coup de canne sur le poignet, un coup de botte sur la cheville...l'homme poussa deux grognements de douleur, et s'enfuit en boitant et en jurant.

Sans daigner le poursuivre, le nouvel arrivant se pencha et dit:

—Êtes-vous blessé, Monsieur?

Il n'était pas blessé, mais fort étourdi et incapable de se tenir debout.Par bonheur, un des employés de l'octroi, attiré par les cris, accourut.Une voiture fut requise.Le monsieur y prit place accompagné de son sauveur, et on le conduisit à son hôtel de l'avenue de la Grande-Armée.

Devant la porte, tout à fait remis, il se confondit en remerciements.

—Je vous dois la vie, Monsieur, veuillez croire que je ne l'oublierai point.Je ne veux pas effrayer ma femme en ce moment, mais je tiens à ce qu'elle vous exprime elle-même, dès aujourd'hui, toute ma reconnaissance.

Il le pria de venir déjeuner et lui dit son nom: Ludovic Imbert, ajoutant:

—Puis-je savoir à qui j'ai l'honneur...

—Mais certainement, fit l'autre.

Et il se présenta:

—Arsène Lupin.

* * *

Arsène Lupin n'avait pas alors cette célébrité que lui ont value l'affaire Cahorn, son évasion de la Santé, et tant d'autres exploits retentissants.Il ne s'appelait même pas Arsène Lupin.Ce nom auquel l'avenir réservait un tel lustre fut spécialement imaginé pour désigner le sauveur de M.Imbert, et l'on peut dire que c'est dans cette affaire qu'il reçut le baptême du feu.Prêt au combat il est vrai, armé de toutes pièces, mais sans ressources, sans l'autorité que donne le succès, Arsène Lupin n'était qu'apprenti dans une profession où il devait bientôt passer maître.

Aussi quel frisson de joie à son réveil, quand il se rappela l'invitation de la nuit!Enfin il touchait au but!Enfin il entreprenait une œuvre digne de ses forces et de son talent!Les millions des Imbert, quelle proie magnifique pour un appétit comme le sien!

Il fit une toilette spéciale, redingote râpée, pantalon élimé, chapeau de soie un peu rougeâtre, manchettes et faux-cols effiloqués, le tout fort propre, mais sentant la misère.Comme cravate, un ruban noir épinglé d'un diamant de noix à surprise.Et, ainsi accoutré, il descendit l'escalier du logement qu'il occupait à Montmartre.Au troisième étage, sans s'arrêter, il frappa du pommeau de sa canne sur le battant d'une porte close.Dehors il gagna les boulevards extérieurs.Un tramway passait.Il y prit place, et quelqu'un qui marchait derrière lui, le locataire du troisième étage, s'assit à son côté.

Au bout d'un instant, cet homme lui dit:

—Eh bien, patron?

—Eh bien, c'est fait.

—Comment?

—J'y déjeune.

—Vous y déjeunez!

—Tu ne voudrais pas, j'espère, que j'eusse exposé gratuitement des jours aussi précieux que les miens?J'ai arraché M.Ludovic Imbert à la mort certaine que tu lui réservais.M.Ludovic Imbert est une nature reconnaissante.Il m'invite à déjeuner.

Un silence, et l'autre hasarda:

—Alors, vous n'y renoncez pas?

—Mon petit, fit Arsène, si j'ai machiné la petite agression de cette nuit, si je me suis donné la peine, à trois heures du matin, le long des fortifications, de t'allonger un coup de canne sur le poignet et un coup de pied sur le tibia, risquant ainsi d'endommager mon unique ami, ce n'est pas pour renoncer maintenant au bénéfice d'un sauvetage si bien organisé.

—Mais les mauvais bruits qui courent sur la fortune...

—Laisse-les courir.Il y a six mois que je poursuis l'affaire, six mois que je me renseigne, que j'étudie, que je tends mes filets, que j'interroge les domestiques, les prêteurs et les hommes de paille, six mois que je vis dans l'ombre du mari et de la femme.Par conséquent je sais à quoi m'en tenir.Que la fortune provienne du vieux Brawford, comme ils le prétendent, ou d'une autre source, j'affirme qu'elle existe.Et puisqu'elle existe, elle est à moi.

—Bigre, cent millions!

—Mettons-en dix, ou même cinq, n'importe!il y a de gros paquets de titres dans le coffre-fort.C'est bien le diable si, un jour ou l'autre, je ne mets pas la main sur la clef.

Le tramway s'arrêta place de l'Étoile.L'homme murmura:

—Ainsi, pour le moment?

—Pour le moment, rien à faire.Je t'avertirai.Nous avons le temps.

Cinq minutes après, Arsène Lupin montait le somptueux escalier de l'hôtel Imbert, et Ludovic le présentait à sa femme.Gervaise était une bonne petite dame, toute ronde, très bavarde.Elle fit à Lupin le meilleur accueil.

—J'ai voulu que nous soyons seuls à fêter notre sauveur, dit-elle.

Et dès l'abord on traita «notre sauveur» comme un ami d'ancienne date.Au dessert l'intimité était complète, et les confidences allèrent bon train.Arsène raconta sa vie, la vie de son père, intègre magistrat, les tristesses de son enfance, les difficultés du présent.Gervaise, à son tour, dit sa jeunesse, son mariage, les bontés du vieux Brawford, les cent millions dont elle avait hérité, les obstacles qui retardaient l'entrée en jouissance, les emprunts qu'elle avait dû contracter à des taux exorbitants, ses interminables démêlés avec les neveux de Brawford, et les oppositions!et les séquestres!tout enfin!

—Pensez donc, Monsieur Lupin, les titres sont là, à côté, dans le bureau de mon mari, et si nous en détachons un seul coupon, nous perdons tout!Ils sont là, dans notre coffre-fort, et nous ne pouvons pas y toucher!

Un léger frémissement secoua Monsieur Lupin à l'idée de ce voisinage.Et il eut la sensation très nette que Monsieur Lupin n'aurait jamais assez d'élévation d'âme pour éprouver les mêmes scrupules que la bonne dame.

—Ah!ils sont là, murmura-t-il, la gorge sèche.

—Ils sont là.

Des relations commencées sous de tels auspices ne pouvaient que former des nœuds plus étroits.Délicatement interrogé, Arsène Lupin avoua sa misère, sa détresse.Sur-le-champ, le malheureux garçon fut nommé secrétaire particulier des deux époux, aux appointements de cent cinquante francs par mois.Il continuerait à habiter chez lui, mais il viendrait chaque jour prendre les ordres de travail et, pour plus de commodité, on mettait à sa disposition, comme cabinet de travail, une des chambres du deuxième étage.

Il choisit.Par quel excellent hasard se trouva-t-elle au-dessus du bureau de Ludovic?

* * *

Arsène ne tarda pas à s'apercevoir que son poste de secrétaire ressemblait furieusement à une sinécure.En deux mois, il n'eut que quatre lettres insignifiantes à recopier et ne fut appelé qu'une fois dans le bureau de son patron, ce qui ne lui permit qu'une fois de contempler officiellement le coffre-fort.En outre, il nota que le titulaire de cette sinécure ne devait pas être jugé digne de figurer auprès du député Anquety, ou du bâtonnier Grouvel, car on omit de le convier aux fameuses réceptions mondaines.

Il ne s'en plaignit point, préférant de beaucoup garder sa modeste petite place à l'ombre, et se tint à l'écart, heureux et libre.D'ailleurs il ne perdait pas son temps.Il rendit tout d'abord un certain nombre de visites clandestines au bureau de Ludovic, et présenta ses devoirs au coffre-fort, lequel n'en resta pas moins hermétiquement fermé.C'était un énorme bloc de fonte et d'acier, à l'aspect rébarbatif, et contre quoi ne pouvaient prévaloir ni les limes, ni les vrilles, ni les pinces monseigneur.

Arsène Lupin n'était pas entêté.

—Où la force échoue, la ruse réussit, se dit-il.L'essentiel est d'avoir un œil et une oreille dans la place.

Il prit donc les mesures nécessaires, et après de minutieux et pénibles sondages à travers le parquet de sa chambre, il introduisit un tuyau de plomb qui aboutissait au plafond du bureau entre deux moulures de la corniche.Par ce tuyau, tube acoustique et lunette d'approche, il espérait voir et entendre.

Dès lors il vécut à plat ventre sur son parquet.Et de fait il vit souvent les Imbert en conférence devant le coffre, compulsant des registres et maniant des dossiers.Quand ils tournaient successivement les quatre boutons qui commandaient la serrure, il tâchait, pour savoir le chiffre, de saisir le nombre des crans qui passaient.Il surveillait leurs gestes, il épiait leurs paroles.Que faisaient-ils de la clef?La cachaient-ils?

Un jour, il descendit en hâte, les ayant vus qui sortaient de la pièce sans refermer le coffre.Et il entra résolument.Ils étaient revenus.

—Oh!excusez-moi, dit-il, je me suis trompé de porte.

Mais Gervaise se précipita, et l'attirant:

—Entrez donc, Monsieur Lupin, entrez donc, n'êtes-vous pas chez vous ici?Vous allez nous donner un conseil.Quels titres devons-nous vendre?De l'Extérieure ou de la Rente?

—Mais, l'opposition?objecta Lupin, très étonné.

—Oh!elle ne frappe pas tous les titres.

Elle écarta le battant.Sur les rayons s'entassaient des portefeuilles ceinturés de sangles.Elle en saisit un.Mais son mari protesta.

—Non, non, Gervaise, ce serait de la folie de vendre de l'Extérieure.Elle va monter...Tandis que la Rente est au plus haut.Qu'en pensez-vous, mon cher ami?

Le cher ami n'avait aucune opinion, cependant il conseilla le sacrifice de la Rente.Alors elle prit une autre liasse, et, dans cette liasse, au hasard, un papier.C'était un titre 3% de 1.374 francs.Ludovic le mit dans sa poche.L'après-midi, accompagné de son secrétaire, il fit vendre ce titre par un agent de change et toucha quarante-six mille francs.

Quoi qu'en eût dit Gervaise, Arsène Lupin ne se sentait pas chez lui.Bien au contraire, sa situation dans l'hôtel Imbert le remplissait de surprise.À diverses occasions, il put constater que les domestiques ignoraient son nom.Ils l'appelaient monsieur.Ludovic le désignait toujours ainsi: «Vous préviendrez monsieur...Est-ce que monsieur est arrivé?» Pourquoi cette appellation énigmatique?

D'ailleurs, après l'enthousiasme du début, les Imbert lui parlaient à peine, et, tout en le traitant avec les égards dûs à un bienfaiteur, ne s'occupaient jamais de lui!On avait l'air de le considérer comme un original qui n'aime pas qu'on l'importune, et on respectait son isolement, comme si cet isolement était une règle édictée par lui, un caprice de sa part.Une fois qu'il passait dans le vestibule, il entendit Gervaise qui disait à deux messieurs:

—C'est un tel sauvage!

Soit, pensa-t-il, nous sommes un sauvage.Et renonçant à s'expliquer les bizarreries de ces gens, il poursuivait l'exécution de son plan.Il avait acquis la certitude qu'il ne fallait point compter sur le hasard ni sur une étourderie de Gervaise que la clef du coffre ne quittait pas, et qui, au surplus, n'eût jamais emporté cette clef sans avoir préalablement brouillé les lettres de la serrure.Ainsi donc il devait agir.

Un événement précipita les choses, la violente campagne menée contre les Imbert par certains journaux.On les accusait d'escroquerie.Arsène Lupin assista aux péripéties du drame, aux agitations du ménage, et il comprit qu'en tardant davantage, il allait tout perdre.

Cinq jours de suite, au lieu de partir vers six heures comme il en avait l'habitude, il s'enferma dans sa chambre.On le supposait sorti.Lui, s'étendait sur le parquet et surveillait le bureau de Ludovic.

Les cinq soirs, la circonstance favorable qu'il attendait ne s'étant pas produite, il s'en alla au milieu de la nuit, par la petite porte qui desservait la cour.Il en possédait une clef.

Mais le sixième jour il apprit que les Imbert, en réponse aux insinuations malveillantes de leurs ennemis, avaient proposé qu'on ouvrît le coffre et qu'on en fît l'inventaire.

—C'est pour ce soir, pensa Lupin.

Et en effet, après le dîner, Ludovic s'installa dans son bureau.Gervaise le rejoignit.Ils se mirent à feuilleter les registres du coffre.

Une heure s'écoula, puis une autre heure.Il entendit les domestiques qui se couchaient.Maintenant il n'y avait plus personne au premier étage.Minuit.Les Imbert continuaient leur besogne.

—Allons-y, murmura Lupin.

Il ouvrit sa fenêtre.Elle donnait sur la cour, et l'espace, par la nuit sans lune et sans étoile, était obscur.Il tira de son armoire une corde à nœuds qu'il assujettit à la rampe du balcon, enjamba et se laissa glisser doucement, en s'aidant d'une gouttière, jusqu'à la fenêtre située au-dessous de la sienne.C'était celle du bureau, et le voile épais des rideaux molletonnés masquait la pièce.Debout sur le balcon, il resta un moment immobile, l'oreille tendue et l'œil aux aguets.

Tranquillisé par le silence, il poussa légèrement les deux croisées.Si personne n'avait eu soin de les vérifier, elles devaient céder à l'effort, car lui, au cours de l'après-midi, en avait tourné l'espagnolette de façon qu'elle n'entrât plus dans les gâches.

Les croisées cédèrent.Alors, avec des précautions infinies, il les entrebâilla davantage.Dès qu'il put glisser la tête, il s'arrêta.Un peu de lumière filtrait entre les deux rideaux mal joints: il aperçut Gervaise et Ludovic assis à côté du coffre.

Ils n'échangeaient que de rares paroles et à voix basse, absorbés par leur travail.Arsène calcula la distance qui le séparait d'eux, établit les mouvements exacts qu'il lui faudrait faire pour les réduire l'un après l'autre à l'impuissance, avant qu'ils n'eussent le temps d'appeler au secours, et il allait se précipiter, lorsque Gervaise dit:

—Comme la pièce s'est refroidie depuis un instant!Je vais me mettre au lit.Et toi?

—Je voudrais finir.

—Finir!Mais tu en as pour la nuit.

—Mais non, une heure au plus.

Elle se retira.Vingt minutes, trente minutes passèrent.Arsène poussa la fenêtre un peu plus.Les rideaux frémirent.Il poussa encore.Ludovic se retourna, et, voyant les rideaux gonflés par le vent, se leva pour fermer la fenêtre...

Il n'y eut pas un cri, pas même une apparence de lutte.En quelques gestes précis, et sans lui faire le moindre mal, Arsène l'étourdit, lui enveloppa la tête avec le rideau, le ficela, et de telle manière que Ludovic ne distingua même pas le visage de son agresseur.

Puis, rapidement, il se dirigea vers le coffre, saisit deux portefeuilles qu'il mit sous son bras, sortit du bureau, descendit l'escalier, traversa la cour, et ouvrit la porte de service.Une voiture stationnait dans la rue.

—Prends cela d'abord, dit-il au cocher, et suis-moi.

Il retourna jusqu'au bureau.En deux voyages ils vidèrent le coffre.Puis Arsène monta dans sa chambre, enleva la corde, effaça toute trace de son passage.C'était fini.

Quelques heures après, Arsène Lupin, aidé de son compagnon, opéra le dépouillement des portefeuilles.Il n'éprouva aucune déception, l'ayant prévu, à constater que la fortune des Imbert n'avait pas l'importance qu'on lui attribuait.Les millions ne se comptaient pas par centaines, ni même par dizaines.Mais enfin le total formait encore un chiffre très respectable, et c'étaient d'excellentes valeurs, obligations de chemins de fer, Villes de Paris, fonds d'État, Suez, mines du Nord, etc.

Il se déclara satisfait.

—Certes, dit-il, il y aura un rude déchet quand le temps sera venu de négocier.On se heurtera à des oppositions, et il faudra plus d'une fois liquider à vil prix.N'importe, avec cette première mise de fonds, je me charge de vivre comme je l'entends...et de réaliser quelques rêves qui me tiennent au cœur.

—Et le reste?

—Tu peux le brûler, mon petit.Ces tas de papiers faisaient bonne figure dans le coffre-fort.Pour nous, c'est inutile.Quant aux titres, nous allons les enfermer bien tranquillement dans le placard, et nous attendrons le moment propice.

Le lendemain Arsène pensa qu'aucune raison ne l'empêchait de retourner à l'hôtel Imbert.Mais la lecture des journaux lui révéla cette nouvelle imprévue: Ludovic et Gervaise avaient disparu.

L'ouverture du coffre eut lieu en grande solennité.Les magistrats y trouvèrent ce qu'Arsène Lupin avait laissé...peu de chose.

* * *

Tels sont les faits, et telle est l'explication que donne à certains d'entre eux l'intervention d'Arsène Lupin.J'en tiens le récit de lui-même, un jour qu'il était en veine de confidence.

Ce jour-là, il se promenait de long en large dans mon cabinet de travail, et ses yeux avaient une petite fièvre que je ne leur connaissais pas.

—Somme toute, lui dis-je, c'est votre plus beau coup?

Sans me répondre directement, il reprit:

—Il y a dans cette affaire des secrets impénétrables.Ainsi, même après l'explication que je vous ai donnée, que d'obscurités encore!Pourquoi cette fuite?Pourquoi n'ont-ils pas profité du secours que je leur apportais involontairement?Il était si simple de dire: «Les cent millions se trouvaient dans le coffre.Ils n'y sont plus parce qu'on les a volés»!

—Ils ont perdu la tête.

—Oui, voilà, ils ont perdu la tête...D'autre part, il est vrai...

—Il est vrai?...

—Non, rien.

Que signifiait cette réticence?Il n'avait pas tout dit, c'était visible, et ce qu'il n'avait pas dit, il répugnait à le dire.J'étais intrigué.Il fallait que la chose fût grave pour provoquer de l'hésitation chez un tel homme.

Je lui posai des questions au hasard.

—Vous ne les avez pas revus?

—Non.

—Et il ne vous est pas advenu d'éprouver, à l'égard de ces deux malheureux, quelque pitié?

—Moi!proféra-t-il en sursautant.

Sa révolte m'étonna.Avais-je touché juste?J'insistai:

—Évidemment.Sans vous, ils auraient peut-être pu faire face au danger...ou du moins partir les poches remplies.

—Des remords, c'est bien cela que vous m'attribuez, n'est-ce pas?

—Dame!

Il frappa violemment sur ma table.

—Ainsi, selon vous, je devrais avoir des remords?

—Appelez cela des remords ou des regrets, bref un sentiment quelconque...

—Un sentiment quelconque pour des gens...

—Pour des gens à qui vous avez dérobé une fortune.

—Quelle fortune?

—Enfin...ces deux ou trois liasses de titres...

—Ces deux ou trois liasses de titres!Je leur ai dérobé des paquets de titres, n'est-ce pas?une partie de leur héritage?voilà ma faute?voilà mon crime?

«Mais, sacrebleu, mon cher, vous n'avez donc pas deviné qu'ils étaient faux, ces titres?...vous entendez?

ILS ÉTAIENT FAUX!

Je le regardai, abasourdi.

—Faux, les quatre ou cinq millions.

—Faux, s'écria-t-il rageusement, archi-faux!les obligations, les Villes de Paris, les fonds d'État, du papier, rien que du papier!Pas un sou, je n'ai pas tiré un sou de tout le bloc!Et vous me demandez d'avoir des remords?Mais c'est eux qui devraient en avoir!Ils m'ont roulé comme un vulgaire gogo!Ils m'ont plumé comme la dernière de leurs dupes, et la plus stupide!

Une réelle colère l'agitait, faite de rancune et d'amour-propre blessé.

—Mais, d'un bout à l'autre, j'ai eu le dessous!dès la première heure!Savez-vous le rôle que j'ai joué dans cette affaire, ou plutôt le rôle qu'ils m'ont fait jouer?Celui d'André Brawford!Oui, mon cher, et je n'y ai vu que du feu!

«C'est après, par les journaux, et en rapprochant certains détails, que je m'en suis aperçu.Tandis que je posais au bienfaiteur, au monsieur qui a risqué sa vie pour vous tirer de la griffe des apaches, eux, ils me faisaient passer pour un des Brawford!

«N'est-ce pas admirable?Cet original qui avait sa chambre au deuxième étage, ce sauvage que l'on montrait de loin, c'était Brawford, et Brawford, c'était moi!Et grâce à moi, grâce à la confiance que j'inspirais sous le nom de Brawford, les banquiers prêtaient, et les notaires engageaient leurs clients à prêter!Hein, quelle école pour un débutant!Ah!je vous jure que la leçon m'a servi!

Il s'arrêta brusquement, me saisit le bras, et il me dit d'un ton exaspéré où il était facile cependant de sentir des nuances d'ironie et d'admiration, il me dit cette phrase ineffable:

—Mon cher, à l'heure actuelle, Gervaise Imbert me doit quinze cents francs!

Pour le coup, je ne pus m'empêcher de rire.C'était vraiment d'une bouffonnerie supérieure.Et lui-même eut un accès de franche gaîté.

—Oui, mon cher, quinze cents francs!Non seulement je n'ai pas palpé le premier sou de mes appointements, mais encore elle m'a emprunté quinze cents francs!Toutes mes économies de jeune homme!Et savez-vous pourquoi?Je vous le donne en mille...Pour ses pauvres!Comme je vous le dis!pour de prétendus malheureux qu'elle soulageait à l'insu de Ludovic!

«Et j'ai coupé là-dedans!Est-ce assez drôle, hein?Arsène Lupin refait de quinze cents francs, et refait par la bonne dame à laquelle il volait quatre millions de titres faux!Et que de combinaisons, d'efforts et de ruses géniales il m'a fallu pour arriver à ce beau résultat!

«C'est la seule fois que j'aie été roulé dans ma vie.Mais fichtre, je l'ai bien été cette fois-là, et proprement, dans les grands prix!...

LA PERLE NOIRE

Un violent coup de sonnette réveilla la concierge du numéro 9 de l'avenue Hoche.Elle tira le cordon en grognant:

—Je croyais tout le monde rentré.Il est au moins trois heures!

Son mari bougonna:

—C'est peut-être pour le docteur.

En effet, une voix demanda:

—Le docteur Harel...quel étage?

—Troisième à gauche.Mais le docteur ne se dérange pas la nuit.

—Il faudra bien qu'il se dérange.

Le monsieur pénétra dans le vestibule, monta un étage, deux étages, et, sans même s'arrêter sur le palier du docteur Harel, continua jusqu'au cinquième.Là, il essaya deux clefs.L'une fit fonctionner la serrure, l'autre le verrou de sûreté.

—À merveille, murmura-t-il, la besogne est considérablement simplifiée.Mais avant d'agir, il faut assurer notre retraite.Voyons...ai-je eu logiquement le temps de sonner chez le docteur, et d'être congédié par lui?Pas encore...un peu de patience...

Au bout d'une dizaine de minutes, il redescendit et heurta le carreau de la loge en maugréant contre le docteur.On lui ouvrit, et il claqua la porte derrière lui.Or, cette porte ne se ferma point, l'homme ayant vivement appliqué un morceau de fer sur la gâche afin que le pène ne pût s'y introduire.

Il rentra donc, sans bruit, à l'insu des concierges.En cas d'alarme, sa retraite était assurée.

Paisiblement il remonta les cinq étages.Dans l'antichambre, à la lueur d'une lanterne électrique, il déposa son pardessus et son chapeau sur une des chaises, s'assit sur une autre, et enveloppa ses bottines d'épais chaussons de feutre.

—Ouf!ça y est...Et combien facilement!Je me demande un peu pourquoi tout le monde ne choisit pas le confortable métier de cambrioleur?Avec un peu d'adresse et de réflexion, il n'en est pas de plus charmant.Un métier de tout repos...un métier de père de famille...Trop commode même...cela devient fastidieux.

Il déplia un plan détaillé de l'appartement.

—Commençons par nous orienter.Ici, j'aperçois le rectangle du vestibule où je suis.Du côté de la rue, le salon, le boudoir et la salle à manger.Inutile de perdre son temps par là, il paraît que la comtesse a un goût déplorable...pas un bibelot de valeur!...Donc, droit au but...Ah!voici le tracé d'un couloir, du couloir qui mène aux chambres.À trois mètres, je dois rencontrer la porte du placard aux robes qui communique avec la chambre de la comtesse.

Il replia son plan, éteignit sa lanterne, et s'engagea dans le couloir en comptant:

—Un mètre...Deux mètres...trois mètres...Voici la porte...Comme tout s'arrange, mon Dieu!Un simple verrou, un petit verrou, me sépare de la chambre, et, qui plus est, je sais que ce verrou se trouve à un mètre quarante-trois du plancher...De sorte que, grâce à une légère incision que je vais pratiquer autour, nous en serons débarrassé...

Il sortit de sa poche les instruments nécessaires, mais une idée l'arrêta.

—Et si, par hasard, ce verrou n'était pas poussé.Essayons toujours...Pour ce qu'il en coûte!

Il tourna le bouton de la serrure.La porte s'ouvrit.

—Mon brave Lupin, décidément la chance te favorise.Que te faut-il maintenant?Tu connais la topographie des lieux où tu vas opérer; tu connais l'endroit où la comtesse cache la perle noire...Par conséquent, pour que la perle noire t'appartienne, il s'agit tout bêtement d'être plus silencieux que le silence, plus invisible que la nuit.

Arsène Lupin employa bien une demi-heure pour ouvrir la seconde porte, une porte vitrée qui donnait sur la chambre.Mais il le fit avec tant de précaution, qu'alors même que la comtesse n'eût pas dormi, aucun grincement équivoque n'aurait pu l'inquiéter.

D'après les indications de son plan, il n'avait qu'à suivre le contour d'une chaise-longue.Cela le conduisait à un fauteuil, puis à une petite table située près du lit.Sur la table, il y avait une boîte de papier à lettres, et, enfermée tout simplement dans cette boîte, la perle noire.

Il s'allongea sur le tapis et suivit les contours de la chaise-longue.Mais à l'extrémité il s'arrêta pour réprimer les battements de son cœur.Bien qu'aucune crainte ne l'agitât, il lui était impossible de vaincre cette sorte d'angoisse nerveuse que l'on éprouve dans le trop grand silence.Et il s'en étonnait, car, enfin, il avait vécu sans émotion des minutes plus solennelles.Nul danger ne le menaçait.Alors pourquoi son cœur battait-il comme une cloche affolée?Était-ce cette femme endormie qui l'impressionnait, cette vie si voisine de la sienne?

Il écouta et crut discerner le rythme d'une respiration.Il fut rassuré comme par une présence amie.

Il chercha le fauteuil, puis, par petits gestes insensibles, rampa vers la table, tâtant l'ombre de son bras étendu.Sa main droite rencontra un des pieds de la table.

Enfin!il n'avait plus qu'à se lever, à prendre la perle et à s'en aller.Heureusement!car son cœur recommençait à sauter dans sa poitrine comme une bête terrifiée, et avec un tel bruit qu'il lui semblait impossible que la comtesse ne s'éveillât point.

Il l'apaisa dans un élan de volonté prodigieux, mais, au moment où il essayait de se relever, sa main gauche heurta sur le tapis un objet qu'il reconnut tout de suite pour un flambeau, un flambeau renversé; et aussitôt, un autre objet se présenta, une pendule, une de ces petites pendules de voyage qui sont recouvertes d'une gaine de cuir.

Quoi?Que se passait-il?Il ne comprenait pas.Ce flambeau,...cette pendule...pourquoi ces objets n'étaient-ils pas à leur place habituelle?Ah!que se passait-il dans l'ombre effarante?

Et soudain, un cri lui échappa.Il avait touché...oh!à quelle chose étrange, innommable!Mais non, non, la peur lui troublait le cerveau.Vingt secondes, trente secondes, il demeura immobile, épouvanté, de la sueur aux tempes.Et ses doigts gardaient la sensation de ce contact.

Par un effort implacable, il tendit le bras de nouveau.Sa main, de nouveau, effleura la chose, la chose étrange, innommable.Il la palpa.Il exigea que sa main la palpât et se rendît compte.C'était une chevelure, un visage...et ce visage était froid, presque glacé.

Si terrifiante que soit la réalité, un homme comme Arsène Lupin la domine dès qu'il en a pris connaissance.Rapidement, il fit jouer le ressort de sa lanterne.Une femme gisait devant lui, couverte de sang.D'affreuses blessures dévastaient son cou et ses épaules.Il se pencha et l'examina.Elle était morte.

—Morte, morte, répéta-t-il avec stupeur.

Et il regardait ces yeux fixes, le rictus de cette bouche, cette chair livide, et ce sang, tout ce sang qui avait coulé sur le tapis et se figeait maintenant, épais et noir.

S'étant relevé, il tourna le bouton de l'électricité, la pièce s'emplit de lumière, et il put voir tous les signes d'une lutte acharnée.Le lit était entièrement défait, les couvertures et les draps arrachés.Par terre, le flambeau, puis la pendule—les aiguilles marquaient onze heures vingt—puis, plus loin, une chaise renversée, et partout du sang, des flaques de sang.

—Et la perle noire?murmura-t-il.

La boîte de papier à lettres était à sa place.Il l'ouvrit vivement.Elle contenait l'écrin.Mais l'écrin était vide.

—Fichtre, se dit-il, tu t'es vanté un peu tôt de ta chance, mon ami Arsène Lupin...La comtesse assassinée, la perle noire disparue...la situation n'est pas brillante!Filons, sans quoi tu risques fort d'encourir de lourdes responsabilités.

Il ne bougea pas cependant.

—Filer?Oui, un autre filerait.Mais, Arsène Lupin?N'y a-t-il pas mieux à faire?Voyons, procédons par ordre.Après tout, ta conscience est tranquille...Suppose que tu es commissaire de police et que tu dois procéder à une enquête...Oui, mais pour cela, il faudrait avoir un cerveau plus clair.Et le mien est dans un état!

Il tomba sur un fauteuil, ses poings crispés contre son front brûlant.

* * *

L'affaire de l'avenue Hoche est une de celles qui nous ont le plus vivement intrigués en ces derniers temps, et je ne l'eusse certes pas racontée si la participation d'Arsène Lupin ne l'éclairait d'un jour tout spécial.Cette participation, il en est peu qui la soupçonnent.Nul ne sait en tout cas l'exacte et curieuse vérité.

Qui ne connaissait, pour l'avoir rencontrée au Bois, Léontine Zalti, l'ancienne cantatrice, épouse et veuve du comte d'Andillot, la Zalti dont le luxe éblouissait Paris, il y a quelque vingt ans, la Zalti, comtesse d'Andillot, à qui ses parures de diamants et de perles valaient une réputation européenne?On disait d'elle qu'elle portait sur ses épaules le coffre-fort de plusieurs maisons de banque et les mines d'or de plusieurs compagnies australiennes.Les grands joailliers travaillaient pour la Zalti comme on travaillait jadis pour les rois et pour les reines.

Et qui ne se souvient de la catastrophe où toutes ces richesses furent englouties?Maisons de banque et mines d'or, le gouffre dévora tout.De la collection merveilleuse, dispersée par le commissaire-priseur, il ne resta que la fameuse perle noire.La perle noire!c'est-à-dire une fortune, si elle avait voulu s'en défaire.

Elle ne le voulut point.Elle préféra se restreindre, vivre dans un simple appartement avec sa dame de compagnie, sa cuisinière et un domestique, plutôt que de vendre cet inestimable joyau.Il y avait à cela une raison qu'elle ne craignait pas d'avouer: la perle noire était le cadeau d'un empereur!Et presque ruinée, réduite à l'existence la plus médiocre, elle demeura fidèle à sa compagne des beaux jours.

—Moi vivante, disait-elle, je ne la quitterai pas.

Du matin jusqu'au soir, elle la portait à son cou.La nuit, elle la mettait dans un endroit connu d'elle seule.

Tous ces faits rappelés par les feuilles publiques stimulèrent la curiosité, et, chose bizarre, mais facile à comprendre pour ceux qui ont le mot de l'énigme, ce fut précisément l'arrestation de l'assassin présumé qui compliqua le mystère et prolongea l'émotion.Le surlendemain, en effet, les journaux publiaient la nouvelle suivante:

«On nous annonce l'arrestation de Victor Danègre, le domestique de la comtesse d'Andillot.Les charges relevées contre lui sont écrasantes.Sur la manche en lustrine de son gilet de livrée, que M.Dudouis, le chef de la Sûreté, a trouvé dans sa mansarde, entre le sommier et le matelas, on a constaté des taches de sang.En outre, il manquait à ce gilet un bouton recouvert d'étoffe.Or ce bouton, dès le début des perquisitions, avait été ramassé sous le lit même de la victime.

«Il est probable qu'après le dîner, Danègre, au lieu de regagner sa mansarde, se sera glissé dans le cabinet aux robes, et que, par la porte vitrée, il a vu la comtesse cacher la perle noire.

«Nous devons dire que, jusqu'ici, aucune preuve n'est venue confirmer cette supposition.En tout cas, un autre point reste obscur.À sept heures du matin, Danègre s'est rendu au bureau de tabac du boulevard de Courcelles: la concierge d'abord, puis la buraliste ont témoigné dans ce sens.D'autre part, la cuisinière de la comtesse et sa dame de compagnie, qui toutes deux couchent au bout du couloir, affirment qu'à huit heures, quand elles se sont levées, la porte de l'antichambre et la porte de la cuisine étaient fermées à double tour.Depuis vingt ans au service de la comtesse, ces deux personnes sont au-dessus de tout soupçon.On se demande donc comment Danègre a pu sortir de l'appartement.S'était-il fait faire une autre clef?L'instruction éclaircira ces différents points.»

L'instruction n'éclaircit absolument rien, au contraire.On apprit que Victor Danègre était un récidiviste dangereux, un alcoolique et un débauché, qu'un coup de couteau n'effrayait pas.Mais l'affaire elle-même semblait, au fur et à mesure qu'on l'étudiait, s'envelopper de ténèbres plus épaisses et de contradictions plus inexplicables.

D'abord une demoiselle de Sinclèves, cousine et unique héritière de la victime, déclara que la comtesse, un mois avant sa mort, lui avait confié dans une de ses lettres la façon dont elle cachait la perle noire.Le lendemain du jour où elle recevait cette lettre, elle en constatait la disparition.Qui l'avait volée?

De leur côté, les concierges racontèrent qu'ils avaient ouvert la porte à un individu, lequel était monté chez le docteur Harel.On manda le docteur.Personne n'avait sonné chez lui.Alors qui était cet individu?Un complice?

Cette hypothèse d'un complice fut adoptée par la presse et par le public.Ganimard, le vieil inspecteur principal Ganimard la défendait, non sans raison.

—Il y a du Lupin là-dessous, disait-il au juge.

—Bah!ripostait celui-ci, vous le voyez partout, votre Lupin.

—Je le vois partout, parce qu'il est partout.

—Dites plutôt que vous le voyez chaque fois où quelque chose ne vous paraît pas très clair.D'ailleurs, en l'espèce, remarquez ceci: le crime a été commis à onze heures vingt du soir, ainsi que l'atteste la pendule, et la visite nocturne, dénoncée par les concierges, n'a eu lieu qu'à trois heures du matin.

La justice obéit souvent à ces entraînements de conviction qui font qu'on oblige les événements à se plier à l'explication première qu'on en a donnée.Les antécédents déplorables de Victor Danègre, récidiviste, ivrogne et débauché, influencèrent le juge, et bien qu'aucune circonstance nouvelle ne vînt corroborer les deux ou trois indices primitivement découverts, rien ne put l'ébranler.Il boucla son instruction.Quelques semaines après, les débats commencèrent.

Ils furent embarrassés et languissants.Le président les dirigea sans ardeur.Le ministère public attaqua mollement.Dans ces conditions, l'avocat de Danègre avait beau jeu.Il montra les lacunes et les impossibilités de l'accusation.Nulle preuve matérielle n'existait.Qui avait forgé la clef, l'indispensable clef sans laquelle Danègre, après son départ, n'aurait pu refermer à double tour la porte de l'appartement?Qui l'avait vue, cette clef, et qu'était-elle devenue?Qui avait vu le couteau de l'assassin, et qu'était-il devenu?

—Et, en tout cas, concluait l'avocat, prouvez que c'est mon client qui a tué.Prouvez que l'auteur du vol et du crime n'est pas ce mystérieux personnage qui s'est introduit dans la maison à trois heures du matin.La pendule marquait onze heures, me direz-vous?Et après?ne peut-on mettre les aiguilles d'une pendule à l'heure qui vous convient?

Victor Danègre fut acquitté.

* * *

Il sortit de prison un vendredi au déclin du jour, amaigri, déprimé par six mois de cellule.L'instruction, la solitude, les débats, les délibérations du jury, tout cela l'avait empli d'une épouvante maladive.La nuit, d'affreux cauchemars, des visions d'échafaud le hantaient.Il tremblait de fièvre et de terreur.

Sous le nom d'Anatole Dufour, il loua une petite chambre sur les hauteurs de Montmartre, et il vécut au hasard des besognes, bricolant de droite et de gauche.

Vie lamentable!Trois fois engagé par trois patrons différents, il fut reconnu et renvoyé sur-le-champ.

Souvent il s'aperçut, ou crut s'apercevoir, que des hommes le suivaient, des hommes de la police, il n'en doutait point, qui ne renonçaient pas à le faire tomber dans quelque piège.Et d'avance il sentait l'étreinte rude de la main qui le prendrait au collet.

Un soir qu'il dînait chez un traiteur du quartier, quelqu'un s'installa en face de lui.C'était un individu d'une quarantaine d'années, vêtu d'une redingote noire de propreté douteuse.Il commanda une soupe, des légumes et un litre de vin.

Et quand il eut mangé la soupe, il tourna les yeux vers Danègre et le regarda longuement.

Danègre pâlit.Pour sûr cet individu était de ceux qui le suivaient depuis des semaines.Que lui voulait-il?Danègre essaya de se lever.Il ne le put.Ses jambes chancelaient sous lui.

L'homme se versa un verre de vin et emplit le verre de Danègre.

—Nous trinquons, camarade?

Victor balbutia:

—Oui...oui...à votre santé, camarade.

—À votre santé, Victor Danègre.

L'autre sursauta:

—Moi!...moi!...mais non...je vous jure...

—Vous me jurez quoi?que vous n'êtes pas vous?le domestique de la comtesse?

—Quel domestique?Je m'appelle Dufour.Demandez au patron.

—Dufour, Anatole, oui, pour le patron, mais Danègre pour la justice, Victor Danègre.

—Pas vrai!pas vrai!on vous a menti.

Le nouveau venu tira de sa poche une carte et la tendit.Victor lut: «Grimaudan, ex-inspecteur de la Sûreté.Renseignements confidentiels.» Il tressaillit.

—Vous êtes de la police?

—Je n'en suis plus, mais le métier me plaisait, et je continue d'une façon plus...lucrative.On déniche de temps en temps des affaires d'or...comme la vôtre.

—La mienne?

—Oui, la vôtre, c'est une affaire exceptionnelle, si toutefois vous voulez bien y mettre un peu de complaisance.

—Et si je n'en mets pas?

—Il le faudra.Vous êtes dans une situation où vous ne pouvez rien me refuser.

Une appréhension sourde envahissait Victor Danègre.Il demanda:

—Qu'y a-t-il?...parlez.

—Soit, répondit l'autre, finissons-en.En deux mots, voici: je suis envoyé par Mlle de Sinclèves.

—Sinclèves?

—L'héritière de la comtesse d'Andillot.

—Eh bien?

—Eh bien, Mlle de Sinclèves me charge de vous réclamer la perle noire.

—La perle noire?

—Celle que vous avez volée.

—Mais je ne l'ai pas!

—Vous l'avez.

—Si je l'avais, ce serait moi l'assassin.

—C'est vous l'assassin.

Danègre s'efforça de rire.

—Heureusement, mon bon monsieur, que la Cour d'assises n'a pas été du même avis.Tous les jurés, vous entendez, m'ont reconnu innocent.Et quand on a sa conscience pour soi et l'estime de douze braves gens...

L'ex-inspecteur lui saisit le bras:

—Pas de phrases, mon petit.Écoutez-moi bien attentivement et pesez mes paroles, elles en valent la peine.Danègre, trois semaines avant le crime, vous avez dérobé à la cuisinière la clef qui ouvre la porte de service, et vous avez fait faire une clef semblable chez Outard, serrurier, 244, rue Oberkampf.

—Pas vrai, pas vrai, gronda Victor, personne n'a vu cette clef...elle n'existe pas.

—La voici.

Après un silence, Grimaudan reprit:

—Vous avez tué la comtesse à l'aide d'un couteau à virole acheté au bazar de la République, le jour même où vous commandiez votre clef.La lame est triangulaire et creusée d'une cannelure.

—De la blague, tout cela, vous parlez au hasard.Personne n'a vu le couteau.

—Le voici.

Victor Danègre eut un geste de recul.L'ex-inspecteur continua:

—Il y a dessus des taches de rouille.Est-il besoin de vous en expliquer la provenance?

—Et après?...vous avez une clef et un couteau...Qui peut affirmer qu'ils m'appartenaient?

—Le serrurier d'abord, et ensuite l'employé auquel vous avez acheté le couteau.J'ai déjà rafraîchi leur mémoire.En face de vous, ils ne manqueront pas de vous reconnaître.

Il parlait sèchement et durement, avec une précision terrifiante.Danègre était convulsé de peur.Ni le juge ni le président des assises, ni l'avocat général ne l'avaient serré d'aussi près, n'avaient vu aussi clair dans des choses que lui-même ne discernait plus très nettement.

Cependant, il essaya encore de jouer l'indifférence.

—Si c'est là toutes vos preuves!

—Il me reste celle-ci.Vous êtes reparti, après le crime, par le même chemin.Mais, au milieu du cabinet aux robes, pris d'effroi, vous avez dû vous appuyer contre le mur pour garder votre équilibre.

—Comment le savez-vous?bégaya Victor...personne ne peut le savoir.

—La justice, non, il ne pouvait venir à l'idée d'aucun de ces messieurs du parquet d'allumer une bougie et d'examiner les murs.Mais si on le faisait, on verrait sur le plâtre blanc une marque rouge très légère, assez nette cependant pour qu'on y retrouve l'empreinte de la face antérieure de votre pouce, de votre pouce tout humide de sang et que vous avez posé contre le mur.Or, vous n'ignorez pas qu'en anthropométrie, c'est là un des principaux moyens d'identification.

Victor Danègre était blême.Des gouttes de sueur coulaient de son front sur la table.Il considérait avec des yeux de fou cet homme étrange qui évoquait son crime comme s'il en avait été le témoin invisible.

Il baissa la tête, vaincu, impuissant.Depuis des mois il luttait contre tout le monde.Contre cet homme-là, il avait l'impression qu'il n'y avait rien à faire.

—Si je vous rends la perle, balbutia-t-il, combien me donnerez-vous?

—Rien.

—Comment!vous vous moquez!Je vous donnerais une chose qui vaut des mille et des centaines de mille, et je n'aurais rien?

—Si, la vie.

Le misérable frissonna.Grimaudan ajouta, d'un ton presque doux:

—Voyons, Danègre, cette perle n'a aucune valeur pour vous.Il vous est impossible de la vendre.À quoi bon la garder?

—Il y a des recéleurs...et un jour ou l'autre, à n'importe quel prix...

—Un jour ou l'autre, il sera trop tard.

—Pourquoi?

—Pourquoi?mais parce que la justice aura remis la main sur vous, et, cette fois, avec les preuves que je lui fournirai, le couteau, la clef, l'indication du pouce, vous êtes fichu, mon bonhomme.

Victor s'étreignit la tête de ses deux mains et réfléchit.Il se sentait perdu, en effet, irrémédiablement perdu, et, en même temps, une grande fatigue l'envahissait, un immense besoin de repos et d'abandon.

Il murmura:

—Quand vous la faut-il?

—Ce soir, avant une heure.

—Sinon?

—Sinon, je mets à la poste cette lettre où Mlle de Sinclèves vous dénonce au procureur de la République.

Danègre se versa deux verres de vin qu'il but coup sur coup, puis, se levant:

—Payez l'addition, et allons-y...j'en ai assez de cette maudite affaire.

La nuit était venue.Les deux hommes descendirent la rue Lepic et suivirent les boulevards extérieurs en se dirigeant vers l'Étoile.Ils marchaient silencieusement, Victor, très las et le dos voûté.

Au parc Monceau, il dit:

—C'est du côté de la maison...

—Parbleu!vous n'en êtes sorti, avant votre arrestation, que pour aller au bureau de tabac.

—Nous y sommes, fit Danègre, d'une voix sourde.

Ils longèrent la grille du jardin et traversèrent une rue dont le bureau de tabac faisait l'encoignure.Danègre s'arrêta quelques pas plus loin.Ses jambes vacillaient.Il tomba sur un banc.

—Eh bien?demanda son compagnon.

—C'est là.

—C'est là!qu'est-ce que vous me chantez?

—Oui là, devant nous.

—Devant nous!Dites donc, Danègre, il ne faudrait pas...

—Je vous répète qu'elle est là.

—Où?

—Entre deux pavés.

—Lesquels?

—Cherchez.

—Lesquels?répéta Grimaudan.

Victor ne répondit pas.

—Ah!parfait, tu veux me faire poser, mon bonhomme.

—Non...mais...je vais crever de misère.

—Et alors, tu hésites?Allons, je serai bon prince.Combien te faut-il?

—De quoi prendre mon billet d'entrepont pour l'Amérique.

—Convenu.

—Et un billet de cent pour les premiers frais.

—Tu en auras deux.Parle.

—Comptez les pavés, à droite de l'égout.C'est entre le douzième et le treizième.

—Dans le ruisseau?

—Oui, en bas du trottoir.

Grimaudan regarda autour de lui.Des tramways passaient, des gens passaient.Mais bah!qui pouvait se douter?...

Il ouvrit son canif et le planta entre le douzième et le treizième pavé.

—Et si elle n'y est pas?

—Si personne ne m'a vu me baisser et l'enfoncer, elle y est encore.

Se pouvait-il qu'elle y fût!La perle noire jetée dans la boue d'un ruisseau, à la disposition du premier venu!La perle noire...une fortune!

—À quelle profondeur?

—Dix centimètres, à peu près.

Il creusa le sable mouillé.La pointe de son canif heurta quelque chose.Avec ses doigts il élargit le trou.

Il aperçut la perle noire.

—Tiens, voilà tes deux cents francs.Je t'enverrai ton billet pour l'Amérique.

Le lendemain, l'Écho de France publiait cet entrefilet, qui fut reproduit par les journaux du monde entier:

Depuis hier, la fameuse perle noire est entre les mains d'Arsène Lupin qui l'a reprise au meurtrier de la comtesse d'Andillot.Avant peu, des fac-similés de ce précieux bijou seront exposés à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Calcutta, à Buenos-Ayres et à New York.

Arsène Lupin attend les propositions que voudront bien lui faire ses correspondants.

* * *

—Et voilà comme quoi le crime est toujours puni et la vertu récompensée, conclut Arsène Lupin, lorsqu'il m'eut révélé les dessous de l'affaire.

—Et voilà comme quoi, sous le nom de Grimaudan, ex-inspecteur de la Sûreté, vous fûtes choisi par le destin pour enlever au criminel le bénéfice de son forfait.

—Justement.Et j'avoue que c'est une des aventures dont je suis le plus fier.Les quarante minutes que j'ai passées dans l'appartement de la comtesse, après avoir constaté sa mort, sont parmi les plus étonnantes et les plus profondes de ma vie.En quarante minutes, empêtré dans la situation la plus inextricable, j'ai reconstitué le crime, j'ai acquis la certitude, à l'aide de quelques indices, que le coupable ne pouvait être qu'un domestique de la comtesse.Enfin, j'ai compris que, pour avoir la perle, il fallait que ce domestique fût arrêté—et j'ai laissé le bouton de gilet—mais qu'il ne fallait pas qu'on relevât contre lui des preuves irrécusables de sa culpabilité—et j'ai ramassé le couteau oublié sur le tapis, emporté la clef oubliée sur la serrure, fermé la porte à double tour, et effacé les traces des doigts sur le plâtre du cabinet aux robes.À mon sens, ce fut là un de ces éclairs...

—De génie, interrompis-je.

—De génie, si vous voulez, et qui n'eût pas illuminé le cerveau du premier venu.Deviner en une seconde les deux termes du problème—une arrestation et un acquittement—me servir de l'appareil formidable de la justice pour détraquer mon homme, pour l'abêtir, bref, pour le mettre dans un état d'esprit tel qu'une fois libre il devait inévitablement, fatalement, tomber dans le piège un peu grossier que je lui tendais!...

—Un peu?dites beaucoup, car il ne courait aucun danger.

—Oh!pas le moindre, puisque tout acquittement est chose définitive.

—Pauvre diable...

—Pauvre diable...Victor Danègre!vous ne songez pas que c'est un assassin?Il eût été de la dernière immoralité que la perle noire lui restât.Il vit, pensez donc, Danègre vit!

—Et la perle noire est à vous.

Il la sortit d'une des poches secrètes de son portefeuille, l'examina, la caressa de ses doigts et de ses yeux émus, et il soupirait:

—Quel est le boyard, quel est le rajah imbécile et vaniteux qui possédera ce trésor?À quel milliardaire américain est destiné le petit morceau de beauté et de luxe qui ornait les blanches épaules de Léontine Zalti, comtesse d'Andillot?...

HERLOCK SHOLMÈS ARRIVE TROP TARD

C'est étrange ce que vous ressemblez à Arsène Lupin, Velmont!

—Vous le connaissez?

—Oh!comme tout le monde, par ses photographies, dont aucune n'est pareille aux autres, mais dont chacune laisse l'impression d'une physionomie identique...qui est bien la vôtre.

Horace Velmont parut plutôt vexé.

—N'est-ce pas, mon cher Devanne!Et vous n'êtes pas le premier à m'en faire la remarque, croyez-le.

—C'est au point, insista Devanne, que si vous ne m'aviez pas été recommandé par mon cousin d'Estevan, et si vous n'étiez pas le peintre connu dont j'admire les belles marines, je me demande si je n'aurais pas averti la police de votre présence à Dieppe.

La boutade fut accueillie par un rire général.Il y avait là, dans la grande salle à manger du château de Thibermesnil, outre Velmont: l'abbé Gélis, curé du village, et une douzaine d'officiers, dont les régiments manœuvraient aux environs, et qui avaient répondu à l'invitation du banquier Georges Devanne et de sa mère.L'un d'eux s'écria:

—Mais est-ce que précisément Arsène Lupin n'a pas été signalé sur la côte, après son fameux coup du rapide de Paris au Havre?

—Parfaitement, il y a de cela trois mois, et la semaine suivante je faisais connaissance au casino de notre excellent Velmont qui, depuis, a bien voulu m'honorer de quelques visites—agréable préambule d'une visite domiciliaire plus sérieuse qu'il me rendra l'un de ces jours...ou plutôt l'une de ces nuits!

On rit de nouveau et l'on passa dans l'ancienne salle des gardes, vaste pièce, très haute, qui occupe toute la partie inférieure de la tour Guillaume, et où Georges Devanne a réuni les incomparables richesses accumulées à travers les siècles par les sires de Thibermesnil.Des bahuts et des crédences, des landiers et des girandoles la décorent.De magnifiques tapisseries pendent aux murs de pierre.Les embrasures des quatre fenêtres sont profondes, munies de bancs, et se terminent par des croisées ogivales à vitraux encadrés de plomb.Entre la porte et la fenêtre de gauche, s'érige une bibliothèque monumentale de style Renaissance, sur le fronton de laquelle on lit, en lettres d'or, «Thibermesnil» et au-dessous, la fière devise de la famille: «Fais ce que veulx.»

Et comme on allumait des cigares, Devanne reprit:

—Seulement, dépêchez-vous, Velmont, c'est la dernière nuit qui vous reste.

—Et pourquoi?fit le peintre qui, décidément, prenait la chose en plaisantant.

Devanne allait répondre quand sa mère lui fit un signe.Mais l'excitation du dîner, le désir d'intéresser ses hôtes, l'emportèrent.

—Bah!murmura-t-il, je puis parler maintenant.Une indiscrétion n'est plus à craindre.

On s'assit autour de lui avec une vive curiosité, et il déclara, de l'air satisfait de quelqu'un qui annonce une grosse nouvelle:

—Demain, à quatre heures du soir, Herlock Sholmès, le grand policier anglais pour qui il n'est point de mystère, Herlock Sholmès, le plus extraordinaire déchiffreur d'énigmes que l'on ait jamais vu, le prodigieux personnage qui semble forgé de toutes pièces par l'imagination d'un romancier, Herlock Sholmès sera mon hôte.

On se récria.Herlock Sholmès à Thibermesnil.C'était donc sérieux?Arsène Lupin se trouvait réellement dans la contrée?

—Arsène Lupin et sa bande ne sont pas loin.Sans compter l'affaire du baron Cahorn, à qui attribuer les cambriolages de Montigny, de Gruchet, de Crasville, sinon à notre voleur national?Aujourd'hui, c'est mon tour.

—Et vous êtes prévenu, comme le fut le baron Cahorn?

—Le même truc ne réussit pas deux fois.

—Alors?

—Alors?...alors voici.

Il se leva, et désignant du doigt, sur l'un des rayons de la bibliothèque, un petit espace vide entre deux énormes in-folios:

—Il y avait là un livre, un livre du XVIe siècle intitulé la Chronique de Thibermesnil, et qui était l'histoire du château depuis sa construction par le duc Rollon sur l'emplacement d'une forteresse féodale.Il contenait trois planches gravées.L'une représentait une vue cavalière du domaine dans son ensemble, la seconde le plan des bâtiments, et la troisième—j'appelle votre attention là-dessus—le tracé d'un souterrain dont l'une des issues s'ouvre à l'extérieur de la première ligne des remparts, et dont l'autre aboutit ici, oui, dans la salle même où nous nous tenons.Or, ce livre a disparu depuis le mois dernier.

—Fichtre, dit Velmont, c'est mauvais signe.Seulement cela ne suffit pas pour motiver l'intervention de Herlock Sholmès.

—Certes, cela n'eût point suffi s'il ne s'était passé un autre fait qui donne à celui que je viens de vous raconter toute sa signification.Il existait à la Bibliothèque nationale un second exemplaire de cette Chronique, et ces deux exemplaires différaient par certains détails concernant le souterrain, comme l'établissement d'un profil et d'une échelle, et diverses annotations, non pas imprimées, mais écrites à l'encre et plus ou moins effacées.Je savais ces particularités, et je savais que le tracé définitif ne pouvait être reconstitué que par une confrontation minutieuse des deux cartes.Or, le lendemain du jour où mon exemplaire disparaissait, celui de la Bibliothèque nationale était demandé par un lecteur qui l'emportait sans qu'il fût possible de déterminer les conditions dans lesquelles le vol était effectué.

Des exclamations accueillirent ces paroles.

—Cette fois, l'affaire devient sérieuse.

—Aussi, cette fois, dit Devanne, la police s'émut et il y eut une double enquête, qui, d'ailleurs, n'eut aucun résultat.

—Comme toutes celles dont Arsène Lupin est l'objet.

—Précisément.C'est alors qu'il me vint à l'esprit de demander son concours à Herlock Sholmès, lequel me répondit qu'il avait le plus vif désir d'entrer en contact avec Arsène Lupin.

—Quelle gloire pour Arsène Lupin!dit Velmont!Mais, si notre voleur national, comme vous l'appelez, ne nourrit aucun projet sur Thibermesnil, Herlock Sholmès n'aura qu'à se tourner les pouces?

—Il y a autre chose, et qui l'intéressera vivement, la découverte du souterrain.

—Comment, vous nous avez dit qu'une des entrées s'ouvrait sur la campagne, l'autre dans ce salon même!

—Où?En quel lieu de ce salon?La ligne qui représente le souterrain sur les cartes, aboutit bien d'un côté à un petit cercle accompagné de ces deux majuscules «T.G.», ce qui signifie sans doute, n'est-ce pas, Tour Guillaume.Mais la tour est ronde, et qui pourrait déterminer à quel endroit du rond s'amorce le tracé du dessin?

Devanne alluma un second cigare et se versa un verre de bénédictine.On le pressait de questions.Il souriait, heureux de l'intérêt provoqué.Enfin il prononça:

—Le secret est perdu.Nul au monde ne le connaît.De père en fils, dit la légende, les puissants seigneurs se le transmettaient à leur lit de mort, jusqu'au jour où Geoffroy, dernier du nom, eut la tête tranchée sur l'échafaud, le 7 thermidor an II, dans sa dix-neuvième année.

—Mais, depuis un siècle, on a dû chercher?

—On a cherché, mais vainement.Moi-même, quand j'eus acheté le château à l'arrière-petit-neveu du conventionnel Leribourg, j'ai fait faire des fouilles.À quoi bon?Songez que cette tour, environnée d'eau, n'est reliée au château que par un point, et qu'il faut, en conséquence, que le souterrain passe sous les anciens fossés.Le plan de la Bibliothèque nationale montre d'ailleurs une suite de quatre escaliers comportant quarante-huit marches, ce qui laisse supposer une profondeur de plus de dix mètres.Et l'échelle, annexée à l'autre plan, fixe la distance à deux cents mètres.En réalité, tout le problème est ici, entre ce plancher, ce plafond et ces murs.Ma foi, j'avoue que j'hésite à les démolir.

—Et l'on n'a aucun indice?

—Aucun.

L'abbé Gélis objecta:

—M.Devanne, nous devons faire état de deux citations.

—Oh!s'écria Devanne en riant, M.le curé est un fouilleur d'archives, un grand liseur de mémoires, et tout ce qui touche à Thibermesnil le passionne.Mais l'explication dont il parle ne sert qu'à embrouiller les choses.

—Mais encore?

—Vous y tenez?

—Énormément.

—Vous saurez donc qu'il résulte de ses lectures que deux rois de France ont eu le mot de l'énigme.

—Deux rois de France!

—Henri IV et Louis XVI.

—Ce ne sont pas les premiers venus.Et comment M.l'abbé est-il au courant?...

—Oh!c'est bien simple, continua Devanne.L'avant-veille de la bataille d'Arques, le roi Henri IV vint souper et coucher dans ce château.À onze heures du soir, Louise de Tancarville, la plus jolie dame de Normandie, fut introduite auprès de lui par le souterrain avec la complicité du duc Edgard, qui, en cette occasion, livra le secret de famille.Ce secret, Henri IV le confia plus tard à son ministre Sully, qui raconte l'anecdote dans ses «Royales Œconomies d'État» sans l'accompagner d'autre commentaire que de cette phrase incompréhensible:

«La hache tournoie dans l'air qui frémit, mais l'aile s'ouvre, et l'on va jusqu'à Dieu.»

Il y eut un silence, et Velmont ricana:

—Ce n'est pas d'une clarté aveuglante.

—N'est-ce pas?M.le curé veut que Sully ait noté par là le mot de l'énigme, sans trahir le secret des scribes auxquels il dictait ses mémoires.

—L'hypothèse est ingénieuse.

—Je l'accorde, mais quelle est cette hache qui tourne, et cet oiseau qui s'envole?

—Et qu'est-ce qui va jusqu'à Dieu?

—Mystère!

Velmont reprit:

—Et ce bon Louis XVI, fut-ce également pour recevoir la visite d'une dame, qu'il se fit ouvrir le souterrain?

—Je l'ignore.Tout ce qu'il est permis de dire, c'est que Louis XVI a séjourné en 1784 à Thibermesnil, et que la fameuse armoire de fer, trouvée au Louvre sur la dénonciation de Gamain, renfermait un papier avec ces mots écrits par lui: «Thibermesnil: 2-6-12.»

Horace Velmont éclata de rire:

—Victoire!les ténèbres se dissipent de plus en plus.Deux fois six font douze.

—Riez à votre guise, Monsieur, fit l'abbé, il n'empêche que ces deux citations contiennent la solution, et qu'un jour ou l'autre viendra quelqu'un qui saura les interpréter.

—Herlock Sholmès d'abord, dit Devanne...À moins qu'Arsène Lupin ne le devance.Qu'en pensez-vous, Velmont?

Velmont se leva, mit la main sur l'épaule de Devanne, et déclara:

—Je pense qu'aux données fournies par votre livre et par celui de la Bibliothèque, il manquait un renseignement de la plus haute importance, et que vous avez eu la gentillesse de me l'offrir.Je vous en remercie.

—De sorte que?...

—De sorte que maintenant, la hache ayant tournoyé, l'oiseau s'étant enfui, et deux fois six faisant douze, je n'ai plus qu'à me mettre en campagne.

—Sans perdre une minute.

—Sans perdre une seconde!ne faut-il pas que cette nuit, c'est-à-dire avant l'arrivée de Herlock Sholmès, je cambriole votre château.

—Il est de fait que vous n'avez que le temps.Voulez-vous que je vous conduise?

—Jusqu'à Dieppe?

—Jusqu'à Dieppe.J'en profiterai pour ramener moi-même M.et Mme d'Androl et une jeune fille de leurs amis qui arrivent par le train de minuit.

Et s'adressant aux officiers, Devanne ajouta:

—D'ailleurs, nous nous retrouverons tous ici demain à déjeuner, n'est-ce pas, Messieurs?Je compte bien sur vous, puisque ce château doit être investi par vos régiments et pris d'assaut sur le coup de onze heures.

L'invitation fut acceptée, on se sépara, et un instant plus tard, une 20-30 Étoile d'or emportait Devanne et Velmont sur la route de Dieppe.Devanne déposa le peintre devant le casino, et se rendit à la gare.

À minuit ses amis descendaient du train.À minuit et demi, l'automobile franchissait les portes de Thibermesnil.À une heure, après un léger souper servi dans le salon, chacun se retira.Peu à peu toutes les lumières s'éteignirent.Le grand silence de la nuit enveloppa le château.

* * *

Mais la lune écarta les nuages qui la voilaient, et, par deux des fenêtres, emplit le salon de clarté blanche.Cela ne dura qu'un moment.Très vite la lune se cacha derrière le rideau des collines.Et ce fut l'obscurité.Le silence s'augmenta de l'ombre plus épaisse.À peine, de temps à autre, des craquements de meubles le troublaient-ils, ou bien le bruissement des roseaux sur l'étang qui baigne les vieux murs de ses eaux vertes.

La pendule égrenait le chapelet infini des secondes.Elle sonna deux heures.Puis, de nouveau, les secondes tombèrent hâtives et monotones dans la paix lourde de la nuit.Puis trois heures sonnèrent.

Et tout à coup quelque chose claqua, comme fait, au passage d'un train, le disque d'un signal qui s'ouvre et se rabat.Et un jet fin de lumière traversa le salon de part en part, ainsi qu'une flèche qui laisserait derrière elle une traînée étincelante.Il jaillissait de la cannelure centrale d'un pilastre où s'appuie, à droite, le fronton de la bibliothèque.Il s'immobilisa d'abord sur le panneau opposé en un cercle éclatant, puis il se promena de tous côtés comme un regard inquiet qui scrute l'ombre, puis il s'évanouit pour jaillir encore, pendant que toute une partie de la bibliothèque tournait sur elle-même et démasquait une large ouverture, en forme de voûte.

Un homme entra qui tenait à la main une lanterne électrique.Un autre homme et un troisième surgirent qui portaient un rouleau de cordes et différents instruments.Le premier inspecta la pièce, écouta et dit:

—Appelez les camarades.

De ces camarades, il en vint huit par le souterrain, gaillards solides, au visage énergique.Et le déménagement commença.

Ce fut rapide.Arsène Lupin passait d'un meuble à un autre, l'examinait, et, suivant ses dimensions ou sa valeur artistique, lui faisait grâce ou ordonnait:

—Enlevez!

Et l'objet était enlevé, avalé par la gueule béante du tunnel, expédié dans les entrailles de la terre.

Et ainsi furent escamotés six fauteuils et six chaises Louis XV, et des tapisseries d'Aubusson, et des girandoles signées Gouthière, et deux Fragonard, et un Nattier, et un buste de Houdon, et des statuettes.Quelquefois Lupin s'attardait devant un magnifique bahut ou un superbe tableau et soupirait:

—Trop lourd, celui-là...trop grand...quel dommage!

Et il continuait son expertise.

En quarante minutes, le salon fut «désencombré» selon l'expression d'Arsène.Et tout cela s'était accompli dans un ordre admirable, sans aucun bruit, comme si tous les objets que maniaient ces hommes eussent été garnis d'épaisse ouate.

Il dit alors au dernier d'entre eux qui s'en allait, porteur d'un cartel signé Boulle:

—Inutile de revenir.Il est entendu, n'est-ce pas, qu'aussitôt l'auto-camion chargé, vous filez jusqu'à la grange de Roquefort.

—Mais vous, patron?

—Qu'on me laisse la motocyclette.

L'homme parti, il repoussa, tout contre, le pan mobile de la bibliothèque, puis, après avoir fait disparaître les traces du déménagement, effacé les marques de pas, il souleva une portière, et pénétra dans une galerie qui servait de communication entre la tour et le château.Au milieu il y avait une vitrine, et c'était à cause de cette vitrine qu'Arsène Lupin avait poursuivi ses investigations.

Elle contenait des merveilles, une collection unique de montres, de tabatières, de bagues, de châtelaines, de miniatures du plus joli travail.Avec une pince il força la serrure, et ce lui fut un plaisir inexprimable que de saisir ces joyaux d'or et d'argent, ces petites œuvres d'un art si précieux et si délicat.

Il avait, passé en bandoulière autour de son cou, un large sac de toile spécialement aménagé pour ces aubaines.Il le remplit.Et il remplit aussi les poches de sa veste, de son pantalon et de son gilet.Et il refermait son bras gauche sur une pile de ces réticules en perles si goûtés de nos ancêtres, et que la mode actuelle recherche si passionnément...lorsqu'un léger bruit frappa son oreille.

Il écouta: il ne se trompait pas, le bruit se précisait.

Et soudain il se rappela: à l'extrémité de la galerie, un escalier intérieur conduisait à un appartement, inoccupé jusqu'ici, mais qui était, depuis ce soir, réservé à cette jeune fille que Devanne avait été chercher à Dieppe, avec ses amis d'Androl.

D'un geste rapide, il pressa du doigt le ressort de sa lanterne: elle s'éteignit.Il avait à peine gagné l'embrasure d'une fenêtre qu'au haut de l'escalier la porte fut ouverte et qu'une faible lueur éclaira la galerie.

Il eut la sensation—car, à demi-caché par un rideau, il ne voyait point—qu'une personne descendait les premières marches avec précaution.Il espéra qu'elle n'irait pas plus loin.Elle descendit cependant et avança de plusieurs pas dans la pièce.Mais elle poussa un cri.Sans doute avait-elle aperçu la vitrine brisée, aux trois quarts vide.

Au parfum, il reconnut la présence d'une femme.Ses vêtements frôlaient presque le rideau qui le dissimulait, et il lui sembla qu'il entendait battre le cœur de cette femme, et qu'elle aussi devinait la présence d'un autre être, derrière elle, dans l'ombre, à portée de sa main...Il se dit: «Elle a peur...elle va partir...il est impossible qu'elle ne parte pas.» Elle ne partit point.La bougie qui tremblait dans sa main, s'affermit.Elle se retourna, hésita un instant, parut écouter le silence effrayant, puis, d'un coup, écarta le rideau.

Ils se virent.

Arsène murmura, bouleversé:

—Vous...vous...Mademoiselle.

C'était miss Nelly.

Miss Nelly!la passagère du Transatlantique, celle qui avait mêlé ses rêves aux rêves du jeune homme durant cette inoubliable traversée, celle qui avait assisté à son arrestation, et qui, plutôt que de le trahir, avait eu ce joli geste de jeter à la mer le kodak où il avait caché les bijoux et les billets de banque...Miss Nelly!la chère et souriante créature dont l'image avait si souvent attristé ou réjoui ses longues heures de prison!

Le hasard était si prodigieux qui les mettait en présence l'un de l'autre dans ce château et à cette heure de la nuit, qu'ils ne bougeaient point et ne prononçaient pas une parole, stupéfaits, comme hypnotisés par l'apparition fantastique qu'ils étaient l'un pour l'autre.

Chancelante, brisée d'émotion, miss Nelly dut s'asseoir.

Il resta debout en face d'elle.Et peu à peu, au cours des secondes interminables qui s'écoulèrent, il eut conscience de l'impression qu'il devait donner en cet instant, les bras chargés de bibelots, les poches gonflées, et son sac rempli à en crever.Une grande confusion l'envahit, et il rougit de se trouver là, dans cette vilaine posture du voleur qu'on prend en flagrant délit.Pour elle, désormais, quoi qu'il advînt, il était le voleur, celui qui met la main dans la poche des autres, celui qui crochète les portes et s'introduit furtivement.

Une des montres roula sur le tapis, une autre également.Et d'autres choses encore allaient glisser de ses bras, qu'il ne savait comment retenir.Alors, se décidant brusquement, il laissa tomber sur le fauteuil une partie des objets, vida ses poches et se défit de son sac.

Il se sentit plus à l'aise devant Nelly, et fit un pas vers elle avec l'intention de lui parler.Mais elle eut un geste de recul, puis se leva vivement, comme prise d'effroi, et se précipita vers le salon.La portière se referma sur elle, il la rejoignit.Elle était là, interdite, tremblante, et ses yeux contemplaient avec terreur l'immense pièce dévastée.

Aussitôt il lui dit:

—À trois heures, demain, tout sera remis en place...Les meubles seront rapportés...

Elle ne répondit point, et il répéta:

—Demain, à trois heures, je m'y engage...Rien au monde ne pourra m'empêcher de tenir ma promesse...Demain, à trois heures...

Un long silence pesa sur eux.Il n'osait le rompre, et l'émotion de la jeune fille lui causait une véritable souffrance.Doucement, sans un mot, il s'éloigna d'elle.

Et il pensait:

—Qu'elle s'en aille!...Qu'elle se sente libre de s'en aller!...Qu'elle n'ait pas peur de moi!...

Mais soudain elle tressaillit et balbutia:

—Écoutez...des pas...j'entends marcher...

Il la regarda avec étonnement.Elle semblait bouleversée, ainsi qu'à l'approche d'un péril.

—Je n'entends rien, dit-il, et quand même...

—Comment!mais il faut fuir...vite, fuyez...

—Fuir...pourquoi?

—Il le faut...il le faut...Ah!ne restez pas...

D'un trait elle courut jusqu'à l'entrée de la galerie et prêta l'oreille.Non, il n'y avait personne.Peut-être le bruit venait-il du dehors?...Elle attendit une seconde, puis, rassurée, se retourna.

Arsène Lupin avait disparu.

* * *

À l'instant même où Devanne constata le pillage de son château, il se dit: c'est Velmont qui a fait le coup, et Velmont n'est autre qu'Arsène Lupin.Tout s'expliquait ainsi, et rien ne s'expliquait autrement.Cette idée ne fit d'ailleurs que l'effleurer, tellement il était invraisemblable que Velmont ne fût point Velmont, c'est-à-dire le peintre connu, le camarade de cercle de son cousin d'Estevan.Et lorsque le brigadier de gendarmerie, aussitôt averti, se présenta, Devanne ne songea même pas à lui communiquer cette supposition absurde.

Toute la matinée ce fut, à Thibermesnil, un va-et-vient indescriptible.Les gendarmes, le garde champêtre, le commissaire de police de Dieppe, les habitants du village, tout ce monde s'agitait dans les couloirs, ou dans le parc, ou autour du château.L'approche des troupes en manœuvre, le crépitement des fusils, ajoutaient au pittoresque de la scène.

Les premières recherches ne fournirent point d'indice.Les fenêtres n'ayant pas été brisées ni les portes fracturées, sans nul doute le déménagement s'était effectué par l'issue secrète.Pourtant, sur le tapis, aucune trace de pas, sur les murs, aucune marque insolite.

Une seule chose, inattendue, et qui dénotait bien la fantaisie d'Arsène Lupin: la fameuse Chronique du XVIe siècle avait repris son ancienne place, et, à côté, se trouvait un livre semblable, qui n'était autre que l'exemplaire volé de la Bibliothèque nationale.

À onze heures, les officiers arrivèrent.Devanne les accueillit gaiement—quelque ennui que lui causât la perte de telles richesses artistiques, sa fortune lui permettait de la supporter sans mauvaise humeur.—Ses amis d'Androl et Nelly descendirent.

Les présentations faites, on s'aperçut qu'il manquait un convive, Horace Velmont.Ne viendrait-il point?

Son absence eût réveillé les soupçons de Georges Devanne.Mais à midi précis, il entrait.Devanne s'écria:

—À la bonne heure!Vous voilà!

—Ne suis-je pas exact?

—Si, mais vous auriez pu ne pas l'être...après une nuit si agitée!car vous savez la nouvelle?

—Quelle nouvelle?

—Vous avez cambriolé le château.

—Allons donc!

—Comme je vous le dis.Mais offrez tout d'abord votre bras à Miss Underdown, et passons à table...Mademoiselle, permettez-moi...

Il s'interrompit, frappé par le trouble de la jeune fille.Puis, soudain, se rappelant:

—C'est vrai, à propos, vous avez voyagé avec Arsène Lupin, jadis...avant son arrestation...La ressemblance vous étonne, n'est-ce pas?

Elle ne répondit point.Devant elle, Velmont souriait.Il s'inclina, elle prit son bras.Il la conduisit à sa place et s'assit en face d'elle.

Durant le déjeuner on ne parla que d'Arsène Lupin, des meubles enlevés, du souterrain, de Herlock Sholmès.À la fin du repas seulement, comme on abordait d'autres sujets, Velmont se mêla à la conversation.Il fut tour à tour amusant et grave, éloquent et spirituel.Et tout ce qu'il disait, il semblait ne le dire que pour intéresser la jeune fille.Très absorbée, elle ne paraissait point l'entendre.

On servit le café sur la terrasse qui domine la cour d'honneur et le jardin français du côté de la façade principale.Au milieu de la pelouse, la musique du régiment se mit à jouer, et la foule des paysans et des soldats se répandit dans les allées du parc.

Cependant Nelly se souvenait de la promesse d'Arsène Lupin: «À trois heures tout sera là, je m'y engage.»

À trois heures!et les aiguilles de la grande horloge qui ornait l'aile droite marquaient deux heures quarante.Elle les regardait malgré elle à tout instant.Et elle regardait aussi Velmont qui se balançait paisiblement dans un confortable rocking-chair.

Deux heures cinquante...deux heures cinquante-cinq...une sorte d'impatience, mêlée d'angoisse, étreignait la jeune fille.Était-il admissible que le miracle s'accomplît, et qu'il s'accomplît à la minute fixée, alors que le château, la cour, la campagne étaient remplis de monde, et qu'en ce moment même le procureur de la République et le juge d'instruction poursuivaient leur enquête?

Et pourtant...pourtant, Arsène Lupin avait promis avec une telle solennité!Cela sera comme il l'a dit, pensa-t-elle, impressionnée par tout ce qu'il y avait, en cet homme, d'énergie, d'autorité et de certitude.Et cela ne lui semblait plus un miracle, mais un événement naturel qui devait se produire par la force des choses.

Une seconde, leurs regards se croisèrent.Elle rougit et détourna la tête.

Trois heures...Le premier coup sonna, le deuxième coup, le troisième...Horace Velmont tira sa montre, leva les yeux vers l'horloge, puis remit sa montre dans sa poche.Quelques secondes s'écoulèrent.Et voici que la foule s'écarta, autour de la pelouse, livrant passage à deux voitures qui venaient de franchir la grille du parc, attelées l'une et l'autre de deux chevaux.C'étaient de ces fourgons qui vont à la suite des régiments et qui portent les cantines des officiers et les sacs des soldats.Ils s'arrêtèrent devant le perron.Un sergent-fourrier sauta de l'un des sièges et demanda M.Devanne.

Devanne accourut et descendit les marches.Sous les bâches, il vit, soigneusement rangés, bien enveloppés, ses meubles, ses tableaux, ses objets d'art.

Aux questions qu'on lui posa, le fourrier répondit en exhibant l'ordre qu'il avait reçu de l'adjudant de service, et que cet adjudant avait pris, le matin, au rapport.Par cet ordre, la deuxième compagnie du quatrième bataillon devait pourvoir à ce que les objets mobiliers déposés au carrefour des Halleux, en forêt d'Arques, fussent portés à trois heures à M.Georges Devanne, propriétaire du château de Thibermesnil.Signé: le colonel Beauvel.

—Au carrefour, ajouta le sergent, tout se trouvait prêt, aligné sur le gazon, et sous la garde...des passants.Ça m'a semblé drôle, mais quoi!l'ordre était catégorique.

Un des officiers examina la signature: elle était parfaitement imitée, mais fausse.

La musique avait cessé de jouer, on vida les fourgons, on réintégra les meubles.

Au milieu de cette agitation, Nelly resta seule à l'extrémité de la terrasse.Elle était grave et soucieuse, agitée de pensées confuses qu'elle ne cherchait pas à formuler.Soudain, elle aperçut Velmont qui s'approchait.Elle souhaita de l'éviter, mais l'angle de la balustrade qui borde la terrasse l'entourait de deux côtés, et une ligne de grandes caisses d'arbustes, orangers, lauriers-roses et bambous, ne lui laissait d'autre retraite que le chemin par où s'avançait le jeune homme.Elle ne bougea pas.Un rayon de soleil tremblait sur ses cheveux d'or, agité par les feuilles frêles d'un bambou.Quelqu'un prononça très bas:

—J'ai tenu ma promesse de cette nuit.

Arsène Lupin était près d'elle, et autour d'eux il n'y avait personne.

Il répéta, l'attitude hésitante, la voix timide:

—J'ai tenu ma promesse de cette nuit.

Il attendait un mot de remerciement, un geste du moins qui prouvât l'intérêt qu'elle prenait à cet acte.Elle se tut.

Ce mépris irrita Arsène Lupin, et, en même temps, il avait le sentiment profond de tout ce qui le séparait de Nelly, maintenant qu'elle savait la vérité.Il eût voulu se disculper, chercher des excuses, montrer sa vie dans ce qu'elle avait d'audacieux et de grand.Mais, d'avance, les paroles le froissaient, et il sentait l'absurdité et l'insolence de toute explication.Alors il murmura tristement, envahi d'un flot de souvenirs:

—Comme le passé est loin! Vous rappelez-vous les longues heures sur le pont de la ProvenceAh!tenez...vous aviez, comme aujourd'hui, une rose à la main, une rose pâle comme celle-ci...Je vous l'ai demandée...vous n'avez pas eu l'air d'entendre...Cependant, après votre départ, j'ai trouvé la rose...oubliée sans doute...Je l'ai gardée...

Elle ne répondit pas encore.Elle semblait très loin de lui.Il continua:

—En mémoire de ces heures, ne songez pas à ce que vous savez.Que le passé se relie au présent!Que je ne sois pas celui que vous avez vu cette nuit, mais celui d'autrefois, et que vos yeux me regardent, ne fût-ce qu'une seconde, comme ils me regardaient...Je vous en prie...Ne suis-je plus le même?

Elle leva les yeux, comme il le demandait, et le regarda.Puis sans un mot, elle posa son doigt sur une bague qu'il portait à l'index.On n'en pouvait voir que l'anneau, mais le chaton, retourné à l'intérieur, était formé d'un rubis merveilleux.

Arsène Lupin rougit.Cette bague appartenait à Georges Devanne.

Il sourit avec amertume:

—Vous avez raison.Ce qui a été sera toujours.Arsène Lupin n'est et ne peut être qu'Arsène Lupin, et entre vous et lui, il ne peut même pas y avoir un souvenir...Pardonnez-moi...J'aurais dû comprendre que ma seule présence auprès de vous est un outrage...

Il s'effaça le long de la balustrade, le chapeau à la main.Nelly passa devant lui.Il fut tenté de la retenir, de l'implorer.L'audace lui manqua, et il la suivit des yeux, comme au jour lointain où elle traversait la passerelle sur le quai de New-York.Elle monta les degrés qui conduisent à la porte.Un instant encore sa fine silhouette se dessina parmi les marbres du vestibule.Il ne la vit plus.

Un nuage obscurcit le soleil.Arsène Lupin observait, immobile, la trace des petits pas empreinte dans le sable.Tout à coup, il tressaillit: sur la caisse de bambou contre laquelle Nelly s'était appuyée gisait la rose, la rose pâle qu'il n'avait pas osé lui demander...Oubliée sans doute, elle aussi?Mais oubliée volontairement ou par distraction?

Il la saisit ardemment.Des pétales s'en détachèrent.Il les ramassa un à un comme des reliques...

—Allons, se dit-il, je n'ai plus rien à faire ici.Songeons à la retraite.D'autant que si Herlock Sholmès s'en mêle, ça pourrait devenir mauvais.

* * *

Le parc était désert.Cependant, près du pavillon qui commande l'entrée, se tenait un groupe de gendarmes.Il s'enfonça dans les taillis, escalada le mur d'enceinte et prit, pour se rendre à la gare la plus proche, un sentier qui serpentait parmi les champs.Il n'avait point marché durant dix minutes que le chemin se rétrécit, encaissé entre deux talus, et comme il arrivait dans ce défilé, quelqu'un s'y engageait qui venait en sens inverse.

C'était un homme d'une cinquantaine d'années peut-être, assez fort, la figure rasée, et dont le costume précisait l'aspect étranger.Il portait à la main une lourde canne, et une sacoche pendait à son cou.

Ils se croisèrent.L'étranger dit, avec un accent anglais à peine perceptible:

—Excusez-moi, Monsieur...est-ce bien ici la route du château?

—Tout droit, Monsieur, et à gauche dès que vous serez au pied du mur.On vous attend avec impatience.

—Ah!

—Oui, mon ami Devanne nous annonçait votre visite dès hier soir.

—Tant pis pour M.Devanne s'il a trop parlé.

—Et je suis heureux d'être le premier à vous saluer.Herlock Sholmès n'a pas d'admirateur plus fervent que moi.

Il y eut dans sa voix une nuance imperceptible d'ironie qu'il regretta aussitôt, car Herlock Sholmès le considéra des pieds à la tête, et d'un œil à la fois si enveloppant et si aigu, qu'Arsène Lupin eut l'impression d'être saisi, emprisonné, enregistré par ce regard, plus exactement et plus essentiellement qu'il ne l'avait jamais été par aucun appareil photographique.

—Le cliché est pris, pensa-t-il.Plus la peine de me déguiser avec ce bonhomme-là.Seulement...m'a-t-il reconnu?

Ils se saluèrent.Mais un bruit de pas résonna, un bruit de chevaux qui caracolent dans un cliquetis d'acier.C'étaient les gendarmes.Les deux hommes durent se coller contre le talus, dans l'herbe haute, pour éviter d'être bousculés.Les gendarmes passèrent, et comme ils se suivaient à une certaine distance, ce fut assez long.Et Lupin songeait:

—Tout dépend de cette question: m'a-t-il reconnu?Si oui, il y a bien des chances pour qu'il abuse de la situation.Le problème est angoissant.

Quand le dernier cavalier les eut dépassés, Herlock Sholmès se releva et, sans rien dire, brossa son vêtement sali de poussière.La courroie de son sac était embarrassée d'une branche d'épines.Arsène Lupin s'empressa.Une seconde encore ils s'examinèrent.Et, si quelqu'un avait pu les surprendre à cet instant, c'eût été un spectacle émouvant que la première rencontre de ces deux hommes, si étranges, si puissamment armés, tous deux vraiment supérieurs, et destinés fatalement par leurs aptitudes spéciales à se heurter comme deux forces égales que l'ordre des choses pousse l'une contre l'autre à travers l'espace.

Puis l'Anglais dit:

—Je vous remercie, Monsieur.

—Tout à votre service, répondit Lupin.

Ils se quittèrent.Lupin se dirigea vers la station Herlock Sholmès vers le château.

Le juge d'instruction et le procureur étaient partis après de vaines recherches, et l'on attendait Herlock Sholmès avec une curiosité que justifiait sa grande réputation.On fut un peu déçu par son aspect de bon bourgeois, qui différait si profondément de l'image qu'on se faisait de lui.Il n'avait rien du héros de roman, du personnage énigmatique et diabolique qu'évoque en nous l'idée de Herlock Sholmès.Devanne, cependant, s'écria plein d'exubérance:

—Enfin, Maître, c'est vous!Quel bonheur!Il y a si longtemps que j'espérais...Je suis presque heureux de tout ce qui s'est passé, puisque cela me vaut le plaisir de vous voir.Mais, à propos, comment êtes-vous venu?

—Par le train!

—Quel dommage!Je vous avais cependant envoyé mon automobile au débarcadère.

—Une arrivée officielle, n'est-ce pas?avec tambour et musique!Excellent moyen pour me faciliter la besogne, bougonna l'Anglais.

Ce ton peu engageant déconcerta Devanne qui, s'efforçant de plaisanter, reprit:

—La besogne, heureusement, est plus facile que je ne vous l'avais écrit.

—Et pourquoi?

—Parce que le vol a eu lieu cette nuit.

—Si vous n'aviez pas annoncé ma visite, Monsieur, il est probable que le vol n'aurait pas eu lieu cette nuit.

—Et quand donc?

—Demain, ou un autre jour.

—Et en ce cas?

—Lupin eût été pris au piège.

—Et mes meubles?

—N'auraient pas été enlevés.

—Mes meubles sont ici.

—Ici?

—Ils ont été ramenés à trois heures.

—Par Lupin?

—Par deux fourgons militaires.

Herlock Sholmès enfonça violemment son chapeau sur sa tête et rajusta son sac; mais Devanne, aux cent coups, s'écria:

—Que faites-vous?

—Je m'en vais.

—Et pourquoi?

—Vos meubles sont là, Arsène Lupin est loin.Mon rôle est terminé.

—Mais j'ai absolument besoin de votre concours, cher monsieur.Ce qui s'est passé hier peut se renouveler demain, puisque nous ignorons le plus important, comment Arsène Lupin est entré, comment il est sorti, et pourquoi, quelques heures plus tard, il procédait à cette restitution.

—Ah!vous ignorez...

L'idée d'un secret à découvrir adoucit Herlock Sholmès.

—Soit, cherchons.Mais vite, n'est-ce pas?et, autant que possible, seuls.

La phrase désignait clairement les assistants.Devanne comprit et introduisit l'Anglais dans le salon.D'un ton sec, en phrases qui semblaient comptées d'avance, et avec quelle parcimonie!Sholmès lui posa des questions sur la soirée de la veille, sur les convives qui s'y trouvaient, sur les habitués du château.Puis il examina les deux volumes de la Chronique, compara les cartes du souterrain, se fit répéter les citations relevées par l'abbé Gélis, et demanda:

—C'est bien hier que, pour la première fois, vous avez parlé de ces deux citations?

—Hier.

—Vous ne les aviez jamais communiquées à M.Horace Velmont?

—Jamais.

—Bien.Commandez votre automobile.Je repars dans une heure.

—Dans une heure!

—Arsène Lupin n'a pas mis davantage à résoudre le problème que vous lui avez posé.

—Moi!...je lui ai posé...

—Eh!oui, Arsène Lupin et Velmont, c'est la même chose.

—Je m'en doutais...ah!le gredin!

—Or, hier soir, à dix heures, vous avez fourni à Lupin les éléments de vérité qui lui manquaient et qu'il cherchait depuis des semaines.Et, dans le courant de la nuit, Lupin a trouvé le temps de comprendre, de réunir sa bande et de vous dévaliser.J'ai la prétention d'être aussi expéditif.

Il se promena d'un bout à l'autre de la pièce en réfléchissant, puis s'assit, croisa ses longues jambes et ferma les yeux.

Devanne attendit, assez embarrassé.

—Dort-il?Réfléchit-il?

À tout hasard il sortit pour donner des ordres.Quand il revint il l'aperçut au bas de l'escalier de la galerie, à genoux, et scrutant le tapis.

—Qu'y a-t-il donc?

—Regardez...là...ces taches de bougie...

—Tiens, en effet...et toutes fraîches...

—Et vous pouvez en observer également sur le haut de l'escalier, et davantage encore autour de cette vitrine qu'Arsène Lupin a fracturée, et dont il a enlevé les bibelots pour les déposer sur ce fauteuil.

—Et vous en concluez?

—Rien.Tous ces faits expliqueraient sans aucun doute la restitution qu'il a opérée.Mais c'est un côté de la question que je n'ai pas le temps d'aborder.L'essentiel, c'est le tracé du souterrain.

—Vous espérez toujours...

—Je n'espère pas, je sais.Il existe, n'est-ce pas, une chapelle à deux ou trois cents mètres du château?

—Une chapelle en ruines, où se trouve le tombeau du duc Rollon.

—Dites à votre chauffeur qu'il nous attende auprès de cette chapelle.

—Mon chauffeur n'est pas encore de retour...On doit me prévenir...Mais, d'après ce que je vois, vous estimez que le souterrain aboutit à la chapelle.Sur quel indice...

Herlock Sholmès l'interrompit:

—Je vous prierai, Monsieur, de me procurer une échelle et une lanterne.

—Ah!vous avez besoin d'une lanterne et d'une échelle?

—Apparemment, puisque je vous les demande.

Devanne, quelque peu interloqué par cette rude logique, sonna.Les deux objets furent apportés.

Les ordres se succédèrent alors avec la rigueur et la précision de commandements militaires.

—Appliquez cette échelle contre la bibliothèque, à gauche du mot Thibermesnil...

Devanne dressa l'échelle et l'Anglais continua:

—Plus à gauche...à droite...Halte!...Montez...Bien...Toutes les lettres de ce mot sont en relief, n'est-ce pas?

—Oui.

—Occupons-nous de la lettre H.Tourne-t-elle dans un sens ou dans l'autre?

Devanne saisit la lettre H, et s'exclama:

—Mais oui, elle tourne!vers la droite, et d'un quart de cercle!Qui donc vous a révélé?...

Sans répondre, Herlock Sholmès reprit:

—Pouvez-vous, d'où vous êtes, atteindre la lettre R?Oui...Remuez-la plusieurs fois, comme vous feriez d'un verrou que l'on pousse et que l'on retire.

Devanne remua la lettre R.À sa grande stupéfaction, il se produisit un déclanchement intérieur.

—Parfait, dit Herlock Sholmès.Il ne vous reste plus qu'à glisser votre échelle à l'autre extrémité, c'est-à-dire à la fin du mot Thibermesnil...Bien...Et maintenant, si je ne me suis pas trompé, si les choses s'accomplissent comme elles le doivent, la lettre L s'ouvrira ainsi qu'un guichet.

Avec une certaine solennité, Devanne saisit la lettre L.La lettre L s'ouvrit, mais Devanne dégringola de son échelle, car toute la partie de la bibliothèque située entre la première et la dernière lettre du mot, pivota sur elle-même et découvrit l'orifice du souterrain.

Herlock Sholmès prononça, flegmatique:

—Vous n'êtes pas blessé?

—Non, non, fit Devanne en se relevant, pas blessé, mais ahuri, j'en conviens...ces lettres qui s'agitent...ce souterrain béant...

—Et après?Cela n'est-il pas exactement conforme à la citation de Sully?

—En quoi, Seigneur?

—Dame!L'H tournoie, l'R frémit et l'L s'ouvre...et c'est ce qui a permis à Henri IV de recevoir Mlle de Tancarville à une heure insolite.

—Mais Louis XVI?demanda Devanne abasourdi.

—Louis XVI était grand forgeron et habile serrurier.J'ai lu un «Traité des serrures de combinaison» qu'on lui attribue.De la part de Thibermesnil, c'était se conduire en bon courtisan que de montrer à son maître ce chef-d'œuvre de mécanique.Pour mémoire, le roi écrivit: 2-6-12, c'est-à-dire, H.R.L., la deuxième, la sixième et la douzième lettre du mot.

—Ah!parfait, je commence à comprendre...Seulement, voilà...Si je m'explique comment on sort de cette salle, je ne m'explique pas comment Lupin a pu y pénétrer.Car, remarquez-le bien, il venait du dehors, lui.

Herlock Sholmès alluma la lanterne et s'avança de quelques pas dans le souterrain.

—Tenez, tout le mécanisme est apparent ici, comme les ressorts d'une horloge, et toutes les lettres s'y retrouvent à l'envers.Lupin n'a donc eu qu'à les faire jouer de ce côté-ci de la cloison.

—Quelle preuve?

—Quelle preuve?Voyez cette flaque d'huile.Lupin avait même prévu que les rouages auraient besoin d'être graissés, fit Herlock Sholmès non sans admiration.

—Mais alors il connaissait l'autre issue?

—Comme je la connais.Suivez-moi.

—Dans le souterrain?

—Vous avez peur?

—Non, mais êtes-vous sûr de vous y reconnaître?

—Les yeux fermés.

Ils descendirent d'abord douze marches, puis douze autres, et encore deux fois douze autres.Puis, ils enfilèrent un long corridor dont les parois de briques portaient la marque de restaurations successives et qui suintaient par places.Le sol était humide.

—Nous passons sous l'étang, remarqua Devanne, nullement rassuré.

Le couloir aboutit à un escalier de douze marches, suivi de trois autres escaliers de douze marches qu'ils remontèrent péniblement, et ils débouchèrent dans une petite cavité taillée à même le roc.Le chemin n'allait pas plus loin.

—Diable, murmura Herlock Sholmès, rien que des murs nus, cela devient embarrassant.

—Si l'on retournait, murmura Devanne, car, enfin, je ne vois nullement la nécessité d'en savoir plus long.Je suis édifié.

Mais, ayant levé la tête, l'Anglais poussa un soupir de soulagement: au-dessus d'eux se répétait le même mécanisme qu'à l'entrée.Il n'eut qu'à faire manœuvrer les trois lettres.Un bloc de granit bascula.C'était, de l'autre côté, la pierre tombale du duc Rollon, gravée des douze lettres en relief «Thibermesnil».Et ils se trouvèrent dans la petite chapelle en ruines que l'Anglais avait désignée.

—«Et l'on va jusqu'à Dieu», c'est-à-dire jusqu'à la chapelle, dit-il, rapportant la fin de la citation.

—Est-ce possible, s'écria Devanne, confondu par la clairvoyance et la vivacité de Herlock Sholmès, est-ce possible que cette simple indication vous ait suffi?

—Bah!fit l'Anglais, elle était même inutile.Sur l'exemplaire de la Bibliothèque nationale, le trait se termine à gauche, vous le savez, par un cercle, et à droite, vous l'ignorez, par une petite croix, mais si effacée qu'on ne peut la voir qu'à la loupe.Cette croix signifie évidemment la chapelle où nous sommes.

Le pauvre Devanne n'en croyait pas ses oreilles.

—C'est inouï, miraculeux, et cependant d'une simplicité enfantine!Comment personne n'a-t-il jamais percé ce mystère?

—Parce que personne n'a jamais réuni les trois ou quatre éléments nécessaires, c'est-à-dire les deux livres et les citations...Personne, sauf Arsène Lupin et moi.

—Mais, moi aussi, objecta Devanne, et l'abbé Gélis...Nous en savions tous deux autant que vous, et néanmoins...

Sholmès sourit.

—Monsieur Devanne, tout le monde n'est pas apte à déchiffrer les énigmes.

—Mais voilà dix ans que je cherche.Et vous, en dix minutes...

—Bah!l'habitude...

Ils sortirent de la chapelle, et l'Anglais s'écria:

—Tiens, une automobile qui attend!

—Mais c'est la mienne!

—La vôtre?mais je pensais que le chauffeur n'était pas revenu.

—En effet...et je me demande...

Ils s'avancèrent jusqu'à la voiture, et Devanne, interpellant le chauffeur:

—Édouard, qui vous a donné l'ordre de venir ici?

—Mais, répondit l'homme, c'est M.Velmont.

—M.Velmont?Vous l'avez donc rencontré?

—Près de la gare, et il m'a dit de me rendre à la chapelle.

—De vous rendre à la chapelle!mais pourquoi?

—Pour y attendre monsieur...et l'ami de monsieur.

Devanne et Herlock Sholmès se regardèrent.Devanne dit:

—Il a compris que l'énigme serait un jeu pour vous.L'hommage est délicat.

Un sourire de contentement plissa les lèvres minces du détective.L'hommage lui plaisait.Il prononça, en hochant la tête:

—C'est un homme.Rien qu'à le voir, d'ailleurs, je l'avais jugé.

—Vous l'avez donc vu?

—Nous nous sommes croisés tout à l'heure.

—Et vous saviez que c'était Horace Velmont, je veux dire Arsène Lupin?

—Non, mais je n'ai pas tardé à le deviner...à une certaine ironie de sa part.

—Et vous l'avez laissé échapper?

—Ma foi, oui...j'avais pourtant la partie belle...cinq gendarmes qui passaient.

—Mais, sacrebleu!c'était l'occasion ou jamais de profiter...

—Justement, Monsieur, dit l'Anglais avec hauteur, quand il s'agit d'un adversaire comme Arsène Lupin, Herlock Sholmès ne profite pas des occasions...il les fait naître...

Mais l'heure pressait et, puisque Lupin avait eu l'attention charmante d'envoyer l'automobile, il fallait en profiter sans retard.Devanne et Herlock Sholmès s'installèrent au fond de la confortable limousine.Édouard donna le tour de manivelle et l'on partit.Des champs, des bouquets d'arbres défilèrent.Les molles ondulations du pays de Caux s'aplanirent devant eux.Soudain les yeux de Devanne furent attirés par un petit paquet posé dans un des vide-poches.

—Tiens, qu'est-ce que c'est que cela?Un paquet!Et pour qui donc?Mais c'est pour vous.

—Pour moi?

—Lisez: «M.Herlock Sholmès, de la part d'Arsène Lupin.»

L'Anglais saisit le paquet, le déficela, enleva les deux feuilles de papier qui l'enveloppaient.C'était une montre.

—Aoh!dit-il, en accompagnant cette exclamation d'un geste de colère...

—Une montre, fit Devanne, est-ce que par hasard?...

L'Anglais ne répondit pas.

—Comment!c'est votre montre!Arsène Lupin vous renvoie votre montre!Mais s'il vous la renvoie, c'est qu'il l'avait prise...Il avait pris votre montre!Ah!elle est bonne, celle-là, la montre de Herlock Sholmès subtilisée par Arsène Lupin!Dieu, que c'est drôle!Non, vrai...vous m'excuserez...mais c'est plus fort que moi.

Il riait à gorge déployée, incapable de se contenir.Et quand il eut bien ri, il affirma, d'un ton convaincu:

—Oh!c'est un homme, en effet.

L'Anglais ne broncha pas.Jusqu'à Dieppe, il ne prononça pas une parole, les yeux fixés sur l'horizon fuyant.Son silence fut terrible, insondable, plus violent que la rage la plus farouche.Au débarcadère, il dit simplement, sans colère cette fois, mais d'un ton où l'on sentait toute la volonté et toute l'énergie du personnage:

—Oui, c'est un homme, et un homme sur l'épaule duquel j'aurai plaisir à poser cette main que je vous tends, Monsieur Devanne.Et j'ai idée, voyez-vous, qu'Arsène Lupin et Herlock Sholmès se rencontreront de nouveau un jour ou l'autre...Oui, le monde est trop petit pour qu'ils ne se rencontrent pas...et ce jour là...

FIN