Souvenirs d'un sexagénaire, Tome I

Souvenirs d'un sexagénaire, Tome I
Author: A.-V. Arnault
Pages: 520,004 Pages
Audio Length: 7 hr 13 min
Languages: fr

Summary

Play Sample

CHAPITRE VII.

Hiver de 1789. —Représentation de Charles IX—Anecdotes.—Portraits:
Rhulières, Champfort, Lebrun. —L'hôtel de l'Union. —Amitiés de jeunesse:
Maret, Ducos, Méjean. —Liaisons politiques: d'Espréménil, Cazalès,
l'abbé Maury.

Mon service m'appela bientôt auprès du prince. Quelles étaient alors mes opinions politiques? je serais assez embarrassé de le dire au juste. Au collége, le mot de liberté avait noblement résonné à mon oreille; mais j'étais trop familiarisé dès l'enfance avec l'ordre établi pour y voir un esclavage. Comme le roi était bon, je ne concevais guère qu'on eût rien à redouter de son pouvoir quelle qu'en fût la nature. Ce n'est pas d'ailleurs dans la ville où l'on vivait d'abus que les inconvéniens des abus se faisaient sentir. Cependant, aux approches de la révolution, mon caractère, qui me porte à l'indépendance, m'avait fait partager un moment les espérances de la nation; mais le spectacle du mal que faisait à une famille que j'aimais cette révolution, qui n'améliorait pas encore le sort du peuple, me la fit bientôt prendre en aversion. Je sentais, au fait, plus que je ne réfléchissais; dominé par des affections plus que par des opinions, j'étais aristocrate

Un an s'était écoulé sans que Monsieur, à qui je m'étais attaché pour avoir l'occasion de lui parler, m'eût adressé un seul mot. À Paris, il rompit enfin le silence; non pas tout-à-fait pour ma satisfaction. Peu de temps après son installation au Luxembourg avait été donnée la première représentation de Charles IX. On ne peut s'exagérer l'effet de cet ouvrage qui flattait et blessait si vivement les deux opinions entre lesquelles se partageait la capitale. L'enthousiasme qu'il excitait chez les amis de la révolution peut seul donner la mesure de l'indignation qu'il excitait chez ses ennemis. La cour en était révoltée, et Monsieur, qui n'était pas moins puriste en fait de littérature qu'en matière de politique, n'y voyait qu'une double profanation.

Quoiqu'il s'abstînt assez habituellement d'exprimer devant sa maison ses opinions sur tout ce qui était en contact avec les affaires du temps, l'humeur que lui donnait le succès de Charles IX était si grande, qu'il ne pouvait la dissimuler dès qu'il se présentait quelqu'un avec qui il croyait pouvoir parler de littérature. Un jour que j'étais venu au lever pour faire ma cour, Rhulières y vient aussi pour le même motif; le prince de le mettre sur l'article de Charles IX et d'en faire une critique amère, que le courtisan, comme de raison, se gardait bien d'improuver; j'étais fort éloigné de l'improuver moi-même. Indépendamment de ce que les préjugés du prince étaient aussi les miens, peut-être une secrète jalousie de métier me poussait-elle à mon insu dans la sévérité. Monsieur termine sa diatribe par ces mots: «Je n'ai encore rencontré personne qui ait vu cette pièce deux fois. —Je ne l'ai vue qu'une, dit complaisamment Rhulières. —Et moi, je l'ai vue deux, répliquai-je étourdiment. —Je vous en fais mon compliment,» reprend le prince, sans me laisser le temps de m'expliquer.

Cette répartie, qui aurait déconcerté un homme plus hardi que moi, me chagrina d'autant plus qu'elle me prouvait que mon aveu était attribué à une intention très-différente de celle qui me l'avait inspiré, et que le prince, dans le sens duquel j'abondais, croyait que j'avais profité des circonstances pour le narguer, pour le braver.Cette idée m'était insupportable.Une franche explication de mes opinions, me dis-je, pourrait seule me laver d'un tort aussi lâche; mais cette explication sera-t-elle lue, si je la fais en prose?Le lever fini, je vais y rêver dans le jardin du Luxembourg, d'où malgré la pluie, je ne sors qu'après avoir rimé la pièce que je transcris ici, pièce que j'avais supprimée, et qui a été publiée par un lâche abus de confiance, ainsi qu'on l'apprendra plus bas.

     Deux fois je l'ai vu cet ouvrage
     Dont le public est enchanté:
     Deux fois!      c'est faire, en vérité,
     Preuve de curiosité
     Et bien plus encor de courage.

     J'attendais d'un hardi pinceau
     De grands effets, de sublimes peintures:
     Je n'ai vu qu'un triste tableau
     Surchargé de caricatures.
     Tous les objets y sont petits;

     Au lieu de cette adroite reine
     Qui du palais de Médicis
     Voulut transplanter dans Paris
     La politique ultramontaine,
     En cet infidèle croquis
     Je trouve une femme intrigante,
     Et qui, dans ses projets bornés,
     Politique moins que méchante,
     N'y voit pas plus loin que son nez.

     Cruel, humain par fantaisie,
     Dans Charles l'auteur, à plaisir,
     Semble avoir voulu réunir
     Les divers genres de folie.
     Soit pour le mieux, soit pour le pis,
     Sans cesse du dernier avis,
     Ce monarque, par trop facile,
     En furieux enfin changé,
     Finit par tomber enragé,
     Sans doute las d'être imbécile.

     L'altier Guise est un fanfaron,
     Grand débiteur de gasconades,
     Qui s'exhale en rodomontades
     Et se venge par trahison.
     Sous votre indécent équipage,
     Prêtre lorrain, on reconnaît
     L'ancien prophète Mahomet,
     Que la barrette et le rochet
     Déguisent moins que son langage.

     L'Amiral, éternel parleur,
     Hardi bavard, soldat timide,
     Parle guerre en prédicateur,
     Et prêche comme un invalide.
     Le Chancelier n'est pas malin;
     Mais il a fort bonne mémoire,
     Et cite à tous propos l'histoire
     Comme un pédant fait son latin.

     Quant à ce roi cher à la France,
     Père de ses sujets vaincus,
     Qui nous conquit par ses vertus
     Et se vengea par sa clémence;
     Devant qui l'Espagne pâlit,
     Qui toujours veillant pour la gloire,
     Toujours plus à cheval qu'au lit,
     Volait de victoire en victoire;
     Qui, joignant l'olive aux lauriers,
     Fut plus grand dans la paix encor que dans la guerre;
     Et vivant dans ses héritiers,
     Fait, même après sa mort, le bonheur de la terre,
     Bourbon, en Crispin travesti,
     De l'Amiral, très-digne élève,
     Me montre le vainqueur d'Ivri
     Sans cesse épouvanté d'un rêve.
     Cent fois croyant rêver aussi,
     J'entendais applaudir à ce drame admirable,
     Chef-d'oeuvre unique, incomparable,
     Et Corneille, et Racine, et le noir Crébillon,
     Et l'Homère français qui célébra Bourbon,
     N'ont jamais rien fait de semblable!

     Quoiqu'écrit souvent au hasard,
     Dénué d'intérêt et d'art,
     Je conçois bien que par méprise
     Il puisse avoir des partisans.
     De bons chrétiens, d'honnêtes gens.
     Vont aux Français comme à l'église:
     Oremus, bénédictions,
     Y pleuvent par profusions
     En ces tristes jours de réforme;
     Et du crime le plus énorme
     On reçoit absolution
     D'un cierge de nouvelle forme,
     Et soldé par la nation.
     On s'agenouille, on carillonne;
     Un prêtre énergumène tonne
     Dans un assez mauvais sermon;
     Et, dupe de l'illusion,
     L'auditeur croit dormir au prône.

     Pour moi, je n'y dormirai plus,
     Et si deux fois, en dépit de Phébus.
     J'ai dans ce drame en vain cherché la vraisemblance,
     L'intérêt et la convenance,
     Cet excès de persévérance
     Pourrait-il m'être reproché?
     Non, l'on sait trop que ce péché
     Porte avec lui sa pénitence.

Le lendemain je retourne au lever et je remets ces vers à MonsieurIls ne sont pas excellens, à beaucoup près; eussent-ils été moins bons encore, ils ne pouvaient être accueillis qu'avec faveur.Les passions sont indulgentes pour qui les flatte.Le prince, par des mots aimables répara tout ce qu'avait d'amer le propos de la veille.Le sourire que j'avais vu sur toutes les figures au moment où j'avais osé me remontrer, prit un caractère tout opposé à celui qu'il avait eu d'abord, et qui n'était rien moins que celui de la bienveillance: mon triomphe fut complet.

Cette anecdote a peu d'importance; je ne l'eusse pas consignée dans ces Souvenirs si elle ne se rattachait pas à un fait plus grave.Le succès que l'esprit de parti avait procuré à ces vers que je ne voulus pourtant pas laisser imprimer, en fit multiplier les copies.La Harpe lui-même, qui les trouva bons parce qu'il n'aimait pas Chénier, me les demanda, mais seulement pour les envoyer en Russie.

Fidèle à sa parole, il ne les avait communiqués à personne en France; mais ce qui ne s'était pas fait de son vivant, se fit après sa mort.Le libraire Migneret, à qui il avait laissé ses papiers, trouvant cette pièce dans la correspondance russe, la livra à l'impression en 1804 avec le recueil dont elle faisait partie; ainsi ces vers, composés contre Chénier dans un temps où divisé d'opinion avec lui, je ne le connaissais pas personnellement, allaient être publiés à une époque où, rapprochés du moins par les doctrines littéraires, et membres du même corps, nous vivions dans une liaison qui ressemblait déjà à de l'amitié.Les gens de lettres à qui le libraire s'en était remis de la révision de cette édition, et parmi lesquels se trouvait l'honnête Esménard, se réjouissaient entre eux du scandale que cette révélation allait exciter, quand le hasard qui, s'il gâte bien des choses, en raccommode quelques unes aussi, déconcerta leur calcul.

Migneret, comme nombre de gens le font encore, ne se faisant pas scrupule de profiter des faveurs d'un gouvernement qu'il n'aimait pas, avait demandé et obtenu, sur ma proposition, pour son fils une place au Lycée de Paris. Jaloux de me prouver sa reconnaissance, il me pria de lui permettre de m'apporter un exemplaire de la Correspondance posthume de La Harpe, laquelle, me dit-il, était alors sous presse, et il me demanda, par occasion, si je ne pensais pas qu'il pût s'y trouver quelque chose de nature à me contrarier. Rêvant à cela, je me rappelai les vers sur Charles IX; et comme il m'avoua qu'ils s'y trouvaient, je ne lui cachai pas le chagrin que me donnerait la fausse position où il me mettrait en les y laissant.«Vous me ferez payer à quarante ans, lui dis-je, mes torts de vingt ans, et vous rendrez La Harpe coupable d'un abus de confiance, d'une violation de sa parole: au reste, mon parti sera bientôt pris: je ne nierai pas ce que j'ai fait, mais je n'hésiterai pas à le désavouer.Fussé-je aussi injuste envers Chénier que je l'étais autrefois, je ne me joindrais pas à ses ennemis pour l'accabler aujourd'hui que, déchu de sa puissance, il est en butte à la rigueur du gouvernement.»

Quelques jours après, Migneret revint.«La feuille où vos vers se trouvaient était tirée, dit-il, mais j'y ai fait mettre un carton, c'est ce dont vous vous convaincrez par l'exemplaire que je vous apporte.»

Les intentions de ce galant homme n'ont pourtant pas été absolument remplies. Ces vers dont les reviseurs avaient gardé des épreuves, ont passé dans quelques mains. M. Roger, mon confrère à l'Académie française, m'a remis celle qu'il possédait. M. Beuchot n'en a pas usé moins loyalement, et j'aime à l'en remercier ici. Mais tous ceux qui ont surpris cette confidence n'ont pas eu la même délicatesse, et c'est probablement sur un des exemplaires qu'ils avaient conservés que cette pièce a été transcrite dans une compilation que le libraire Weissembrouk publiait à Bruxelles sous le titre d'Esprit des journaux[19].Je doute toutefois que Chénier en ait jamais eu connaissance.Au reste, nous n'en avons pas moins vécu d'accord, même à l'Institut, ce qui n'était pas toujours facile avec lui.

La présence de Rhulières avait manqué au plaisir que me donna ma rentrée en grâce, mais on ne peut tout avoir: je m'en consolai en pensant que je n'avais pas assez d'importance pour que cet académicien, qui n'était rien moins que charitable, songeât à se moquer de moi.

C'était un homme singulier que ce Rhulières.On chercherait en vain un courtisan plus souple, un diplomate plus délié; ingénieux à flatter comme à dénigrer, à tourner un madrigal comme à aiguiser une épigramme, et aussi prodigue de complimens à ses supérieurs que de sarcasmes à ses égaux, il semblait empreint de tous les caractères de la servitude.On l'aurait pris à la cour pour l'apôtre le plus dévoué du despotisme; personne cependant ne portait plus que lui dans le coeur l'amour de l'indépendance.Prenant le papier pour confident de ses opinions, c'est dans son histoire de Pologne qu'il a déposé l'expression de ses véritables affections.Ambitieux de gloire après sa mort, il est franc en face de la postérité.Ambitieux de fortune pendant sa vie, il était faux en face de la cour.

Il avait une telle habitude de flatter, qu'un jour que je le rencontrai dans la cour du Louvre, après s'être arrêté un moment avec moi: «Permettez, me dit-il, que je vous quitte; il est tout-à-l'heure deux heures, je vais où vous irez un jour: je vais à l'Académie française.» Or, à cette époque, je n'étais connu de lui que par la première partie de l'anecdote qu'on vient de lire.Ni lui ni moi ne nous doutions que ce qu'il disait dût jamais se réaliser.

Quelque temps auparavant j'avais fait connaissance avec Champfort, celui des membres de l'Académie française qui, après La Harpe, s'était le plus violemment prononcé pour la révolution, non telle que la concevaient Bailly et les constituans, qui ne désiraient que la réforme de la monarchie, mais telle que la concevaient Condorcet et les girondins, qui voulaient à tout prix l'établissement d'une république.Son patriotisme ne me paraissait avoir aucune analogie avec la philantropie.J'y trouvais moins l'amour du peuple que la haine des grands.Ceux-ci l'avaient pourtant recherché.Ils s'étaient long-temps amusés des sarcasmes qu'il leur prodiguait dans leurs salons et à leurs tables où il jouait un rôle assez semblable à celui des anciens cyniques.Champfort avait beaucoup d'esprit, mais il faisait beaucoup d'esprit aussi.Il s'étudiait à donner à ses opinions la forme laconique et sententieuse de l'aphorisme ou de l'apophthegme; et pourtant il n'avait pas besoin de recourir à cet artifice pour briller.Personne plus que lui n'abondait en saillies.Ses traits les plus heureux lui venaient sans qu'il les cherchât.

«On m'accuse d'avoir fait bien des méchancetés, lui disait un jour Rhulières avec componction, et pourtant je n'en ai fait qu'une.Quand finira-t-elle?» repartit Champfort.

Caractérisant d'un trait l'esprit dédaigneux de Suard: le goût de cet homme est le dégoût, disait-il.

Ducis, à qui l'on proposait le cordon de Saint-Michel, lui demandant s'il trouvait quelque inconvénient à ce qu'il l'acceptât?«Je n'en vois qu'un, lui répondit-il, c'est que tu seras obligé de le porter.»

Sans suivre assidûment les travaux de l'assemblée constituante, il venait assez fréquemment à Versailles où l'appelaient ses relations avec quelques députés dont il traduisait les pensées, ou par l'organe desquels il publiait les siennes.D'après ce qu'il m'a dit, M.l'évêque d'Autun lui aurait plus d'une obligation de ce genre, et Mirabeau lui-même aussi.

C'est chez deux de mes plus vieux amis, MM.Maret et Méjean, qui faisaient ménage ensemble, que je rencontrai Champfort, en 1789; j'y rencontrai aussi le poète Le Brun, autre déserteur des salons de l'aristocratie, autre détracteur des grands qu'il avait long-temps flagornés, reproche qu'on ne peut pas faire à Champfort, qui n'était entré que pour les mordre chez ces grands que Le Brun ne se lassa de lécher que lorsqu'ils cessèrent d'avoir du sucre au bout des doigts.

Tout le monde connaît le talent de Le Brun. Si grand qu'il soit, il l'était moins encore que son amour-propre. Ce qu'on peut prendre dans Horace pour une fiction poétique, pour un écart d'enthousiasme, n'était chez lui que le langage de la conviction qu'il avait de son propre mérite; c'était très-sincèrement, très-positivement qu'il disait mon génieIl eût juré une haine implacable à quiconque eût élevé quelque doute sur la propriété et la justesse de cette expression.D'une avidité insatiable en fait d'éloges, il les prodiguait pour qu'on les lui prodiguât; mais rien n'était plus éloigné de l'accent de la sincérité que le ton affecté qu'il prêtait à la louange; c'étaient de belles paroles chantées d'une voix fausse sur un mauvais air.Et pouvait-il en être autrement?La plupart du temps le moment où il vous adressait un madrigal était celui où il méditait une épigramme contre vous.Le besoin de médire en vers l'emportait chez lui sur tout autre besoin; et la renommée d'Archiloque et d'Alcée le flattait plus peut-être que celle de Pindare, qu'il ne dédaignait pas, comme on sait.Tout était pour lui matière à sarcasme, les difformités physiques comme les défectuosités morales; il ne les épargnait pas plus dans ses amis que dans ses ennemis, dans telle personne qui l'admirait outre mesure que dans telle autre qui, à l'exemple de Désorgues, s'admirait plus que lui.Envieux à n'en pas dormir, il ne faisait grâce à aucune célébrité.Tout éloge donné à un autre semblait pris sur ceux qu'on lui devait.Que de mauvaises nuits Delille lui a fait passer!

Si l'on en excepte quelques pièces qu'il a laissé imprimer dans les recueils, les vers de ce poète n'étaient connus que de certaines sociétés privilégiées; le reste du monde l'admirait sur parole. Comme c'était en lecture qu'il payait les invitations qu'on lui prodiguait, il ne sortait pas sans emporter son manuscrit en poche. Aussi Delille disait-il: Le Brun croit qu'il en est des vers comme des olives, et qu'ils sont meilleurs quand ils ont été pochetés

La portée de son esprit était assez bornée; elle avait plus d'élévation que d'étendue.Sa conversation était des plus vulgaires dès qu'il voulait sortir de la littérature, et sur la littérature elle était sèche et pédantesque.Il a versifié des opinions philosophiques, mais il n'était rien moins que philosophe.Son talent poétique à part, lequel fut de l'ordre le plus élevé, c'était un homme assez ordinaire, et même, dans l'emploi de ce talent, ce fut un très-mauvais homme.

Ces beaux esprits n'étaient tout au plus que des connaissances pour moi, laissons-les pour des amis.

La nature de mes opinions ne m'empêchait pas de vivre en grande intimité avec des jeunes gens de l'opinion contraire.Un dissentiment politique ne m'a jamais fait renoncer à un ami, quand d'ailleurs nous étions d'accord sur la morale.Tout en voulant d'une ardeur égale le bien de la société, on peut l'attendre de systèmes différens; ce sont des erreurs d'esprit pour lesquelles on se doit réciproquement de l'indulgence; je n'ai jamais eu d'horreur que pour les anarchistes.Bien entendu que ceci s'applique aux théories; quant à l'exécution, je suis moins indulgent.Tout homme qui prétend faire le bien de l'humanité par des moyens que l'humanité réprouve m'est exécrable, quelque opinion qu'il soutienne, fût-ce la mienne.

De l'époque dont je parle date l'inaltérable amitié qui m'a lié avec quelques hommes qui n'étaient pas à beaucoup près du parti de la cour, avec Frochot, membre des états-généraux, enthousiaste de Mirabeau, dont il devint bientôt l'ami intime; avec Méjean, journaliste alors, et depuis secrétaire général du département de la Seine, fonction qu'il a quittée pour celle de ministre secrétaire d'État auprès du vice-roi d'Italie; avec Maret, dont la fortune devait être encore plus éclatante, et qui, après avoir rempli sous la république plus d'une mission honorable, et subi en Autriche les tortures d'une honorable détention, fut pendant toute la durée du consulat et de l'empire le ministre et le confident de Napoléon, et que je ne désignerais ici que par le titre de duc de Bassano, s'il n'avait pas toujours été Maret pour moi.

J'avais fait connaissance avec eux à Versailles, où le premier avait été appelé par ses fonctions, et où les deux autres étaient venus suivre les séances des états-généraux dont ils analysaient les discussions dans une feuille qui paraissait tous les soirs sous le titre de Bulletin de l'Assemblée nationale

Par suite de la translation de l'Assemblée à Paris, ils quittèrent tous Versailles, et les deux derniers, pour être plus à portée de leur travail, se logeant dans le voisinage des Tuileries, vinrent s'établir rue Saint-Thomas du Louvre, dans un hôtel tenu par Mme Imbert, tante de Tallien, et qu'on nommait Hôtel de l'Union

La bonne intelligence qui régnait entre les habitans de cet hôtel semblait lui avoir acquis ce titre.Là logeait aussi un homme à qui une fortune brillante et loyalement acquise a permis depuis d'encourager les lettres et les arts qu'il cultivait dès lors.Cet homme, non moins distingué par l'élévation de son caractère que par les aptitudes de son esprit, est M.Ducos[20]; artiste, philosophe et littérateur, il a publié un des meilleurs ouvrages qui aient été faits sur cette Italie dont on a tant écrit.

Là demeurait aussi d'Avrigny, connu alors sous le nom de chevalier de l'Oeillard, nom sous lequel il était inscrit dans tous les almanachs de l'époque, et dont il avait signé quelques vers presque couronnés à l'Académie française. D'Avrigny a fait depuis Jeanne d'Arc

Spirituel, mais indolent, Méjean aussi s'occupait de poésie tout en s'occupant de politique, mais il s'occupait plus encore de plaisirs. Quant à Maret, dont l'esprit également souple et solide pouvait s'appliquer à tout, et qui avait écrit en vers avec un talent rare, ajournant toute autre occupation, il se donnait tout entier à la rédaction de leur journal, qui, changeant sa forme exiguë contre l'ampleur de l'in-folio, avait pris la dénomination de Moniteur

Bien que la littérature, les nouvelles et la politique fussent admises à remplir les longues colonnes de cette feuille, les discussions de l'Assemblée en occupaient toujours la plus grande partie.C'était ce qu'on y cherchait avant tout; comme cet article ne pouvait pas être traité avec trop de talent et de soin, c'est à Maret que la rédaction en était confiée.Personne ne s'en fût mieux tiré.Les peines qu'il prenait, les sacrifices qu'il s'imposait pour répondre à la confiance de l'éditeur, sont presque incroyables.Les journalistes n'avaient pas alors de places réservées; les meilleures appartenaient au premier qui s'y installait: que faisait-il pour n'être devancé par personne?Après avoir corrigé les épreuves du journal qui s'imprimait pendant la nuit, et donné quelques heures au sommeil à la suite d'un repas fait à la hâte, il se rendait à la porte du Manége où l'Assemblée siégeait, pour y attendre, en tête de la file qui ne tardait pas à s'allonger, l'heure où s'ouvrirait cette porte qui ne s'ouvrait qu'à dix heures.Bien plus, comme il lui était arrivé quelquefois d'être devancé par des gens qui avaient été réveillés avant lui par le même intérêt, il prenait souvent le parti, quand l'objet de la discussion était d'une importance majeure, de passer la nuit à cette porte devant laquelle il bivouaquait, couché sur la place que la fatigue ne lui permettait plus de garder debout.

Cela dura jusqu'à ce que les députés, chargés de la police de la salle, reconnaissant l'intérêt qu'ils avaient à faciliter le travail des journalistes, assignèrent une loge particulière au Moniteur

Il fallait être aussi fortement constitué que l'était Maret pour ne pas être victime d'un pareil dévouement.Au reste, il eut lieu de s'en applaudir.Par suite de cette inflexible détermination, il n'est pas une délibération de l'Assemblée constituante à laquelle il n'ait assisté, pas une question d'intérêt public qu'il n'ait entendu débattre entre les publicistes de cette époque, pas une loi dont il ne connaisse le but et l'esprit.Par ce cours de législation-pratique, il acquérait sur toutes les parties de l'organisation sociale des connaissances qu'on ne saurait acquérir qu'imparfaitement dans les livres, et il se mettait ainsi, sans y penser, en état de remplir les hautes fonctions qu'il a occupées depuis.

Maret quittait pour cela un appartement commode et fort bien décoré qu'il avait rue Sainte-Croix de la Bretonnerie. Sur ses instances, ma famille vint l'occuper en avril 1790, quand mon devoir me rappela auprès de Monsieur au Luxembourg où j'avais un logement. Je croyais ne m'établir à Paris que pour trois mois: il en devait être autrement. C'était pour toujours que j'y transportai mon domicile, ou du moins n'en suis-je sorti depuis cette époque que passagèrement, et avec la volonté d'y revenir lors même que j'en perdis l'espérance.

Mes opinions ne m'avaient pas fait rompre avec mes anciens amis; mais elles m'en donnèrent de nouveaux. De ce nombre était le chevalier de Belleville, chevau-léger, plus riche d'esprit que de jugement, et l'un des plus féconds pourvoyeurs des Actes des apôtres. C'est à lui que ce recueil est redevable de la tragédie burlesque intitulée Théroigne et Populus, parodie quelquefois fort gaie des plus belles scènes de notre théâtre, dont il faisait application aux événemens du jour. De ce nombre était aussi le chansonnier Marchant, original qui, bien que partisan de la révolution dans le principe, était passé dans le parti contraire, non qu'il le trouvât plus raisonnable, mais parce que les opinions qu'il abandonnait lui paraissaient plus faciles à travestir en couplets que celles qu'il embrassait après les avoir chansonnées aussi. Il a mis en vaudeville la Constitution de 1791. Ses facéties n'étaient dénuées ni d'esprit, ni de gaîté; mais c'est à l'audace avec laquelle il attaquait le parti le plus fort qu'il devait surtout son succès. Infatigable dans la guerre qu'il livrait aux jacobins, il en a stigmatisé plusieurs d'un ridicule ineffaçable, et entre autres ce malheureux Gorsas dont, grâce à lui, les chemises ont obtenu une célébrité historique[21]. J'ignore ce que Marchant est devenu après la révolution du 10 août, qui fit passer le pouvoir aux mains de ses ennemis les plus implacables. Je crois pourtant qu'il est mort naturellement, et de plaisir plutôt que de chagrin, car il vivait joyeusement. Le chevalier de Belleville, moins heureux, mourut sur l'échafaud la veille de la révolution qui fit justice de Robespierre.

Je n'étais pas étranger à la rédaction des facéties que publiait ce dernier; et je dois le dire à l'honneur de mes amis du parti contraire, à qui je n'en faisais pas un mystère, ils étaient les premiers à en rire quand elles étaient gaies.Ils avaient l'indulgence que donne à tout homme généreux le sentiment de sa force.

Ma position m'avait mis en rapport avec M. de Bonneuil qui, comme moi, avait une charge chez MonsieurSa femme était soeur de madame d'Esprémesnil.Ces dames vivaient dans une grande intimité; j'eus bientôt occasion de connaître, soit chez l'une, soit chez l'autre, une partie des membres du côté droit, et particulièrement Cazalès, l'abbé Maury et d'Esprémesnil.

Ces trois champions d'une cause qu'ils défendaient avec plus de talent que de succès étaient remarquables par des qualités très-différentes.

Paresseux de sa nature, dissipé par habitude, élevé pour l'état militaire, et n'ayant reçu qu'imparfaitement même cette instruction superficielle qui suffit à peine à l'homme du monde, Cazalès n'en discutait pas moins les plus hauts intérêts de la société, les questions les plus ardues de la politique, avec la profondeur d'un publiciste qui aurait fait de ces matières l'objet unique et constant de ses études, et avec l'éloquence d'un orateur formé à l'exercice de la parole par une longue pratique de la chaire ou du barreau.Dans l'intelligence et la sincérité, la nature lui avait donné les deux moyens les plus puissans par lesquels on agit sur les esprits; la faculté de se faire bien comprendre ne tient-elle pas à celle de bien concevoir, et n'est-on pas presque sûr de convaincre quand on ne parle que de conviction?Ne soutenant en fait de principes que ceux qui lui paraissaient incontestables[22], et n'hésitant pas à se détacher de ceux qu'il reconnaissait pour mal fondés en justesse et en équité, comme en défendant un parti, il semblait dégagé de tout esprit de parti; il obtenait dès qu'il parlait la déférence, si ce n'est le crédit que la droiture commande même en combattant pour une cause qu'elle ne doit pas gagner.On l'estimait d'autant plus qu'on savait que ce n'était pas pour ce qu'il croyait utile, mais pour ce qu'il trouvait juste qu'il combattait.

Il n'en était pas tout-à-fait ainsi de l'abbé Maury.À sa promptitude à défendre le moindre des priviléges de l'ordre auquel il appartenait, il était évident que c'était à un ecclésiastique seul qu'on avait affaire en lui, et que l'organisation sociale qui lui convenait était celle qui respecterait l'intégrité de ces priviléges.Il semblait moins se croire envoyé aux états-généraux pour aviser au bien de l'État par d'utiles réformes, que pour empêcher que ces réformes ne blessassent les intérêts du clergé, et que le soulagement général ne fût obtenu aux dépens de sa fortune privée.Aussi, tout en rendant justice au talent avec lequel il soutenait ses opinions, ne s'y laissait-on jamais entraîner, et n'obtint-il guère d'autres succès que ceux d'un orateur éloquent dans une mauvaise cause, d'un acteur habile dans un mauvais rôle, ou d'un soldat qui défend en brave, dans l'intérêt de son avancement, une place qu'il sait ne pas pouvoir conserver.

D'Esprémesnil n'obtint pas même ce succès-là, et cependant il était véritablement éloquent: bien plus, il était homme de bonne foi.Mais il s'était placé dans une position si fausse, si désavantageuse, qu'on pouvait lui contester son talent comme ses qualités.La véhémence avec laquelle, avant la révolution, il avait attaqué les ministres, l'avait rendu populaire.On l'avait cru patriote quand il était au parlement; mais aux états-généraux, dont il avait provoqué la convocation, on reconnut qu'il n'était que parlementaire, et que c'était pour consolider, sinon pour accroître les prérogatives de la magistrature, qu'il s'était prévalu des intérêts du peuple contre les exigences du roi.Dès lors le peuple, qu'il ne flattait pas, ne vit en lui qu'un déserteur; la cour, dont il se rapprochait, qu'un transfuge; et, malgré son talent, il resta nul entre les deux partis qui le dédaignèrent.

Ces trois hommes avaient aussi dans la société des physionomies très-différentes de celles que leur donnait leur attitude politique.

Les cas exceptés où la conversation roulait sur des questions d'intérêt public, Cazalès ne commandait pas à beaucoup près dans un salon l'attention qu'on ne pouvait lui refuser à la tribune.Il avait mieux que de l'esprit; mais il ressemblait en cela à ces figures qui, pour paraître belles, veulent être placées à une certaine hauteur et vues en perspective; de près l'oeil, qui ne peut en saisir l'ensemble, leur accorde moins d'attention qu'à une miniature.Aussi Cazalès n'obtenait-il guère en société qu'une faveur de souvenir, et y était-il plus considéré pour ce qu'il avait dit ailleurs que pour ce qu'il disait là.Son esprit grave descendait rarement au niveau de ce ton frivole qu'il y faut prendre même pour traiter avec succès les choses sérieuses.Peu jaloux de ces succès d'ailleurs, Cazalès recherchait moins le monde qu'il n'en était recherché; il préférait à toutes les prévenances qui lui étaient prodiguées la liberté des clubs, et le jeu à tout autre plaisir.

Maury, au contraire, se plaisait beaucoup dans la société; il aimait à y trouver la compensation des avanies qu'il lui fallait souvent essuyer à la tribune, et à occuper l'attention générale dans les salons où naguère il était à peine aperçu.L'attitude qu'il y affectait était assez plaisante.Établi là comme par droit de conquête, et parlant de la manière la plus absolue, il disait tout ce qui lui venait dans l'esprit sans trop s'embarrasser des convenances.C'est à dîner surtout qu'écartant tout déguisement, il se révélait tout entier, mangeant beaucoup, buvant à l'avenant, et plaçant dans les trèves qu'il accordait à sa mâchoire plutôt qu'à son appétit, soit une anecdote philosophique, soit une bribe de sermon, soit un passage du discours qu'il venait de prononcer, soit enfin une histoire bien graveleuse, un conte de nature à déconcerter même une femme de cour.Il était facile de discerner à travers ce dévergondage qu'un seul sentiment, une passion unique le dominait, l'ambition; et qu'il n'y avait point de poste si élevé auquel il ne prétendit parvenir.«On peut tout ce qu'on veut,» répétait-il dans ses épanchemens.Sa confiance en lui-même était sans bornes.Une audace imperturbable le soutenait aussi dans les positions les plus difficiles: c'était le caractère distinctif de sa physionomie; on l'eût pris pour un grenadier déguisé en séminariste.L'uniforme qu'il portait quand il fut arrêté à Péronne devait lui aller à merveille; mais ce qui lui allait mieux sans doute, c'est le sarrau de charretier contre lequel il échangea la simarre rouge quand l'irruption des Français dans les États romains le força, en 1798, d'évacuer son diocèse de Montefiascone; nul vêtement ne s'accordait mieux avec son regard effronté, avec ses larges épaules, avec ses mollets carrés, avec sa corpulence athlétique.

Veut-on un exemple de sa présence d'esprit? qu'on lise le fait suivant; je le tiens du général Lafayette. Attentif à se concilier tous les partis avant que sa fortune fût faite, et presque aussi souple alors qu'il s'est montré inflexible depuis, pendant la session de l'Assemblée nationale s'entend, Maury, même dans ses sermons, ne cherchait pas moins à plaire aux philosophes qu'à leurs antagonistes. Le moyen d'y réussir était de ne pas trop ménager la cour. Un jour que, préchant à Versailles, il ne l'avait pas ménagée assez, apercevant dans l'auguste auditoire des signes non douteux de mécontentement, ainsi, ajouta-t-il, parlait Saint-Jean-Chrysostôme devant la cour de Constantinople. Ce mot raccommoda tout. Ce qui avait paru impertinent dans la bouche d'un prestolet parut sublime dans celle d'un père de l'Église. On l'eût applaudi, s'il eût été permis d'applaudir devant le roi, même à la comédie. Fier de ce succès: Leur en ai-je donné, du Saint-Jean-Chrysostôme! disait-il en style de grenadier, quand ses amis vinrent le complimenter à l'issue de ce sermon, qui lui valut un bénéfice et sa nomination à l'Académie française.

Maury, sans être vain, était fier, et c'est son côté louable. Vous croyez donc valoir beaucoup? lui dit dans un moment d'humeur un homme qui valait beaucoup lui-même.Très-peu, quand je me considère; beaucoup quand je me compare, répartit Maury.Je tiens cette réplique de Regnauld de Saint-Jean d'Angély à qui elle fut adressée, et qui la citait comme une des plus heureuses qu'il eût entendues.

Loin d'avoir honte de sa basse extraction, au comble des grandeurs, Maury en tirait vanité; il avait raison.C'était faire sentir ce qu'il lui avait fallu de mérite pour arriver si haut étant parti de si bas.Le peuple en jugeait comme lui; et c'est sous ce rapport qu'il avait obtenu dans la basse classe une considération toute particulière, en dépit de la couleur du parti pour les intérêts duquel il avait si vigoureusement milité; les petits aimaient à voir en lui un exemple de la fortune à laquelle ils pouvaient aspirer.J'aime à citer à l'appui de ce que j'avance le dialogue suivant; je l'ai entendu en 1812; je le transcris dans toute sa naïveté.

Un jour qu'il avait officié comme métropolitain à la cathédrale de Paris: «As-tu bien vu notre archevêque? disait un homme du peuple à un enfant de dix ans. —Si je l'ai vu! —N'était-il pas beau? —Il était tout d'or, comme un calice. —Eh bien! ce n'est pourtant, comme toi, que le fils d'un bigre[23] de savetier. —D'un bigre de savetier! papa? —Oui, mais il a travaillé à l'école; il est devenu savant; on l'a fait prêtre, et puis évêque, et puis archevêque, et puis cardinal, et qui sait si on ne le fera pas pape? —Pape! papa? —Voilà pourtant ce que tu deviendrais si tu voulais travailler comme lui, et devenir comme lui savant à l'école. Mais tu n'es qu'un fainéant, qu'un ignorant; tu ne seras qu'une bête, tu ne seras toute ta vie qu'un bigre de savetier comme ton père. »

On n'en finirait pas à raconter soit les mots qu'il a dits, soit ceux qu'il a fait dire; mais tous ne seraient pas ici à leur place; j'en réserve pour d'autres articles, et surtout pour l'article qui lui sera consacré dans le chapitre de l'Académie, si je vis assez long-temps pour le faire.

D'Esprémesnil avait des manières toutes différentes de celles de Maury, celles de la haute société.Il n'était peut-être pas absolument exempt de cette morgue qui caractérisait Messieurs du parlement, parmi lesquels il avait joué un rôle des plus importans; mais, la déposant avec le costume de sa profession, dès qu'il n'était plus en représentation, on ne trouvait en lui que l'homme de l'humeur la plus aimable et la plus facile.C'était un composé des plus singuliers contrastes.Plus instruit qu'éclairé, il n'était pas à beaucoup près exempt de préjugés.Plus dévot que ne l'est ordinairement un homme du monde, il ne manquait pas cependant d'indulgence pour la jeunesse, et ne se plaisait jamais tant chez lui que lorsqu'on s'y divertissait.D'autre part, tout en raisonnant à merveille, il semblait quelquefois manquer de raison; et, si ce n'est pas le besoin de croire, le désir de connaître l'entraîna plus d'une fois dans des illusions qu'on a peine à concevoir.Mesmer le compta parmi ses adeptes, et Cagliostro au nombre de ses dupes.Personne n'a plus mal conçu que lui l'époque où il se trouvait; personne n'a eu une idée moins juste de la marche des choses.Jugeant de ce qui était par ce qui avait été, il fut long-temps persuadé qu'un arrêt du parlement terminerait tout; dans la prison même où il attendait son tour pour comparaître au tribunal devant lequel personne ne trouvait grâce, il soutenait qu'il était impossible à ses juges de le condamner; et, se fondant sur la législation qu'à la vérité il connaissait mieux que personne, «Je leur garde, disait-il, un argument sans réplique: nous verrons comment ils feront pour s'en tirer.» Heureux dans son malheur, il a conservé cette sécurité jusqu'au pied de l'échafaud.C'était d'ailleurs un homme plein de bonté et d'humanité; il usait de la manière la plus honorable et la plus libérale de sa fortune, qui était considérable.Jamais malheureux ne l'a imploré en vain.Ne faisant attention qu'aux besoins, il a secouru plus d'un homme d'opinion opposée à la sienne, et cela très-gratuitement, car je sais telle personne qui ne lui a pas même payé en reconnaissance l'intérêt de l'argent qu'il lui a prêté pour la tirer d'un embarras où son honneur était compromis.J'aurai encore occasion de parler de cet homme que les passions politiques ont tant calomnié, à commencer par les siennes propres.

LIVRE III.

1790—1792.

CHAPITRE PREMIER.

Marius à Minturne—Marly.—M.de Larive.—Mme Suin.—M.de la Porte, secrétaire souffleur de la Comédie Française.—Première représentation.—Anecdotes.—Fête de Voltaire.

L'année 1790 s'écoula sans qu'aucun des événemens qui la signalent ait amené pour moi le moindre incident qui mérite d'être consigné ici. J'en passai les plus beaux mois partie à Saint-Cloud, où Monsieur occupait une maison qui est devenue depuis la propriété de M. de Bourrienne, et partie à Marly dans un des douze pavillons qui ornaient les délicieux jardins établis à si grands frais par Louis XIV. Une famille que j'aimais tendrement et dont j'étais tendrement aimé en avait obtenu la jouissance pour la saison.

Absorbé tout entier dans les affections les plus douces, j'oubliais là ce qui s'était fait, ce qui se faisait et ce qui se ferait à Paris.J'oubliais même que les personnes avec lesquelles je vivais avaient sur la révolution des opinions opposées aux miennes, ce qu'elles oubliaient aussi.Nous nous convenions si bien, nous nous plaisions tant ensemble, que rien de ce qui était étranger au sentiment qui nous rapprochait n'arrêtait notre attention: les soins des affaires publiques ne venaient pas nous chercher dans cette belle retraite, et nous allions peu les chercher ailleurs.Je me rappelle tout ce qu'il me fallut d'efforts pour m'en arracher, le 14 juillet, où j'étais rappelé à Paris par la première fédération.Après plus de quarante ans, les souvenirs de cette époque ont encore pour moi toute leur fraîcheur, et peut-être mon coeur n'est-il pas le seul que le retour de cette journée rende annuellement à ces douces émotions.

Hélas!ces souvenirs ont plus duré que l'asile où s'écoula si délicieusement la trève que nous avions faite avec la révolution qui nous environnait.Le marteau les a démolis ces palais où le bonheur habita au moins trois mois; ces bosquets qu'un pouvoir supérieur encore à celui du grand roi embellissait pour nous de tant de prestiges, la hache les a fait tomber, la pioche les a déracinés; la charrue a nivelé ces terrasses, comblé ces bassins, effacé ces parterres autour desquels nous promenions à toute heure nos confidences et nos rêveries; les dieux qui les peuplaient s'en sont enfuis; et lorsque après trente-six ans d'une vie agitée par tant de vicissitudes, et lorsqu'au retour d'un long exil, j'ai été reconnaître la place où j'ai vu les jardins d'Armide, sans l'horloge qui se faisait encore entendre sur les débris du pavillon royal, horloge plus que séculaire, je n'aurais pas pu la retrouver, cette place, dans l'affreuse solitude dont j'étais environné, et où tout était méconnaissable, excepté la voix du temps qui là, pour moi, a pris l'accent d'une cloche funèbre.

L'hiver qui suivit fait époque dans ma vie.C'est alors que j'entrai tout-à-fait dans la carrière des lettres.Jusque-là, je m'étais borné à travailler pour moi seul, à peu près.Avais-je fini un ouvrage, j'en entreprenais un autre, sans autre but que celui de m'occuper, car je ne croyais pas que l'accès de la scène me serait jamais ouvert.

Mon Marius était terminé depuis un an. Maret et Méjean, à qui j'en avais communiqué des fragmens, me firent prendre plus de confiance en moi-même. Palissot, qui eut la complaisance d'entendre une lecture de cet essai d'un novice, ayant été de leur avis, je me déterminai à présenter mon ouvrage à MM. les comédiens ordinaires du roi, ou plutôt de la nation, car c'est le titre qu'ils portaient depuis la révolution; mais comme on n'obtenait pas de prime-abord accès auprès de ces Messieurs, et qu'un auteur qui n'était pas recommandé par son nom avait besoin de se mettre sous le patronage d'un acteur en crédit, j'allai préalablement réclamer les bons offices de M. Larive, ou de Larive, pour qui Palissot me donna une lettre, et qu'il m'avait engagé à consulter sur les changemens qu'il convenait de faire à mon ouvrage avant de le lire à l'aréopage comique.

M. de Larive, depuis deux ou trois ans, avait cessé de faire partie de la société des comédiens français, mais il ne s'était pas pour cela retiré du théâtre. En conséquence d'un arrangement particulier, il jouait dans le cours de l'année un certain nombre de représentations à un prix déterminé pour chacune d'elles; et comme on avait intérêt à le ménager, vu que c'était par lui qu'en ces jours de détresse le Théâtre-Français faisait de temps en temps quelques recettes, il y avait conservé une certaine influence. Il habitait alors une maison fort élégante qu'il s'était construite au Gros-Caillou; j'allai l'y chercher. Il me reçut avec beaucoup de dignité dans une vaste pièce où son lit était dressé sous une tente et que décoraient les portraits de Gengiskan, de Bayard, de Tancrède, de Spartacus et de je ne sais quels autres héros qui tous se ressemblaient, car ils lui ressemblaient tous. Lui excepté, M. de Larive n'était content de personne. Après m'avoir dit beaucoup de mal des auteurs, beaucoup de mal des acteurs, beaucoup de mal du public, et beaucoup de bien de lui, s'excusant sur la multiplicité de ses études qui ne lui laissaient pas un moment à perdre, et après m'avoir fait cadeau d'un exemplaire sur papier vélin et doré sur tranche, de Pyrame et Thisbé, mélodrame de sa façon, que M.Baudron, de mélodieuse mémoire, avait mis en musique: «Monsieur, me dit-il, allez de ma part chez Mme Suin; c'est une femme d'expérience, elle vous donnera d'excellens conseils: vous pouvez vous en rapporter à elle.Allez.» Laissant à lui-même M.de Larive qui, plein de lui-même, était entouré de lui-même, j'allai chez Mme Suin.

Mme Suin n'était plus dès lors de la première jeunesse.Assez grande, un peu sèche, un peu raide, elle avait au théâtre toutes les qualités qui constituent les duègnes, emploi qui lui était dévolu dans la comédie, et autant de dignité qu'il en faut dans la tragédie pour exceller dans les confidentes, emploi qu'elle tenait en chef.À la ville elle joignait à ces habitudes quelque peu de pédanterie.Mais ces légers défauts étaient rachetés par des qualités rares.À un esprit orné par beaucoup d'instruction, elle unissait un jugement sain, un goût sûr, et elle était véritablement obligeante.

Elle m'accueillit avec la meilleure grâce possible, me promit de me guider dans toutes mes démarches, et pour preuve: «Allez de ma part chez M.de la Porte, c'est un homme de bon conseil,» me dit-elle.Ainsi se nommait l'examinateur sans la garantie duquel un auteur qui n'était pas connu, même par une chute, ne pouvait pas être admis à lire devant le comité, examinateur qui n'était autre que le souffleur qu'on appelle aujourd'hui secrétaire.J'allai chez M.de la Porte.

M.de la Porte jouissait au Théâtre-Français d'une certaine considération; il y avait droit, non seulement parce qu'il avait soufflé Le Kain, mais encore parce qu'il avait été le confident des théories de ce grand acteur, parce qu'il était dépositaire de toutes ces traditions qui au théâtre ont force de loi, et aussi parce qu'indépendamment d'une longue expérience de tout ce qui concerne la scène, il avait beaucoup de bon sens.

Je ne me rappelle pas trop dans quelle ruelle du faubourg Saint-Germain s'ouvrait l'allée de la maison, au sixième étage de laquelle M.l'examinateur occupait un logement; mais je me rappelle très-bien que la porte de ce logement, où j'étais arrivé par un escalier à balustres de bois, me fut ouverte par un petit vieillard au visage ridé et grêlé, squelette vêtu d'un habit de velours de coton mordoré, coiffé d'une perruque à bourse moins jeune que sa figure, portant culotte de velours de coton noir, bas de laine de même couleur, et chaussé de souliers non cirés, lesquels étaient attachés très-haut sur le cou-de-pied par des boucles d'argent de la dimension la plus exiguë.Cet homme, qui représentait autant le siècle de Louis XIV que celui de Louis XV, me conduisit à travers un couloir des plus obscurs, dans une petite pièce qui évidemment servait de cabinet de travail, de salon, de salle à manger, et même de chambre à coucher; car, à travers quelques déchirures, j'aperçus un lit sans rideaux derrière une boiserie dont les panneaux grillés en fil de laiton, et remplis par une tenture de taffetas jadis mordoré comme l'habit de mon introducteur, figuraient une bibliothèque.

«Qu'y-a-t-il pour le service de Monsieur?» me dit M.de la Porte (car c'était lui), avec moins de morgue qu'un souffleur n'est en droit d'en prendre avec un auteur.Et quand je lui eus fait connaître le but de ma visite, «Si vous voulez me confier votre manuscrit, ajouta-t-il très-poliment, je l'examinerai et j'en ferai mon rapport à Mme Suin.» Et il me reconduisit, toujours poliment, jusqu'à l'escalier, à travers les ombres du couloir dont les chats, autant que j'en ai pu juger, non pas par les yeux, partageaient avec lui la jouissance.

Dès le lendemain ce brave homme avait tenu parole.«M.de la Porte m'a renvoyé votre manuscrit, me dit Mme Suin; il n'est pas mécontent de l'ouvrage, mais il croit qu'il y a quelque chose à y refaire.Il a, dit-il, écrit ses observations en marge.»

M.de la Porte était classique par excellence.Aujourd'hui, s'il pouvait ressusciter, on le prendrait pour le représentant du genre: il attaquait en conséquence dans ses notes, comme témérités, certaines innovations que Palissot avait louées comme d'heureuses hardiesses.À cela près, il avait généralement jugé mon ouvrage comme ce judicieux critique, et comme j'avais fini par en juger moi-même.Il pensait qu'il devait subir quelques réductions; que la marche en devait être simplifiée, sans m'indiquer toutefois quelles parties devaient être sacrifiées, et comme un médecin qui vous dirait vous êtes malade, sans vous dire où est la maladie, me laissant à rechercher le foyer du mal pour y appliquer le remède.

C'est en discutant avec Mme Suin sur le fond de cette pièce que je trouvai la solution de ce problème. La tragédie complète existait dans les cinq actes que comportait alors mon Marius; mais elle y existait engagée, comme autrefois l'Apollon dans le marbre dont il fut extrait; mais elle y était mêlée avec des scènes parasites dans la complication d'une double-intrigue, d'une intrigue amoureuse que j'avais imaginée, non sans peine, pour lui donner l'embonpoint que je croyais nécessaire à la perfection d'une pièce de théâtre. Il ne s'agissait que de l'en dégager. «Si nous retranchions cette scène-là, si nous abrégions cette scène-ci? » me disait Mme Suin avec qui je relisais la pièce. «Nous ne remédierions qu'imparfaitement au mal, lui répondis-je: ce n'est pas de retranchement dans cette double action, mais de son retranchement absolu qu'il faut s'occuper. Pendant que je vous lisais ma pièce, cette opération s'est faite dans ma tête; j'ai vu où il fallait couper et comment il fallait recoudre. Il m'en coûtera deux actes et tout ce que j'ai imaginé pour en faire cinq; mais je conserverai tout ce que m'a fourni Plutarque: cela suffit à trois. Il m'en coûtera aussi un rôle de femme; mais comme le rôle n'est pas bon, je gagnerai en le perdant; et puis, ce ne sera pas la première tragédie sans femme et sans amour. Dans trois jours, vous verrez comment je m'en serai tiré. » En effet, trois jours après Marius était réduit dans le cadre où il a été offert au public.

Le reste alla tout seul; les circonstances me servirent: c'était l'époque où quelques acteurs du Théâtre-Français se séparaient de leur société pour aller fonder, rue de Richelieu, un théâtre rival.Les sociétaires restans, que ces défections rendaient plus traitables, ne me firent pas attendre l'audition que je m'empressai de leur demander.Par suite de l'engouement auquel on s'abandonne volontiers quand il est question du premier ouvrage d'un jeune homme, ma pièce fut reçue avec acclamation, et l'on décida qu'elle serait représentée à l'ouverture de l'année dramatique, aussitôt après Pâques.

En effet, aussitôt après Pâques, la pièce fut mise en répétition; c'était au mois d'avril, mois où je reprenais mon service auprès de MonsieurCe prince ayant appris que ce jeune homme si sérieux et si étourdi s'était avisé de faire une tragédie qu'on allait représenter, eut la fantaisie de la connaître avant la représentation, mais à l'insu de l'auteur.«Tâchez, dit-il à M.de Bonneuil, qui probablement lui avait dit la chose, tâchez d'obtenir qu'il vous la confie, et vous me la prêterez.»

M.de Bonneuil crut que le moyen le plus facile d'obtenir cette communication était de me faire connaître le but dans lequel il me la demandait.Le prince eut le jour même la pièce à sa disposition.Il s'empressa de la lire, et la remit au bout de quelques heures à M.de Bonneuil, en lui disant: «Il y a là du talent, mais le sujet n'est pas heureux; il est trop austère.Une tragédie sans femme!(Monsieur aimait les femmes, comme on voit) cela ne réussira pas. »

M.de Bonneuil qui, en échange de ma complaisance, m'avait promis de la franchise, me transmit cet arrêt.

     Tout grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes:
     Ils se trompent en vers comme les autres hommes,

lui dis-je. Le public prononcera entre Monsieur et moi; mais je serais fort surpris que le public ne fût pas de mon avis. »

Affable avec moi depuis ce jour, Monsieur, à son lever, ne me parlait que de théâtre, mais moins en homme qui sait qu'en homme qui désire savoir.Je riais intérieurement de ses finesses, je pourrais dire même de ses malices; car il était malin, ce bon prince.

Arrive le jour fatal; j'étais au lever.

«Sangaride, ce jour est un grand jour pour vous,»

me dit-il avec une expression qui ne fut guère comprise que de moi, et où il y avait autant d'ironie peut-être que de bienveillance. En cas de revers, je m'étais bien promis de ne pas m'exposer à une autre citation de Quinault (c'était alors l'auteur favori de Monsieur).

Le lendemain je me présentai à lui, et je fis bien. Dès qu'il me vit, il m'adressa les félicitations les plus franches; il paraissait jouir de mon succès comme un professeur jouit de celui de son élève. Il me fallut lui rendre compte, dans les plus grands détails, de toutes les circonstances de la représentation, et comme elles l'intéressèrent, il s'amusa quelque temps à les raconter aux seigneurs de sa cour, les pressant d'aller voir Marius, tout en me témoignant avec grâce le regret de ce que les convenances ne lui permettaient pas d'aller juger par lui-même de l'effet de cette pièce au Théâtre-Français, que la cour boudait, et pour cause.

Cet effet avait été au-delà de mes espérances. Saint-Phal, dans le rôle du jeune Marius, m'avait concilié, dès le premier acte, la bienveillance du public dont il était fort aimé. Saint-Prix, dans le rôle du Cimbre, avait enlevé tous les suffrages; Vanhove lui-même, aussi bien servi par son instinct qu'un autre l'eût été par son intelligence, s'était souvent fait applaudir dans le rôle de MariusLes défauts de ce bonhomme me servirent autant que ses qualités; son débit parfois brutal, sa taille épaisse ne faisaient pas disparate avec le portrait soit physique, soit moral que Plutarque a tracé du vainqueur des Cimbres.Il n'avait pas d'abord compris tous les détails de son rôle.Par exemple, aux premières répétitions, quand il débitait ce vers:

Hors ma gloire et ma force, ici tout m'abandonne,

il déployait, en les brandissant, deux bras musculeux dont ses poings fermés faisaient deux maillets; on eût dit Samson défiant les Philistins. Mais sur l'observation que ce mot force avait deux acceptions différentes, qu'il se traduisait en latin tantôt par virtus, tantôt par robur, suivant qu'il s'appliquait au moral ou au physique, aux facultés de l'âme ou à celles du corps, qu'il était évident qu'ici force signifiait courage et non pas vigueur; comprenant cette distinction, quoiqu'il ne sût pas plus le latin que le français, il rectifia son jeu, et, portant sur son coeur une des mains dont il avait menacé le ciel, il rendit ce passage avec autant de justesse que d'énergie; c'est même un de ceux où il fut le plus applaudi.Il joua aussi de la manière la plus heureuse la scène du Cimbre où Saint-Prix était si brillant, et parut bon même à côté de cet acteur qui y fut excellent.

La pièce fut applaudie avec transport d'un bout à l'autre.Demandé avec instance par le public, je le saluai de la loge où je me trouvais au milieu de ma famille, innovation qui fut universellement approuvée.Ce triomphe me flatta d'autant plus qu'au premier acte on avait essayé de faire tomber mon ouvrage; un signe d'improbation s'était fait entendre au moment où le jeune Marius se découvre à Céthégus; mais comme cette improbation n'était nullement justifiée par le trait auquel elle s'appliquait, et qu'elle portait évidemment le caractère de la malveillance, le public avait voulu jeter à la porte l'auteur de cette tentative qui ne se renouvela pas.

Je ne savais trop à qui l'attribuer, sinon aux acteurs dissidens.Inconnu dans la littérature, je ne devais pas avoir d'ennemis parmi les gens de lettres; ces Messieurs favorisent volontiers les débutans, ne fût-ce que pour affliger les vétérans.Aussi n'était-ce pas d'un homme de lettres que partait le coup, mais d'un homme du monde, d'un homme de ma société intime, bien plus, d'un membre de ma famille.Le fait me fut révélé le soir même avec des circonstances assez bizarres.

Pendant la petite pièce, je me promenais dans le foyer avec un de mes ci-devant amis.M.Durant: «Vois-tu, me dit-il, cet homme qui est embusqué derrière cette colonne, il semble nous observer; qui peut-il être?—L'homme qui a voulu faire tomber ma pièce, répondis-je.» En effet, j'avais reconnu, malgré le chapeau qui se rabattait sur ses yeux et la redingote qui l'enveloppait, un individu alors en procès avec ma mère, et qui malheureusement pour nous, nous appartenait de très-près.«Je veux vous féliciter de votre succès, me dit-il avec l'accent d'un homme à demi fou.Je ne vous cache pas que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour l'empêcher.—Je m'en doutais bien à vous voir ici; mais votre malveillance ne m'a préparé qu'un plaisir; le public m'a bien indemnisé du mal que vous m'avez voulu faire.—Je pense comme le public; j'ai été entraîné comme lui; c'est de bon coeur que je vous félicite: embrassons-nous.—Oh!pour cela, c'est impossible.Je ne garde aucun ressentiment de l'injure; mais je n'ai aucune reconnaissance pour la réparation.Nous resterons, si vous m'en croyez, indifférens l'un à l'autre.—Vous ne voulez donc pas m'embrasser?—Non, je n'embrasse que les gens que j'aime ou que je puis aimer.—En ce cas-là, nous nous battrons.Vous vous rappelez certaine scène que vous m'avez faite aux Tuileries?—Un jour où vous avez manqué à ma mère.—J'en veux avoir raison.—Quand il vous plaira.—Ce soir même, tout à l'heure.—Demain à l'heure que vous voudrez, mais ce soir c'est impossible.—Et pourquoi?—Parce que je suis lié par un engagement antérieur.—Un engagement d'honneur!—Vous l'avez dit; j'ai promis d'aller souper avec des amis qui m'attendent; laissez-moi le temps de savourer ma joie avec eux; vous enragerez pendant ce temps-là, mais ce ne sera pas long.À deux heures du matin je serai chez moi, et, à compter de ce moment, jusqu'à la fin des siècles, je suis à vous.—À demain donc puisque vous ne voulez pas m'embrasser.» Et il s'en alla.

Le souper m'attendait chez d'Esprémesnil au milieu d'une société charmante, dont sa famille n'était pas le moindre ornement.Il fut extrêmement gai.Je n'y parlai pas de mon aventure, et à cela je n'eus pas grand mérite, car, à vrai dire, je n'y pensai pas.Puis, aussi heureux qu'on peut l'être d'un bonheur qui n'intéresse pas le coeur, je retournai au Luxembourg à deux heures du matin, et je m'endormis la tête encore pleine des plus douces émotions.

Mes rêves les prolongeaient encore le lendemain quand on frappe à ma porte; je vais ouvrir, c'était mon homme.Je suis à vous, lui dis-je: avez-vous un témoin?—J'ai avec moi non pas un témoin, me répond-il, mais un second qui vient avec moi vous demander à déjeuner.

Ce second était mon oncle; il était difficile de refuser sa proposition.Après le lever du prince, le déjeuner fut servi; il se termina, comme on le pense, par une embrassade; il fallut en passer par là.

Mon adversaire m'ayant prié ensuite de le réconcilier avec ma famille, je promis d'y travailler, et je tins parole; mais pendant que j'y travaillais, ce gentilhomme sortit de France la veille même du jugement qui l'a condamné à restituer des valeurs dont il avait dépouillé sa femme et son enfant, valeurs qu'il emporta de l'autre côté du Rhin pour soutenir sa noblesse.

Les littérateurs qui se trouvèrent à cette représentation m'accordèrent en général des éloges; mais aucun d'eux ne s'en montra plus libéral que le vieux Lemière, avec lequel je n'avais jamais eu de relations; homme excellent, dont le coeur, s'il fut trop ouvert à la vanité, a toujours été fermé à l'envie: celui-là fait exception dans l'espèce.Il a passé sa vie à dire du bien de lui, mais il n'a jamais dit de mal des autres.

La Harpe me fut moins indulgent. Cela ne tenait pas seulement à la sévérité de son goût: ainsi que je l'ai dit, il avait donné des éloges à quelques pièces fugitives de ma façon, qu'il inséra dans sa Correspondance russeBien plus, quelqu'un lui ayant dit, moi présent, que je faisais une tragédie, il s'était offert à m'aider de ses conseils; mais comme il m'inspirait peu de confiance, et qu'indépendamment de ma répugnance à me soumettre aux idées d'autrui, je craignais qu'on ne me contestât un jour l'invention de mon ouvrage si je me rangeais parmi les disciples de ce maître, je ne profitai pas de son offre.

Un bienfait refusé tient souvent lieu d'offense.

C'est alors que je pris rang dans le corps des gens de lettres, si tant est que les gens de lettres puissent faire corps, s'il peut y avoir union entre des hommes continuellement divisés d'intérêts, entre les parodiés et les parodistes, entre les auteurs et les critiques, loups toujours prêts à s'entre-mordre, loups dont la moitié ne vit qu'aux dépens de l'autre; car les loups se mangent entre eux, quoi qu'on dise.N'importe; je ne m'en réunis pas moins, sur l'invitation de Palissot, au groupe qui, sous la dénomination de famille de Voltaire, escortait le sarcophage de ce grand homme le jour où ses cendres furent transportées au Panthéon.

Décrirai-je cette solennité?elle fut vraiment magnifique dans son commencement.Des chars découverts où se trouvaient en toilette brillante les actrices des grands théâtres, suivaient le char triomphal.Autour marchaient les acteurs en costume héroïque.On se croyait à Athènes; le temps était superbe, quand tout à coup le temps change; l'illusion s'évanouit aussitôt.Entre les torrens que vomissaient les gouttières et ceux qui grossissaient les ruisseaux, les dames les mieux empanachées ne sont plus que des poules mouillées, et les héros dans la boue ne ressemblent plus qu'à ces Romains de carnaval que je vous laisse à désigner par leur nom propre.

CHAPITRE II.

Faveur sans résultat. —Monsieur accepte la dédicace de Marius—Il part pour Coblentz.—Je perds la finance de ma place.

Le succès de Marius me mit à merveille en cour. Monsieur accepta la dédicace de cet ouvrage, que je comptais livrer dès lors à l'impression, et qui n'a été publié que cinq ans plus tard.

Il a paru sous les auspices d'une femme gracieuse, spirituelle et belle.La puissance à laquelle je faisais cet hommage est la seule que la révolution n'a pas pu détrôner.J'ai cru pouvoir l'encenser sans outrager l'autre.

Ma reconnaissance pour la bienveillance que me témoignait le prince était aussi vive que si elle m'eût été imposée par des bienfaits.Le dévouement qu'elle m'inspirait était sans bornes: où ne m'aurait-il pas conduit, si on avait voulu le mettre à l'épreuve?

J'avais cru un moment qu'au printemps nous retournerions habiter la maison de campagne où le prince avait passé l'été précédent. Telle était peut-être son intention; mais le 18 avril 1791, la populace s'étant opposée au départ du roi, qui avait voulu se retirer pendant la semaine sainte à Saint-Cloud, Monsieur parut se résigner à passer l'été au Luxembourg. Je ne remarquai rien d'extraordinaire dans ses habitudes pendant les deux mois qui suivirent cette contrariété, sinon que le comte d'Avarai, fils du maître de la garderobe[24], venait plus souvent que d'ordinaire faire sa cour au prince, qu'il était admis dans sa plus intime familiarité; qu'il y était admis en frac, preuve d'une extrême faveur chez Monsieur, homme haut et gourmé, et qui tenait à l'étiquette plus que qui que ce fût de la famille.

Je dois ajouter que malgré son obésité précoce, qui lui interdisait certains exercices, le prince s'était mis à monter à cheval, et que, de compagnie avec son favori, il allait de temps en temps trotter sur le Boulevard-Neuf, fantaisie que j'attribuai au besoin de retrouver dans l'enceinte de Paris le plaisir de la promenade, qu'il ne lui était plus permis de prendre à la campagne.Notez qu'à cet effet il troquait l'habit de cour et le chapeau à plumet contre la redingote et le chapeau rond, travestissement qui le rendait tout-à-fait méconnaissable, si un prince ne peut pas ressembler au plus épais des bourgeois.

Ayant passé la journée du 20 juin à Versailles chez le marquis de Cubières avec Cazalès, l'abbé Poule, le baron de Crussol, le duc de Brissac et quelques membres du côté droit, fine fleur de l'aristocratie, et n'étant rentré que très-tard, je m'étais réveillé fort tard le 21, et je craignais d'avoir manqué l'heure du lever. J'appris en conséquence, non sans plaisir, quoiqu'il fût plus de neuf heures quand je descendis chez Monsieur, que le service n'avait pas encore été appelé; mais ce plaisir se changea en inquiétude, quand dix heures sonnèrent sans que Monsieur eût donné signe de vie. On ne savait qu'en penser, lorsque l'officier qui commandait la garde nationale de service au Luxembourg entre dans le salon d'attente, et demande à être introduit sur l'heure dans la chambre à coucher du prince. L'huissier lui répond qu'il ne peut ouvrir sans un ordre de Monsieur lui-même, que d'ailleurs la porte est fermée tous les soirs en dedans aux verrous par le premier valet de chambre, qui seul peut les tirer. «Je ne saurais me payer de ces raisons, réplique l'officier; des bruits sinistres se répandent. Le roi, dit-on, s'est échappé cette nuit avec sa famille. Responsable de la personne de Monsieur, il m'importe de m'assurer qu'il n'en a pas fait autant: ouvrez donc, si vous ne voulez me mettre dans la nécessité d'enfoncer cette porte.»

Cette nouvelle nous frappa de stupeur.On engagea l'officier à s'adresser à M.de Bonneuil qui avait accès chez le prince par l'intérieur.On le trouva tout habillé chez lui, attendant que la sonnette l'appelât, et fort surpris de ne pas l'entendre.Prenant sur lui de devancer le signal, il entre, puis revenant presque aussitôt pâle, déconcerté, il avoue à l'officier qu'il n'a trouvé personne, et qu'il y a lieu de croire que le prince, qui s'était couché à onze heures et demie, n'avait point passé la nuit dans son lit dont les draps étaient glacés.

Pressé de donner des renseignemens sur les moyens par lesquels s'est opérée cette évasion, M.de Bonneuil proteste qu'il les ignore.En effet, il les ignorait.Le prince, qui ne doutait ni de la discrétion ni du dévouement de M.de Bonneuil, n'avait pas cru devoir lui confier un projet à l'exécution duquel il n'aurait pas pu concourir[25].Se refusant néanmoins à croire qu'un homme dont le lit était placé dans la chambre même du prince n'eût pas su tout ce qui s'était passé pendant la nuit dans cette chambre, on s'empara de lui; et sans égards pour son âge et pour ses infirmités, manifestées par un tremblement qu'on attribuait au sentiment de sa faute, on conduisit ce vieillard à pied à la prison de l'Abbaye, à travers la populace qui demandait sa tête.

J'étais auprès de lui quand on lui signifia l'ordre en vertu duquel on l'arrêtait; après lui avoir rendu les services qu'il pouvait attendre d'un galant homme en pareille occasion, et m'être chargé de ses commissions auprès de sa famille, présumant qu'on pourrait bien arrêter aussi les autres officiers de la maison du prince, je remontai précipitamment chez moi, où je changeai mon habit contre un frac, mon épée contre une badine, mon chapeau à cornes contre un chapeau rond; et comme j'avais remarqué que la porte du palais était gardée par un poste qui ne laissait sortir personne, je me jetai dans un souterrain qui communiquait par-dessous la rue de Vaugirard avec l'hôtel qui fait face au Petit Luxembourg, et je m'échappai par cette voie.Il était temps.À peine en étais-je sorti, qu'un détachement de gardes nationaux vint placer une double sentinelle à cette issue, qui lui avait été indiquée par le suisse du Luxembourg, suisse un peu moins fidèle que ceux des Tuileries.

M. de Bonneuil, à qui Monsieur semblait devoir tout dire et qui paraissait placé de manière à tout voir, n'avait rien su, n'avait rien vu; bien plus, il n'avait rien pu voir, rien pu savoir. Cassé par l'âge, et attaqué d'une affection nerveuse, il ne pouvait en effet rendre physiquement aucun service à un voyageur qui, peu alerte, avait besoin de trouver, dans le seul homme qu'il pût emmener avec lui, la qualité qui lui manquait. Ne se livrant dès lors qu'à des gens qui pouvaient l'aider, Monsieur se cacha de son camarade de chambrée, et rien ne lui fut plus facile que de le tromper. Le prince une fois couché et ses rideaux tirés, le premier valet de chambre allait faire sa toilette de nuit dans son appartement particulier avant de venir occuper le lit qu'on lui roulait dans la chambre du maître. Profitant de ce moment, Monsieur se leva, passa dans son cabinet où l'attendait M. d'Avarai, «qui m'habilla, dit-il, et puis quand je le fus,» c'est le texte[26], c'est-à-dire quand Monsieur fut habilla, sortant avec son confident par une issue non surveillée, Monsieur rejoignit une voiture qui l'attendait dans la cour du grand Luxembourg, où il monta en citant, par allusion à sa situation présente, un trait d'un opéra, non pas de Quinault, mais d'un Despréaux qui n'est pas Boileau[27]. Le premier valet de chambre, qui cependant était venu se mettre au lit sans regarder plus qu'à l'ordinaire si le prince était dans le sien, se leva le lendemain sans y regarder davantage.

Monsieur n'emmena avec M. d'Avarai qu'une seule personne. Je m'étonnai, dans les dispositions où il était pour moi, qu'il ne m'eût pas préféré au subalterne sur lequel tomba son choix. Un motif assez raisonnable l'y détermina sans doute: il trouva dans cet individu, non moins dévoué mais plus adroit que moi, un homme qui ferait avec son propre service celui de sa maison tout entière. Personne, pas même le comte d'Avarai, ne valait celui qu'il a choisi.

Si le prince m'en avait requis, je l'eusse incontestablement accompagné; mais que ne m'en eût-il pas coûté pour satisfaire à cette réquisition, pour briser des liens qui tous tenaient à mon coeur!rien ne m'eût caché l'étendue d'un pareil sacrifice.En vain la cour était-elle persuadée que cette absence ne serait pas longue; je ne partageais pas cette illusion.

Monsieur ne m'avait pas tout-à-fait oublié; j'en eus bientôt la preuve. Quelques jours après son départ, je reçus une lettre du marquis d'Avarai, lettre fort polie, où il me mandait par ordre de ce prince que sa maison était dissoute, et ma charge supprimée conséquemment. Ainsi, non seulement la pension que m'avait accordée Madame ne fut pas portée sur les états de la maison de Monsieur, mais le prix de la charge que j'avais achetée chez Monsieur, dans le but de faire ratifier par lui ma pension, a été perdu pour moi sans retour.

Preuve, dira-t-on, de la détresse où se trouvait Monsieur soit; mais preuve aussi que je n'ai pas été comblé des bienfaits de Monsieur, comme quelques personnes se sont plu à le répéter. La lettre que je reçus en cette occasion, et qui me privait d'une partie de ma fortune, est la seule qui m'ait été écrite au nom de Monsieur avant la restauration. Après la restauration, l'abbé de Montesquiou m'en adressa une autre au nom du même prince, lettre fort polie aussi. Je la reproduirai en son lieu: on verra si c'était une faveur qu'elle m'annonçait.

Cette mesure qui m'enlevait le tiens et le tu l'auras, ce que j'espérais avoir et ce que j'avais, n'est imputable, au fait, qu'à la force des choses; commandée par la force des choses, elle s'étendit sur toutes les dupes qui avaient acheté comme moi l'honneur de servir le prince; c'est aux circonstances qui ruinaient le prince qu'il faut imputer la ruine des individus qui avaient lié leur sort au sien; ainsi faisais-je.Mais d'autres circonstances ont relevé depuis la fortune de ce prince; bien plus, elles l'ont accrue.Rentré souverain en 1814 dans cette France d'où en 1791 il s'était échappé sujet; au lieu d'un apanage il y a trouvé un royaume.N'aurait-il pas dû réparer alors le dommage appelé par sa fuite sur la fortune de ses serviteurs; et quand il retrouvait en conscience plus qu'il n'avait laissé, leur restituer ce qu'ils avaient perdu, ou leur conserver du moins le bien-être qu'ils s'étaient honorablement acquis?Non seulement je ne fus pas indemnisé du prix de ma charge, qu'au reste je ne réclamai pas, mais je perdis la place que j'occupais dans le conseil de l'Université, place acquise par de longs services dans l'instruction publique.

M. de Bonneuil, qui était devenu mon beau-père, avait payé cent et tant de mille francs la charge qui de la chambre de Monsieur l'avait conduit en prison. Il n'a pas mieux placé son argent que moi le mien; cette somme est à jamais perdue pour sa famille. Sa Majesté s'est-elle bien acquittée envers la mémoire d'un serviteur aussi dévoué, en accordant, sur sa cassette, 1,500 francs de pension à sa veuve, qui fut incarcérée dix-huit mois sous le régime de la terreur, par suite du dévouement le plus exalté pour la cause de Sa Majesté?

L'ivresse d'un premier succès, l'espérance d'en obtenir un second m'empêchèrent d'apprécier le dommage que cet événement portait à mes intérêts. Plus passionné que jamais pour le théâtre, je ne songeais qu'à mettre à la scène la révolution opérée à Rome par la mort de Lucrèce, sujet auquel la feinte démence de Brutus me semblait devoir donner une physionomie toute particulière. Je consacrais journellement tout mon temps à ce travail jusqu'à l'heure où j'allais m'en délasser dans des sociétés d'opinions analogues aux miennes, telles que celles de la marquise de Groslier, du baron de Crussol, et surtout de d'Esprémesnil, dans les terres duquel je passai les mois de septembre et d'octobre.

Je ne me reporte pas à cette époque sans me rappeler avec une vive reconnaissance les prévenances et les bontés dont m'accabla Mme de Groslier.J'ai rencontré peu de femmes aussi aimables.Douée du sentiment de tous les arts et d'un talent remarquable pour l'un d'entre eux, la peinture, elle avait fait de sa maison le centre d'une des réunions les plus intéressantes.Des peintres, des littérateurs, des orateurs en faisaient partie, et s'y trouvaient avec les hommes de cour les plus spirituels, qu'elle cajolait moins qu'eux.

Le Brun avait été choyé là comme un favori, adulé comme un roi, gâté comme une maîtresse.La dame, qui était l'âme et l'esprit de cette société, trouvait mille manières ingénieuses d'exprimer son admiration pour ce poète insatiable de louanges.Elle lui fit présent, une fois entre autres, d'un beau portefeuille, sur la serrure duquel étaient gravés ces vers extraits des oeuvres qu'il devait renfermer:

     Et le dragon des Hespérides
     Gardait un or moins précieux.

Mme de Groslier avait désiré me connaître: admis au nombre des élus, je me trouvai souvent chez elle, non pas avec Le Brun, que ses opinions en avaient écarté, et qui pourtant n'y laissait pas de vide, mais avec les peintres Robert et Van-Spendouk, avec l'avocat de Bonnières, avec ce bon Philippon de la Madeleine, et aussi avec l'abbé Maury. Plus réservé, mais moins amusant là qu'ailleurs, quoiqu'il y fût plus ridicule, qu'avait-il imaginé pour accaparer l'attention? c'était de remplacer par des bribes de sermons les histoires un peu lestes qu'il contait d'habitude. Tout en prenant le café, il nous débita en trois dîners les trois divisions de son Panégyrique de Saint-Vincent de Paule, ouvrage inédit alors, et qu'il regardait comme son plus bel ouvrage.Servi dans un pareil moment, au fort de l'été et pendant le travail de la digestion, ce dessert-là, si bon qu'il fût, pouvait bien passer pour un hors-d'oeuvre.

Maury, qui était chez Mme de Groslier en représentation, s'y composait de son mieux.Le bailli de Crussol, qui présidait là et commandait le respect, le forçait à se respecter lui-même.Mais chez le baron de Crussol, où nous nous retrouvions aussi, mais en réunion moins nombreuse, c'était autre chose.À table avec six ou sept convives et les domestiques écartés, il s'y montrait à nu, attaché au parti qu'il défendait sans conviction, mais avec toute la passion qu'il portait à son propre intérêt; c'est là que je lui ai entendu donner avec une singulière franchise l'explication de sa politique et de ses succès, «Avec une volonté ferme et une attitude audacieuse, disait-il, on réussit à tout.L'attitude seule y suffirait même, tant le grand nombre se laisse prendre facilement aux démonstrations.J'en ai fait l'épreuve dès mon arrivée à Paris.J'étais bien pauvre: forcé de courir après la fortune, et la poursuivant à pied, je faisais de mon mieux pour ne pas me crotter.Me fallait-il traverser le Pont-Neuf?je m'emparais des dalles, dont la surface unie est plus douce au piéton que la surface raboteuse du pavé; et désirant bien n'être pas obligé de les céder, j'y marchais d'un pas si ferme et d'une contenance si déterminée, que bien que mon habit soit essentiellement pacifique, je n'ai pas rencontré un homme, même en uniforme, qui ait fait mine de vouloir me les disputer.»

La dernière fois que je le vis, c'était avec plusieurs membres du côté droit qui devaient partir le lendemain pour Coblentz.Il nous dit qu'il était résolu à sortir de France aussi, mais après la séparation de l'Assemblée constituante, qui travaillait alors à la révision de la constitution; ses fonds étaient faits pour ce voyage, et il avait de plus, ajoutait-il, mille louis qu'il tenait à la disposition du roi, de la fortune duquel il désespérait plus que de la sienne.Aussitôt après l'acceptation de la constitution, il partit en effet, mais sans abandonner ses mille louis que je sache.

Presque tous les personnages éminens de la noblesse et du clergé prirent le même parti à la même époque: si bien que trois mois après, à mon retour de Normandie, je ne retrouvai à Paris personne de cette société; elle était passée tout entière de l'autre côté du Rhin.

CHAPITRE III.

Tragédie de Lucrèce—Artistes et poètes: David, Vincent, MM.Percier,
Fontaine, Alexandre le fondeur. —Du costume tragique. —La Mort d'Abel,
Henri VIII, Abdélazis et Zuleïma; Murville, Masson de Morvillers,
Fontanes, le baron de Clootz.

À la fin de cette année 1791, je présentai aux comédiens français ma tragédie de Lucrèce. Ils la reçurent avec enthousiasme. Le personnage de Brutus les frappa surtout, et son éclat les éblouit assez pour leur empêcher de voir les défauts de cette composition. Ils décidèrent en conséquence que cette pièce serait mise à l'étude aussitôt après la Mort d'Abel, tragédie de Legouvé, reçue quelques jours auparavant avec enthousiasme aussi. Comme la recherche que le nouveau Théâtre-Français apportait à soigner les accessoires de la représentation théâtrale avait éveillé l'émulation de l'ancien, et qu'il commençait à avoir honte de représenter la tragédie avec des habits d'une magnificence gothique et des décorations en guenilles et sans caractère, il fut décidé qu'à l'occasion de Lucrèce, le matériel des tragédies romaines serait entièrement renouvelé, et que l'on consulterait, tant pour la confection des décorations que pour celle des costumes, les architectes et les peintres les plus connus par la pureté de leur goût et par l'étendue de leur érudition.

Le premier auquel on devait naturellement s'adresser était David. Déjà la réputation de ce restaurateur de l'école française était devenue de la gloire: c'était juste. Dans son tableau des Horaces, son génie s'était élevé à la hauteur de celui de Corneille.Si nul peintre vivant n'avait exprimé les sentimens romains avec plus d'énergie, nul non plus n'avait retracé les moeurs romaines avec plus de fidélité.

Ce grand artiste m'avait témoigné quelque bienveillance, même avant le succès de mon Marius. Quand il avait été question de mettre cet ouvrage à la scène, il m'avait donné un croquis fait par lui-même du tableau de Drouais, tableau qu'il regardait comme sorti de son propre atelier, où Drouais s'était formé. Après le succès, se prenant pour moi de l'intérêt le plus vif et m'engageant avec chaleur à poursuivre la carrière où j'étais entré. «Avez-vous quelque sujet en tête, me dit-il? » et sur ce que je lui répondis que je m'occupais du sujet de Lucrèce: «La chute des Tarquins! L'expulsion des rois! bon, cela, s'écria-t-il: venez me voir quand vous aurez fini; tout ce que je sais, tout ce que j'ai, ma mémoire et mon portefeuille, tout est à votre service. Il vous faudra les meubles du temps; j'ai ce qu'il vous faut: les métiers de Pénélope feront à merveille dans la chambre de Lucrèce»

Il y avait six mois que cela s'était passé: me rappelant cette offre obligeante et spontanée, j'aurais cru manquer à la politesse en n'en réclamant pas l'accomplissement.J'allai donc trouver David.Il occupait alors au Louvre, façade de l'est, un logement qui depuis a été habité par Gérard, maison à deux étages, bâtie dans un de ces salons où sont exposés les tableaux de l'époque actuelle.

Ne voyant dans David que son talent, et ne m'inquiétant nullement de ses opinions politiques, je pensais qu'il en usait de même à mon égard, ou du moins que la divergence de nos opinions ne serait entre nous qu'un pur objet de plaisanterie.Je me trompais quelque peu.

L'acceptation de la constitution n'avait pas arrêté le mouvement révolutionnaire.Cette constitution ne satisfaisait pas l'exigence des esprits.Nombre de gens se trouvaient encore à l'étroit dans les limites d'une monarchie, si tempérée qu'elle fût; et l'impulsion qu'ils avaient reçue le 14 juillet 1789, loin de s'affaiblir après trois ans, les précipitait dans la république.David était de ces gens-là; j'aurais dû le reconnaître aux considérations d'après lesquelles il avait approuvé le sujet que je venais de traiter.Mais encore une fois, je ne prenais pas alors très-sérieusement les choses, et je supposais volontiers aux autres, sur cet article, l'indulgence que j'y apportais moi-même.

Arrivé à la porte de David, je sonne, on ouvre; c'était lui.Je le salue; il me rend affectueusement ma politesse; mais tout à coup cette expression de bienveillance disparaît; je vois sa physionomie, qui par elle-même n'était rien moins que gracieuse, devenir plus rébarbative à mesure que je lui expose le but de ma visite; et lorsqu'enfin j'en viens à l'article des métiers de Pénélope: «Je n'ai pas de dessins pour vous, je n'ai pas de dessins pour quelqu'un qui porte ce que vous portez là,» me répond-il de l'accent le plus brusque et fronçant ses terribles sourcils, tout en me frappant sur le ventre.Cette boutade me force à examiner moi-même.Je m'aperçois que mon gilet est semé de fleurs de lis ainsi que ma cravate, et que ce signe non équivoque de mon opinion fourmille jusque sur mes gants.«M.David, lui répliquai-je en riant, nous ne rougissons pas de ces marques-là dans notre parti; nous aimons même à les montrer, tandis que dans le vôtre, les gens qui les portent, et il y en a plus d'un, se gardent bien de s'en vanter, et pour cause,» ajoutai-je en lui frappant sur l'épaule.

Il ne fallait plus compter sur l'obligeance de David après cette explication. Les acteurs à qui je racontai le fait, et qui partageaient mes opinions, résolurent alors de s'adresser à Vincent, chef d'une école rivale de celle, de David, et à M. Paris, architecte des Menus-PlaisirsLe premier se rendit avec empressement à leur invitation, et dessina avec un soin et une exactitude extrêmes nos costumes.Quant au second, s'excusant sur ses occupations, il fit mieux que s'il s'était chargé de ce travail, puisqu'il le fit confier à MM.Percier et Fontaine, qui arrivaient tout récemment de Rome.C'est eux qui dessinèrent nos décorations.

De ce moment date mon amitié pour ces deux hommes qui, toujours inséparables, ont acquis en commun une si grande célébrité, amitié qu'ils me rendent, je crois; je le dis avec autant d'orgueil que de reconnaissance.

Le même sentiment, fondé sur une estime égale et entretenu par de fréquentes relations, me lia dès lors aussi avec Vincent.C'est non seulement un des artistes, mais un des hommes les plus recommandables que j'aie rencontrés.L'esprit qui domine dans ses compositions, moins empreintes de génie que celles de David, se reproduisait dans ses discours.Peut-être cet esprit était-il plus analytique, plus didactique que brillant; mais il était d'une extrême finesse.Sa tendance le portait à tout expliquer, à tout démontrer, et il y réussissait à merveille; peut-être même y réussissait-il trop, car l'attrait du succès l'engageait souvent dans des discussions qui avaient moins de charme pour ses auditeurs que ses simples conversations, et l'a même entraîné quelquefois dans le paradoxe; mais ces erreurs de son esprit ne se sont jamais reproduites dans sa conduite: elle a toujours été celle d'un homme honnête et humain.Pendant le long cours de la révolution, on n'a eu à lui reprocher aucun écart.Modéré par nature comme par principes, il s'est montré également exempt d'exigences cruelles et de lâches concessions.

Les projets de ces messieurs une fois adoptés, on s'occupa de leur exécution: ce n'était pas une petite affaire.Alexandre, sculpteur en bois et fondeur aussi, fut chargé sous l'inspection de Vincent, de tout ce qui tenait à l'ameublement et aux armes.La confection des décorations fut confiée à un nommé Protin, qui travaillait sous l'inspection de MM.Percier et Fontaine.

Six semaines suffirent à peine à la fabrication de ces objets.Que ce temps me parut long!je m'en souviens comme d'une maladie.Dévoré d'impatience et d'inquiétude, je le passai dans un état d'agitation fébrile et de contraction nerveuse, qui me permettait à peine de dormir et de manger.Il me semblait que le jour de la représentation, objet tout à la fois de mes craintes et de mes désirs, n'arriverait jamais; je ne savais qu'imaginer pour le hâter, tout en tremblant de le voir arriver.Incapable de penser à autre chose, je ne trouvai pas d'autre moyen de me distraire de cette anxiété que de m'occuper de tout ce qui se rattachait à sa cause.Je me fis l'inspecteur des travaux que j'occasionnais.Courant d'atelier en atelier, il ne se passait pas de jour qu'Alexandre ne me vît tomber chez lui pour voir où en était le mobilier des Tarquins, et où Protin ne me sentît sur ses épaules, jugeant de ses progrès dans son interminable tâche.Or, il y avait loin de l'un chez l'autre, et loin de l'un et de l'autre chez moi, Alexandre travaillant dans la rue du Faubourg-Montmartre, et Protin dans la nef du Panthéon.Quant à moi, je demeurais rue Sainte-Avoye, et c'est à pied que je parcourais les trois faces de ce triangle.Chez le fondeur, je ne m'arrêtais guère; chez le peintre, c'est autre chose.Attaché par ses procédés, je passais les trois quarts de la journée à les étudier; il me semblait que je les hâtais en les regardant.Le tracé fini, on en vint à peindre: quittant alors mon rôle passif, de spectateur que j'avais été je devins acteur.La brosse en main, sous la direction du décorateur, je plaçais sur la toile les teintes de vert, de jaune, de bleu ou de blanc qui, retouchées par lui, se changeaient en rochers, en gazon, en colonnes, en ciel on en divinité.À peu près comme le souffleur d'un organiste coopère à l'exécution d'un motet, j'ai coopéré ainsi à la confection du camp de Tarquin-le-Superbe, à celle de la pelouse sur laquelle ce camp était assis, et aussi à une statue de Mars, qui n'en était pas le moindre ornement.Fontaine, qui moins souvent que moi venait savoir où en était la besogne, m'a surpris plus d'une fois m'escrimant dans cet autre genre de barbouillage, ce qui le divertissait assez.Il n'est pas une des trois décorations dont il avait donné le dessin à cette occasion qui ne portât des traces de mon talent; la postérité néanmoins n'en saurait juger, toutes les trois ayant été anéanties par le premier incendie de l'Odéon.

Les tailleurs, qui cependant ne restaient pas oisifs, renouvelaient en entier la garde-robe héroïque du Théâtre-Français; il y avait nécessité. Malgré la réforme opérée trente ans avant par Le Kain et par Mlle Clairon, rien de moins exact que les costumes qu'ils avaient substitués à l'habit français qu'antérieurement à eux portaient les héros tragiques. Empaquetés dans le velours et dans le satin, drapés comme des baldaquins, empanachés comme des chevaux de parade, les personnages qui en étaient affublés ne ressemblaient plus à des courtisans de Louis XIV, mais ils ne ressemblaient pas davantage aux contemporains des Gracques ou des Atrides. Qui voudrait aujourd'hui figurer avec succès dans une mascarade, n'aurait rien de mieux à faire que de prendre l'habit avec lequel le premier acteur de l'époque jouait Ninias, Oedipe et Catilina: c'est le prototype du grotesque.

C'était celui du beau pour les acteurs du Théâtre-Français; tous se piquaient d'avoir une garde-robe pareille à celle de M. Le Kain, qu'il était plus facile d'imiter dans sa toilette que dans son jeu. Naudet, tout homme de sens qu'il était, s'endetta, m'a-t-il dit, à se faire en velours et en brocard un équipement honnête pour l'emploi des tyrans. Vanhove, non moins magnifique, s'était ruiné pour figurer décemment dans l'emploi des rois: il avait, il est vrai, dans son vestiaire quelques pièces à plusieurs fins; mais, à l'en croire, elles lui avaient coûté bonCertaine cuirasse entre autres, dans laquelle il jouait indifféremment Mithridate, Agamemnon et le vieil Horace, cuirasse de velours vert, à quatre poils, enrichie d'écailles d'or et d'un trophée composé de canons, de tambours, de fusils groupés avec un goût exquis, et dans laquelle il s'était ménagé deux poches, l'une pour son mouchoir et l'autre pour sa tabatière; certaine cuirasse, dis-je, ne lui coûtait pas moins de cinquante-trois louis.

Les soldats, les citoyens étaient équipés à l'avenant.Grecs, Romains,
Babyloniens, tous usaient les mêmes habits.

La sévérité avec laquelle David habilla les personnages qu'il mit en scène dans ses tableaux fit enfin ressortir ces anachronismes; mais elle n'exerçait encore qu'une faible influence sur le théâtre avant 1791.Les vieux acteurs ne pouvaient se décider à renoncer à un ridicule qu'ils avaient acheté si cher; et les jeunes gens ne se dérobaient qu'à demi à cette mode consacrée par un grand exemple et par un long usage.Mais dès qu'un second théâtre leur eut été ouvert, rejetant cette vieille friperie, ils se conformèrent aux modèles retracés sur les monumens antiques; et Talma introduisit dans cette partie de la représentation dramatique la fidélité que l'école française mettait dans cette partie de ses tableaux.

Le public ayant accueilli cette innovation avec enthousiasme, force était aux anciens comédiens ordinaires du roi de s'y conformer; grâce au concours de lumières et de talens dont ils s'entourèrent à cet effet, ils égalèrent et surpassèrent même en cela leurs rivaux.

J'ai nommé Alexandre; quoique cet artiste soit oublié, il a droit à être rappelé au souvenir de quiconque aime les arts.C'est lui qui, de concert avec Talma dont il exécutait les idées, mit dans la fabrication du mobilier dramatique cette exactitude qui n'est pas moins nécessaire à l'illusion théâtrale que l'exacte observation des moeurs de la nation et de l'époque auxquelles appartient l'action représentée.Alexandre, à beaucoup d'érudition sur cet article, joignait une intelligence très-fine, mais applicable à cela seulement.Quant au reste, c'était un des hommes les plus ignorans et les moins déliés qui fussent au monde.Ses naïvetés, ou plutôt ses balourdises, car il participait beaucoup de la nature de l'arlequin, étaient aussi divertissantes que la plus plaisante comédie: on ne porte pas la bonhomie plus loin.Une seule chose m'étonnait et me chagrinait en lui, c'était de lui entendre parler le langage des terroristes le plus forcenés: il débitait cependant leurs atroces maximes d'un ton si bénin, que ce contraste entre sa musique et leurs paroles avait je ne sais quoi de bouffon, qui forçait encore à sourire.

Un jour pourtant où il avait enchéri sur ses exagérations accoutumées, Talma ne put pas s'en tenir.Le tirant à part, il lui en fit reproche devant moi.«Que tu es bon!répondit Alexandre; est-ce que tu crois que je pense tout cela?—Pourquoi donc le dire?—Parce que ce terroriste nous écoutait.—De qui donc veux-tu parler?—De qui?de ce petit Bouchez (ainsi se nommait le dessinateur du théâtre de la République); toutes les fois qu'il est près de moi, j'en dis autant.J'en dirais davantage si je le pouvais.—Et pourquoi donc?—Parce que, si je parlais autrement, il me dénoncerait aux jacobins, et me ferait guillotiner.—Lui!je vous croyais amis.—Nous, amis!allons donc.—Vous vous tutoyez.—Qu'est-ce que cela prouve?est-ce que tous les gueux ne se tutoient pas aujourd'hui?—Soit; mais vous vous appelez amis.—C'est vrai encore; mais je ne l'aime pas plus pour cela, ce vilain homme.Ah!que je l'haïs, que je l'haïs, que je l'haïs! Mais le voilà qui revient, je vais recommencer;» et il recommença.

Ce pauvre homme faisait là, sans trop s'en douter, la confession de bien des gens.Que de poltrons applaudissaient à ce régime dont ils avaient horreur!

Il est assez difficile de raconter toutes ses naïvetés, tous les mots de la langue étant à son usage et se plaçant dans ses discours, qui étaient beaucoup plus purs d'intention que d'expression.

Sa figure étonnée, ses yeux ronds et saillans comme les lanternes d'une voiture, sa bouche entr'ouverte comme celle que le crayon prêterait à sa stupéfaction, n'ajoutaient pas peu de comique à ses propos, qu'on ne saurait épurer sans les dessaler.

Alexandre avait toutefois plus de goût dans ses ouvrages que dans ses discours: c'était un véritable artiste.Par lui nos ameublemens, modelés sur ceux du théâtre, ont été amenés à cette simplicité de forme qu'il avait empruntée à l'antique, et que Jacob leur conserva tout en les ornant, mais que ses successeurs altèrent, en s'efforçant de les porter à un plus haut degré de perfection.

Pendant que l'on se préparait à représenter Lucrèce, on représentait la Mort d'AbelCette tragédie eut un grand succès; elle le méritait.La matière créée par Gessner y était adaptée à un cadre dramatique avec un rare talent.Une marche simple, un intérêt habilement gradué, des scènes bien conduites s'y trouvaient réunis à un style quelquefois énergique, souvent tendre et toujours harmonieux.C'était une hardiesse que de mettre à la scène une action qui date du premier âge du monde, et dans les développemens de laquelle le crime devait se montrer naïf comme l'innocence.Legouvé s'est tiré avec beaucoup d'adresse de ces difficultés.Sans tomber dans la niaiserie, caractère de l'homme incapable de savoir, il a su conserver à ses personnages la naïveté, caractère de l'homme qui ne sait pas.Pour appeler l'intérêt sur Caïn, il le montre asservi à une fatalité assez semblable à celle qui poursuit les héros de la mythologie, et les pousse malgré eux dans le crime.Je ne sais pas si dans un sujet emprunté aux livres canoniques cela est orthodoxe, mais du moins est-ce dramatique.C'est à cette fiction que le rôle de Caïn doit surtout le grand effet qu'il a produit.

Ce rôle était joué admirablement par Saint-Prix.Sa voix grave et sombre, ses formes nerveuses et athlétiques répondaient parfaitement à l'idée que chacun se fait du premier laboureur et du premier meurtrier.Aussi était-il applaudi avec transport dès qu'entrant en scène, d'un ton profondément mélancolique, il récitait ce vers:

«Travailler et haïr, voilà donc mon partage! »

Il était fort applaudi encore, lorsque, se laissant attendrir aux caresses d'Abel, il disait avec une expression très-vraie cet autre vers:

«Un frère est un ami donné par la nature. »

Mais cet applaudissement-là était moins mérité, quant à ce qui en revenait au poète, s'entend.La vérité que ce vers exprime n'est pas vieille comme le monde, bien qu'elle doive durer autant que lui; elle n'était pas applicable à la situation.À une époque où il n'y avait sur la terre qu'une famille, et où tous les membres de cette famille se tenaient par les rapports du père aux enfans, des enfans au père ou du frère au frère, l'homme pouvait-il avoir une idée de ce que c'est qu'un ami?Cette idée n'a pu lui venir que lorsqu'il y a eu sur la terre une seconde famille.Alors, en comparant le sentiment qui le portait vers un étranger à celui qui l'attachait à un individu formé du même sang que lui, l'homme a pu dire le vers en question, et faire une distinction entre la tendresse fraternelle et l'amitié; mais avant, non.

Aussi ce vers n'avait-il pas été inspiré à Legouvé par son sujet; bien plus, n'était-il pas de lui. Une confidence de Saint-Prix, à qui je faisais part des observations qu'on vient de lire, m'en prouva la justesse en me révélant ce petit mystère. «Ce vers, me dit-il, se trouvait dans une oeuvre d'un M. Beaudoin, droguiste et poète à Saint-Germain-en-Laye, dans une tragédie de Persée et Démétrius, que je jouai par complaisance, avec quelques camarades qui m'y aidaient par complaisance aussi, devant un public complaisant comme nous. Dans mon rôle, qui était fort long, il n'y avait que ce vers-là de remarquable. Regrettant de le voir enfoui dans une pièce ignorée, je m'en emparai par forme d'indemnité, et j'engageai M. Legouvé à l'intercaler dans mon rôle de Caïn, sans trop penser à l'inconvenance que vous venez de relever. Legouvé n'y a pas pensé plus que moi, et le public, qui n'y pense pas plus que nous, l'applaudit avec transport, ce qui me confirme la justesse de cet axiome de Voltaire: Il vaut mieux frapper fort que frapper juste.»

Le chef-d'oeuvre de l'art, lui répondis-je, est de frapper juste et fort; le public ne rétracte jamais les applaudissemens qu'on lui arrache ainsi. À ce titre, nombre de vers de la Mort d'Abel seront constamment applaudis: ceux-là appartiennent à Legouvé, et ce n'est pas par droit de conquête.

Sans parler de tous les ouvrages dramatiques qui ont été mis à la scène à cette époque, disons deux mots de ceux qui obtinrent, sinon le plus de faveur, du moins le plus d'attention de la part du public.

Sortant de sa longue inertie, stimulé par les efforts d'un théâtre rival, après avoir essayé en vain d'appeler chez lui la foule par les débuts d'un élève de Mlle Raucourt, fils, c'est de l'élève qu'il s'agit, d'un premier président de je ne sais quel parlement du midi, le premier Théâtre-Français avait donné avec succès le Conciliateur de Demoustiers, le Lovelace de M. Lemercier, et avec le plus grand succès le Vieux Célibataire de Collin d'Harleville. Désespérant de pouvoir disputer la palme comique à une société qui s'appuyait sur Molé, Fleury, Mlle Contat, et aussi sur Mlle Devienne, c'est dans la tragédie que le second théâtre chercha ses moyens de fortune. Les talens de Monvel, de Talma, de Mme Vestris et de Mlle Desgarcins, sur lesquels il se fondait, lui permettaient cette ambition.

Il débuta par la représentation de Henri VIII, tragédie de Chénier. Cette pièce, bien qu'elle ait été applaudie, n'a pas été reçue avec la même faveur que Charles IXElle me semble cependant réunir bien plus d'élémens de succès; elle me semble bien plus dramatique, et le pathétique qui manque souvent dans la première pièce, est allié fort habilement au terrible dans celle-ci.Le rôle d'Anne de Boulen abonde en détails touchans: ses scènes avec son mari, ses scènes avec sa fille arrachent les larmes.Jeanne Seymour est pleine de charmes et de sensibilité, Elisabeth de grâce et de naïveté; Crammer est un digne ministre du dieu qui soutient le faible et qui console l'affligé; Norris enfin qui, appelé comme accusateur de Boulen dans cet odieux procès, s'y porte accusateur du tyran, est un des personnages qu'on ait le plus heureusement jetés dans un drame pour en raviver l'action.

Henri VIII fut néanmoins joué presque dans la solitude. À quoi cela tient-il? aux circonstances; elles avaient favorisé le succès de Charles IX, où l'auteur, en appelant l'odieux sur des complots de cour, flattait la prévention générale, qui regardait la cour comme le foyer des maux de l'État; elles contrarièrent le succès de Henri VIII, où l'intérêt se portait sur une reine, ce qui était en opposition avec les préventions du parti dominant, pour qui l'infortunée Marie-Antoinette était un objet de haine. Quand le public est agité d'une passion, c'est toujours dans l'intérêt de cette passion qu'il juge. Henri VIII n'est pas resté à la scène. Je pense néanmoins que si cette pièce y reparaît, elle n'en sortira plus. C'est une des meilleures tragédies de Chénier, qui en a fait d'excellentes.

Jean-Sans-Terre fut donné sans succès aucun sur le même théâtre, à la même époque. Ce n'est certes pas une des bonnes tragédies de Ducis. On y trouve tous les défauts qui déparent ses beaux ouvrages, et peu des beautés qui l'ont si souvent placé au niveau de nos plus grands maîtres. C'est une tragédie aussi mal exécutée que mal conçue: elle n'a jamais pu se relever.

Abdelazis et Zuléïma, pièce bien inférieure sous tous les rapports à Henri VIII, eut momentanément un sort plus heureux. Cela ne tient pas seulement à la surprise du public, qui n'attendait pas tant de ce pauvre André Murville. Quoique faiblement conçu, cet ouvrage, tant soit peu romanesque, n'est pas dénué d'un certain intérêt. On y trouve même une assez belle situation. Le style y manque de vigueur, mais non de grâce et de pureté; l'on y rencontre souvent des vers heureux. Abdelazis obtint un certain nombre de représentations de suite; peut-être serait-il resté au théâtre, si les acteurs ne s'en étaient lassés avant les spectateurs; ce qui donna lieu à une des aventures le plus bouffonnes qui aient jamais égayé le parterre.

Monvel ayant déclaré qu'il ne pouvait ou ne voulait pas jouer cette pièce un jour où elle était annoncée (au théâtre ces deux mots sont synonymes), et ceux des acteurs qui auraient pu le remplacer n'étant pas prêts, le combat finissait faute de combattans. «Messieurs, dit Murville, à Dieu ne plaise que faute d'un moine l'abbaye faille! Si M. Monvel est utile à ma pièce, du moins ne lui est-il pas indispensable. Je sais quelqu'un qui, à son défaut, se chargera de son rôle, et qui s'en tirera, j'espère, aussi bien qu'un autre. Ce quelqu'un, c'est moi. »

Comme on se regardait en riant, «ceci n'est pas une plaisanterie, ajouta-t-il; je le répète, je me charge du rôle de M.Monvel.Je ne serai pas le premier auteur qui ait joué dans son propre ouvrage.Eschyle, Sophocle, Euripide l'ont fait; je puis du moins les imiter en cela, et donner aux modernes un utile exemple.Je sais le rôle, comme on le pense bien; je ne demande qu'une répétition pour prendre les positions au théâtre.Indiquez cette répétition pour demain, et la représentation pour après-demain.—Et nous annoncerons aussi que vous remplirez le rôle de Monvel, dit Gaillard, qui, directeur du théâtre, se gardait bien de ne pas tirer parti d'une prétention si favorable à la recette.—J'y compte bien, répond Murville.»

L'affiche est rédigée en conséquence, et le nom de Murville y est inscrit en lettres d'un pied parmi ceux des acteurs.Indépendamment des gens qui prirent la chose au sérieux, ceux qui la prenaient en plaisanterie voulurent assister à cette représentation: il y eut foule.

La symphonie exécutée, le rideau se lève.Murville se présente, quoique son rôle ne l'appelât pas encore sur la scène; il est vêtu du costume de l'acteur qu'il supplée.Sa tête est coiffée d'un volumineux turban; un gilet turc dessine sa taille un peu épaisse; son gros ventre, soutenu par une ceinture dans laquelle est planté un yatagan, s'enferme dans un ample pantalon qui cache la courbure de ses jambes et va se perdre dans des bottes de maroquin jaune; un schall, jeté négligemment sur ses épaules, complète ce costume assez exact pour qu'on ne prît pas notre débutant pour un chrétien.Mais par malheur il avait gardé ses besicles.Cela détruisit l'illusion.Un rire général éclata dès qu'il parut, et redoubla aux trois saluts qu'il adressa au public, saluts les plus gauches qui jamais aient été faits sur la scène.À travers ce brouhaha, il débita une fable assez ingénieuse, dans laquelle se comparant à je ne sais quel oiseau qui osait remplacer le rossignol, il sollicitait l'indulgence du parterre pour son ramage.Peine perdue; son ramage ne parut qu'un gloussement.

Bref, achevée ainsi qu'elle avait été commencée, ainsi qu'elle avait été continuée au milieu des acclamations les plus ironiques, sa tragédie, tuée par son propre père, fut victime de l'expédient qu'il avait imaginé pour en prolonger l'existence.En vain Monvel se résigna-t-il à reprendre son rôle, le public déclara n'y vouloir plus voir que Murville; mais celui-ci n'eut pas le courage de s'exposer une seconde fois aux applaudissemens qui lui avaient été si unanimement prodigués.

Murville, que j'ai été à même de juger, ne manquait pourtant ni de talent ni d'esprit; mais il manquait absolument de jugement: c'était un sot dans toute l'acception du mot. Champfort, qui s'en est beaucoup moqué, parce qu'il l'a beaucoup connu, l'a peint assez bien dans ce couplet qu'il chantait sur l'air vive Henri IV!

     Toujours à table,
     Quand il n'est pas au lit:
     Qu'il est aimable
     Quand il sait ce qu'il dit!
     Mais c'est pis qu'un diable
     Pour cacher son esprit.

Murville était sujet à ces sortes d'incartades.Prenant la parole au milieu d'une séance solennelle de l'Académie française, un jour il en avait appelé au public du jugement des quarante qui n'avaient pas montré pour son ouvrage toute l'admiration qu'il lui portait, et ne lui accordaient qu'une mention quand ils lui devaient une couronne.

Une autre fois, à la suite d'une représentation d'Héloïse, tragédie de sa façon, au dénouement de laquelle on compte un homme de moins, quoiqu'il n'y ait personne de tué, il s'avance sur le théâtre sans avoir été appelé, et vient remercier de l'avoir applaudi le parterre qui tout aussitôt le siffle.Rien ne manqua au reste à son triomphe; c'est entouré de gardes qu'il sortit de la scène, où il était entré seul, et qu'il alla coucher au violon.

Je le répète, c'était un homme absolument dénué de bon sens; il en donna une preuve encore en s'enrôlant comme volontaire dans un des bataillons qui sortirent de Paris en 1792.Sa conformation n'était pas plus celle d'un soldat que d'un comédien.Dans l'un et l'autre état, il faut y voir clair sans lunettes; aussi ne put-il être employé que dans les bureaux de l'état-major.Il servait ainsi de la plume près du commandant de la place, à Bayonne, quand j'y passai, en 1800, avec Lucien Bonaparte pour aller en Espagne.Peu de temps après, il fut mis à la réforme; au bout de dix ans de service, il n'était que capitaine.À l'armée comme au Parnasse, il n'a pas pu arriver aux grades supérieurs.

Murville avait épousé une fille de Sophie Arnoud, femme plus célèbre par son esprit que par son talent, et par ses bons mots que par son chant, quoiqu'elle ait été première actrice de l'Opéra. La moins piquante de ses saillies n'est pas celle que lui inspira son gendre. «Je veux être de l'Académie à trente ans, disait-il, ou je me brûle la cervelle. —Taisez-vous, cerveau brûlé,» répliqua Mlle Arnoud.

Réformé par suite de ses défectuosités, Murville, de retour à Paris, y serait mort de misère, si Legouvé, à qui il avait appris à faire des vers, ne fût venu à son aide.La mort précoce de son élève hâta peut-être la sienne.J'ignore qui l'a soutenu jusqu'en 1814, époque où il est mort sans avoir été de l'Académie.

Murville me fait penser à un autre littérateur, ou plutôt à un vrai littérateur, car Murville ne fut jamais qu'un versificateur; je veux parler de Masson de Morvillers.J'avais fait connaissance avec celui-là en 1788 à Versailles où il résidait auprès du gouverneur du dauphin, le duc d'Harcourt, dont il était secrétaire.C'était un homme plus honnête qu'aimable; son talent poétique avait plus d'énergie que de grâce.Il n'est guère connu que par des épigrammes plus âcres que gaies, quoiqu'il ait travaillé à l'Encyclopédie.Rien qu'à voir Masson, on eût été convaincu de l'influence du physique sur le moral.Son aspect était triste comme son humeur; la bile qui animait ses écrits semblait remplacer le sang dans ses veines.Il mourut, après avoir langui long-temps, d'une jaunisse invétérée.

Affectant un grand mépris pour les préjugés, soit religieux, soit nobiliaires, il avait vigoureusement attaqué les uns et les autres dans des vers qu'il ne lisait pas à tout le monde, et dont il m'avait fait confidence.Quel fut mon étonnement de les trouver, en 1793, dans l'Almanach des Muses, souscrits d'un nom qui n'est pas le sien! Ces pièces sont intitulées, l'une le Despotisme oriental, l'autre, autant que je puis m'en souvenir, Épître à un bâtard ou à un enfant naturel

La plus originale des épigrammes de Masson est, sans contredit, celle qu'on trouvera dans mon troisième volume, et dans laquelle la Rome antique est opposée à la Rome moderne. Je l'ai retenue pour la lui avoir entendue réciter, et je l'ai envoyée, dix ou douze ans après, à la Décade philosophique, où elle a vu le jour pour la première fois, si quelque plagiaire ne s'en est pas antérieurement emparé. Tout était pour cet esprit caustique et morose matière d'épigrammes. Il en vit une même dans le sujet qui inspira au bon Ducis le poëme si touchant qu'il intitule la Côte des deux AmansVoici l'épitaphe qu'il composa pour le héros qui, dans cette aventure, succomba sous le plus doux des fardeaux, et que j'ai retenue à la volée; je la crois inédite:

     Il est mort en portant sa belle,
     Le pauvre amant qui gît ici!
     S'il eût été porté par elle,
     Il serait mieux, sa belle aussi.

Vers la même époque, je liai, non pas amitié, mais connaissance avec M.de Fontanes, depuis M.Fontanes qui, chargé de couronnes académiques, était désigné dès lors comme un des futurs continuateurs de notre gloire littéraire.Il jouissait à ce titre, dans la bonne compagnie, d'une estime que ne diminuait pas la circonspection avec laquelle il s'isolait au milieu de la révolution, car ce n'est que plus tard qu'il manifesta les opinions auxquelles il dut d'abord sa proscription, et puis sa fortune.Il se trouvait quelquefois en maison neutre avec moi et le baron de Clootz.L'exagération est une maladie contagieuse; je le sentais quand je discutais avec le cosmopolite que je viens de nommer, et mon royalisme n'était guère plus modéré alors que le jacobinisme de ce malheureux Prussien.Calme et froid, Fontanes riait entre nous deux aux dépens de tous les deux.Il avait raison; j'en ferais autant aujourd'hui.Nos premiers rapports datent de loin, comme on voit: bien que fondés sur une certaine conformité d'opinion, ils ne se changèrent pourtant pas en amitié.Nous nous perdîmes de vue pendant quelques années, puis nous nous retrouvâmes avec des opinions tout-à-fait conformes, et nous ne nous en aimâmes pas davantage.J'aurai occasion de revenir sur son chapitre.

Le baron de Clootz, dont il est ici question, était l'extravagant qui porta la parole au nom de la députation qu'à l'en croire le genre humain envoyait de toutes les parties du monde à l'Assemblée constituante pour la complimenter sur ses travaux; de là le sobriquet d'Orateur du genre humain par lequel il était désigné. Il s'était affublé, lui, du prénom d'Anarcharsis, faisant tout à la fois allusion par là à sa patrie, qu'il regardait comme la Scythie moderne, à Paris où il voyait la moderne Athènes, et à lui barbare qui voyageait en Grèce pour se civiliser. Il avait bien choisi son temps et bien choisi son nom; les facteurs de la petite poste et les citoyens de la section, parodiant ce nom sans malice, l'appelaient Canard-Six

Aussi extravagant en morale qu'en politique, Anacharsis Clootz professait ouvertement l'athéisme. Ainsi que tout gouvernement, toute religion lui était insupportable, mais surtout la chrétienne. Au seul nom de son fondateur, il entrait en convulsion comme un romantique au nom de Racine, comme un hydrophobe à l'aspect d'un verre d'eau: c'était l'ennemi personnel de Jésus-Christ.

Robespierre, qui prit fait et cause pour ce dernier, envoya Canard-Six à l'échafaud dans un même tombereau avec les Ronssin, les Vincent, les Hébert, les anarchistes les plus ignobles. Tout en faisant pitié, Clootz était encore ridicule au milieu de ces gens qui faisaient horreur.

CHAPITRE IV.

Mlle Contat. —Sa société. —M. Lemercier. —Vigée. —Desfaucherets. —Maisonneuve. —Florian. —Première représentation de Lucrèce—Mlle Raucourt.

L'Assemblée constituante, à l'exemple de Lycurgue, s'était éloignée après avoir rempli sa laborieuse et périlleuse mission.Mais l'établissement de la constitution n'avait pas rétabli l'ordre; l'Assemblée législative ne s'occupait qu'à détruire cet acte qu'elle avait juré de maintenir.Les factions s'agitaient plus que jamais.Si l'on en excepte les ambitieux dont cette fermentation favorisait les espérances, la grande majorité des Français, déçue dans les siennes, gémissait entre les regrets du passé et la crainte de l'avenir.Quelques sociétés cependant, conservant leurs douces habitudes, cherchaient encore dans les lettres des plaisirs, ou plutôt des distractions à ces anxiétés toujours croissantes.Telle était la société de Mlle Contat.Laissons de coté les affaires publiques pour rentrer un moment dans le cercle qui se rassemblait autour d'elle: nous sommes en avril 1792; l'époque approche où des événemens terribles, événemens par le choc et sous le poids desquels la société française va se dissoudre, viendront le rompre et le disperser.

C'est à la date de la réception de Lucrèce que se rattache celle de mes premiers rapports avec cette célèbre actrice. La conformité d'opinion contribua beaucoup à fortifier cette liaison. Invité à l'aller voir, je la trouvai entourée d'hommes aussi honorables que spirituels; là se réunissaient, une fois par semaine au moins, Vigée, Desfaucherets, Maisonneuve et Lemercier.

Le moins aimable et le moins remarquable de ces Messieurs n'était pas celui dont le nom termine cette liste.Fort jeune alors, il avait déjà composé un nombre d'ouvrages assez considérable pour équivaloir au produit d'une vie des plus longues et des mieux remplies; il semblait ne vivre que pour le travail, et cependant il ne négligeait pas la société.Cela se conçoit; il devait s'y plaire, car il y plaisait, car il y plaisait beaucoup, soit par le charme de son esprit, soit par la singularité de ses doctrines, dont la hardiesse, qui nous étonnait fort à cette époque, passerait aujourd'hui pour timidité.Ses propositions nous semblaient tant soit peu hétérodoxes; mais il les exposait d'une manière si ingénieuse, mais il les défendait d'une manière si piquante, mais il en supportait la critique avec tant de bonne grâce qu'on eût été presque fâché de le convertir et de lui faire abjurer des systèmes qui fournissaient un aliment perpétuel à la conversation la plus amusante.

Notez, au reste, que ces systèmes, dans lesquels il a composé Pinto, drame si spirituel, ne l'ont pas empêché de faire Agamemnon

Vigée aussi avait de l'esprit, mais il n'en avait pas assez pour se garder du bel esprit. Sa conversation tant soit peu apprêtée, son ton tranchant et dogmatique prévenaient d'autant plus contre lui que la portée de son talent, qui se renfermait dans un cadre assez étroit, et s'appliquait moins à l'imitation de la nature qu'à celle des manières de la société dite bonne, ne justifiait pas suffisamment le ton de supériorité qu'il affectait quelquefois dans la discussion; sujet à plus d'un genre de prétention, enclin à la fatuité, et même au pédantisme, qui est encore de la fatuité, il était assez irritable et passablement susceptible; mais, avec tout cela, bonhomme, homme de coeur, et rachetant quelques petits défauts par d'essentielles qualités.

Je suis d'autant plus fondé à le dire que, dans nos fréquens rapports, j'ai eu avec lui plus d'une bisbille, provoquée par mes défauts autant que par les siens, mais toujours raccommodées par ces qualités-là.C'est pour le prouver que je veux raconter ce qui suit.

En 1799, Legouvé et moi nous coopérions avec lui à la confection d'un recueil périodique intitulé: Veillées des Muses. L'époque n'était pas très-favorable aux entreprises de ce genre. Tout aux intérêts politiques, le public prêtait alors presque aussi peu d'attention à la littérature qu'aujourd'hui. Notre affaire n'était pas en état de prospérité, à beaucoup près. Vigée, qui par son âge avait le droit de nous donner des conseils, ne nous les épargnait pas, et, malgré le ton qu'il y mettait, nous ne lui en savions pas mauvais gré; nous l'acquittions sur la question intentionnelle. Un soir, au Théâtre-Français, comme je me promenais derrière la scène, il arrive, m'aborde et met la conversation sur l'objet de notre commun intérêt. «Je fais du mieux que je puis et le plus que je puis, lui répondis-je. Remarquez que je fournis exactement ma tâche, et que je m'étudie à varier les sujets de mes articles. —Je le sais bien, me répliqua-t-il; mais peut-être y aurait-il encore quelque chose de mieux à faire. —Indiquez-le-moi, mon cher, et je le fais sur-le-champ. —Eh mais! vous devez me comprendre. —Qu'est-ce encore? expliquez-vous. —Eh mais! vous me comprenez bien; c'est… —Qu'est-ce enfin? —C'est brrr. » (Je ne sais trop comment figurer ici le bruit inarticulé qu'il faisait en imprimant un mouvement rapide à sa langue appuyée contre la voûte de son palais; ce bruit, qui ressemblait assez à celui des moineaux qui s'envolent, me portait à croire qu'il en était ainsi de ses idées, et que la difficulté qu'il avait à les recueillir le portait à recourir à cette onomatopée). «Expliquez-vous plus clairement, lui dis-je. —Ceci est pourtant bien facile à comprendre. —Pas si facile que vous croyez. —Je le conçois, pour peu qu'on n'y mette pas de bonne volonté. —Je suis plein de bonne volonté, je vous l'assure, mais mon intelligence n'égale pas ma bonne volonté. —Comment? —Je ne comprends pas ce que signifie brrrr!Brrrr! signifie qu'il faut recourir à des moyens nouveaux. —Mais ces moyens quels sont-ils? Je crois connaître à peu près tous les mots de notre langue; brrrr! est un mot inconnu pour moi; je ne le trouve dans aucun dictionnaire. De grâce, substituez-y une périphrase. —Vous me persifflez! —Non, je vous jure, mais je voudrais m'instruire, et savoir précisément ce que signifie brrrr!—C'est une leçon que vous demandez? —Oui. —Eh bien! sortons, je vous la donnerai à dix pas d'ici,» réplique mon homme qui graduellement s'était échauffé au point de ne pouvoir plus se contenir, et qui se fâchait d'autant plus que je riais davantage. «J'accepte volontiers cette proposition, si vous vous engagez à me donner en route la première leçon dont j'ai besoin, si vous me promettez de m'apprendre au juste le sens et la valeur de brrrr!—Encore!c'en est trop: sortons.—Sortons.»

Nous sortions, lui étouffant de colère, moi étouffant de rire, quand nous rencontrons Laya et Legouvé. «Il nous faut des témoins, dit Vigée; ces messieurs nous en serviront. —Des témoins! à propos de quoi? s'écrie Legouvé; est-ce qu'il est question de se battre? —Il est question, dit Vigée en me désignant, d'avoir raison de monsieur, qui, depuis une heure, se moque de moi. —Vous voulez que je vous donne un démenti; je n'aurai pas ce tort-là. —Vous l'entendez, Messieurs. —De quoi s'agit-il donc? dit Laya. —De rien, en vérité, mes amis. M. Vigée, qui d'ordinaire me donne des avis excellens, et d'ordinaire aussi les exprime en termes très-clairs, pense que, pour mettre en crédit les Veillées des Muses, il faut faire des articles d'un genre nouveau, genre qu'il désigne par le mot brrrr! Ne comprenant pas trop ce que signifie ce mot brrrr! je le prie de me donner une leçon de grammaire; il me propose une leçon d'escrime: est-ce ma faute? —La patience d'un saint n'y tiendrait pas; marchons, poursuit Vigée. —Marchons, mon cher ami; mais, chemin faisant, donnez-moi, par grâce, la définition de ce brrrr! Si vous me tuez, je mourrai satisfait; et je serai satisfait aussi si je vous tue, car j'aurai appris quelque chose de neuf, quelque chose que je ne puis apprendre que de vous, car vous seul savez positivement ce que brrrr! veut dire. »

Tout en parlant ainsi, nous étions descendus dans la cour du Palais-Royal; autre rencontre. Desfaucherets nous croise. Même question, même explication. «En conscience, dit-il, en s'efforçant de garder son sérieux, voulez-vous donner suite à cette affaire? Pensez-vous, dit Laya, que le public apprendra sans rire que deux amis se seront battus pour une cause pareille? —Ce n'est pas moi, répliquai-je, qui demande le combat; je ne demande qu'une explication, celle de brrrr!—Finissons, dit Legouvé.Si je vous ai accompagnés jusqu'ici, ce n'est certes pas dans l'intention d'assister à un duel, mais dans l'espérance de rompre une dispute, qui, si elle se fût prolongée sur le théâtre, aurait fini par placer la comédie derrière la toile.Donnez-vous la main, que cela finisse, et allons souper ensemble.—Vous avez raison, reprit Vigée, dont le grand air avait rafraîchi la tête assez incandescente de sa nature, et que de plus échauffaient ce soir-là quelques verres de vin de Champagne; il serait ridicule de se battre pour un pareil sujet; mais il serait ridicule aussi de souper ensemble.—Quand on n'a ni faim ni soif, répliquai-je; eh bien!j'en appelle à Philippe à jeun.Demain, à déjeuner.»

Le déjeuner eut en effet lieu le lendemain; les fonds du journal en firent les frais. Il fut très-gai; et il aurait fourni l'article demandé par Vigée, l'article brrrr, si un de nous avait eu l'esprit d'y insérer seulement un procès-verbal exact de la querelle que je viens de raconter.

Puisque je suis sur l'article Vigée, encore une petite anecdote où il figure aussi plaisamment au moins que dans celle qu'on vient de lire, et après je n'en parlerai plus que sérieusement, si j'ai encore occasion d'en parler.

Il y avait quinze ou seize ans que nos relations d'affaires, mais non pas nos relations d'amitié, étaient rompues; je le voyais même assez rarement, parce qu'il avait quitté Paris, et qu'il vivait retiré à Neuilly, dans une petite maison de campagne qu'avait possédée son père. Il avait passé là les dernières années de l'empire et la première année de la restauration, jouissant, disait-il, procul negotiis, de ce bonheur tant désiré par Horace, et cultivant paterna rura, l'héritage paternel, non pas bobus mais manibus suis, de ses propres mains.Un beau matin, en 1815, quelques jours après le retour de Napoléon, il tombe chez moi.Il avait l'air inquiet.«Qu'y a-t-il?lui dis-je; vous tracasserait-on?la police ferait-elle des siennes contre vous?seriez-vous compromis?parlez, mon cher: de quelque chose qu'il s'agisse, je suis à votre dévotion.—Je le sais, et c'est pour cela que je viens chez vous.J'ai besoin de l'appui de votre beau-frère.—De Regnauld[28]?—De Regnauld.—Vous pouvez compter sur lui comme sur moi.Voyons, de quoi s'agit-il?—Avant tout, je vous dirai que cette affaire est tout-à-fait étrangère à la politique.—C'est bon: poursuivez.—Je suis menacé d'un procès criminel.—Criminel!et pour quel fait?—Pour fait d'assassinat.—D'assassinat!l'affaire est sérieuse.—C'est bien pis, elle est ridicule; et voilà ce qui me fait trembler.—Jusqu'ici, mon ami, vous m'aviez paru plus brave.—Toujours railleur!—Mais encore, le fait?—Le voici:

«Vous savez que je déteste le bruit, et que c'est pour n'en plus entendre que je me suis confiné à la campagne.J'y vivais assez doucement, rien ne troublait la paix de ma solitude, quand un maudit maréchal est venu établir son enclume à mon oreille, dans la maison voisine de la mienne.C'est un homme laborieux; dès la pointe du jour il se met à l'ouvrage pour ne le quitter que le soir.Dès lors plus de relâche à son soufflet, à ses marteaux; jugez quel sabbat!Moi qui aime à dormir la grasse matinée, et même à faire la sieste, je ne pouvais fermer l'oeil; c'est à se damner.Comme cette maison appartient à un blanchisseur, et qu'il a ma pratique, je priai ce propriétaire de me débarrasser d'un voisin aussi incommode, et de donner congé à son maréchal.—Ce que le blanchisseur a fait, sans doute.—Pas du tout.«Mon locataire me paie bien, m'a répondu le drôle: il se met au travail d'assez bonne heure, à la vérité; mais, comme il faut moi-même que je me lève de bonne heure, il me rend service en me réveillant; je ne le congédierai donc pas, quoiqu'il n'ait pas de bail.—Si tu ne le congédies pas, je te congédie, moi; ou le maréchal sera mis à la porte au terme prochain, ou la mienne te sera fermée, et je te retirerai ma pratique: songes-y.»

«Le terme échu, entendant encore retentir la maudite enclume, je tins parole, et je donnai mon linge sale à un autre blanchisseur.M.Vigée me le paiera, dit celui-ci en recevant son congé, à ce que m'a rapporté ma gouvernante.Je le lui ai payé, en effet: voici ce qu'il imagina pour se venger.

«On sort de chez moi, comme vous savez, par deux issues, par une grande porte qui ne s'ouvre que pour les voitures, et par une porte bâtarde qui s'ouvre à tout le monde.La porte bâtarde, s'il vous en souvient, est couronnée d'un large auvent.Peu de jours après cette menace, comme je sortais pour aller me promener, je remarquai sur le pas de ma porte des ordures de la nature de celles que certaines inscriptions défendent, sous peine de punition corporelle, de déposer au pied des édifices auxquels on doit du respect; je les fis enlever, et continuai ma promenade.À mon retour, même chose.«C'est comme un fait exprès,» dit mon jardinier, qui derechef nettoya la place.Il avait deviné.À dater de ce jour, la plaisanterie se renouvelait dès que j'avais les talons tournés.L'on ne pouvait ni entrer, ni sortir, sans regarder à ses pieds.On prendrait de l'humeur à moins.«Faites le guet, dis-je à mon monde, et au moindre bruit, venez m'avertir: je me charge de corriger ces vilains-là; malheur à celui que je prendrai sur le fait!»

«Mon jardinier et ma gouvernante se mettent au guet.Quoiqu'il ne se passât pas de jour où l'on ne me jouât une fois au moins le même tour, on n'avait pourtant pris personne encore sur le fait, quand, entrant précipitamment dans la salle à manger, au moment où je dînais: Il y en a un, me dit ma gouvernante; monsieur, monsieur, il y en a un!Me saisissant aussitôt d'un pistolet chargé…—Comment, chargé?—Oui, chargé à poudre, que je gardais à côté de moi; je cours à la porte, je l'ouvre, et j'y trouve…—Qui?—Mon blanchisseur qui se vengeait.Effrayé à l'aspect du pistolet, le misérable se lève, et, sans se rajuster même, s'enfuit chez le maire, y rend plainte contre moi, m'accuse d'avoir voulu lui brûler la cervelle.—Quelle calomnie!—Interpellés par lui, des gens qui m'ont vu sortir le pistolet en main appuient la déposition; le maire, qui est compère et peut-être complice du plaignant, dresse procès-verbal, les témoins signent, la plainte est envoyée par-devant le procureur du roi, et me voilà à la veille d'être traduit par-devant les assises…—Pour un fait dont vous pourrez vous laver, mais qui entachera votre innocence d'un ridicule indélébile.—Tirez-moi de là, mon ami!Votre beau-frère ne peut-il pas arrêter cette affaire?»

Regnauld, à qui je racontai le fait, non pas sans rire, se chargea, non pas sans rire, d'en parler à Courtin, alors procureur-général.Ce magistrat convint avec nous, non pas sans rire aussi, qu'une pareille cause rentrait dans la catégorie des causes grasses[29], et que, comme le carnaval était passé, il fallait en ajourner l'instruction et en remettre le jugement au prochain Mardi-gras, si la partie ne se désistait pas.

La crainte d'un procès en police correctionnelle, qu'il eût perdu, vu qu'il avait été pris en flagrant délit, flagrante delicto, et la promesse de quelques écus, amenèrent le blanchisseur à conciliation, à la grande satisfaction de Vigée, qui m'a répété cent fois que je l'avais tiré du plus mauvais cas où il se fût trouvé de sa vie.

Maisonneuve, homme fort ordinaire, n'était pas sans prétentions. Le succès de sa tragédie de Roxelane et Mustapha, qui vaut beaucoup mieux dramatiquement, mais beaucoup moins académiquement que celle de Champfort, lui avait fait prendre une idée trop favorable de lui-même, et un peu trop défavorable des autres.Il était plus que sévère pour leurs ouvrages, et les dénigrait plus qu'il ne les critiquait.Sa censure était d'autant plus fatigante que, dépourvu de goût, il était aussi dépourvu de grâce.Tout se ressentait en lui du peu d'habitude qu'il avait de la société; tout avait en lui le caractère du petit commerçant.On le reconnut surtout quand il s'avisa de donner une comédie.Fausse par le ton comme par les idées, cette pièce, écrite sur le comptoir, n'était ni l'oeuvre d'un homme du monde, ni l'oeuvre d'un homme de lettres: elle tomba dès le premier acte.Heureux au théâtre dans un seul ouvrage dénué de style, Maisonneuve connaissait moins l'art que le métier.

Desfaucherets était surtout un homme du monde; il possédait à un degré éminent le genre d'esprit le plus à la mode alors. Sa conversation, quoique futile, était piquante. Personne ne parlait avec plus d'aisance la langue des salons; personne ne savait mieux jouer avec les mots, et en tirer des sens détournés. Il improvisait un proverbe avec une facilité extrême, et composait pour une société, dont il était l'âme, des comédies, parmi lesquelles il s'en trouve une, le Mariage secret, qui n'a pas été moins bien reçue au Théâtre-Français qu'elle ne l'avait été au théâtre particulier sur lequel elle avait été représentée d'abord, et qui n'est pas plus de Louis XVIII, à qui des courtisans font l'honneur de l'attribuer, que Marius à Minturnes, qu'ils m'ont fait l'honneur de lui attribuer aussi.Desfaucherets était, je le répète, homme du monde autant qu'on le peut être; mais il n'était guère plus homme de lettres que Maisonneuve.S'il versifiait facilement, ses vers n'étaient rien moins que faciles; son style abonde en incorrections, et son meilleur ouvrage est moins d'un homme qui a bien fait, que d'un homme qui aurait pu bien faire.Taillé sur le patron du marquis de Bièvre, c'était, en résumé, un homme fort aimable, pourvu toutefois que l'humeur ne le gagnât pas, ce qui lui arrivait dès qu'il ne jouait pas le premier rôle: était-il éclipsé, grâce, esprit, gaîté, tout l'abandonnait; il devenait terne comme un ange déchu, maussade comme un roi détrôné.

Florian, qu'il rencontrait dans une autre maison que celle dont il est ici question, lui joua quelquefois ce tour, sans trop s'en douter.

Puisque j'ai nommé Florian, qu'on me permette de lui consacrer un petit article; cela ne nous éloignera pas pour long-temps de Mlle Contât, chez laquelle je me suis toujours empressé de revenir.

À juger du caractère d'un auteur par ses ouvrages, on se tromperait souvent. Après avoir lu Estelle, ou Galathée; après avoir vu Arlequin bon père, ou les deux Jumeaux de Bergame, je me figurais dans Florian l'homme le plus sensible et le plus langoureux qui existât et qui pût exister; un véritable Céladon, qui, d'une voix douce et d'un accent pastoral, ne modulait que des madrigaux, ne soupirait que des élégies; et comme l'imagination se plaît à faire concorder l'homme physique avec l'homme moral, je me le représentais blanc et blond comme Abel, et je n'oubliais pas de lui donner des yeux bleus.C'était justement l'opposé de la réalité.Ses traits n'avaient pas la dureté de ceux de Caïn; mais l'expression de son visage, un peu basané et animé par des yeux noirs et scintillans, n'était rien moins que sentimentale: ce n'était pas ceux du loup devenu berger, mais peut-être ceux du renard; la malice y dominait, ainsi que dans ses discours, généralement empreints d'un caractère de causticité qui me surprit un peu, et m'amusait beaucoup.Il excellait dans la raillerie, mais il ne se la permettait que comme représailles, et il avait quelquefois occasion d'en prendre, car ses succès lui attirèrent plus d'une attaque.

La malice de son esprit ne se révéla guère au public que dans ses fables, qui ne parurent qu'en 1793. Plusieurs d'entre elles, et particulièrement la Chenille et le Renard, où il ripostait, m'a-t-il dit, à des critiques de Mme de Genlis, peuvent passer pour d'excellentes épigrammes.Bienveillant d'ailleurs envers ceux qui n'étaient pas malveillans pour lui, il le fut pour moi, et j'eus lieu de juger à ses prévenances qu'il aimait à encourager les jeunes gens.

J'ai dit qu'il excellait à railler, j'ajouterai qu'il excellait aussi à contrefaire: ces deux facultés se tiennent.Cette dernière tendance explique le goût ou plutôt la passion qui le portait à jouer la comédie, et surtout le personnage d'Arlequin, qui n'est au fait qu'une caricature, et qu'il jouait à merveille: cette passion était une espèce de folie.Les succès qu'il avait obtenus prêtant un attrait de plus à celui qu'avait déjà pour lui ce dangereux amusement, il pensa un moment à en faire son unique occupation, et voulait, en se faisant passer pour mort, se procurer la liberté d'exercer sous le masque une profession que les convenances sociales et les préjugés de sa famille ne lui permettaient pas d'exercer à visage découvert.Son fol amour pour Mme Gonthier, actrice qui jouait dans ses arlequinades, et à laquelle il aurait pu dire ainsi en public ce qu'il se dépitait de lui faire dire par un autre, le fortifiait dans ce projet.Je ne sais qui l'empêcha de le mettre à exécution; quelque infidélité de sa Colombine, peut-être: à quelque chose malheur est bon.

L'âme de Florian n'était pas des plus fortes.Incarcéré, sous le régime de la terreur, malgré les précautions qu'il avait prises pour se mettre à l'abri de toute persécution, il passa dans des transes continuelles le temps de sa longue détention, moins courageux que quantité de femmes, ou pas plus héroïque que M.de Larive, son camarade de prison, qui s'y montrait brave moins comme César que comme Arlequin.

Retournons chez Mlle Contat. Si spirituelles que fussent les personnes qui s'y sont réunies, il ne s'en trouva jamais de plus spirituelles qu'elle. Cette intelligence si juste et si vive, qui prêtait à son jeu tant d'esprit et de mouvement, se retrouvait dans ses discours. Comme l'acier fait jaillir le feu d'un caillou, elle tirait de l'esprit des gens qui en avaient le moins; mais rencontrait-elle un interlocuteur en état de faire sa partie, elle se surpassait elle-même, et sa conversation n'était pas moins abondante en traits et en saillies que le plus piquant de ses rôles. L'esprit, chez elle, n'excluait pas la raison; la sienne était aussi solide que son esprit était délié. On avait lieu souvent d'être surpris de la profondeur de ses pensées; j'ai eu l'occasion de le reconnaître dans des entretiens particuliers qui roulaient sur des questions philosophiques, sur les questions les plus graves, et dont elle-même avait provoqué la discussion. Sa première éducation avait été peu soignée; mais il était impossible de s'en apercevoir, par suite des efforts qu'elle avait faits pour acquérir ce qui ne lui avait pas été donné. Elle comptait la lecture au nombre de ses plaisirs les plus vifs, et préférait à toute autre celle des livres sérieux. Elle s'exprimait avec pureté sans pédantisme, avec élégance sans recherche, et elle écrivait comme elle parlait, le plus spirituellement et le plus naturellement possible. Elle eût pris rang, si elle eût voulu, parmi les femmes poètes. Elle tournait fort bien les vers, à en juger par des essais qu'elle m'a montrés, mais qu'elle n'a jamais voulu publier: c'étaient des couplets fort gais et fort mordans. J'ai conservé long-temps une chanson en style amphigourique, où elle avait enfilé très-plaisamment, sur l'air du Menuet d'Exaudet, les expressions bizarres que Beaumarchais recherche trop souvent et qu'il prodigue surtout dans sa Mère coupable, à la première représentation de laquelle j'avais assisté avec Mlle Contat.Elle m'avait donné la seule copie qu'elle en eût faite, ou plutôt elle m'en avait donné le brouillon; je ne sais ce qu'il est devenu.

Elle avait une facilité singulière pour saisir les ridicules et pour en donner: aussi était-il dangereux de l'avoir pour ennemie; mais, en revanche, il était heureux de l'avoir pour amie.Il n'y avait pas de sacrifices dont elle ne fût capable en amitié; j'en parle par expérience, et je le prouverai en son lieu.

Florian excepté, les personnes que je viens de nommer, jointes à M. Louis de Girardin et à son frère Amable, jeune homme qu'une mort prématurée enleva en 1793, formaient, à l'époque où j'y fus admis, la société de Mlle Contat, qui, fondée sur des analogies d'opinions autant que sur la conformité de goûts, fut bientôt dissoute par l'arrestation de celle qui en était l'âme.

Dépassant, ou plutôt rompant la digue que l'Assemblée constituante avait cru lui opposer, la révolution cependant continuait sa marche; en vain une opposition généreuse, dans laquelle se signalait le courageux et spirituel Stanislas Girardin, s'obstinait-elle à retenir la France dans les limites de la monarchie; obéissant au mouvement qu'une faction violente lui imprimait, elle se précipitait dans l'abîme de la république.

La lutte entre les deux partis était dans toute sa force, quand fut donnée la première représentation de Lucrèce. En traitant avec indépendance ce sujet, qui se trouvait si singulièrement en rapport avec les intérêts qui agitaient alors la société, en y mettant les partis aux prises, j'avais cru me concilier tous les partis. Mauvaise spéculation: ni l'un ni l'autre ne fut pleinement satisfait; applaudie tour à tour avec transport par une moitié des spectateurs, Lucrèce le fut rarement par les deux moitiés réunies. Son succès ne répondit ni à mes espérances, ni à l'attente des comédiens. Néanmoins le rôle de Brutus, qui, dans un délire apparent, conduit une conspiration contre les Tarquin, et tire de son délire même les moyens par lesquels il la noue et la dénoue, le rôle de Brutus, dis-je, dont l'invention m'appartient tout entière, eut son plein effet; il obtint des applaudissemens unanimes et constans. Lucrèce fut jouée pendant le cours de l'été depuis le commencement de mai jusqu'au 21 juin, époque où éclatèrent les premiers symptômes de la conspiration tramée contre le trône, qui fut avili ce jour-là, et devait être renversé le 10 août suivant.

La distribution de cette pièce nuisit aussi à son effet. C'est pour Mlle Sainval cadette que j'avais conçu le rôle de LucrèceLa sensibilité et la décence qui caractérisaient le jeu de cette actrice et n'en excluaient pas l'énergie, s'accordaient parfaitement avec l'idée que je m'étais faite de l'héroïne romaine, qu'à l'exemple de J.-J.Rousseau j'ai montrée sensible pour la montrer plus vertueuse, car je ne vois pas de vertu là où il n'y a pas de combat: malheureusement pour moi, Mlle Sainval, sur ces entrefaites, se retira-t-elle du théâtre.Force me fut de m'accommoder de Mlle Raucourt.Raucourt et Lucrèce, quel solécisme!

Le jeu composé et compassé de cette actrice, sa déclamation pédantesque et saccadée, dont les défauts s'accroissaient de ceux d'un organe tout à la fois sec et rauque, étaient en discordance continuelle avec le personnage qu'elle représentait. C'était pour la pudeur de l'acteur qui était en scène avec elle, moins que pour la sienne, qu'une pareille Virago donnait de l'inquiétude. Elle joua Lucrèce en femme d'esprit; mais l'esprit ne supplée pas le coeur.

Femme singulière que celle-là, pour ne pas dire monstrueuse!Comment aurait-elle exprimé des sentimens qu'elle ne connut jamais!C'étaient d'étranges passions que les siennes!On a parlé de ses amours: ils ont traversé ceux de plus d'un pauvre garçon, bien qu'elle ne les disputât pas à leurs maîtresses.La présence des jeunes gens dans les coulisses, les soins qu'ils rendaient aux jolies femmes dont la scène française était ornée alors, lui déplaisaient sensiblement, sans cependant qu'elle réclamât ces soins pour elle.S'arrogeant le pouvoir du censeur, ne voulut-elle pas un jour, dans l'intérêt de l'art et des moeurs, disait-elle, interdire l'entrée des coulisses à tous les auteurs, excepté celui dont la pièce se jouait!C'est ce que me signifia un garçon de théâtre, en me barrant le passage.«Je comprends, lui répondis-je de manière à être entendu de tout le monde: Mlle Raucourt fait de vous son garde-chasse, elle vous charge de veiller sur ses terres; mais n'est-elle pas sur les nôtres?Allez lui dire que si quelqu'un chasse ici en fraude, ce n'est pas nous, et qu'après tout, les capitaineries sont supprimées;» et je passai.

Un trait achèvera de la peindre. Elle eut successivement, et non pas avec des hommes, des liaisons aussi intimes que celles d'Armide avec Renaud, ou d'Angélique avec Médor, s'isolant, comme ces héroïnes, de toute société, et faisant ménage avec l'objet de sa prédilection. Dans ce ménage, elle affectait le rôle de maître de la maison, et se plaisait à en revêtir le costume. Lorsque des relations de théâtre m'appelèrent chez elle, où demeurait alors une jeune femme à qui l'on reprochait de n'avoir plus d'amans, vingt fois j'ai trouvé ma Lucrèce en redingote et en pantalon de molleton, le bonnet de coton sur l'oreille, entre sa commensale qui l'appelait mon bon ami, et un petit enfant qui l'appelait papa!

Mlle Raucourt, illustrée par quarante ans de dévergondage, fut pourtant, lors de la première restauration, l'objet des faveurs d'une cour qui ne parlait que de régénérer les moeurs!«C'est une femme sans principes,» disais-je à un dispensateur des faveurs royales, homme aussi dévot que moral.—Sans principes, c'est possible; mais elle a de si bonnes opinions!»

Mlle Raucourt exceptée, les principaux acteurs s'acquittèrent de leurs rôles de la manière la plus satisfaisante, Saint-Prix surtout: c'est lui qui était chargé du rôle de Brutus; il s'y montra acteur consommé.

Ajoutons toutefois que Fleury, qui, par complaisance, avait accepté un rôle dans cette tragédie, y fut mauvais; mais personne ne le lui reprocha: il avait promis d'y être mauvais, il a tenu parole.

CHAPITRE V.

Journée du 20 juin.—D'Esprémesnil assassiné.—Il est sauvé par l'acteur Micalef.—Mot de d'Esprémesnil à Pétion.—Je suis conduit avec lui à l'Abbaye.—Fête de la pairie en danger.

Les ignobles attentats qui signalèrent l'agression du 20 juin sont trop connus pour que je les retrace ici; je n'en pourrais parler d'ailleurs que sur la foi d'autrui.J'ai bien vu défiler, en longue et épaisse colonne, les hordes déguenillées qui envahirent les Tuileries, mais je n'ai pas eu la tentation de les suivre; l'horreur étouffait en moi la curiosité.Qu'aurai-je été chercher là?un spectacle qui eût accru ma stérile indignation?Quand je vis l'audace des ennemis du trône et la pusillanimité de ses amis, je tins la royauté pour détruite; elle le fut en effet dès le jour où on viola impunément son sanctuaire.Ce jour-là, les grenouilles sautèrent à loisir sur le soliveau; ce jour-là, les grenouilles devinrent des hydres.

Les amis de l'ordre, et parmi eux se trouvait un grand nombre de révolutionnaires désabusés, protestèrent le lendemain contre ces attentats.Ils demandèrent, par une pétition revêtue de vingt mille signatures, qu'il fût informé contre ses auteurs; mais cette démarche, à laquelle je m'associai huit ou dix fois, car j'ai bien mis mon nom chez dix notaires différens, cette démarche n'eut d'autre effet que de les compromettre par la suite.

En vain le général Lafayette vient-il appuyer, au nom de l'armée, la réclamation des honnêtes gens, on ne lui répond que par des cris de proscription.Entretenue par les déclamations des journaux, la fermentation n'en devint que plus violente, et elle s'accrut encore par l'arrivée des députations que les départemens envoyaient à la fédération provoquée par la déclaration de guerre que la Prusse et l'Autriche venaient de faire à la France.Ces députations, tirées de la classe la plus infime de la population départementale, donnaient pour alliée à la canaille de Paris toute la canaille de la France.

Depuis l'arrivée des fédérés, peu de jours se passaient sans désordres.En sortant des orgies qu'on leur préparait dans tous les cabarets de Paris, les brigands qui, sous le nom de Marseillais, avaient asservi la capitale, demandaient hautement l'abolition de la royauté.Malheur à tout homme d'opinion contraire qui se trouvait sur leur passage; assailli par ces misérables, dès qu'il leur était désigné, il courait risque d'expirer sous leurs sabres, si la garde nationale ne se faisait pas sabrer pour le secourir.

Le 17 juillet, comme il traversait la terrasse des Tuileries, d'Esprémesnil est reconnu par ces forcenés; des injures qu'ils lui prodiguent, ils en viennent bientôt aux voies de fait.La foule qui se presse autour de lui l'entraîne par les cheveux jusqu'au Palais-Royal.Là, vingt glaives se croisent sur sa tête; vingt assassins se disputaient le plaisir de le frapper: cet empressement le sauva, les uns, parant les coups que portaient les autres.Quoique atteint de plusieurs blessures graves, il attendait encore le coup mortel, quand une patrouille de garde nationale, commandée par Micalef, acteur de l'Opéra-Comique, accourt, le délivre non sans partager ses périls, et le porte au corps-de-garde le plus proche, celui de la Trésorerie.

J'étais pour lors au Théâtre-Français, ignorant ce qui se passait, et attendant que l'on commençât le spectacle.Comme je jasais avec Mlle Devienne, dans le cabinet de laquelle je me trouvais, et qui s'apprêtait pour la représentation, arrive Belmont, cet acteur qui jouait les paysans avec tant de naturel; sa figure était toute renversée.«Qu'y a-t-il?lui dis-je; encore quelque nouvelle atrocité!—Vous avez raison, me répond-il;» et il me raconte la chose dans toute son horreur, malgré tout ce que fait pour l'en empêcher la jolie soubrette qui en était déjà instruite, et qui, connaissant mon attachement pour d'Esprémesnil, m'avait gardé le secret, et m'amusait de peur que je ne vinsse à le découvrir.M'échapper de ce cabinet, malgré les supplications de cette aimable femme et les efforts que Belmont fait pour me retenir, traverser les vestibules malgré l'opposition des agens du théâtre à qui, par intérêt pour moi, on avait recommandé de ne me pas laisser sortir, tout cela fut l'affaire d'un moment; les écartant des mains et des coudes, je m'élance dans la rue, et me voilà, sans chapeau, franchissant, au pas de course, l'intervalle du théâtre à la Trésorerie.

Ce poste était facile à défendre; une haie de militaires en fermait tous les abords.Elle s'ouvrit, non sans difficulté, à ma prière, qui m'attira plus d'un sarcasme, et je rejoignis enfin le malheureux d'Esprémesnil, qui, contre toute probabilité, respirait encore.Mais dans quel état, grand Dieu!couvert de boue et de sang, de contusions et de plaies, et n'ayant pour vêtement que la houppelande du portier, sur le lit duquel il était étendu.

D'Esprémesnil gardait, au milieu de tant de dangers, un calme imperturbable, un calme que ses ennemis eux-mêmes ne purent pas conserver. Et moi aussi, monsieur, j'ai été l'idole du peuple, dit-il à Pétion, qui, à son tour, idole du peuple pour quelques jours, était venu s'assurer des faits.

Saisi d'un spasme des plus violens, à ce propos où il voyait peut-être une prédiction, à ce spectacle où le présent lui montrait l'avenir, Pétion se retira après avoir donné ordre de transférer son ancien collègue à l'Abbaye Saint-Germain, non pour l'y constituer prisonnier, mais pour tromper la fureur du peuple, et pour mettre ce proscrit sous la protection des soldats qui gardaient cette prison.Il n'y avait, au fait, pas d'autre moyen de le sauver pour le moment que de laisser croire aux assassins que la victime qu'on leur dérobait était réservée pour le bourreau.

Les consolations que je m'étais empressé de lui apporter ne furent pas les seules que d'Esprémesnil reçut en cette circonstance.En fait de pitié et de courage, il est rare que les hommes les plus actifs ne soient pas rivalisés par des femmes.À peine étais-je arrivé, qu'une de ses nièces, Mme Buffaut, qui depuis est devenue ma soeur, vint me rejoindre au chevet de son grabat.Quand la translation eût été décidée, elle le remit entre mes mains, et ne nous quitta qu'après nous avoir vus monter dans le fiacre où, nous traitant en criminels pour protéger notre innocence, on nous menait en prison pour assurer notre liberté.Une garde nombreuse devançait, suivait, entourait notre voiture, devant et derrière laquelle roulaient plusieurs pièces de canon; mais ces colonnes, qui empêchaient la populace d'approcher, n'empêchaient pas les vociférations d'arriver à nos oreilles à travers le bruit dont le pavé retentissait sous les roues de l'artillerie.Applaudissant aux précautions prises contre elle, parce qu'elle les croyait prises contre nous, cette populace nous accablait d'injures; traitant le malheur comme le crime, elle faisait surtout des voeux pour que notre séjour en prison ne fût pas long, et ce n'était pas par pitié.D'Esprémesnil souriait à ces expressions d'une rage impuissante; quant à moi, rassuré sur son danger, je riais de l'erreur stupide dont se repaissaient ces cannibales.

Arrivé à l'Abbaye, le blessé fut installé dans la chambre du concierge; c'était précisément celle que, l'année précédente, avait occupée son beau-frère, ce pauvre M. de Bonneuil, lorsqu'il fut incarcéré par suite de l'évasion de Monsieur

D'Esprémesnil, que ce transport avait extrêmement fatigué, se coucha.Comme il n'y avait là personne pour le soigner, je me chargeai de le veiller.La fièvre ne s'était pas encore déclarée; mais l'agitation, que tant d'émotions violentes avaient provoquée et entretenue, ne lui permettait pas de fermer l'oeil.Je ne dormais pas non plus.Pendant la durée de cette longue et douloureuse insomnie, que de confidences je reçus de lui!Ses regrets sur le passé, ses inquiétudes pour l'avenir, il m'avouait tout.Comme il gémissait de la déplorable situation où se trouvait la France!Et cette situation avait été provoquée par les interminables querelles du parlement et du roi!et personne plus que lui n'avait animé le parlement dans sa résistance!Voulant raffermir l'État, il avait ébranlé la monarchie!voulant tirer la France d'une fondrière, il l'avait entraînée dans un abîme!Qu'était-ce donc que la sagesse humaine?comment réparer tant de maux?Mille projets se croisaient dans sa tête.Son idée dominante était d'écrire au roi; je devais remettre cette lettre.Rêves d'un malade, ils s'évanouirent avec la nuit.D'Esprémesnil ne m'en reparla pas depuis.

Le lendemain, dès le matin, Mme d'Esprémesnil vint me remplacer.Son chirurgien, qu'elle avait amené, leva le premier appareil.C'est alors seulement qu'on put juger du nombre et de la gravité des blessures.Une seule lui parut dangereuse: c'était un coup de sabre qui avait entamé profondément le sommet de la tête.La fièvre commençant à se développer, et le docteur ayant déclaré qu'il y avait péril à déplacer le malade, il fut convenu qu'il resterait à l'Abbaye jusqu'à nouvel ordre; et, comme on ne voulait pas se confier à des étrangers, que chaque soir un de ses amis viendrait relever les dames qui passeraient le jour auprès de lui, les dames s'étant réservé le droit de le garder depuis le lever jusqu'au coucher du soleil.

Je passai plusieurs nuits à son chevet, et il y avait mérite à moi, car personne n'était plus dormeur que moi, et puis plus de distractions, plus de conversations, plus de confidences.Accablé par la fièvre, d'Esprémesnil était tombé dans un état de somnolence qui dura plusieurs jours, pendant lesquels il ne donnait preuve de vie que par les gémissemens inarticulés que lui arrachait la douleur.

Au bout de douze ou quinze jours, ces symptômes alarmans disparurent.On s'occupait de lui chercher un asile hors de chez lui, car le porter chez lui, c'eût été le rendre aux assassins, quand, sur un propos de la Vaquerie, concierge de l'Abbaye, Mme d'Esprémesnil craignit que la sortie de son mari n'éprouvât des difficultés, et que la chambre qui lui avait jusqu'alors servi d'hôpital ne fût une prison.Le bruit courait que des ordres avaient été donnés à cet effet, depuis qu'il avait été mis sous la protection des geôliers.Comme on disait que c'était à la réquisition du maire de Paris, elle me pria de m'en assurer.Je pris la voie la plus courte: je m'adressai au maire de Paris lui-même, à M.Pétion.C'est la seule fois que je me trouvai en rapport avec ce magistrat, si on peut donner ce nom à l'homme qui, chargé de maintenir l'ordre dans Paris, y entretenait le trouble, y organisait le désordre.Je fus introduit sans difficulté dans son salon, où je n'attendis pas long-temps.Il vint m'y trouver, non pas en simarre, comme le prévôt des marchands, mais en robe de chambre de molleton, comme Mlle Raucourt.Après lui avoir dit ce qui m'amenait, j'ajoutai, non sans quelque chaleur, que d'Esprémesnil ne pouvait être retenu qu'illégalement à l'Abbaye, qui lui avait été ouverte comme refuge: «Rien de plus facile que de donner à cette détention les formes légales, me répondit-il avec tranquillité; mais comme nous n'avons aucun intérêt à retenir M.d'Esprémesnil, dites-lui qu'il sortira quand il voudra.»

Sur cette réponse, on se hâta de tirer d'Esprémesnil de dessous les verrous, qui, d'un moment à l'autre, pouvaient devenir moins complaisans, et on le transporta près des Invalides, à l'hôtel Besenval, que le vicomte de Ségur avait mis à sa disposition: installé là sous un nom étranger, il y fut soigné exclusivement par sa famille et par ses gens jusqu'à son entier rétablissement.C'était au commencement du mois d'août.

Cependant l'état des choses empirait de jour en jour. Les traités de Pilnitz et de Berlin, par lesquels l'Autriche et la Prusse, à la demande des princes français, s'engageaient à réprimer la révolution française, traités auxquels la Russie avait accédé, recevaient leur exécution. Deux cent mille hommes menaçaient nos frontières du nord et de l'est; plusieurs engagemens avaient même eu déjà lieu en Flandre et en Alsace: les trois armées qu'opposait la France à cette ligue étaient insuffisantes contre des troupes aussi nombreuses. Loin de dissimuler ses embarras, l'Assemblée législative crut utile de les avouer; elle déclara la patrie en danger

La promulgation de ce décret se fit, avec la plus imposante solennité, le 11 juillet.D'heure en heure le canon tira pendant toute la journée.Accompagnés d'un cortége nombreux, des officiers municipaux parcouraient les rues au bruit d'une musique militaire, qui de temps en temps se taisait pour laisser entendre la proclamation par laquelle ils appelaient les citoyens à la défense des frontières.

Dans toutes les places publiques, sur des échafauds dressés à cet effet, étaient établies des tentes ornées de drapeaux, où des vétérans inscrivaient les noms des citoyens qui s'enrôlaient au service de l'État.Cet appareil produisit un enthousiasme prodigieux: avec les bataillons qu'il créa, sortirent de la capitale la plupart de ces hommes qui, à peine réputés alors pour soldats, devaient quelques mois après prendre place parmi les généraux et vaincre leurs anciens.

Les solennités les plus graves offrent toujours quelques disparates. Les gens de la campagne, dont l'esprit n'était pas aussi développé que celui du peuple des villes, ne comprirent pas tous l'objet de cet appareil; plusieurs d'entre eux n'y virent qu'une cérémonie de la nature de celles dont on amusait alors les badauds à la moindre occasion. Attirés par le bruit du canon, et réjouis par les fanfares de la trompette, ils s'en retournèrent très-satisfaits de la fête de la patrie en danger

CHAPITRE VI.

Je suis employé à la fabrication des assignats.—Journée du 10 août.—Aventures particulières.—Massacres de septembre.—Anecdotes.—Je fuis de Paris.

Le départ de Monsieur avait renversé tous mes calculs; avec ma fortune à venir, il m'enlevait, ainsi que je l'ai dit, une partie de ma fortune présente. M. de la Porte, intendant de la liste civile, avec la famille de qui j'étais lié, et chez qui j'allais depuis quelque temps, avait bien l'intention de m'admettre dans son administration, mais il fallait que l'occasion se présentât. Force me fut donc, en attendant, de chercher dans mon industrie des ressources pour subvenir à l'entretien de ma famille.

Le produit d'une pièce au Théâtre-Français était presque nul alors. Par suite des réglemens que les membres de cette société n'avaient pas voulu modifier, ce qui avait déterminé le plus grand nombre des auteurs à les abandonner pour s'attacher au théâtre du Palais-Royal, non seulement la part de l'auteur dans les produits de sa pièce était moindre qu'au nouveau théâtre, mais l'auteur contribuait aux frais occasionnés par son ouvrage dans une proportion égale à la part qui lui était attribuée dans la recette. Ainsi le Théâtre-Français ayant fait à l'occasion de Lucrèce trente ou quarante mille francs de dépense, c'est-à-dire ayant renouvelé entièrement ses décorations et ses costumes, mes droits avaient été absorbés par cette dépense.

Je me retournai d'un autre côté.On organisait alors des bureaux pour la confection des assignats.M.Delaitre, naguère intendant de la liste civile, était un des chefs préposés à cette fabrication, qui exigeait un nombre considérable d'employés.Il m'y fit donner une place peu importante, mais qui me convenait fort, en ce qu'elle ne me prenait pas plus de trois heures par jour, et que j'avais la faculté de m'y faire remplacer quand je le jugeais à propos, ce qui s'accordait à merveille avec mes habitudes peu sédentaires.

J'allai passer quelques jours à Saint-Germain, immédiatement après la dernière visite que je fis à d'Esprémesnil. L'état dans lequel je laissais Paris était fort inquiétant: les bruits les plus sinistres se succédaient, se multipliaient avec une effroyable rapidité; le roi, suivant les uns, devait, sous l'escorte des Suisses, se retirer à Rouen, où commandait le duc de Liancourt. Suivant d'autres, ce n'était pas à Rouen, mais au-delà des frontières que le roi devait être conduit par un corps de dix mille nobles. Ses ennemis, se fondant sur ces bruits accrédités par eux-mêmes, et se prévalant d'émeutes qu'ils provoquaient pour proposer les mesures les plus outrageantes contre lui, on parlait de la suspension du roi, de sa déchéance, de son jugement même. Mais comme ces bruits circulaient depuis plusieurs semaines, mes oreilles commençaient à s'y faire, et je n'imaginais pas qu'une révolution fût prochaine.

À parler franchement, je partageais assez l'opinion des gens qui des événemens de la guerre attendaient le rétablissement de l'ordre.Sans croire qu'à l'entrée des princes français sur notre territoire la population entière se mettrait à genoux, il me semblait impossible qu'elle les arrêtât long-temps, et que la libération du roi ne fût pas la conséquence de leurs infaillibles succès.

Les espérances de notre parti étaient aussi folles que les projets de l'autre étaient atroces; l'illusion même était portée à un tel point, chez plusieurs individus, qu'ils indiquaient étape par étape la marche des alliés sur la capitale. Martini, auteur de la musique du Droit du Seigneur et de celle de la Bataille d'Ivri, avec lequel je m'étais lié chez Vigée, vint me trouver un matin pour me communiquer un projet qui, disait-il dans son jargon quasi tudesque, ferait notre fortune.«Les alliés vont entrer en France; dimanche prochain ils seront à Longwi, le dimanche suivant à Verdun, et le dimanche d'après à Paris.C'est réglé comme un papier de musique.Vous concevez bien, mon cher, qu'arrivés ici on leur donnera des fêtes.La première chose qu'ils feront, après avoir été à Notre-Dame, sera d'aller à l'Opéra.Je viens vous proposer de faire ensemble un opéra pour la circonstance.Il n'y a pas un moment à perdre.Vite, vite à l'ouvrage!Ce n'est pas moi qui vous retarderai.Où sont vos paroles?ma musique est déjà faite.»

Pendant quatre ou cinq jours que je passai à Saint-Germain dans une société qui, sans être indifférente aux intérêts publics, ne s'en occupait pas exclusivement, j'avais presque oublié la fureur des partis qui se provoquaient sur les débris de la royauté, dans la capitale. Le 10 août au matin, sans trop y songer, j'y retournais. La voiture publique dans laquelle j'étais casse sur le pont du Pec. Prenant mon parti, je poursuis ma route à pied. Comme j'entrais dans le bois du Vésinet, un cocher qui conduisait une berline vide me propose d'y monter. La chaleur était extrême; j'accepte, et pour un corset[30], me voilà me carrant dans un équipage qui se trouve appartenir à quelqu'un de ma connaissance, au marquis de Lucenai.Ne nous étant pas arrêtés à Nanterre pour faire rafraîchir les chevaux, je n'avais recueilli aucun renseignement sur l'état où se trouvait Paris.Je fus donc un peu surpris, arrivé sur la hauteur de Courbevoie, de voir plusieurs groupes de paysans qui de là regardaient cette grande ville avec une expression de terreur.Voyant d'épaisses colonnes de fumée s'élever du côté des Tuileries, je commence à croire que le jour de l'explosion est arrivé.

Les réponses que ces bonnes gens firent à mes questions me confirmèrent dans cette idée, quoiqu'ils ne me donnassent aucun détail.Ils savaient bien qu'on se battait, qu'on s'égorgeait au château, mais ils n'en savaient pas davantage, les barrières étant fermées depuis le matin.«On entre bien, disaient-ils, mais on ne sort pas.—Puisqu'on entre, poursuivons notre chemin.» Le cocher fut de cet avis.

Comme on m'avait prévenu qu'un poste de garde nationale gardait la barrière des Champs-Élysées, et qu'on nous questionnerait: «Laissez-moi répondre, dis-je au cocher; mes papiers sont en règle, nous éviterons ainsi toute perte de temps.Dites que vous êtes à moi.»

Nous arrivons à la barrière.«Arrêtez!crie un factionnaire en guenilles; caporal!hors la garde!» Un caporal et quatre hommes viennent me demander mon passeport; heureusement avais-je songé à prendre celui que j'avais obtenu, comme patriote, sur le témoignage de mon boulanger et de mon apothicaire, à ma section: je l'exhibe.On me demande à qui la voiture: «À moi,» répondis-je, conformément à la convention.Je me croyais tiré d'affaire, quand le caporal, qui en me quittant était allé interroger le cocher, revient et me dit: «La voiture est à un marquis; descendez, votre passeport est faux; venez au corps-de-garde, le commandant décidera ce qu'on doit faire de vous.—Au corps-de-garde!au corps-de-garde!répètent, avec un accent qui tenait de la fureur, les soldats ou plutôt les forts de la halle qui lui prêtaient main-forte.—Au corps-de-garde,» répartis-je, en affectant une sécurité que je n'avais pas.

Le poste auquel on me conduisit était établi à gauche, dans une de ces masses de pierres accumulées par Ledoux à l'entrée des Champs-Élysées, dans une de ces cavernes qu'il appelait pavillons. «Commandant, dit le caporal, voici un homme qui m'a l'air diablement suspect. Il dit que cette voiture est à lui; le cocher dit, lui, qu'elle est à un marquis. Un marquis! pourquoi ce titre n'est-il pas sur son passe-port? C'est un aristocrate déguisé. —C'est un bon citoyen s'il y en a un, répond le commandant en se jetant à mon cou; c'est l'auteur de Marius, c'est, poursuivit-il avec une emphase qui m'eût fait rire en tout autre moment, c'est l'auteur de ce vers superbe:

Le peuple de tout temps fut l'appui du grand homme.

L'auteur d'un pareil vers peut-il être un aristocrate?—C'est vrai, disent ceux des gardes nationaux qui étaient habillés, car tous ne l'étaient pas.—Je vous réponds de lui,» ajouta le commandant.Puis, me conduisant dehors: «Va-t'en, et crois-moi, va-t'en à pied, si tu ne veux pas être arrêté de nouveau.La journée est terrible: les Marseillais ont emporté les Tuileries d'assaut; le roi s'est réfugié à l'Assemblée; l'exaspération du peuple est au comble; il égorge tout ce qui lui paraît suspect; il a massacré de fausses patrouilles; il voit des aristocrates partout.Si je n'avais été là, on te faisait un mauvais parti.Poursuis ton chemin, sans laisser voir l'impression que feront sur toi les objets que tu vas rencontrer, soit dans les Champs-Élysées, soit autour du château.Adieu,» et m'embrassant de nouveau, il ordonna au factionnaire de laisser sortir cet excellent citoyen.

Ces conseils étaient bons; aussi me venaient-ils d'un bon ami, de Theurel, qui, commandant du bataillon de la Halle au Blé, par un hasard des plus heureux pour moi, était venu occuper le poste où je le trouvai.Je lui dus la vie, soit parce que, envoyé en prison, il m'eût été difficile d'y arriver sain et sauf à travers une populace ivre de sang et non rassasiée; soit parce que, si j'avais pu y arriver, j'y serais probablement resté jusqu'au 2 septembre; et l'on sait quel fut, dans cette effroyable journée, le sort des prisonniers.

Docile à ces conseils, je payai le cocher, en lui disant de se tirer d'affaire comme il pourrait, et de faire à sa tête, puisqu'il n'avait pas voulu faire à la mienne; puis, au lieu d'entrer à Paris, je me jetai dans la grand'rue de Chaillot, où demeurait Mlle Contat, à qui j'allai demander des nouvelles.

«Comment vous trouvez-vous dans ce quartier un pareil jour?me dit-elle avec l'accent de l'effroi; venez-vous des Tuileries?étiez-vous à cette horrible affaire?» Ses questions se succédaient avec une inconcevable rapidité.«J'arrive de Saint-Germain, répondis-je.Je ne sais qu'imparfaitement ce qui s'est passé ici; veuillez me mettre au courant.» Par un récit des plus animés, elle m'apprit bientôt ce qui s'était passé, non seulement dans la matinée, mais pendant l'affreuse nuit qui avait précédé ce jour plus affreux.«Tout est perdu, ajouta-t-elle; les brigands sont les maîtres, quel sera le terme des massacres?que deviendrons-nous?»

Je voulais passer outre; elle s'y opposa: «Dînez avec moi, me dit-elle.
Le premier emportement tombé, il y aura moins de risque à rentrer dans
Paris, puisque vous voulez y rentrer. » Je restai chez elle jusqu'à cinq
heures.

L'horrible spectacle que celui qui s'offrit à moi depuis la place Louis XV jusqu'au pont Royal!Dans les fossés de la place, je vis d'abord plusieurs têtes, que, las de s'en amuser, les assassins avaient abandonnées comme on abandonne une boule quand on est las de jouer aux quilles.Les Tuileries étaient ouvertes à tout le monde; mais, vu les scènes qui venaient de s'y passer, et les acteurs qui remplissaient ce sanglant théâtre, elles étaient plus fermées pour moi que jamais.Je suivis le quai, pour éviter l'aspect du carnage, mais le carnage avait débordé jusque-là; le quai était jonché de cadavres, dont le nombre s'accroissait de ceux qu'on y précipitait à chaque instant de la terrasse du jardin, aux acclamations de ces individus qui se transportent et fourmillent partout où il y a quelque chose à voir; engeance qui disparaît dans les jours paisibles, mais qui, dans les circonstances extraordinaires, à l'occasion d'une fête ou d'un supplice, sort de dessous le pavé; engeance qui n'est ni bonne ni méchante, mais qui, essentiellement curieuse, parut si souvent, pendant le cours de la révolution, sanctionner par sa présence les actes qui lui inspiraient le plus d'horreur.

Il est à remarquer que, dans cette terrible journée, le massacre ne s'étendit guère au-delà des limites du Carrousel et ne franchit pas la Seine.Partout ailleurs je trouvai la population aussi tranquille que s'il ne s'était rien passé.Dans l'intérieur de la ville, le peuple montrait à peine quelque étonnement.On dansait dans les guinguettes.

Au Marais, où je demeurais alors, on n'en était qu'à soupçonner le fait.Comme à Saint-Germain, on se disait qu'il y avait quelque chose à Paris, et l'on attendait patiemment que le journal du soir dît ce que c'était.Au reste, il en a été ainsi aux époques les plus orageuses de la révolution, à ses péripéties les plus tumultueuses: le mal à l'accomplissement duquel participaient des habitans de tous les quartiers n'agitait pas tous les quartiers; il se concentrait ordinairement autour du local occupé par la législature, ou autour de celui où siégeait la commune, qui fit long-temps la loi aux législateurs.

On sait quelles furent les suites du 10 août.Louis XVI ne sortit de la salle où il était entré libre et roi, que dépouillé de la royauté et de la liberté.Le décret qui les lui ravissait fut discuté et rendu en sa présence même: on préludait, par la déchéance du monarque, à la destruction de la monarchie.

Aux assassinats illégaux succédèrent les assassinats juridiques, et ce ne sont pas les moins odieux.Traduits devant un tribunal spécial, les défenseurs du roi furent envoyés à l'échafaud.Les prisons cependant se remplissaient de nobles suspects et de prêtres réfractaires: c'était un avis pour quiconque avait été attaché à la maison des princes.On m'engageait à me cacher.Convaincu dès lors que l'excès de méfiance, comme l'excès de confiance, avait ses inconvéniens, je pris un parti mitoyen: sans abandonner ma place à la fabrication des assignats, je cessai de résider à Paris; j'y venais tous les matins à l'heure du travail, et, le travail fini, je retournais chez ma mère, qui s'était retirée à Maisons près Charenton.

Les anciens passeports ayant été infirmés, je m'en fis délivrer un nouveau, moyennant trente sous, par le greffier de la mairie de l'endroit, honnête tailleur qui m'avait raccommodé un habit, et me certifia domicilié dans sa commune.Grâce à cette pièce, je circulai librement dans les circonstances les plus difficiles, comme on le verra.

Le parti qui disputait les profits du 10 août aux Girondins, auteurs de cette révolution, ne négligeait cependant rien pour en aggraver les conséquences.Dans le but de se saisir de tous les partisans de la cour, la commune de Paris, où il dominait et qui dominait l'Assemblée législative, avait ordonné des visites domiciliaires, par un arrêté que les législateurs avaient converti en décret.Ce décret fut aussitôt mis à exécution.

Bien qu'on eût augmenté leur nombre et leur capacité en convertissant d'anciens couvens en maisons de détention, les prisons étaient encombrées de prévenus qu'on y entassait journellement.Que faire de tant de prisonniers?On résolut de les exterminer en masse et d'un seul coup.

La nouvelle de la prise de Verdun fut le signal de ce massacre.Sous prétexte qu'en partant pour la défense des frontières ils ne voulaient pas laisser la capitale en proie aux vengeances des aristocrates, des bandes d'assassins, qui se donnaient pour patriotes, coururent aux maisons où les nobles et les prêtres étaient enfermés, et les égorgèrent après leur avoir fait subir une espèce de procès devant un tribunal formé aussi d'assassins.À l'Abbaye, aux Carmes, au Châtelet, à Bicêtre, à la Salpétrière, à la Force, aux portes de toutes les prisons enfin, se tinrent pendant cent heures ces horribles assises, et, pendant cent heures, des charrettes, où les corps de leurs victimes étaient amoncelés, les portèrent hors de la capitale, où on les jetait pêle-mêle dans des carrières abandonnées.Plusieurs fois je rencontrai, sur la route de Charenton, les tombereaux partis de la Force pour aller remplir les insatiables catacombes de cette contrée.Une pluie de sang, dont la trace, commençant à la prison, se prolongeait jusqu'à ce village après s'être mêlée aux boues du faubourg Saint-Antoine, attestait le passage continuel de cet horrible convoi.Une fois, j'en frissonne encore, assis sur un monceau de cadavres, deux monstres, qui guidaient une de ces boucheries ambulantes, déjeunaient tranquillement du pain qu'ils rompaient de leurs mains sanglantes, tout en s'abreuvant d'une liqueur que l'imagination la plus froide pouvait ne pas prendre pour du vin.À l'horreur que vous fait le récit de ce spectacle, jugez, lecteur, de celle j'ai éprouvée, de celle que j'éprouve, moi qui l'ai vu, moi qui le vois!

Le 2 septembre, au son du tocsin, au bruit de la générale, prévoyant les conséquences de nos défaites, dont la nouvelle se criait dans toutes les rues, je m'étais mis en route pour Maisons. Arrivé à la barrière, je trouvai le chemin fermé. Un sans-culotte, non pas de nom seulement, un sans-culotte dans toute la vérité du terme, y était en faction, le sabre à la main. Cela m'inquiétait un peu. Une femme qui, malgré la mesquinerie de sa toilette, ne me semblait pas appartenir à la classe inférieure, était en explication avec cette singulière sentinelle; j'écoutai leur colloque pour me régler sur ce que j'entendrais. «On ne passe pas, madame, lui disait ce brave, en lui faisant une barrière du plat de son sabre. —Mais, monsieur, je vais chez moi, à Bercy. —Votre passeport? —Le voilà. —Est-il visé à la section? —Je ne suis pas de Paris; je vais à Bercy, vous dis-je. —Allez faire viser votre passeport aux Enfans Trouvés—Mais, monsieur…—Pas de raison,» ajouta-t-il en jurant et en lui présentant la pointe de son arme.

Peut-être, me dis-je, ce héros ne sait-il pas lire.Pour m'assurer du fait, je m'avance hardiment, «Votre passeport?—Le voilà, répondis-je, en le présentant à rebours à ce factionnaire, qui le regarde avec attention sans le mettre dans son bon sens.—Il faut qu'il soit visé.Aux Enfans Trouvés? Vous voyez bien que rien n'y manque,» répliquai-je, en lui montrant la signature que l'officier public y avait apposée, et un large cachet qui représentait, non pas le timbre de la commune de Maisons, mais la première lettre du nom de l'honorable syndic de son administration municipale. J'avais deviné juste. La barrière de fer s'abaissa devant ces respectables caractères. «C'est bien, camarade, tu peux passer, me dit en souriant le geôlier d'une des cent portes de la plus grande prison qui fût alors en France. »

Le lendemain je repassai par la barrière; mon premier soin fut d'aller aux Enfans Trouvés me mettre en règle. Revenus à Paris, revenons sur les horreurs dont cette malheureuse cité était le théâtre. On ne peut se les exagérer. Ce n'était plus seulement à la porte des prisons que le sang coulait. Partout où la populace rencontrait un Suisse ou un malheureux réputé pour tel, il était assassiné sur-le-champ; son corps était traîné dans la fange par des bourreaux, et sa tête, fichée au bout d'une pique, était promenée de rue en rue, comme celle de l'infortunée princesse de Lamballe. Ainsi de toutes parts les cadavres venaient s'offrir aux yeux de ceux qui les fuyaient. Passant par inadvertance devant celle des entrées de l'hôtel de la Force qui donne sur la rue Culture-Sainte-Catherine, je vis le vaste portique de cette prison rempli dans toute sa capacité, jusqu'à hauteur d'homme, de corps amoncelés. Forcé de revenir dans ce quartier le lendemain, et croyant, en évitant de passer par la même rue, ne plus revoir ce spectacle, j'en rencontre un plus horrible encore à celle des portes de la même prison qui donne sur la rue Saint-Antoine. Armés de massues à battre le plâtre, des misérables, postés des deux côtés du guichet, attendaient à la sortie les prisonniers pour les assommer; et la foule hébétée encourageait par ses acclamations ces actes de férocité, où elle ne voyait que des actes de justice.

Cependant on détruisait de toutes parts les attributs de la royauté.Renversées de leur base, les statues des rois tombaient en tonnant sur le pavé qu'elles enfonçaient.Celle de Henri IV même, celle devant laquelle le peuple, au commencement de la révolution, avait exigé qu'on fléchît les genoux, se brisait sous les outrages du peuple; tant la révolution avait dépassé son but!On conçoit que l'effigie de Louis XIV n'ait pas été plus respectée.Le grand roi se vengea dans sa chute.De la main de bronze qu'il étendait sur la place Vendôme, il écrasa un des misérables qui le détrônaient.C'était tomber en roi.«Ainsi sont les tyrans, disaient les orateurs de la canaille; leurs simulacres même sont à craindre pour le peuple.»

Quand les égorgeurs furent las de tuer, ou plutôt quand il n'y eut plus personne à égorger, les barrières se rouvrirent, et la libre communication entre la capitale et les départemens se rétablit.«Ces flots de sang sont toujours sous mes yeux, dis-je à ma mère; ils me poursuivent, ils me talonnent, ils m'enveloppent comme la marée montante.Je ne saurais rester au milieu du meurtre et des meurtriers; je ne saurais rester plus longtemps en France: je pars pour l'Angleterre.—Tu feras bien,» me dit ma mère, qui craignait ou de me voir jeter en prison, ou de me voir contraint à marcher contre les princes.

Mon plan de campagne est aussitôt arrêté.Nous décidons que je me rendrai d'abord à Amiens, où je déposerai ma femme dans la maison de son père, et que de là j'irai à Londres, où je prendrai conseil des événements.

Les préparatifs de mon voyage furent bientôt faits; le bagage que j'emportais en Angleterre n'était pas beaucoup plus lourd que celui que Sterne apporta en France.Je chargeai ma femme, qui approuva ma résolution, de me le faire parvenir à Amiens; et le 5 septembre, à cinq heures du soir, me voilà en route pour Saint-Germain où je vais à pied, et d'où je comptais me rendre à Beauvais par Pontoise, à pied aussi, les voitures publiques n'ayant pas encore repris leur service.

J'arrivai à Saint-Germain à la nuit.Après avoir raconté ce qui s'était passé à Paris, j'exposai ce que je voulais faire.On ne contraria pas une détermination fondée sur de si graves intérêts, et le lendemain matin, m'arrachant à cette famille que j'aimais, et qui m'aimait comme la mienne, je me dirigeai à travers la forêt vers Pontoise, ou plutôt vers Londres, ne doutant pas que tous les obstacles dussent s'aplanir devant un passeport minuté et signé par GRUMEAUD, secrétaire ou greffier de la commune de Maisons près Charenton.

LIVRE IV.

DU 5 SEPTEMBRE AU 20 DÉCEMBRE 1792.

CHAPITRE PREMIER.

Voyage à travers champs.—Contraste singulier.—J'arrive à Amiens.—Je pars d'Amiens pour Boulogne.—Aventures qui ne sont rien moins que tragiques.

Je ne crains pas la solitude; bien plus, je l'aime quand elle ne m'est pas imposée.Rien ne m'est plus doux que de vivre isolé au milieu des êtres qui me sont chers, et dont je me sens entouré, mais non pas pressé; savoir qu'ils sont là, et que je puis à mon caprice les rapprocher de moi ou me rapprocher d'eux, c'est être avec eux.C'est un bonheur pour moi de les avoir à ma portée comme les livres de ma bibliothèque, comme mes livres favoris, parmi lesquels je médite souvent à toute autre chose qu'à ce qu'ils contiennent, mais dont je jouis par cela seul que je puis les feuilleter à ma fantaisie.

L'isolement dans lequel j'allais me jeter n'était pas de cette nature; c'était peut-être pour toujours que j'allais me séparer de tout ce qui m'était cher.L'adieu que je leur disais était peut-être un éternel adieu.Cette réflexion m'arracha des larmes.Néanmoins, à huit heures du matin je me remis en route.Le temps était superbe.La forêt est magnifique; elle me prêta son ombre jusqu'à Conflans-Sainte-Honorine.Là je passai la Seine, et je me rendis ensuite à Pontoise, où j'arrivai à midi, tantôt courant, tantôt marchant, toujours rêvant.

Tout en dînant à je ne sais quelle auberge, je demandai le chemin le plus court pour gagner Beauvais.On m'en indiqua un qui abrégeait de deux ou trois lieues; en le suivant on n'en aurait guère que dix à faire.Espérant que le reste de la journée me suffirait pour cette course, je me jette dans des chemins de traverse, et prenant toujours le plus court, de village en village, j'arrive au jour tombant dans un hameau nommé Fleury.

J'étais encore à six lieues de Beauvais.L'épicier du lieu, si l'on peut donner ce nom à un marchand qui vendait de tout, excepté des épices, l'épicier du lieu, chez qui j'entrai pour prendre des renseignements, me les donna avec obligeance, me nommant tous les endroits par lesquels je devais passer, et entre autres un village qui porte un nom éminemment empreint de féodalité, Saint-Jean messire Garnier.Il m'engagea toutefois à ne pas aller plus loin.«De jour,» me dit-il, «vous vous en tireriez facilement; mais de nuit vous pourriez vous égarer, et vous ne rencontreriez personne pour vous remettre dans votre route.» «Mais où coucher?» «À l'auberge.» «Et où est l'auberge?» «Ici.» «Vous auriez une chambre à me donner?» «Celle où vous êtes;» et ouvrant une alcôve ou plutôt une armoire pratiquée dans la boutique même entre deux compartiments remplis de chandelles et de fromages, et cachée sous un placard de papier, il me fait voir un lit, le seul dont il pût disposer sans obliger quelqu'un de sa famille à coucher à l'étable.

J'avais fait plus de dix lieues dans la journée.«Demain, me dis-je, en partant avant le jour, je regagnerai le temps perdu.Couchons ici; je n'en serai pas moins dans vingt-quatre heures à Amiens, comme je l'ai résolu.» Je me rendis en conséquence aux sages conseils de mon hôte.Soupai-je seul?soupai-je avec sa famille?soupai-je même?je ne m'en souviens pas.J'avais, je crois, plus besoin de dormir que de manger; et l'on n'en doutera pas quand on saura que je dormis du sommeil le plus profond dans le plus mauvais lit qui fût dans le département de Seine-et-Oise ou dans le département de l'Oise, car je ne sais pas au juste auquel des deux appartient Fleury.

Avant de rêver les yeux fermés, je rêvai quelque temps les yeux ouverts, repassant dans ma mémoire ce que j'avais vu dans la semaine.Quel contraste entre les scènes tumultueuses qui ensanglantaient la capitale et la tranquillité qui régnait dans les campagnes que je venais de parcourir et dans le hameau où je me reposais!La sensation que j'éprouvais à ces réflexions m'est encore présente.Telle est celle que produisit en moi, à la première lecture de l'épopée du Tasse, l'épisode d'Herminie et le tableau de la paix dont les pasteurs jouissent sur les bords du Jourdain, pendant que la guerre déchaîne ses fureurs sous les remparts de Solyme.Ainsi que ces pasteurs, les villageois qui m'accueillaient ignoraient tout ce qui se passait dans les villes; et comme j'en acquis la certitude par des questions adroitement faites, non seulement ils ne connaissaient pas la nouvelle révolution qui se consommait, mais ils ne savaient même pas ce que c'est qu'une révolution; chose surprenante, mais concevable, si l'on songe que Fleury est à six lieues de toute ville, et qu'il est placé au milieu des terres.Les vociférations de la populace, l'appel des tambours, le son des cloches, le bruit du canon, ne m'atteindront point ici, dis-je en fermant les yeux.

Il y avait quelques heures que je dormais, quand un vacarme effroyable, produit par les instrumens et les chants les plus discordans, se fit entendre autour de la maison et m'éveilla en sursaut.Me serais-je trompé?disais-je en me frottant les yeux.Ce village aurait-il aussi ses jacobins, ses cannibales?voilà bien leurs chants de mort, leur musique barbare.À qui en veulent-ils?n'est-ce pas à moi?rien n'est plus probable.Ils ont attendu que je fusse au lit pour me saisir plus facilement; les voilà, ils entrent pour me prendre.

En effet, ma porte s'ouvrait.«Levez-vous, Monsieur, levez-vous vite, me dit mon hôte.—Pourquoi?qu'y a-t-il?—Un charivari, Monsieur, un charivari.»

Le mariage d'un jeune homme et d'une vieille femme mettait en effet sur pied cette population villageoise.Armée de poêles, de poêlons, de chaudrons, de casseroles, que les femmes faisaient résonner sous leurs pincettes, et de cornets à bouquin, dans lesquels les vachers soufflaient de toutes leurs forces, elle célébrait de la manière la plus bruyante une noce des plus ridicules.Ces bonnes gens riaient, pendant qu'à dix lieues de là des milliers de familles étaient dans les larmes; ces bonnes gens se divertissaient, pendant que Paris était plongé dans le deuil et dans l'effroi!

On se lasse même de s'amuser.Au bout d'une demi-heure, nos carillonneurs s'aperçurent qu'ils avaient envie de dormir, et laissèrent dormir les autres.Je repris mon somme, qui ne cessa qu'au moment où le maître de la maison, pressé du besoin de rouvrir sa boutique, vint m'annoncer qu'il était jour.Cette fois je me levai, et après avoir soldé mon compte, qui, tout enflé qu'il était, n'égalait pas le pour-boire d'un garçon de restaurateur de Paris, me voilà sur le chemin de Beauvais.

À Beauvais non plus on ne s'occupait guère de ce qui se passait à Paris.On savait bien qu'on s'y égorgeait; mais qu'y faire, quand ce ne serait pas pour le mieux?Privés de nouvelles par la clôture des barrières, les compatriotes de Jeanne Hachette attendaient patiemment qu'elles se rouvrissent pour juger de l'à-propos de ces massacres.En attendant, rien de changé chez eux; les choses y allaient le même train que la veille, et n'y allaient pas mal, autant que j'en pus juger à la peine que j'eus à traverser leur marché encombré de chalands, de marchands et de marchandises.Ce sont les seuls obstacles que je rencontrai là.Pas de gardes à l'entrée de la ville, pas de gardes à la sortie.L'inquisition révolutionnaire n'était pas encore organisée.Personne ne me demanda mon passeport.

Après avoir déjeuné, j'en avais besoin, et fait, comme de raison, une visite à la cathédrale sans nef, et qui n'en est pas moins une merveille, je me dirigeai sur Breteuil, bourg où la route de Beauvais rejoint celle de Paris à Amiens.Ce voyage fut moins agréable que celui du matin.De Fleury à Beauvais, j'avais couru à travers un pays charmant, et pour ainsi dire de bocage en bocage; de Beauvais à Breteuil je suivis, entre deux lignes de pommiers rabougris, une route des plus ennuyeuses, une grande route enfin.

J'étais arrivé au point où les deux chemins se joignent, et je n'avais pas rencontré une seule voiture de voyage.Fatigué par l'ennui plus que par la marche, je commençais à trouver le chemin long, quand les claquements d'un fouet de poste se firent entendre à mon oreille.Il était trois heures; j'avais encore sept lieues, sept grandes lieues à faire pour arriver à Amiens.Les portes s'y fermaient à la chute du jour.Me serait-il possible de faire ces sept lieues sans dîner?Et si je m'arrêtais pour dîner, me serait-il possible d'arriver à Amiens avant l'heure fatale?

La voiture cependant approchait; je cours à sa rencontre.À mes signes, le postillon s'arrête.Je me présente à la portière.«Quoi!c'est vous, mon cousin?me dit le maître de la voiture en abattant la glace.—C'est vous qui nous faites cette peur-là?dit la dame qui voyageait avec lui, et qui se trouvait être ma cousine; et par quel hasard vous trouvez-vous sur la grand'route, si loin de Paris, et si peu près d'Amiens?—Je vous conterai cela; mais sachez ce que je venais demander aux voyageurs, quels qu'ils fussent, que j'ai enfin le bonheur de rencontrer.—Qu'est-ce?—Ce n'est pas la bourse ou la vie, mais la permission de prendre place sur un strapontin, en payant un cheval, comme de raison.» Ce dernier article seul fut l'objet d'une difficulté: on me céda pourtant par pitié autant que par politesse, car je n'en voulus point démordre, et j'étais évidemment fatigué: ainsi, au rebours du médecin de village, j'achevai en poste le voyage que j'avais commencé à pied.

Cette voiture était la première voiture de poste qui fût sortie de Paris depuis sept jours.

Arrivé à Amiens, je fis connaître l'intention où j'étais de passer en Angleterre.Au bout de quelques jours, on me dit qu'un voiturier n'attendait, pour retourner à Boulogne-sur-Mer, qu'un quatrième voyageur.Mon bagage était arrivé.Le 12 septembre je me mis en marche.

J'étais dans un âge où les impressions sont plus vives que durables.Si un officieux ne se fut pas occupé de me faire partir, peut-être ne serais-je pas parti; peut-être aurais-je attendu à Amiens, où tout était tranquille, que le calme rétabli à Paris me permît de retourner, sans trop de risques, dans cette ville où tant d'affections me rappelaient.Le hasard, qui pour les trois quarts du temps arrange ou dérange tout, décida de moi en cette circonstance, et ce n'est ni la première ni la dernière fois que sa volonté m'a dispensé d'en avoir une.

Ici je m'embarque dans des aventures un peu moins sérieuses que celles qui les ont précédées et que celles qui les suivront; mais elles n'en sont pas moins véridiques. Elles ne seraient pas déplacées dans un chapitre de Tom-Jones: mais est-il rien de plus vrai que Tom-Jones?

Notre voiture ressemblait fort à celles qu'on appela depuis coucousJ'y avais pour compagnons de voyage une jeune femme, son fils, enfant de huit à neuf ans, et un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six.La dame, comme de raison, prit une des places du fond; le monsieur, par droit d'antériorité d'inscription, se plaça à côté d'elle; l'enfant et moi, nous occupâmes sur le devant une banquette sans dossier.Nous ne nous connaissions ni les uns ni les autres; mais des voyageurs ont bientôt fait connaissance.Quoi de plus propre à établir l'intimité, que les rapprochemens inévitables en voiture?En peu d'heures on s'est deviné; au bout d'un jour on s'aime ou l'on se hait à la rage.

Nous allions à petites journées, le cocher s'arrêtant pour faire dîner ses bêtes et nous laisser dîner nous-mêmes.Nous fîmes notre première station à Pecquigny.Là, sans savoir nos noms, nous savions déjà quelle était l'humeur de chacun de nous, et même quel intérêt nous faisait courir les grands chemins.

La dame allait, comme moi, à Londres, quittant, comme moi, la France, par horreur de ce qui s'y passait.Le monsieur retournait chez lui, moins dans un intérêt politique que dans un intérêt de santé; la sienne se trouvant compromise par la multiplicité de ses bonnes fortunes, il allait respirer l'air natal et se mettre au lait par ordre des médecins, qui l'envoyaient en Picardie, comme on envoie un cheval au vert, pour se refaire.

La femme la plus indulgente devient maligne auprès d'un homme ridicule.J'avais reconnu à certains mouvemens de deux genoux sur lesquels on m'avait permis de m'appuyer, que les travers du Lowelace de Boulogne-sur-Mer n'échappaient pas à la pénétration de notre compagne.D'ailleurs, il ne négligeait rien pour soutenir vis-à-vis d'une jolie femme le caractère qu'il se donnait.Galant et fat tout à la fois comme le héros de la diligence de Joigny, c'était le type de toutes les caricatures de Picard, qui, s'il ne l'a pas vu, l'a deviné.

Pendant le dîner, la confiance augmentant en raison de l'ancienneté de la connaissance, nous échangeâmes des confidences plus complètes.La dame, j'ai oublié son nom, la dame qui, en qualité de veuve, n'était comptable à personne de ses actions, nous fit entendre que son coeur l'entraînait au-delà du détroit où un autre coeur l'appelait, et tout en parlant elle pressait sur son coeur un médaillon d'or large comme le balancier d'une ancienne pendule, lequel était suspendu à son cou par un cordon de cheveux.Cela me fit songer que je quittais un bonheur égal au moins à celui qu'elle allait chercher, et je poussai un soupir.«Vous souffrez?» me dit-elle.Remontés en voiture, elle compatit de nouveau à la gêne où j'étais sur ma banquette, et me reprochant la discrétion qui depuis mon soupir me portait à me jeter en avant quand je pouvais trouver en arrière un appui, elle exigea le soir ce qu'elle n'avait fait que permettre le matin, et malgré les cahos la voiture me parut douce.

Nous soupâmes à Abbeville, et nous soupâmes assez gaîment, grâce à notre camarade, qui, sans trop s'en douter, jouait pour nous, depuis notre départ, une comédie qui ne devait finir qu'à notre arrivée.Après le souper nous nous retirâmes par couples, la dame errante dans une chambre à deux lits pour elle et pour son fils, moi dans une chambre à deux lits aussi, dont l'un fut occupé par notre aimable compagnon.

Avant de nous congédier, la dame, tout en jasant, se débarrassa de ses bijoux et détacha de son cou le médaillon mystérieux.Nous la priâmes de nous laisser voir ce qu'il contenait.Cédant à nos instances après quelques difficultés, elle fit jouer un ressort: un portrait parut, et je vis avec quelque plaisir que ce portrait ressemblait moins au plus beau qu'au plus honnête homme du monde.

La dame ne nous permit pas d'assister au reste de sa toilette, mais en revanche j'assistai à celle de mon camarade de chambrée.J'eus le plaisir de le voir dépouiller l'une après l'autre toutes les pièces de son ajustement.La friperie du vicomte de Jodelet n'était pas plus compliquée.Qu'on s'imagine un manteau enveloppant une redingote boutonnée sur un habit recouvrant une veste sous laquelle une camisole se nouait par dessus une chemise qui cachait un gilet de flanelle, et l'on n'en aura pas fait l'inventaire en totalité.

Après avoir déposé dans un chapeau à cornes le faux toupet qui masquait les lacunes ou plutôt les clairières que la main des plaisirs avait faites dans sa chevelure d'un blond un peu ardent, et avoir remplacé ce toupet par un bonnet à coiffe garnie de mousseline et ceinte d'une fontange, il passa sous ses rideaux et ne parla plus que pour se plaindre de la dureté de son lit.

Je n'avais pas vu ce coucher sans rire.Je ris bien davantage au lever, quand, après avoir endossé l'une après l'autre les pièces dont j'ai fait ci-dessus l'énumération et d'autres dont je n'ai pas parlé, il voulut procéder à sa toilette de tête; je l'entends jeter tout à coup des cris lamentables; plus de toupet dans le chapeau!Se glissant par la chatière, une chatte qui avait mis bas pendant que nous dormions s'était emparée de cette quasi-perruque, et après l'avoir crépée et recrépée, ou plutôt cardée et recardée, elle en avait fait un matelas pour sa naissante famille.C'est au moment où elle allait chercher un fagot, qu'avertie par des miaulemens, la servante retrouva cette autre toison d'or sous minette dans un coin du bûcher.

Nous fîmes d'autant plus gaîment la route d'Abbeville à Montreuil où nous dînâmes, que le propriétaire de la perruque paraissait plus affligé de sa mésaventure, quoiqu'il fût rentré dans sa propriété.Le dîner néanmoins le remit en bonne humeur, et rétablit la confiance entre nous.

À mesure que nous approchions de Boulogne, la dame et moi nous réfléchissions cependant à ce que nous allions y faire.Nous nous demandions réciproquement des conseils.«Le syndic de la commune, nous dit le tiers qui nous écoutait, est mon propre frère.C'est un homme très-obligeant et de plus très-bien pensant.Je vous présenterai à lui; il visera vos passeports ou vous en donnera de nouveaux si les vôtres ne sont pas en règle.» Je n'entendis pas cela sans plaisir, parce qu'il me semblait que je pouvais être muni d'un passeport plus valide encore que celui qui m'avait été délivré par GRUMEAUD, tailleur et greffier à Maisons près Charenton.Quant à la dame, elle était encore moins en règle que moi, car elle n'avait pas même un mauvais passeport.

Arrivés à Boulogne, notre compagnon, devenu notre protecteur depuis que nous avions franchi la porte de la ville, descendit chez le procureur syndic même.«Descendez avec moi, nous dit-il, votre affaire s'arrangera tout de suite, et vous pourrez partir dès ce soir.» Nous le suivons, et nous voilà dans le cabinet de M.le procureur syndic.

Cette magistrature était alors confiée à un des hommes les plus prudens qui aient existé depuis Ulysse de prudente mémoire, à un homme qui, tout en servant le parti qui règne, sert d'avance le parti qui règnera, à un homme qui, pendant quarante ans, n'a pas cessé de remplir des fonctions publiques. M. le procureur syndic nous reçut avec beaucoup de politesse, trouva notre résolution très-naturelle, gémit avec nous d'une révolution qui enlevait le sceptre à la race de saint Louis, pour le livrer à des scélérats qu'il était obligé de servir. «Que ne suis-je à votre place! » disait-il en soupirant; puis il me demanda mon passeport pour le viser. Je le lui présente: «Et vous voulez vous embarquer avec ce chiffon-là? avec un chiffon griffonné par un greffier de village! —De village ou de ville, il n'en a pas moins le droit de donner des passeports. —Sans lui contester ce droit, je me bornerai à vous faire observer que ce passeport est pour l'intérieur; qu'il ne vous autorise pas à sortir du royaume. —Il ne me le défend pas non plus, Monsieur: mais vous n'avez pas de temps à perdre; abrégeons la discussion. Si vous ne pouvez pas viser ce passeport, soyez assez bon pour m'en donner un autre. —Je le désirerais; mais dans la situation actuelle des choses, c'est impossible; cela me compromettrait; on m'accuserait de favoriser l'émigration. Voyez où cela me mènerait. —Que faire donc? —Partir sans passeport; rien n'est plus facile. On vous en donnera les moyens à l'auberge, au Lion d'Argent, chez d'AmbronToutes les nuits des barques transportent de l'autre côté du détroit, par centaines, des gens qui sont dans le même cas que vous.Nous n'autorisons pas ces évasions, mais nous ne les empêchons pas.»

Après tout, nous ne pouvions pas exiger davantage de M. le procureur syndic. Nous prîmes congé de lui. Son frère nous reconduisit à notre voiture, et après nous avoir souhaité une bonne santé, un bon voyage: Au Lion d'Argent, dit-il au cocher; et le cocher nous conduisit au Lion d'Argent

Chemin faisant nous avions réglé, la dame et moi, ce que nous devions faire dans l'intérêt commun. Ma compagne de voyage craignait le scandale, et craignait aussi de passer la nuit seule avec un bambin, dans une chambre mal fermée. «Comme le sera certainement la vôtre,» lui dis-je. Nous convînmes donc, pour concilier les intérêts de la peur avec ceux de la convenance, que nous serions frère et soeur au Lion d'Argent, que son fils coucherait auprès d'elle et lui servirait de garde-du-corps, et qu'un paravent déployé autour d'eux leur ferait dans notre chambre commune une chambre particulière.

L'arrangement était d'autant mieux conçu, que d'Ambron se trouva n'avoir qu'une chambre à nous donner.Tout s'exécuta comme il avait été convenu; et quoique nos sentimens ne fussent peut-être pas tout-à-fait aussi innocens que ceux qui nous étaient prescrits par la qualité que nous prenions, nous n'étions vraiment que frère et soeur quand, après trois jours d'attente, nous nous embarquâmes pour Douvres.