Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte Face / Histoire d'une âme écrite par elle-même
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CHAPITRE III
Le pensionnat.—Douloureuse séparation.
Maladie étrange.
Un visible sourire de la Reine du Ciel.
——
J'avais huit ans et demi lorsque Léonie sortit de pension et je la remplaçai à l'Abbaye des Bénédictines de Lisieux.Je fus placée dans une classe d'élèves toutes plus grandes que moi: l'une d'elles, âgée de quatorze ans, était peu intelligente, mais savait cependant en imposer aux pensionnaires. Me voyant si jeune, presque toujours la première aux compositions, et chérie de toutes les religieuses, elle en éprouva de la jalousie et me fit payer de mille manières mes petits succès. Avec ma nature timide et délicate, je ne savais pas me défendre et me contentais de pleurer sans rien dire. Céline, aussi bien que mes sœurs aînées, ignorait mon chagrin; mais je n'avais pas assez de vertu pour m'élever au-dessus de ces misères et mon pauvre petit cœur souffrait beaucoup.
Chaque soir, heureusement, je retrouvais le foyer paternel; alors mon âme s'épanouissait, je sautais sur les genoux de mon père, lui disant les notes qui m'avaient été données, et son baiser me faisait oublier toutes mes peines.Avec quelle joie j'annonçai le résultat de ma première composition!J'avais le maximum, et pour ma récompense je reçus une jolie petite pièce blanche que je plaçai dans ma tirelire pour les pauvres, et qui fut destinée à recevoir presque chaque jeudi une nouvelle compagne.Ah!j'avais un réel besoin de ces gâteries; il était bien utile à la petite fleur de plonger souvent ses tendres racines dans la terre aimée et choisie de la famille, puisqu'elle ne trouvait nulle part ailleurs le suc nécessaire à sa subsistance.
Tous les jeudis nous avions congé; mais je ne reconnaissais plus les congés donnés par Pauline, que je passais en grande partie au belvédère avec papa.Ne sachant pas jouer comme les autres enfants, je ne me sentais pas une compagne agréable; cependant je faisais de mon mieux pour imiter les autres, sans jamais y réussir.
Après Céline, qui m'était pour ainsi dire indispensable, je recherchais surtout ma petite cousine Marie, parce qu'elle me laissait libre de choisir des jeux à mon goût.Nous étions déjà très unies de cœur et de volonté, comme si le bon Dieu nous eût fait pressentir qu'un jour, au Carmel, nous embrasserions la même vie religieuse[15]
Bien souvent,—la scène se passait chez mon oncle—Marie et Thérèse devenaient deux anachorètes très pénitents, ne possédant qu'une pauvre cabane, un petit champ de blé, et un jardin pour y cultiver quelques légumes.Leur vie s'écoulait dans une contemplation continuelle; c'est-à-dire que l'un remplaçait l'autre à l'oraison, quand il fallait s'occuper de la vie active.Tout se faisait avec une entente, un silence et des manières parfaitement religieuses.Si nous allions en promenade, notre jeu continuait même dans la rue: les deux ermites récitaient le chapelet, se servant de leurs doigts, afin de ne pas montrer leur dévotion à l'indiscret public. Cependant, un jour, le solitaire Thérèse s'oublia: ayant reçu un gâteau pour sa collation, il fit, avant de le manger, un grand signe de croix; et plusieurs profanes du siècle ne se privèrent pas de sourire.
Notre union de volonté passait quelquefois les bornes.Un soir, en revenant de l'Abbaye, nous voulûmes imiter la modestie des solitaires.Je dis à Marie: «Conduis-moi, je vais fermer les yeux.—Je veux les fermer aussi», me répondit-elle; et chacune fit sa volonté.
Nous marchions sur un trottoir, nous n'avions donc pas à craindre les voitures.Mais, après une agréable promenade de quelques minutes, où les deux étourdies savouraient les délices de marcher sans y voir, elles tombèrent ensemble sur des caisses placées à la porte d'un magasin et les renversèrent du même coup.Aussitôt, le marchand sortit tout en colère pour relever sa marchandise; mais les aveugles volontaires s'étaient bien relevées toutes seules et marchaient à pas précipités, les yeux grands ouverts et les oreilles aussi, pour entendre les justes reproches de Jeanne qui paraissait aussi fâchée que le marchand.
Je n'ai rien dit encore de mes nouveaux rapports avec Céline. A Lisieux, les rôles avaient changé: elle était devenue le petit lutin rempli de malice, et Thérèse une petite fille bien douce, mais pleureuse à l'excès! Aussi avait-elle besoin d'un défenseur, et qui pourra dire avec quelle intrépidité ma chère petite sœur se chargeait de cet office? Nous nous faisions souvent de petits cadeaux, qui, de part et d'autre, causaient un bonheur sans pareil. Ah! c'est qu'à cet âge nous n'étions pas blasées; notre âme, dans toute sa fraîcheur, s'épanouissait comme une fleur printanière, heureuse de recevoir la rosée du matin; la même brise légère faisait balancer nos corolles.Oui, nos joies étaient communes: je l'ai bien senti au jour si beau de la première communion de ma Céline chérie!
J'avais sept ans alors, et n'allais pas encore à l'Abbaye.Qu'il m'est doux le souvenir de sa préparation!Chaque soir, pendant les dernières semaines, mes sœurs lui parlaient de la grande action qu'elle allait faire; moi j'écoutais, avide de me préparer aussi, et lorsqu'on me disait de me retirer, parce que j'étais trop petite encore, j'avais le cœur bien gros; je pensais que ce n'était pas trop de quatre ans pour se préparer à recevoir le bon Dieu.
Un soir, j'entendis ces paroles adressées à mon heureuse petite sœur: «A partir de ta première communion, il faudra commencer une vie toute nouvelle.» Aussitôt je pris la résolution de ne pas attendre ce temps-là pour moi, mais de commencer une vie nouvelle avec Céline.
Pendant sa retraite préparatoire, elle resta tout à fait pensionnaire à l'Abbaye et son absence me parut bien longue.Enfin son beau jour arriva.Quelle impression délicieuse il laissa dans mon cœur!C'était comme le prélude de ma première communion à moi!Ah!que de grâces j'ai reçues ce jour-là!je le considère comme un des plus beaux de ma vie.
Je suis retournée un peu en arrière pour rappeler cet ineffable souvenir. Maintenant je dois parler de la douloureuse séparation qui vint briser mon cœur, lorsque Jésus me ravit ma petite mère si tendrement aimée. Je lui avais dit un jour que je voulais m'en aller avec elle dans un désert lointain; elle me répondit alors que mon désir était le sien, mais qu'elle attendrait que je fusse assez grande pour partir. Cette promesse irréalisable, la petite Thérèse l'avait prise au sérieux, et quelle ne fut pas sa peine d'entendre sa chère Pauline parler avec Marie de son entrée prochaine au Carmel! Je ne connaissais pas le Carmel; mais je comprenais qu'elle me quitterait pour entrer dans un couvent, je comprenais qu'elle ne m'attendrait pas!
Comment pourrais-je dire l'angoisse de mon cœur?En un instant, la vie m'apparut dans toute sa réalité: remplie de souffrances et de séparations continuelles, et je versai des larmes bien amères.J'ignorais alors la joie du sacrifice; j'étais faible, si faible, que je regarde comme une grande grâce d'avoir pu supporter sans mourir une épreuve en apparence bien au-dessus de mes forces.
Je me souviendrai toujours avec quelle tendresse ma petite mère me consola.Elle m'expliqua la vie du cloître; et voilà qu'un soir, en repassant toute seule dans mon cœur le tableau qu'elle m'en avait tracé, je sentis que le Carmel était le désert où le bon Dieu voulait aussi me cacher.Je le sentis avec tant de force qu'il n'y eut pas le moindre doute dans mon esprit; ce ne fut pas un rêve d'enfant qui se laisse entraîner, mais la certitude d'un appel divin.Cette impression que je ne puis rendre me laissa dans une grande paix.
Le lendemain, je confiai mes désirs à Pauline qui, les regardant comme la volonté du ciel, me promit de m'emmener bientôt au Carmel pour voir la Mère Prieure, à qui je pourrais dire mon secret.
Un dimanche fut choisi pour cette solennelle visite.Mon embarras fut grand quand j'appris que ma cousine Marie, encore assez jeune pour voir les Carmélites, devait m'accompagner.Il me fallait cependant trouver le moyen de rester seule; et voici ce qui me vint à la pensée: Je dis à Marie qu'ayant le privilège de voir la Révérende Mère, nous devions être bien gentilles, très polies, et pour cela lui confier nos secrets; donc, l'une après l'autre, il faudrait sortir un moment.Malgré sa répugnance à confier des secrets qu'elle n'avait pas, Marie me crut sur parole; et ainsi je pus rester seule avec vous, ma Mère chérie. Ayant entendu mes grandes confidences et croyant à ma vocation, vous me dîtes néanmoins qu'on ne recevait pas de postulantes de neuf ans, et qu'il faudrait attendre mes seize ans. Je dus me résigner, malgré mon vif désir d'entrer avec Pauline et de faire ma première communion le jour de sa prise d'Habit.
Enfin le 2 octobre arriva!Jour de larmes et de bénédictions où Jésus cueillit la première de ses fleurs, la fleur choisie qui devait être, peu d'années après, la Mère de ses sœurs.Pendant que mon père bien-aimé, accompagné de mon oncle et de Marie, gravissait la montagne du Carmel pour offrir son premier sacrifice, ma tante me conduisit à la messe avec mes sœurs et mes cousines.Nous fondions en larmes, si bien qu'en nous voyant entrer dans l'église, les personnes nous regardaient avec étonnement; mais cela ne m'empêchait pas de pleurer.Je me demandais comment le soleil pouvait luire encore sur la terre!
Peut-être trouverez-vous, ma Mère vénérée, que j'exagère un peu ma peine.Je me rends bien compte, en effet, que ce départ n'aurait pas dû m'affliger à ce point; mais, je dois l'avouer, mon âme était loin d'être mûrie; et je devais passer par bien des creusets avant d'atteindre le rivage de la paix, avant de goûter les fruits délicieux de l'abandon total et du parfait amour.
L'après-midi de ce 2 octobre 1882, je vis ma Pauline chérie, devenue sœur Agnès de Jésus, derrière les grilles du Carmel.Oh!que j'ai souffert à ce parloir!Puisque j'écris l'histoire de mon âme, je dois tout dire, il me semble!eh bien, j'avoue que je comptai pour rien les premières souffrances de la séparation, en comparaison de celles qui suivirent.Moi, qui étais habituée à m'entretenir cœur à cœur avec ma petite mère, j'obtenais à grand'peine deux ou trois minutes à la fin des parloirs de famille; bien entendu, je les passais à verser des larmes et m'en allais le cœur déchiré.
Je ne comprenais pas qu'il eût été impossible de nous donner souvent à chacune une demi-heure, et qu'il fallait réserver les plus longs moments à mon petit père et à Marie; je ne comprenais pas, et je disais au fond de mon cœur: Pauline est perdue pour moi!Mon esprit se développa d'une façon si étonnante au sein de la souffrance, que je ne tardai pas à tomber gravement malade.
La maladie dont je fus atteinte venait certainement de la jalousie du démon, qui, furieux de cette première entrée au Carmel, voulait se venger sur moi du tort bien grand que ma famille devait lui faire dans l'avenir.Mais il ne savait pas que la Reine du Ciel veillait fidèlement sur sa petite fleur, qu'elle lui souriait d'en haut et s'apprêtait à faire cesser la tempête, au moment même où sa tige délicate et fragile devait se briser sans retour.
A la fin de cette année 1882, je fus prise d'un mal de tête continuel, mais supportable, qui ne m'empêcha pas de poursuivre mes études; ceci dura jusqu'à la fête de Pâques 1883.A cette époque, mon père étant allé à Paris avec mes sœurs aînées, il nous confia, Céline et moi, à mon oncle et à ma tante.
Un soir que je me trouvais seule avec mon oncle, il me parla de ma mère, des souvenirs passés, avec une tendresse qui me toucha profondément et me fit pleurer.Ma sensibilité l'émut lui-même; il fut surpris de me voir à cet âge les sentiments que j'exprimais, et résolut de me procurer toutes sortes de distractions pendant les vacances.
Le bon Dieu en avait décidé autrement.Ce soir-là même, mon mal de tête devint d'une violence extrême, et je fus prise d'un tremblement étrange qui dura toute la nuit.Ma tante, comme une vraie mère, ne me quitta pas un instant; elle m'entoura pendant cette maladie de la plus tendre sollicitude, me prodigua les soins les plus dévoués, les plus délicats.
On devine la douleur de mon pauvre père, lorsqu'à son retour de Paris il me vit tombée dans cet état désespérant.Il crut bientôt que j'allais mourir; mais Notre-Seigneur aurait pu lui répondre: «Cette maladie ne va pas à la mort, elle est envoyée afin que Dieu soit glorifié.»[16] Oui, le bon Dieu fut glorifié dans cette épreuve! Il le fut par la résignation admirable de mon père, il le fut par celle de mes sœurs, de Marie surtout. Qu'elle a souffert à cause de moi! Combien ma reconnaissance est grande envers cette sœur chérie! Son cœur lui dictait ce qui m'était nécessaire, et vraiment un cœur de mère est bien plus puissant que la science des plus habiles docteurs.
Cependant la prise d'habit de sœur Agnès de Jésus approchait, et l'on évitait d'en parler devant moi de peur de me faire de la peine; pensant bien que je n'y pourrais pas aller. Au fond du cœur, je croyais fermement que le bon Dieu m'accorderait la consolation de revoir, ce jour-là, ma chère Pauline. Oui, je savais bien que cette fête serait sans nuages, je savais que Jésus n'éprouverait pas sa fiancée par mon absence; elle qui déjà avait tant souffert de la maladie de sa petite fille. En effet, je pus embrasser ma mère chérie, m'asseoir sur ses genoux, me cacher sous son voile et recevoir ses douces caresses; je pus la contempler, si ravissante sous sa blanche parure!Vraiment ce fut un beau jour au milieu de ma sombre épreuve; mais ce jour, ou plutôt cette heure, passa vite, et bientôt il me fallut monter dans la voiture qui m'emporta loin du Carmel!
En arrivant aux Buissonnets, on me fit coucher, bien que je ne ressentisse aucune fatigue; mais le lendemain je fus reprise violemment et la maladie devint si grave que, suivant les calculs humains, je ne devais jamais guérir.
Je ne sais comment décrire un mal aussi étrange: je disais des choses que je ne pensais pas, j'en faisais d'autres comme y étant forcée malgré moi; presque toujours je paraissais en délire, et cependant je suis sûre de n'avoir pas été privée un seul instant de l'usage de ma raison.Souvent, je restais évanouie pendant des heures, et d'un évanouissement tel qu'il m'eût été impossible de faire le plus léger mouvement.Toutefois, au milieu de cette torpeur extraordinaire, j'entendais distinctement ce qui se disait autour de moi, même à voix basse, je me le rappelle encore.
Et quelles frayeurs le démon m'inspirait!J'avais peur absolument de tout: mon lit me semblait entouré de précipices affreux; certains clous, fixés au mur de la chambre, prenaient à mes yeux l'image terrifiante de gros doigts noirs carbonisés, et me faisaient jeter des cris d'épouvante.Un jour, tandis que papa me regardait en silence, son chapeau qu'il tenait à la main se transforma tout à coup en je ne sais quelle forme horrible, et je manifestai une si grande frayeur que ce pauvre père partit en sanglotant.
Mais, si le bon Dieu permettait au démon de s'approcher extérieurement de moi, il m'envoyait aussi des anges visibles pour me consoler et me fortifier.Marie ne me quittait pas, jamais elle ne témoignait d'ennui, malgré toute la peine que je lui donnais; car je ne pouvais souffrir qu'elle s'éloignât de moi.Pendant les repas, où Victoire me gardait, je ne cessais d'appeler avec larmes: «Marie!Marie!» Lorsqu'elle voulait sortir, il fallait que ce fût pour aller à la messe ou pour voir Pauline; alors seulement, je ne disais rien.
Et Léonie!et ma petite Céline!Que n'ont-elles pas fait pour moi! Le dimanche, elles venaient s'enfermer des heures entières avec une pauvre enfant qui ressemblait à une idiote. Ah! mes chères petites sœurs, que je vous ai fait souffrir!
Mon oncle et ma tante étaient aussi pleins d'affection pour moi.Ma tante venait tous les jours me voir et m'apportait mille gâteries[17]Je ne saurais dire combien ma tendresse pour ces chers parents augmenta pendant cette maladie.Je compris mieux que jamais ce que nous disait souvent mon père: «Rappelez-vous toujours, mes enfants, que votre oncle et votre tante ont à votre égard un dévouement peu ordinaire.» Aux jours de sa vieillesse, il l'expérimenta lui-même; et maintenant, comme il doit protéger et bénir ceux qui lui prodiguèrent des soins si dévoués!
Dans les moments où la souffrance était moins vive, je mettais ma joie à tresser des couronnes de pâquerettes et de myosotis pour la Vierge Marie. Nous étions alors au beau mois de mai, toute la nature se paraît de fleurs printanières; seule, la petite fleur languissait et semblait à jamais flétrie! Cependant elle avait un soleil auprès d'elle, et ce soleil était la statue miraculeuse de la Reine des Cieux. Souvent, bien souvent, la petite fleur tournait sa corolle vers cet Astre béni.
Un jour, je vis mon père entrer dans ma chambre; il paraissait très ému, et, s'avançant vers Marie, il lui donna plusieurs pièces d'or avec une expression de grande tristesse, la priant d'écrire à Paris pour demander une neuvaine de messes au sanctuaire de Notre-Dame des Victoires, afin d'obtenir la guérison de sa pauvre petite reine. Ah! que je fus touchée en voyant sa foi et son amour! Que j'aurais voulu me lever et lui dire que j'étais guérie! Hélas! mes désirs ne pouvaient faire un miracle, et il en fallait un bien grand pour me rendre à la vie! Oui, il fallait un grand miracle, et, ce miracle, Notre-Dame des Victoires le fit entièrement.
Un dimanche, pendant la neuvaine, Marie sortit dans le jardin, me laissant avec Léonie qui lisait près de la fenêtre.Au bout de quelques minutes, je me mis à appeler presque tout bas: «Marie!Marie!» Léonie étant habituée à m'entendre toujours gémir ainsi n'y fit pas attention; alors je criai bien haut et Marie revint à moi.Je la vis parfaitement entrer; mais hélas!pour la première fois, je ne la reconnus pas.Je cherchais tout autour de moi, je plongeais dans le jardin un regard anxieux, et je recommençais à appeler: «Marie!Marie!»
C'était une souffrance indicible que cette lutte forcée, inexplicable, et Marie souffrait peut-être plus encore que sa pauvre Thérèse!Enfin, après de vains efforts pour se faire reconnaître, elle se tourna vers Léonie, lui dit un mot tout bas, et disparut pâle et tremblante.
Ma petite Léonie me porta bientôt près de la fenêtre; alors je vis dans le jardin, sans la reconnaître encore, Marie, qui marchait doucement, me tendant les bras, me souriant, et m'appelant de sa voix la plus tendre: «Thérèse, ma petite Thérèse! » Cette dernière tentative n'ayant pas réussi davantage, ma sœur chérie s'agenouilla en pleurant au pied de mon lit, et, se tournant vers la Vierge bénie, elle l'implora avec la ferveur d'une mère qui demande, qui veut la vie de son enfant. Léonie et Céline l'imitèrent, et ce fut un cri de foi qui força la porte du ciel.
O Marie, si j'étais la Reine du Ciel et si vous étiez Thérèse,
je voudrais être Thérèse pour vous voir la Reine du Ciel!
8 Septembre 1897
Dernières lignes écrites par St Thérèse de l'Enfant-Jésus.
Ne trouvant aucun secours sur la terre et près de mourir de douleur, je m'étais aussi tournée vers ma Mère du ciel, la priant de tout mon cœur d'avoir enfin pitié de moi.
Tout à coup la statue s'anima! la Vierge Marie devint belle, si belle, que jamais je ne trouverai d'expression pour rendre cette beauté divine. Son visage respirait une douceur, une bonté, une tendresse ineffable; mais, ce qui me pénétra jusqu'au fond de l'âme, ce fut son ravissant sourire!Alors toutes mes peines s'évanouirent, deux grosses larmes jaillirent de mes paupières et coulèrent silencieusement...
Ah! c'étaient des larmes d'une joie céleste et sans mélange! La sainte Vierge s'est avancée vers moi!elle m'a souri...que je suis heureuse! pensai-je; mais je ne le dirai à personne, car mon bonheur disparaîtraitPuis, sans aucun effort, je baissai les yeux, et je reconnus ma chère Marie!elle me regardait avec amour, semblait très émue, et paraissait se douter de la grande faveur que je venais de recevoir.
Ah! c'était bien à elle, à sa prière touchante, que je devais cette grâce inexprimable du sourire de la sainte Vierge! En voyant mon regard fixé sur la statue, elle s'était dit: «Thérèse est guérie! » Oui, la petite fleur allait renaître à la vie, un rayon lumineux de son doux soleil l'avait réchauffée et délivrée pour toujours de son cruel ennemi! «Le sombre hiver venait de finir, les pluies avaient cessé[18]», et la fleur de la Vierge Marie se fortifia de telle sorte que, cinq ans après, elle s'épanouissait sur la montagne fertile du Carmel.
Comme je l'ai dit, Marie était persuadée que la sainte Vierge en me rendant la santé m'avait accordé quelque grâce cachée; aussi, lorsque je fus seule avec elle, je ne pus résister à ses questions si tendres, si pressantes. Etonnée de voir mon secret découvert sans que j'eusse dit un seul mot, je le lui confiai tout entier. Hélas! je ne m'étais pas trompée, mon bonheur allait disparaître et se changer en amertume. Pendant quatre ans, le souvenir de cette grâce ineffable devint pour moi une vraie peine d'âme; et je ne devais retrouver mon bonheur qu'aux pieds de Notre-Dame des Victoires, dans son sanctuaire béni. Là, il me fut rendu dans toute sa plénitude; je parlerai plus tard de cette seconde grâce.
Voici comment ma joie se changea en tristesse:
Marie, après avoir entendu le récit naïf et sincère de ma grâce, me demanda la permission de tout dire au Carmel; je ne pouvais refuser.A ma première visite à ce Carmel béni, je fus remplie de joie en voyant ma petite Pauline avec l'habit de la sainte Vierge.Quels doux instants pour nous deux!Il y avait tant de choses à se dire!Nous avions tant souffert!Pour moi, je pouvais à peine parler, mon cœur était trop plein...
Vous étiez là, ma Mère bien-aimée, et de combien de marques d'affection ne m'avez-vous pas comblée?Je vis encore d'autres religieuses, et vous devez vous souvenir qu'elles me questionnèrent sur le miracle de ma guérison: les unes me demandèrent si la sainte Vierge portait l'Enfant Jésus; d'autres, si les anges l'accompagnaient, etc. Toutes ces questions me troublèrent et me firent de la peine; je ne pouvais répondre qu'une chose: «La sainte Vierge m'a semblé très belle, je l'ai vue s'avancer vers moi et me sourire.»
M'apercevant que les carmélites s'imaginaient tout autre chose, je me figurai avoir menti.Ah!si j'avais gardé mon secret, j'aurais aussi gardé mon bonheur.Mais la Vierge Marie a permis ce tourment pour le bien de mon âme; sans cela, peut-être, la vanité se serait glissée dans mon cœur; au lieu que, l'humiliation devenant mon partage, je ne pouvais me regarder sans un sentiment de profonde horreur. Mon Dieu, vous seul savez ce que j'ai souffert!
CHAPITRE IV
Première Communion.—Confirmation.—Lumières
et ténèbres. —Nouvelle séparation.
Gracieuse délivrance de ses peines intérieures.
——
En racontant cette visite au Carmel, je me souviens de la première qui eut lieu après l'entrée de Pauline.Le matin de ce jour heureux, je me demandais quel nom me serait donné plus tard.Je savais qu'il y avait une sœur Thérèse de Jésus; cependant mon beau nom de Thérèse ne pouvait m'être enlevé. Tout à coup, je pensai au petit Jésus que j'aimais tant, et je me dis: «Oh! que je serais heureuse de m'appeler Thérèse de l'Enfant-Jésus! » Je me gardai bien toutefois, ma Mère vénérée, de vous exprimer ce désir; et voilà que vous me dîtes au milieu de la conversation: «Quand vous viendrez parmi nous, ma chère petite fille, vous vous appellerez Thérèse de l'Enfant-Jésus!» Ma joie fut grande; et cette heureuse rencontre de pensées me sembla une délicatesse de mon bien-aimé petit Jésus.
Je n'ai pas encore parlé de mon amour pour les images et la lecture; et pourtant, je dois aux belles images que Pauline me montrait, une des plus douces joies et des plus fortes impressions qui m'aient excitée à la pratique de la vertu.J'oubliais les heures en les regardant.Par exemple, «la petite fleur du divin Prisonnier» me disait tant de choses, que j'en restais plongée dans une sorte d'extase; je m'offrais à Jésus pour être sa petite fleur, je voulais le consoler, m'approcher moi aussi tout près du tabernacle, être regardée, cultivée et cueillie par lui.
Comme je ne savais pas jouer, j'aurais passé ma vie à lire.Heureusement j'avais pour me guider des anges visibles qui me choisissaient des livres à la portée de mon âge, capables de me récréer, tout en nourrissant mon esprit et mon cœur.Je ne devais prendre pour cette distraction choisie qu'un temps très limité, et c'était là souvent le sujet de grands sacrifices; parce qu'aussitôt l'heure passée, je me faisais un devoir d'interrompre immédiatement, au milieu même du passage le plus intéressant.
Quant à l'impression produite par ces lectures, je dois avouer qu'en lisant certains récits chevaleresques, je ne comprenais pas toujours le positif de la vie.C'est ainsi qu'en admirant les actions patriotiques des héroïnes françaises, particulièrement de la Vénérable Jeanne d'Arc, je sentais un grand désir de les imiter. Je reçus alors une grâce que j'ai toujours considérée comme l'une des plus grandes de ma vie; car, à cet âge, je n'étais pas favorisée des lumières d'en haut comme je le suis aujourd'hui.
Jésus me fit comprendre que la vraie, l'unique gloire est celle qui durera toujours; que, pour y parvenir, il n'est pas nécessaire d'accomplir des œuvres éclatantes, mais plutôt de se cacher aux yeux des autres et à soi-même, en sorte que la main gauche ignore ce que fait la droite.Pensant alors que j'étais née pour la gloire, et cherchant le moyen d'y parvenir, il me fut révélé intérieurement que ma gloire à moi ne paraîtrait jamais aux regards des mortels, mais qu'elle consisterait à devenir une sainte.
Ce désir pourrait sembler téméraire, si l'on considère combien j'étais imparfaite, et combien je le suis encore après tant d'années passées en religion; cependant je sens toujours la même confiance audacieuse de devenir une grande sainteJe ne compte pas sur mes mérites, n'en ayant aucun; mais j'espère en Celui qui est la Vertu, la Sainteté même.C'est lui seul qui se contentant de mes faibles efforts m'élèvera jusqu'à lui, me couvrira de ses mérites et me fera sainte.Je ne pensais pas alors qu'il fallait beaucoup souffrir pour arriver à la sainteté; le bon Dieu ne tarda pas à me dévoiler ce secret par les épreuves racontées plus haut.
Maintenant je reprends mon récit au point où je l'avais laissé.
Trois mois après ma guérison, mon père me fit faire un agréable voyage; là, je commençai à connaître le monde.Tout était joie, bonheur autour de moi; j'étais fêtée, choyée, admirée; en un mot, ma vie pendant quinze jours ne fut semée que de fleurs.La Sagesse a bien raison de dire que «l'ensorcellement des bagatelles séduit l'esprit même éloigné du mal[19]» A dix ans, le cœur se laisse facilement éblouir; et j'avoue que cette existence eut des charmes pour moi.Hélas!comme le monde s'entend bien à allier les joies de la terre avec le service de Dieu!Comme il ne pense guère à la mort!
Et cependant, la mort est venue visiter un grand nombre des personnes que j'ai connues alors, jeunes, riches et heureuses!J'aime à retourner par la pensée aux lieux enchanteurs où elles ont vécu, à me demander où elles sont, ce qui leur revient aujourd'hui des châteaux et des parcs où je les ai vues jouir des commodités de la vie.Et je pense que «tout est vanité sur la terre[20], hors aimer Dieu et le servir lui seul[21]»
Peut-être, Jésus voulait-il me faire connaître le monde avant sa première visite à mon âme, afin de me laisser choisir plus sûrement la voie que je devais lui promettre de suivre.
Ma première communion me restera toujours comme un souvenir sans nuages.Il me semble que je ne pouvais être mieux disposée.Vous vous rappelez, ma Mère, le ravissant petit livre que vous m'aviez donné, trois mois avant le grand jour?Ce moyen gracieux me prépara d'une façon suivie et rapide.Si, depuis longtemps, je pensais à ma première communion, il fallait néanmoins donner à mon cœur un nouvel élan et le remplir de fleurs nouvelles, comme il était marqué dans le précieux manuscrit.Chaque jour, je faisais donc un grand nombre de sacrifices et d'actes d'amour qui se transformaient en autant de fleurs; tantôt c'étaient des violettes, une autre fois des roses; puis des bluets, des pâquerettes, des myosotis; en un mot, toutes les fleurs de la nature devaient former en moi le berceau de Jésus.
Enfin, j'avais Marie qui remplaçait Pauline pour moi.
Chaque soir, je restais bien longtemps près d'elle, avide d'écouter ses paroles; que de belles choses elle me disait!Il me semble que tout son cœur si grand, si généreux, passait en moi.Comme les guerriers antiques apprenaient à leurs enfants le métier des armes, ainsi m'apprenait-elle le combat de la vie, excitant mon ardeur et me montrant la palme glorieuse.Elle me parlait encore des richesses immortelles qu'il est si facile d'amasser chaque jour, du malheur de les fouler aux pieds quand il n'y a, pour ainsi dire, qu'à se baisser pour les recueillir.
Qu'elle était éloquente cette sœur chérie!J'aurais voulu n'être pas seule à entendre ses profonds enseignements; je croyais dans ma naïveté que les plus grands pécheurs se seraient convertis en l'écoutant, et que, laissant là leurs richesses périssables, ils n'eussent plus recherché que celles du ciel.
A cette époque, il m'eût été bien doux de faire oraison; mais Marie, me trouvant assez pieuse, ne me permettait que mes seules prières vocales. Un jour, à l'Abbaye, une de mes maîtresses me demanda quelles étaient mes occupations les jours de congé, quand je restais aux Buissonnets. Je répondis timidement: «Madame, je vais bien souvent me cacher dans un petit espace vide de ma chambre, qu'il m'est facile de fermer avec les rideaux de mon lit, et là, je pense... —Mais à quoi pensez-vous? me dit en riant la bonne religieuse. —Je pense au bon Dieu, à la rapidité de la vie, à l'éternité; enfin, je pense! » Cette réflexion ne fut pas perdue, et plus tard ma maîtresse aimait à me rappeler le temps où je pensais, me demandant si je pensais encore...Je comprends aujourd'hui que je faisais alors une véritable oraison, dans laquelle le divin Maître instruisait doucement mon cœur.
Les trois mois de préparation à ma première communion passèrent vite; bientôt je dus entrer en retraite et pendant ce temps devenir grande pensionnaire. Ah! quelle retraite bénie! Je ne crois pas que l'on puisse goûter une semblable joie ailleurs que dans les communautés religieuses: le nombre des enfants étant petit, il est d'autant plus facile de s'occuper de chacune. Oui, je l'écris avec une reconnaissance filiale: nos maîtresses de l'Abbaye nous prodiguaient alors des soins vraiment maternels. Je ne sais pour quel motif, mais je m'apercevais bien qu'elles veillaient plus encore sur moi que sur mes compagnes.
Chaque soir, la première maîtresse venait avec sa petite lanterne ouvrir doucement les rideaux de mon lit, et déposait sur mon front un tendre baiser.Elle me témoignait tant d'affection, que, touchée de sa bonté, je lui dis un soir: «O Madame, je vous aime bien, aussi je vais vous confier un grand secret.» Tirant alors mystérieusement le précieux petit livre du Carmel, caché sous mon oreiller, je le lui montrai avec des yeux brillants de joie.Elle l'ouvrit bien délicatement, le feuilleta avec attention et me fit remarquer combien j'étais privilégiée.Plusieurs fois, en effet, pendant ma retraite, je fis l'expérience que bien peu d'enfants, comme moi privées de leur mère, sont aussi choyées que je l'étais à cet âge.
J'écoutais avec beaucoup d'attention les instructions données par M.l'abbé Domin, et j'en faisais soigneusement le résumé.Pour mes pensées, je ne voulus en écrire aucune, disant que je me les rappellerais bien; ce qui fut vrai.
Avec quel bonheur je me rendais à tous les offices comme les religieuses!Je me faisais remarquer au milieu de mes petites compagnes par un grand crucifix donné par ma chère Léonie; je le passais dans ma ceinture à la façon des missionnaires, et l'on crut que je voulais imiter ainsi ma sœur carmélite.C'était bien vers elle, en effet, que s'envolaient souvent mes pensées et mon cœur!Je la savais en retraite aussi; non pas, il est vrai, pour que Jésus se donnât à elle, mais pour se donner elle-même tout entière à Jésus, et cela le jour même de ma première communion. Cette solitude passée dans l'attente me fut donc doublement chère.
Enfin le beau jour entre tous les jours de la vie se leva pour moi! Quels ineffables souvenirs laissèrent dans mon âme les moindres détails de ces heures du ciel! Le joyeux réveil de l'aurore, les baisers respectueux et tendres des maîtresses et des grandes compagnes, la chambre de toilette remplie de flocons neigeux, dont chaque enfant se voyait revêtue à son tour; surtout l'entrée à la chapelle et le chant du cantique matinal:
O saint autel qu'environnent les anges!
Mais je ne veux pas et ne pourrais pas tout dire...Il est de ces choses qui perdent leur parfum dès qu'elles sont exposées à l'air; il est des pensées intimes qui ne peuvent se traduire dans le langage de la terre, sans perdre aussitôt leur sens profond et céleste!
Ah! qu'il fut doux le premier baiser de Jésus à mon âme! Oui, ce fut un baiser d'amour! Je me sentais aimée, et je disais aussi: «Je vous aime, je me donne à vous pour toujours! » Jésus ne me fit aucune demande, il ne réclama aucun sacrifice. Depuis longtemps déjà, lui et la petite Thérèse s'étaient regardés et compris... Ce jour-là, notre rencontre ne pouvait plus s'appeler un simple regard, mais une fusionNous n'étions plus deux: Thérèse avait disparu comme la goutte d'eau qui se perd au sein de l'océan, Jésus restait seul; il était le Maître, le Roi!Thérèse ne lui avait-elle pas demandé de lui ôter sa liberté?Cette liberté lui faisait peur; elle se sentait si faible, si fragile, que pour jamais elle voulait s'unir à la Force divine.
Et voici que sa joie devint si grande, si profonde, qu'elle ne put la contenir. Bientôt des larmes délicieuses l'inondèrent, au grand étonnement de ses compagnes qui, plus tard, se disaient l'une à l'autre: «Pourquoi donc a-t-elle pleuré? N'avait-elle pas une inquiétude de conscience? —Non, c'était plutôt de ne pas avoir près d'elle sa mère ou sa sœur carmélite qu'elle aime tant! » Et personne ne comprenait que toute la joie du ciel venant dans un cœur, ce cœur exilé, faible et mortel, ne peut la supporter sans répandre des larmes...
Comment l'absence de ma mère m'aurait-elle fait de la peine le jour de ma première communion?Puisque le ciel habitait dans mon âme: en recevant la visite de Jésus, je recevais aussi celle de ma mère chérie...Je ne pleurais pas davantage l'absence de Pauline; nous étions plus unies que jamais!Non, je le répète, la joie seule, ineffable, profonde, remplissait mon cœur.
L'après-midi, je prononçai au nom de mes compagnes, l'acte de Consécration à la Sainte Vierge. Mes maîtresses me choisirent sans doute, parce que j'avais été privée bien jeune de ma mère de la terre. Ah! je mis tout mon cœur à me consacrer à la Vierge Marie, à lui demander de veiller sur moi! Il me semble qu'elle regarda sa petite fleur avec amour et lui sourit encore. Je me souvenais de son visible sourire qui m'avait autrefois guérie et délivrée; je savais bien ce que je lui devais! Elle-même, le matin de ce 8 mai, n'était-elle pas venue déposer dans le calice de mon âme, son Jésus, la Fleur des champs et le Lis des vallées[22]?
Au soir de ce beau jour, papa, prenant la main de sa petite reine, se dirigea vers le Carmel; et je vis ma Pauline devenue l'épouse de Jésus: je la vis avec son voile blanc comme le mien et sa couronne de roses.Ma joie fut sans amertume; j'espérais la rejoindre bientôt, et attendre à ses côtés le ciel...
Je ne fus pas insensible à la fête de famille préparée aux Buissonnets.La jolie montre que me donna mon père me fit un grand plaisir; et cependant mon bonheur était tranquille, rien ne pouvait troubler ma paix intime.Enfin, la nuit termina ce beau soir; car les jours les plus radieux sont suivis de ténèbres: seul, le jour de la première, de l'éternelle communion de la patrie sera sans couchant!
Le lendemain fut couvert à mes yeux d'un certain voile de mélancolie.Les belles toilettes, les cadeaux que j'avais reçus ne remplissaient pas mon cœur!Jésus seul désormais pouvait me contenter, et je ne soupirais qu'après le moment bienheureux où je le recevrais une seconde fois.Je fis cette seconde communion le jour de l'Ascension, et j'eus le bonheur de m'agenouiller à la Table sainte entre mon père et ma bien-aimée Marie.Mes larmes coulèrent encore avec une ineffable douceur; je me rappelais et me répétais sans cesse les paroles de saint Paul: «Ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus qui vit en moi[23]!» Depuis cette seconde visite de Notre-Seigneur, je n'aspirais plus qu'à le recevoir.Hélas!les fêtes alors me paraissaient bien éloignées!...
La veille de ces heureux jours, Marie me préparait comme elle l'avait fait pour ma première communion.Une fois, je m'en souviens, elle me parla de la souffrance, me disant qu'au lieu de me faire marcher par cette voie, le bon Dieu, sans doute, me porterait toujours comme un petit enfant.Ces paroles me revinrent à l'esprit après ma communion du jour suivant, et mon cœur s'enflamma d'un vif désir de la souffrance, avec la certitude intime qu'il m'était réservé un grand nombre de croix.Alors mon âme fut inondée de telles consolations que je n'en ai point eu de pareilles en toute ma vie. La souffrance devint mon attrait, je lui trouvai des charmes qui me ravirent, sans toutefois les bien connaître encore.
Je sentis un autre grand désir: celui de n'aimer que le bon Dieu, de ne trouver de joie qu'en lui seul.Souvent, pendant mes actions de grâces, je répétais ce passage de l'Imitation: «O Jésus!douceur ineffable, changez pour moi en amertume toutes les consolations de la terre.»[24] Ces paroles sortaient de mes lèvres sans effort; je les prononçais comme une enfant qui répète, sans trop comprendre, ce qu'une personne amie lui inspire. Plus tard je vous dirai, ma Mère, comment Notre-Seigneur s'est plu à réaliser mon désir; comment il fut toujours, lui seul, ma douceur ineffable. Si je vous en parlais maintenant, il faudrait anticiper sur ma vie de jeune fille; et j'ai beaucoup de détails à vous donner encore sur ma vie d'enfant.
Peu de temps après ma première communion, j'entrai de nouveau en retraite pour ma confirmation.Je m'étais préparée avec beaucoup de soin à la visite de l'Esprit-Saint; je ne pouvais comprendre qu'on ne fît pas une grande attention à la réception de ce sacrement d'amour.La cérémonie n'ayant pas eu lieu au jour marqué, j'eus la consolation de voir ma solitude un peu prolongée.Ah!que mon âme était joyeuse!Comme les Apôtres, j'attendais avec bonheur le Consolateur promis, je me réjouissais d'être bientôt parfaite chrétienne, et d'avoir sur le front, éternellement gravée, la croix mystérieuse de ce sacrement ineffable.
Je ne sentis pas le vent impétueux de la première Pentecôte; mais plutôt cette brise légère dont le prophète Elie entendit le murmure sur la montagne d'Horeb. En ce jour, je reçus la force de souffrir, force qui m'était bien nécessaire, car le martyre de mon âme devait commencer peu après.
THÉRÈSE LE JOUR DE SA PREMIÈRE COMMUNION
CHŒUR DES RELIGIEUSES où Thérèse fit sa Première Communion
Ces délicieuses et inoubliables fêtes passées, je dus reprendre ma vie de pensionnaire. Je réussissais bien dans mes études et retenais facilement le sens des choses; j'avais seulement une peine extrême à apprendre mot à mot. Cependant, pour le catéchisme, mes efforts furent couronnés de succès. Monsieur l'Aumônier m'appelait son petit docteur, sans doute à cause de mon nom de Thérèse.
Pendant les récréations, je m'amusais bien souvent à contempler de loin les joyeux ébats de mes compagnes, me livrant à de sérieuses réflexions. C'était là ma distraction favorite. J'avais aussi inventé un jeu qui me plaisait beaucoup: je recherchais avec soin les pauvres petits oiseaux tombés morts sous les grands arbres, et je les ensevelissais honorablement, tous dans le même cimetière, à l'ombre du même gazon. D'autres fois je racontais des histoires, et souvent de grandes élèves se mêlaient à mes auditeurs; mais bientôt notre sage maîtresse me défendit de continuer mon métier d'orateur, voulant nous voir courir et non pas discourir
Je choisis pour amies, en ce temps-là, deux petites filles de mon âge; mais qu'il est étroit le cœur des créatures!L'une d'elles fut obligée de rentrer dans sa famille pour quelques mois; pendant son absence je me gardai bien de l'oublier, et je manifestai une grande joie de la revoir.Hélas!je n'obtins qu'un regard indifférent!Mon amitié était incomprise; je le sentis vivement, et ne mendiai plus désormais une affection si inconstante.Cependant le bon Dieu m'a donné un cœur si fidèle, que, lorsqu'il a aimé, il aime toujours; aussi je continue de prier pour cette compagne et je l'aime encore.
En voyant plusieurs élèves s'attacher particulièrement à l'une des maîtresses, je voulus les imiter, mais ne pus y réussir.O heureuse impuissance!qu'elle m'a évité de grands maux!Combien je remercie le Seigneur de ne m'avoir fait trouver qu'amertume dans les amitiés de la terre! Avec un cœur comme le mien, je me serais laissé prendre et couper les ailes; alors comment aurais-je pu «voler et me reposer[25]»?Comment un cœur livré à l'affection humaine peut-il s'unir intimement à Dieu?Je sens que cela n'est pas possible.J'ai vu tant d'âmes, séduites par cette fausse lumière, s'y précipiter comme de pauvres papillons et se brûler les ailes, puis revenir blessées vers Jésus, le feu divin qui brûle sans consumer!
Ah!je le sais, Nôtre-Seigneur me connaissait trop faible pour m'exposer à la tentation; sans doute, je me serais entièrement brûlée à la trompeuse lumière des créatures: mais elle n'a pas brillé à mes yeux.Là, où des âmes fortes rencontrent la joie et s'en détachent par fidélité, je n'ai rencontré qu'affliction.Où est donc mon mérite de ne m'être pas livrée à ces attaches fragiles, puisque je n'en fus préservée que par un doux effet de la miséricorde de Dieu?Sans lui, je le reconnais, j'aurais pu tomber aussi bas que sainte Madeleine; et la profonde parole du divin Maître à Simon le pharisien retentit dans mon âme avec une grande douceur.Oui, je le sais, «celui à qui on remet moins, aime moins[26]».Mais je sais aussi que Jésus m'a plus remis qu'à sainte Madeleine.Ah!que je voudrais pouvoir exprimer ce que je sens!Voici du moins un exemple qui traduira un peu ma pensée:
Je suppose que le fils d'un habile docteur rencontre sur son chemin une pierre qui le fasse tomber et lui casse un membre.Son père vient promptement, le relève avec amour, soigne ses blessures, employant à cet effet toutes les ressources de l'art; et bientôt son fils, complètement guéri, lui témoigne sa reconnaissance.Sans doute, cet enfant a bien raison d'aimer un si bon père; mais voici une autre supposition:
Le père, ayant appris qu'il se trouve sur le chemin de son fils une pierre dangereuse, prend les devants et la retire sans être vu de personne.Certainement ce fils, objet de sa prévoyante tendresse, ne sachant pas le malheur dont il est préservé par la main paternelle, ne lui témoignera aucune reconnaissance, et l'aimera moins que s'il l'eût guéri d'une blessure mortelle.Mais, s'il vient à tout connaître, ne l'aimera-t-il pas davantage?Eh bien, c'est moi qui suis cet enfant, objet de l'amour prévoyant d'un Père «qui n'a pas envoyé son Verbe pour racheter les justes, mais les pécheurs[27]». Il veut que je l'aime, parce qu'il m'a remis, non pas beaucoup, mais tout. Sans attendre que je l'aime beaucoup, comme sainte Madeleine, il m'a fait savoir comment il m'avait aimée d'un amour d'ineffable prévoyance, afin que maintenant je l'aime à la folie!
J'ai entendu dire bien des fois, pendant les retraites et ailleurs, qu'il ne s'était pas rencontré une âme pure aimant plus qu'une âme repentante.Ah!que je voudrais faire mentir cette parole!
Mais je suis bien loin de mon sujet, je ne sais plus trop où le reprendre...
Ce fut pendant ma retraite de seconde communion que je me vis assaillie par la terrible maladie des scrupules.Il faut avoir passé par ce martyre pour le bien comprendre.Dire ce que j'ai souffert pendant près de deux ans me serait impossible!Toutes mes pensées et mes actions les plus simples me devenaient un sujet de trouble et d'angoisse.Je n'avais de repos qu'après avoir tout confié à Marie, ce qui me coûtait beaucoup; car je me croyais obligée de lui dire absolument toutes mes pensées les plus extravagantes.Aussitôt mon fardeau déposé, je goûtais un instant de paix; mais cette paix passait comme un éclair, et mon martyre recommençait! Mon Dieu, quels actes de patience n'ai-je pas fait faire à ma sœur chérie!
Cette année-là, pendant les vacances, nous allâmes passer quinze jours au bord de la mer.Ma tante, toujours si bonne, si maternelle pour ses petites filles des Buissonnets, leur procura tous les plaisirs imaginables: promenades à âne, pêche à l'équille, etc. Elle nous gâtait même pour notre toilette.Je me souviens qu'un jour elle me donna des rubans bleu ciel.J'étais encore si enfant, malgré mes douze ans et demi, que j'éprouvai de la joie en nouant mes cheveux avec ces jolis rubans.J'en eus tant de scrupule ensuite que je me confessai, à Trouville même, de ce plaisir enfantin qui me semblait être un péché.
Là, je fis une expérience très profitable:
Ma cousine Marie avait bien souvent la migraine; et ma tante en ces occasions la câlinait, lui prodiguait les noms les plus tendres, sans obtenir jamais autre chose que des larmes, avec l'invariable plainte: «J'ai mal à la tête!» Moi, qui presque chaque jour avais aussi mal à la tête et ne m'en plaignais pas, je voulus un beau soir imiter Marie.Je me mis donc en devoir de larmoyer sur un fauteuil, dans un coin du salon.Bientôt ma grande cousine Jeanne que j'aimais beaucoup s'empressa autour de moi; ma tante vint aussi et me demanda quelle était la cause de mes larmes.Je répondis comme Marie: «J'ai mal à la tête!»
Il paraît que cela ne m'allait pas de me plaindre: jamais je ne pus faire croire que ce mal de tête me fît pleurer.Au lieu de me caresser, ainsi qu'elle le faisait d'habitude, ma tante me parla comme à une grande personne.Jeanne me reprocha même, bien doucement, mais avec un accent de peine, de manquer de confiance et de simplicité envers ma tante, ne lui disant pas la vraie cause de mes larmes, qu'elle pensait être un gros scrupule.
Finalement, j'en fus quitte pour mes frais, bien résolue à ne plus imiter les autres, et je compris la fable de l'âne et du petit chienJ'étais l'âne qui, témoin des caresses prodiguées au petit chien, avait mis son lourd sabot sur la table pour recevoir aussi sa part de baisers.Si je ne fus pas renvoyée à coups de bâton, comme le pauvre animal, je n'en reçus pas moins pourtant la monnaie de ma pièce, et cette monnaie me guérit pour toujours du désir d'attirer l'attention.
Je reviens à ma grande épreuve des scrupules.Elle finit par me rendre malade, et l'on fut obligé de me faire sortir de pension dès l'âge de treize ans.Pour terminer mon éducation, mon père me conduisait, plusieurs fois la semaine, chez une respectable dame de laquelle je recevais d'excellentes leçons.Ces leçons avaient le double avantage de m'instruire et de m'approcher du monde.
Dans cette chambre meublée à l'antique, entourée de livres et de cahiers, j'assistais souvent à de nombreuses visites.La mère de mon institutrice faisait, autant que possible, les frais de la conversation; cependant, ces jours-là, je n'apprenais pas grand'chose.Le nez dans mon livre, j'entendais tout, même ce qu'il eût mieux valu pour moi ne pas entendre.Une dame disait que j'avais de beaux cheveux, une autre en sortant demandait quelle était cette jeune fille si jolie.Et ces paroles, d'autant plus flatteuses qu'on ne les prononçait pas devant moi, me laissaient une impression de plaisir qui me montrait clairement combien j'étais remplie d'amour-propre.
Que j'ai compassion des âmes qui se perdent!Il est si facile de s'égarer dans les sentiers fleuris du monde!Sans doute, pour une âme un peu élevée, la douceur qu'il offre est mélangée d'amertume, et le vide immense des désirs ne saurait être rempli par des louanges d'un instant; mais, je le répète, si mon cœur n'avait pas été élevé vers Dieu dès son premier éveil, si le monde m'avait souri dès mon entrée dans la vie, que serais-je devenue? O ma Mère vénérée, avec quelle reconnaissance je chante les miséricordes du Seigneur! Suivant une parole de la Sagesse, ne m'a-t-il pas «retirée du monde avant que mon esprit ne fût corrompu par sa malice, et que les apparences trompeuses n'eussent séduit mon âme[28]»?
En attendant, je résolus de me consacrer tout particulièrement à la très sainte Vierge, en sollicitant mon admission parmi les Enfants de Marie; pour cela, je dus rentrer deux fois par semaine au couvent, ce qui me coûta un peu, je l'avoue, à cause de ma grande timidité.J'aimais beaucoup, sans doute, mes bonnes maîtresses, et je leur garderai toujours une vive reconnaissance; mais, je l'ai déjà dit, je n'avais pas, comme les autres anciennes élèves, une maîtresse particulièrement amie, avec laquelle il m'eût été possible de passer plusieurs heures.Alors je travaillais en silence jusqu'à la fin de la leçon d'ouvrage; et, personne ne faisant attention à moi, je montais ensuite à la tribune de la chapelle jusqu'à l'heure où mon père venait me chercher.
Je trouvais à cette visite silencieuse ma seule consolation.Jésus n'était-il pas mon unique Ami?Je ne savais parler qu'à lui seul; les conversations avec les créatures, même les conversations pieuses, me fatiguaient l'âme.Il est vrai, dans ces délaissements, j'avais bien quelques moments de tristesse et je me rappelle que, souvent alors, je répétais avec consolation cette ligne d'une belle poésie que nous récitait mon père:
Le temps est ton navire et non pas ta demeure.
Toute petite, ces paroles me rendaient le courage.Maintenant encore, malgré les années qui font disparaître tant d'impressions de piété enfantine, l'image du navire charme toujours mon âme et lui aide à supporter l'exil.La Sagesse aussi ne dit-elle pas que «la vie est comme le vaisseau qui fend les flots agités et ne laisse après lui aucune trace de son passage rapide[29]?»
Quand je pense à ces choses, mon regard se plonge dans l'infini; il me semble toucher déjà le rivage éternel!Il me semble recevoir le embrassements de Jésus...Je crois voir la Vierge Marie venant à ma rencontre avec mon père, ma mère, les petits anges mes frères et sœurs!Je crois jouir enfin, pour toujours, de la vraie, de l'éternelle vie de famille!
Mais avant de me voir assise au foyer paternel des cieux, je devais souffrir encore bien des séparations sur la terre.L'année où je fus reçue enfant de la sainte Vierge, elle me ravit ma chère Marie[30], l'unique soutien de mon âme.Depuis le départ de Pauline, elle restait mon seul oracle, et je l'aimais tant que je ne pouvais vivre sans sa douce compagnie.
Aussitôt que j'appris sa détermination, je résolus de ne plus prendre aucun plaisir ici-bas; je ne puis dire combien de larmes je versai!D'ailleurs, c'était mon habitude en ce temps-là: je pleurais non seulement dans les grandes occasions, mais dans les moindres.En voici quelques exemples:
J'avais un grand désir de pratiquer la vertu, toutefois je m'y prenais d'une singulière façon: je n'étais pas habituée à me servir; Céline faisait notre chambre, et moi je ne m'occupais d'aucun travail de ménage. Il m'arrivait quelquefois, pour faire plaisir au bon Dieu, de couvrir le lit, ou bien le soir d'aller, en l'absence de ma sœur, rentrer ses boutures et ses pots de fleurs. Comme je l'ai dit, c'était pour le bon Dieu tout seul que je faisais ces choses; ainsi, je n'aurais pas dû attendre le merci des créatures. Hélas! il en était tout autrement; si Céline avait le malheur de ne pas paraître heureuse et surprise de mes petits services, je n'étais pas contente et le lui prouvais par mes larmes.
S'il m'arrivait de causer involontairement de la peine à quelqu'un, au lieu d'en prendre le dessus, je me désolais à m'en rendre malade, ce qui augmentait ma faute plutôt que de la réparer; et, lorsque je commençais à me consoler de la faute elle-même, je pleurais d'avoir pleuré.
Je me faisais vraiment des peines de tout!C'est le contraire maintenant; le bon Dieu me fait la grâce de n'être abattue par aucune chose passagère.Quand je me souviens d'autrefois, mon âme déborde de reconnaissance; par suite des faveurs que j'ai reçues du ciel, il s'est fait en moi un tel changement que je ne suis pas reconnaissable.
Lorsque Marie entra au Carmel, ne pouvant plus lui confier mes tourments, je me tournai du côté des cieux.Je m'adressai aux quatre petits anges qui m'avaient précédée là-haut, pensant que ces âmes innocentes, n'ayant jamais connu le trouble et la crainte, devaient avoir pitié de leur pauvre petite sœur qui souffrait sur la terre.Je leur parlai avec une simplicité d'enfant, leur faisant remarquer qu'étant la dernière de la famille, j'avais toujours été la plus aimée, la plus comblée de tendresses, de la part de mes parents et de mes sœurs; que, s'ils étaient restés sur la terre, ils m'eussent donné sans doute les mêmes preuves d'affection.Leur entrée au ciel ne me paraissait pas être pour eux une raison de m'oublier; au contraire, se trouvant à même de puiser dans les trésors divins, ils devaient y prendre pour moi la paix, et me montrer ainsi que là-haut on sait encore aimer.
La réponse ne se fit pas attendre; bientôt la paix vint inonder mon âme de ses flots délicieux.J'étais donc aimée, non seulement sur la terre, mais aussi dans le ciel!Depuis ce moment, ma dévotion grandit pour mes petits frères et sœurs du paradis; j'aimais à m'entretenir avec eux, à leur parler des tristesses de l'exil et de mon désir d'aller bientôt les rejoindre dans l'éternelle patrie.
CHAPITRE V
La grâce de Noël.—Zèle des âmes.—Première conquête.—Douce
intimité avec sa sœur Céline. —Elle obtient
de son père la permission d'entrer au Carmel à quinze ans. —Refus du
Supérieur. —Elle en réfère à S. G. Mgr Hugonin,
évêque de Bayeux.
——
Si le ciel me comblait de grâces, j'étais loin de les mériter.J'avais constamment un vif désir de pratiquer la vertu; mais quelles imperfections se mêlaient à mes actes!Mon extrême sensibilité me rendait vraiment insupportable; tous les raisonnements étaient inutiles, je ne pouvais me corriger de ce vilain défaut.
Comment donc osais-je espérer mon entrée prochaine au Carmel? Un petit miracle était nécessaire pour me faire grandir en un moment; et, ce miracle tant désiré, le bon Dieu le fit au jour inoubliable du 25 décembre 1886. En cette fête de Noël, en cette nuit bénie, Jésus, le doux Enfant d'une heure, changea la nuit de mon âme en torrents de lumière. En se rendant faible et petit pour mon amour, il me rendit forte et courageuse; il me revêtit de ses armes, et depuis je marchai de victoire en victoire, commençant pour ainsi dire une course de géantLa source de mes larmes fut tarie et ne s'ouvrit plus que rarement et difficilement.
Je vous dirai maintenant, ma Mère, en quelle circonstance je reçus cette grâce inestimable de ma complète conversion:
En arrivant aux Buissonnets, après la Messe de minuit, je savais trouver dans la cheminée, comme aux jours de ma petite enfance, mes souliers remplis de gâteries.—Ce qui prouve que, jusque-là, mes sœurs me traitaient comme un petit bébé.—Mon père lui-même aimait à voir mon bonheur, à entendre mes cris de joie lorsque je tirais chaque nouvelle surprise des souliers enchantés, et sa gaieté augmentait encore mon plaisir.Mais l'heure était venue où Jésus voulait me délivrer des défauts de l'enfance et m'en retirer les innocentes joies.Il permit que mon père, contre son habitude de me gâter en toutes circonstances, éprouvât cette fois de l'ennui.En montant dans ma chambre, je l'entendis prononcer ces paroles qui me percèrent le cœur: «Pour une grande fille comme Thérèse, c'est là une surprise trop enfantine; je l'espère, ce sera la dernière année.»
Céline, connaissant ma sensibilité extrême, me dit tout bas: «Ne descends pas tout de suite, attends un peu; tu pleurerais trop en regardant les surprises devant papa. » Mais Thérèse n'était plus la même... Jésus avait changé son cœur!
Refoulant mes larmes, je descendis rapidement dans la salle à manger; et, comprimant les battements de mon cœur, je pris mes souliers, les posai devant mon père, et tirai joyeusement tous les objets, ayant l'air heureux comme une reine. Papa riait, il ne paraissait plus sur son visage aucune marque de contrariété, et Céline se croyait au milieu d'un songe! Heureusement c'était une douce réalité: la petite Thérèse venait de retrouver pour toujours sa force d'âme, autrefois perdue à l'âge de quatre ans et demi.
En cette nuit lumineuse commença donc la troisième période de ma vie, la plus belle de toutes, la plus remplie des grâces du ciel.En un instant, l'ouvrage que je n'avais pu faire pendant plusieurs années, Jésus l'accomplit, se contentant de ma bonne volonté.Comme les Apôtres, je pouvais dire: «Seigneur, j'ai péché toute la nuit sans rien prendre[31]. » Plus miséricordieux encore pour moi qu'il ne le fut pour ses disciples, Jésus prit lui-même le filet, le jeta et le retira plein de poissons; il fit de moi un pêcheur d'âmes...La charité entra dans mon cœur avec le besoin de m'oublier toujours, et depuis lors je fus heureuse.
Un dimanche, en fermant mon livre à la fin de la Messe, une photographie représentant Notre-Seigneur en croix glissa un peu en dehors des pages, ne me laissant voir qu'une de ses mains divines percée et sanglante.J'éprouvai alors un sentiment nouveau, ineffable.Mon cœur se fendit de douleur à la vue de ce sang précieux qui tombait à terre sans que personne s'empressât de le recueillir; et je résolus de me tenir continuellement en esprit au pied de la croix, pour recevoir la divine rosée du salut et la répandre ensuite sur les âmes.
Depuis ce jour, le cri de Jésus mourant: «J'ai soif!» retentissait à chaque instant dans mon cœur, pour y allumer une ardeur inconnue et très vive.Je voulais donner à boire à mon Bien-Aimé; je me sentais dévorée moi-même de la soif des âmes, et je voulais à tout prix arracher les pécheurs aux flammes éternelles.
Afin d'exciter mon zèle, le bon Maître me montra bientôt que mes désirs lui étaient agréables.J'entendis parler d'un grand criminel,—du nom de Pranzini—condamné à mort pour des meurtres épouvantables, et dont l'impénitence faisait craindre une éternelle damnation.Je voulus empêcher ce dernier et irrémédiable malheur.Afin d'y parvenir, j'employai tous les moyens spirituels imaginables; et, sachant que de moi-même je ne pouvais rien, j'offris pour sa rançon les mérites infinis de Notre-Seigneur et les trésors de la sainte Eglise.
Faut-il le dire? je sentais au fond de mon cœur la certitude d'être exaucée. Mais afin de me donner du courage pour continuer de courir à la conquête des âmes, je fis cette naïve prière: «Mon Dieu, je suis bien sûre que vous pardonnerez au malheureux Pranzini; je le croirais même s'il ne se confessait pas et ne donnait aucune marque de contrition, tant j'ai confiance en votre infinie miséricorde. Mais c'est mon premier pécheur; à cause de cela, je vous demande seulement un signe de repentir pour ma simple consolation. »
Ma prière fut exaucée à la lettre!—Jamais mon père ne nous laissait lire les journaux; cependant je ne crus pas désobéir en regardant les passages qui concernaient Pranzini.Le lendemain de son exécution, j'ouvre avec empressement le journal «la Croix» et que vois-je?...Ah!mes larmes trahirent mon émotion et je fus obligée de m'enfuir.Pranzini, sans confession, sans absolution, était monté sur l'échafaud; déjà les bourreaux l'entraînaient vers la fatale bascule, quand, remué tout à coup par une inspiration subite, il se retourne, saisit un Crucifix que lui présentait le prêtre et baise par trois fois ses plaies sacrées!...
J'avais donc obtenu le signe demandé; et ce signe était bien doux pour moi!N'était-ce pas devant les plaies de Jésus, en voyant couler son sang divin, que la soif des âmes avait pénétré dans mon cœur?Je voulais leur donner à boire ce sang immaculé, afin de les purifier de leurs souillures; et les lèvres «de mon premier enfant» allèrent se coller sur les plaies divines!Quelle réponse ineffable!Ah!depuis cette grâce unique, mon désir de sauver les âmes grandit chaque jour; il me semblait entendre Jésus me dire tout bas comme à la Samaritaine: «Donne-moi à boire!»[32] C'était un véritable échange d'amour: aux âmes je versais le sang de Jésus, à Jésus j'offrais ces mêmes âmes rafraîchies par la rosée du Calvaire; ainsi je pensais le désaltérer; mais plus je lui donnais à boire, plus la soif de ma pauvre petite âme augmentait, et je recevais cette soif ardente comme la plus délicieuse récompense.
En peu de temps, le bon Dieu m'avait conduite au delà du cercle étroit où je vivais.Le grand pas était donc fait; mais hélas!il me restait encore un long chemin à parcourir.
Dégagé de ses scrupules, de sa sensibilité excessive, mon esprit se développa. J'avais toujours aimé le grand, le beau; à cette époque, je fus prise d'un désir extrême de savoir. Ne me contentant pas des leçons de ma maîtresse, je m'appliquais seule à des sciences spéciales; et, par ce moyen, j'acquis plus de connaissances en quelques mois seulement que pendant toutes mes années d'études. Ah! ce zèle n'était-il pas vanité et affliction d'esprit?
Avec ma nature ardente, je me trouvais au moment de la vie le plus dangereux.Mais le Seigneur fit à mon égard ce que rapporte Ezéchiel dans ses prophéties:
«Il a vu que le temps était venu pour moi d'être aimée; il a fait alliance avec moi, et je suis devenue sienne; il a étendu sur moi son manteau; il m'a lavée dans les parfums précieux; il m'a revêtue de robes étincelantes, me donnant des colliers et des parfums sans prix.Il m'a nourrie de la plus pure farine, de miel et d'huile en abondance.Alors je suis devenue belle à ses yeux, et il a fait de moi une puissante reine.»[33]
Oui, Jésus a fait tout cela pour moi!Je pourrais reprendre chaque mot de cet ineffable passage et montrer qu'il s'est réalisé en ma faveur; mais les grâces rapportées plus haut en sont déjà une preuve suffisante.Je vais donc seulement parler de la nourriture que le divin Maître m'a prodiguée «en abondance».
Depuis longtemps je soutenais ma vie spirituelle avec «la plus pure farine» contenue dans l'ImitationC'était le seul livre qui me fît du bien; car je n'avais pas découvert les trésors cachés dans le saint Evangile.Ce petit livre ne me quittait jamais.Dans la famille on s'en amusait beaucoup; et souvent, ma tante, l'ouvrant au hasard, me faisait réciter le chapitre tombé sous ses yeux.
A quatorze ans, avec mon désir de science, le bon Dieu trouva nécessaire de joindre à «la plus pure farine, du miel et de l'huile en abondance». Ce miel et cette huile, il me les fit goûter dans les conférences de M. l'abbé Arminjon sur la fin du monde présent et les mystères de la vie futureLa lecture de cet ouvrage plongea mon âme dans un bonheur qui n'est pas de la terre; je pressentais déjà ce que Dieu réserve à ceux qui l'aiment; et, voyant ces récompenses éternelles si disproportionnées avec les légers sacrifices de cette vie, je voulais aimer, aimer Jésus avec passion, lui donner mille marques de tendresse pendant que je le pouvais encore.
Céline était devenue, depuis Noël surtout, la confidente intime de mes pensées. Jésus, qui voulait nous faire avancer ensemble, forma dans nos cœurs des liens plus forts que ceux du sang. Il nous fit devenir sœurs d'âmes
En nous se réalisèrent les paroles de notre Père saint Jean de la Croix, dans son Cantique spirituel:
En suivant vos traces, ô mon Bien-Aimé,
Les jeunes filles parcourent légèrement le chemin.
L'attouchement de l'étincelle,
Le vin épicé,
Leur font produire des aspirations divinement embaumées.
Oui, c'était bien légèrement que nous suivions les traces de Jésus!Les étincelles brûlantes semées par lui dans nos âmes, le vin délicieux et fort qu'il nous donnait à boire faisaient disparaître à nos yeux les choses passagères d'ici-bas; et de nos lèvres sortaient des aspirations toutes d'amour.
Avec quelle douceur je me rappelle nos conversations d'alors!Chaque soir, au belvédère, nous plongions ensemble nos regards dans l'azur profond semé d'étoiles d'or.Il me semble que nous recevions de bien grandes grâces.Comme le dit l'Imitation: «Dieu se communique parfois au milieu d'une vive splendeur, ou bien, doucement voilé sous des ombres ou des figures.»[34] Ainsi daignait-il se manifester à nos cœurs; mais que ce voile était transparent et léger! Le doute n'eût pas été possible; déjà la foi et l'espérance quittaient nos âmes: l'amour nous faisant trouver sur la terre Celui que nous cherchions. L'ayant trouvé seul, il nous avait donné son baiser, afin qu'à l'avenu-personne ne pût nous mépriser[35]
Ces divines impressions ne devaient pas rester sans fruit; la pratique de la vertu me devint douce et naturelle.Au début, mon visage trahissait le combat; mais, peu à peu, le renoncement me sembla facile, même au premier instant.Jésus l'a dit: «A celui qui possède on donnera encore, et il sera dans l'abondance.»[36] Pour une grâce fidèlement reçue, il m'en accordait une multitude d'autres. Il se donnait lui-même à moi dans la sainte communion, plus souvent que je n'aurais osé l'espérer. J'avais pris pour règle de conduite de faire, bien fidèlement, toutes les communions permises par mon confesseur, sans lui demander jamais d'en augmenter le nombre. Aujourd'hui, je m'y prendrais d'une autre façon; car je suis bien sûre qu'une âme doit dire à son directeur l'attrait qu'elle sent à recevoir son Dieu. Ce n'est pas pour rester dans le ciboire d'or qu'il descend chaque jour du ciel, mais afin de trouver un autre ciel: le ciel de notre âme où il prend ses délices.
Jésus, qui voyait mon désir, inspirait donc mon confesseur de me permettre plusieurs communions par semaine; et ces permissions, venant directement de lui, me comblaient de joie.En ce temps-là, je n'osais rien dire de mes sentiments intérieurs; la voie par laquelle je marchais était si droite, si lumineuse, que je ne sentais pas le besoin d'un autre guide que Jésus.Je comparais les directeurs à des miroirs fidèles qui reflétaient Nôtre-Seigneur dans les âmes; et je pensais que, pour moi, le bon Dieu ne se servait pas d'intermédiaire, mais agissait directement.
Lorsqu'un jardinier entoure de soins un fruit qu'il veut faire mûrir avant la saison, ce n'est jamais pour le laisser suspendu à l'arbre; c'est afin de le présenter sur une table richement servie. Dans une intention semblable, Jésus prodiguait ses grâces à sa petite fleurette. Il voulait faire éclater en moi sa miséricorde; lui qui s'écriait dans un transport de joie, aux jours de sa vie mortelle: «Mon Père, je vous bénis de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, pour les révéler aux plus petits.»[37] Parce que j'étais petite et faible, il s'abaissait vers moi et m'instruisait doucement des secrets de son amour. Comme le dit saint Jean de la Croix dans son Cantique de l'âme:
Je n'avais ni guide, ni lumière,
Excepté celle qui brillait dans mon cœur.
Cette lumière me guidait,
Plus sûrement que celle du midi,
Au lieu où m'attendait
Celui qui me connaît parfaitement.
Ce lieu, c'était le Carmel; mais avant de me reposer à l'ombre de Celui que je désirais[38], je devais passer par bien des épreuves.Et toutefois l'appel divin devenait si pressant que, m'eût-il fallu traverser les flammes, je m'y serais élancée pour répondre à Notre-Seigneur.
Seule, ma sœur Agnès de Jésus m'encourageait dans ma vocation; Marie me trouvait trop jeune, et vous, ma Mère bien-aimée, essayiez aussi, pour m'éprouver sans doute, de ralentir mon ardeur.Dès le début, je ne rencontrai qu'obstacles.D'un autre côté, je n'osais rien dire à Céline, et ce silence me faisait beaucoup souffrir; il m'était si difficile de lui cacher quelque chose!Bientôt cependant, cette sœur chérie apprit ma détermination, et, loin d'essayer de m'en détourner, elle accepta le sacrifice avec un courage admirable.Puisqu'elle voulait être religieuse, elle aurait dû partir la première; mais, comme autrefois les martyrs donnaient joyeusement le baiser d'adieu à leurs frères, choisis les premiers, pour combattre dans l'arène: ainsi me laissa-t-elle m'éloigner, prenant la même part à mes épreuves que s'il se fût agi de sa propre vocation.
Du côté de Céline je n'avais donc rien à craindre; mais je ne savais quel moyen prendre pour annoncer mes projets à mon père.Comment lui parler de quitter sa reine, lorsqu'il venait de sacrifier ses deux aînées?De plus, cette année-là, nous l'avions vu malade d'une attaque de paralysie assez sérieuse dont il se remit promptement, il est vrai, mais qui ne laissait pas de nous donner pour l'avenir bien des inquiétudes.
Ah!que de luttes intimes n'ai-je pas souffertes avant de parler!Cependant il fallait me décider: j'allais avoir quatorze ans et demi, six mois seulement nous séparaient encore de la belle nuit de Noël, et j'étais résolue d'entrer au Carmel à l'heure même où, l'année précédente, j'avais reçu ma grâce de conversion.
Pour faire ma grande confidence je choisis la fête de la Pentecôte.Toute la journée, je demandai les lumières de l'Esprit-Saint, suppliant les Apôtres de prier pour moi, de m'inspirer les paroles que j'allais avoir à dire.N'étaient-ce pas eux, en effet, qui devaient aider l'enfant timide que Dieu destinait à devenir l'apôtre des apôtres par la prière et le sacrifice?
L'après-midi, en revenant des Vêpres, je trouvai l'occasion désirée.Mon père était allé s'asseoir dans le jardin; et là, les mains jointes, il contemplait les merveilles de la nature.Le soleil couchant dorait de ses derniers feux le sommet des grands arbres, et les petits oiseaux gazouillaient leur prière du soir.
Son beau visage avait une expression toute céleste, je sentais que la paix inondait son cœur.Sans dire un seul mot, j'allai m'asseoir à ses côtés, les yeux déjà mouillés de larmes. Il me regarda avec une tendresse indéfinissable, appuya ma tête sur son cœur et me dit: «Qu'as-tu, ma petite reine? Confie-moi cela... » Puis, se levant comme pour dissimuler sa propre émotion, il marcha lentement, me pressant toujours sur son cœur.
THÉRÈSE a 15 ans ET SON PÈRE
«Qu as tu ma petite reine?...confie-moi cela...»
A travers mes larmes je parlai du Carmel...
A travers mes larmes je parlai du Carmel, de mes désirs d'entrer bientôt; alors il pleura lui-même!Toutefois, il ne me dit rien qui pût me détourner de ma vocation; il me fit simplement remarquer que j'étais encore bien jeune pour prendre une détermination aussi grave; et, comme j'insistais, défendant bien ma cause, mon incomparable père avec sa droite et généreuse nature fut bientôt convaincu.Nous continuâmes longtemps notre promenade; mon cœur était soulagé, papa ne versait plus de larmes.Il me parla comme un saint.S'approchant d'un mur peu élevé, il me montra de petites fleurs blanches, semblables à des lis en miniature; et, prenant une de ces fleurs, il me la donna, m'expliquant avec quel soin le Seigneur l'avait fait éclore et conservée jusqu'à ce jour.
Je croyais écouter mon histoire tant la ressemblance était frappante entre la petite fleur et la petite Thérèse.Je reçus cette fleurette comme une relique; et je vis qu'en voulant la cueillir, mon père avait enlevé toutes ses racines sans les briser: elle paraissait destinée à vivre encore dans une autre terre plus fertile.Cette même action, papa venait de la faire pour moi, en me permettant de quitter, pour la montagne du Carmel, la douce vallée témoin de mes premiers pas dans la vie.
Je collai ma petite fleur blanche sur une image de Notre-Dame des Victoires: la sainte Vierge lui sourit, et le petit Jésus semble la tenir dans sa main.C'est là qu'elle est encore, seulement la tige s'est brisée tout près de la racine.Le bon Dieu, sans doute, veut me dire par là qu'il brisera bientôt les liens de sa petite fleur et ne la laissera pas se faner sur la terre...
Après avoir obtenu le consentement de mon père, je croyais pouvoir m'envoler sans crainte au Carmel.Hélas!mon oncle, après avoir entendu à son tour mes confidences, déclara que cette entrée à quinze ans, dans un ordre austère, lui paraissait contre la prudence humaine; que ce serait faire tort à la religion de laisser une enfant embrasser une pareille vie.Il ajouta qu'il allait y mettre de son côté toute l'opposition possible, et qu'à moins d'un miracle, il ne changerait pas d'avis.
Je m'aperçus que tous les raisonnements étaient inutiles, et je me retirai, le cœur plongé dans la plus profonde amertume.Ma seule consolation était la prière; je suppliais Jésus de faire le miracle demandé, puisqu'à ce prix seulement je pouvais répondre à son appel.Un temps assez long s'écoula; mon oncle ne semblait plus se souvenir de notre entretien; mais j'ai su plus tard que, tout au contraire, je le préoccupais beaucoup.
Avant de faire luire sur mon âme un rayon d'espérance, le Seigneur voulut m'envoyer un autre martyre bien douloureux qui dura trois jours.Oh!jamais je n'ai si bien compris la peine amère de la sainte Vierge et de saint Joseph, cherchant à travers les rues de Jérusalem le divin Enfant Jésus.Je me trouvais dans un désert affreux; ou plutôt mon âme ressemblait au fragile esquif livré sans pilote à la merci des flots orageux.Je le sais, Jésus était là, dormant sur ma nacelle, mais comment le voir au milieu d'une si sombre nuit?Si l'orage avait éclaté ouvertement, un éclair eût peut-être sillonné mes nuages.Sans doute, c'est une bien triste lueur que celle des éclairs; cependant, à leur clarté, j'aurais aperçu un instant le Bien-Aimé de mon cœur.
Mais non...c'était la nuit!la nuit profonde, le délaissement complet, une véritable mort!Comme le divin Maître, au Jardin de l'Agonie, je me sentais seule, ne trouvant de consolation ni du côté de la terre, ni du côté des cieux.La nature semblait prendre part à ma tristesse amère: pendant ces trois jours, le soleil ne montra pas un seul de ses rayons et la pluie tomba par torrents. J'en fis toujours la remarque: dans toutes les circonstances de ma vie la nature était l'image de mon âme. Quand je pleurais, le ciel pleurait avec moi; quand je jouissais, l'azur du firmament ne se trouvait obscurci d'aucun nuage.
Le quatrième jour qui se trouvait un samedi, j'allai voir mon oncle.Quelle ne fut pas ma surprise en le trouvant tout changé à mon égard!D'abord, sans que je lui en eusse témoigné le désir, il me fit entrer dans son cabinet; puis, commençant par m'adresser de doux reproches sur ma manière d'être, un peu gênée avec lui, il me dit que le miracle exigé n'était plus nécessaire; qu'ayant prié le bon Dieu de lui donner une simple inclination de cœur, il venait de l'obtenir.Je ne le reconnaissais plus.Il m'embrassa avec la tendresse d'un père, ajoutant d'un ton bien ému: «Va en paix, ma chère enfant, tu es une petite fleur privilégiée que le Seigneur veut cueillir, je ne m'y opposerai pas.»
Avec quelle allégresse je repris le chemin des Buissonnets sous le beau ciel dont les nuages s'étaient complètement dissipés!Dans mon âme aussi la nuit avait cessé.Jésus se réveillant m'avait rendu la joie, je n'entendais plus le bruit des vagues: au lieu du vent de l'épreuve, une brise légère enflait ma voile et je me croyais au port!Hélas!plus d'un orage devait encore s'élever, me faisant craindre à certaines heures, de m'être éloignée sans retour du rivage si ardemment désiré.
Après avoir obtenu le consentement de mon oncle, j'appris par vous, ma Mère vénérée, que M.le Supérieur du Carmel ne me permettait pas d'entrer avant l'âge de vingt et un ans.Personne n'avait pensé à cette opposition, la plus grave, la plus invincible de toutes.Cependant, sans perdre courage, j'allai moi-même avec mon père lui exposer mes désirs. Il me reçut très froidement, et rien ne put changer ses dispositions. Nous le quittâmes enfin sur un non bien arrêté: «Toutefois, ajouta-t-il, je ne suis que le délégué de Monseigneur; s'il permet cette entrée, je n'aurai plus rien à dire. » En sortant du presbytère, nous nous trouvâmes sous une pluie torrentielle; hélas!de gros nuages aussi chargeaient le firmament de mon âme.Papa ne savait comment me consoler.Il me promit de me conduire à Bayeux si je le désirais; j'acceptai avec reconnaissance.
Bien des événements se passèrent avant qu'il nous fût possible d'accomplir ce voyage.A l'extérieur, ma vie paraissait la même: j'étudiais, et surtout je grandissais dans l'amour du bon Dieu.J'avais parfois des élans, de véritables transports...
Un soir, ne sachant comment dire à Jésus que je l'aimais et combien je désirais qu'il fût partout servi et glorifié, je pensai avec douleur qu'il ne monterait jamais des abîmes de l'enfer un seul acte d'amour. Alors je m'écriai que, de bon cœur, je consentirais à me voir plongée dans ce lieu de tourments et de blasphèmes, pour qu'il y fût aimé éternellement. Cela ne pourrait le glorifier, puisqu'il ne désire que notre bonheur; mais, quand on aime, on éprouve le besoin de dire mille folies. Si je parlais ainsi, ce n'était pas que le ciel n'excitât mon envie; mais alors, mon ciel à moi n'était autre que l'amour, et je sentais, dans mon ardeur, que rien ne pourrait me détacher de l'objet divin qui m'avait ravie...
Vers cette époque, Nôtre-Seigneur me donna la consolation de voir de près des âmes d'enfants.Voici en quelle circonstance: pendant la maladie d'une pauvre mère de famille, je m'occupai beaucoup de ses deux petites filles dont l'aînée n'avait pas six ans.C'était un vrai plaisir pour moi de voir avec quelle candeur elles ajoutaient foi à tout ce que je leur disais. Il faut que le saint baptême dépose dans les âmes un germe bien profond des vertus théologales puisque, dès l'enfance, l'espoir des biens futurs suffit pour faire accepter des sacrifices. Lorsque je voulais voir mes deux petites filles bien conciliantes entre elles, au lieu de leur promettre des jouets et des bonbons, je leur parlais des récompenses éternelles que le petit Jésus donnera aux enfants sages. L'aînée, dont la raison commençait à se développer, me regardait avec une expression de vive joie et me faisait mille questions charmantes sur le petit Jésus et son beau ciel. Elle me promettait ensuite avec enthousiasme de toujours céder à sa sœur, ajoutant que, jamais de sa vie, elle n'oublierait les leçons de «la grande demoiselle»—c'est ainsi qu'elle m'appelait.
Considérant ces âmes innocentes, je les comparais à une cire molle sur laquelle on peut graver toute empreinte; celle du mal, hélas! comme celle du bien; et je compris la parole de Jésus: Qu'il vaudrait mieux être jeté à la mer que de scandaliser un seul de ces petits enfants[39]Ah!que d'âmes arriveraient à une haute sainteté si, dès le principe, elles étaient bien dirigées!
Je le sais, Dieu n'a besoin de personne pour accomplir son œuvre de sanctification; mais, comme il permet à un habile jardinier d'élever des plantes rares et délicates, lui donnant à cet effet la science nécessaire, tout en se réservant le soin de féconder; ainsi veut-il être aidé dans sa divine culture des âmes.Qu'arriverait-il si un horticulteur maladroit ne greffait pas bien ses arbres?s'il ne savait pas reconnaître la nature de chacun et voulait faire éclore, par exemple, des roses sur un pêcher?
Cela me fait souvenir qu'autrefois, parmi mes oiseaux, j'avais un serin qui chantait à ravir; j'avais aussi un petit linot auquel je prodiguais des soins particuliers, l'ayant adopté à sa sortie du nid. Ce pauvre petit prisonnier, privé des leçons de musique de ses parents et n'entendant du matin au soir que les joyeuses roulades du serin, voulut l'imiter un beau jour. —Difficile entreprise pour un linot! —C'était charmant de voir les efforts de ce pauvre petit, dont la douce voix eut bien du mal à s'accorder avec les notes vibrantes de son maître. Il y arriva cependant, à ma grande surprise, et son chant devint absolument le même que celui du serin.
O ma Mère, vous savez qui m'a appris à chanter dès l'enfance!Vous savez quelles voix m'ont charmée!Et maintenant j'espère un jour, malgré ma faiblesse, redire éternellement le cantique d'amour dont j'ai entendu bien des fois moduler ici-bas les notes harmonieuses.
Mais où en suis-je?Ces réflexions m'ont entraînée trop loin...Je reprends vite le récit de ma vocation.
Le 31 octobre 1887, je partis pour Bayeux, seule avec mon père, le cœur rempli d'espérance, mais aussi bien émue à la pensée de me présenter à l'évêché.Pour la première fois de ma vie, je devais aller faire une visite sans être accompagnée de mes sœurs; et cette visite était à un Evêque!Moi qui n'avais jamais besoin de parler que pour répondre aux questions qui m'étaient adressées, je devais expliquer et développer les raisons qui me faisaient solliciter mon entrée au Carmel, afin de donner des preuves de la solidité de ma vocation.
Qu'il m'en a coûté pour surmonter à ce point ma timidité! Oh! c'est bien vrai que jamais l'amour ne trouve d'impossibilité, parce qu'il se croit tout possible et tout permis[40] C'était bien, en effet, le seul amour de Jésus qui pouvait me faire braver ces difficultés et celles qui suivirent; car je devais acheter mon bonheur par de grandes épreuves. Aujourd'hui, sans doute, je trouve l'avoir payé bien peu cher, et je serais prête à supporter des peines mille fois plus amères pour l'acquérir, si je ne l'avais pas encore.
Les cataractes du ciel semblaient ouvertes quand nous arrivâmes à l'évêché. M. l'abbé Révérony, Vicaire général, qui lui-même avait fixé la date du voyage, se montra très aimable, bien qu'un peu étonné. Apercevant des larmes dans mes yeux, il me dit: «Ah! je vois des diamants, il ne faut pas les montrer à Monseigneur! »
Nous traversâmes alors de grands salons où je me faisais l'effet d'une petite fourmi et me demandais ce que j'allais oser dire!Monseigneur se promenait en ce moment dans une galerie, avec deux prêtres; je vis M.le Grand Vicaire échanger avec lui quelques mots, et revenir en sa compagnie dans l'appartement où nous attendions.Là, trois énormes fauteuils étaient placés devant la cheminée où pétillait un feu ardent.
En voyant entrer Monseigneur, mon père se mit à genoux près de moi pour recevoir sa bénédiction, puis Sa Grandeur nous fit asseoir.M.Révérony me présenta le fauteuil du milieu: je m'excusai poliment; il insista, me disant de montrer si j'étais capable d'obéir.Aussitôt je m'exécutai sans la moindre réflexion, et j'eus la confusion de lui voir prendre une chaise, tandis que je me trouvais enfoncée dans un siège monumental où quatre comme moi auraient été à l'aise—plus à l'aise que moi, car j'étais loin d'y être!—J'espérais que mon père allait parler; mais il me dit d'expliquer le but de notre visite.Je le fis le plus éloquemment possible, tout en comprenant très bien qu'un simple mot du Supérieur m'eût plus servi que mes raisons.Hélas!son opposition ne plaidait guère en ma faveur.
Monseigneur me demanda s'il y avait longtemps que je désirais le Carmel.
«Oh!oui, Monseigneur, bien longtemps.
—Voyons, reprit en riant M.Révérony, il ne peut toujours pas y avoir quinze ans de cela!
—C'est vrai, répondis-je, mais il n'y a pas beaucoup d'années à retrancher; car j'ai désiré me donner au bon Dieu dès l'âge de trois ans.»
Monseigneur, croyant être agréable à mon père, essaya de me faire comprendre que je devais rester quelque temps encore près de lui.Quelles ne furent pas la surprise et l'édification de Sa Grandeur de voir alors papa prendre mon parti!ajoutant, d'un air plein de bonté, que nous devions aller à Rome avec le pèlerinage diocésain et que je n'hésiterais pas à parler au Saint-Père, si je n'obtenais auparavant la permission sollicitée.
Cependant, un entretien avec le Supérieur fut exigé comme indispensable, avant de nous donner aucune décision. Je ne pouvais rien entendre qui me fît plus de peine; car je connaissais son opposition formelle et bien arrêtée. Aussi, sans tenir compte de la recommandation de M. l'abbé Révérony, je fis plus que montrer des diamants à Monseigneur, je lui en donnaiJe vis bien qu'il était touché; il me fit des caresses comme jamais, paraît-il, aucune enfant n'en avait reçu de lui.
«Tout n'est pas perdu, ma chère petite, me dit-il; mais je suis bien content que vous fassiez avec votre bon père le voyage de Rome: vous affermirez ainsi votre vocation.Au lieu de pleurer, vous devriez vous réjouir!D'ailleurs, la semaine prochaine je vais aller à Lisieux; je parlerai de vous à M.le Supérieur, et, certainement, vous recevrez ma réponse en Italie.»
Sa Grandeur nous conduisit ensuite jusqu'au jardin; mon père l'intéressa beaucoup en lui racontant que, ce matin même, afin de paraître plus âgée, je m'étais relevé les cheveux. Ceci ne fut pas perdu! Aujourd'hui, je le sais, Monseigneur ne parle à personne de sa petite fille, sans raconter l'histoire des cheveux.—J'aurais préféré, je l'avoue, que cette révélation ne se fît point.M.le Grand Vicaire nous accompagna jusqu'à la porte, disant que jamais chose pareille ne s'était vue: un père aussi empressé de donner son enfant à Dieu, que cette enfant de s'offrir elle-même.
Il fallut donc reprendre le chemin de Lisieux sans aucune réponse favorable.Il me semblait que mon avenir était brisé pour toujours; plus j'approchais du terme, plus je voyais mes affaires s'embrouiller.Cependant je ne cessai point d'avoir au fond de l'âme une grande paix, parce que je ne cherchais que la volonté du Seigneur.
CHAPITRE VI
Voyage de Rome.—Audience de S.S.Léon XIII.
Réponse de Monseigneur l'Evêque de Bayeux.
Trois mois d'attente.
——
Trois jours après le voyage de Bayeux, je devais en faire un beaucoup plus long: celui de la Ville éternelle.Ce dernier voyage m'a montré le néant de tout ce qui passe.Cependant j'ai vu de splendides monuments, j'ai contemplé toutes les merveilles de l'art et de la religion; surtout, j'ai foulé la même terre que les saints Apôtres, la terre arrosée du sang des Martyrs, et mon âme s'est agrandie au contact des choses saintes.
Je suis bien heureuse d'être allée à Rome; mais je comprends les personnes qui supposaient ce voyage entrepris par mon père dans le but de changer mes idées de vie religieuse.Il y avait certainement de quoi ébranler une vocation mal affermie.
Nous nous trouvâmes d'abord, ma sœur et moi, au milieu du grand monde qui composait presque exclusivement le pèlerinage.Ah!bien loin de nous éblouir, tous ces titres de noblesse ne nous parurent qu'une vaine fumée.J'ai compris cette parole de l'Imitation: «Ne poursuivez pas cette ombre que l'on appelle un grand nom[41]» J'ai compris que la vraie grandeur ne se trouve point dans le nom, mais dans l'âme.
Le Prophète nous dit que le Seigneur donnera UN AUTRE NOM à ses élus[42]; et nous lisons dans saint Jean: «Le vainqueur recevra une pierre blanche, sur laquelle est écrit un NOM NOUVEAU que nul ne connaît, hors celui qui le reçoit»[43]. C'est donc au ciel que nous saurons nos titres de noblesse. Alors chacun recevra de Dieu la louange qu'il mérite[44], et celui qui, sur la terre, aura choisi d'être le plus pauvre, le plus inconnu pour l'amour de Notre-Seigneur, celui-là sera le premier, le plus noble et le plus riche.
La seconde expérience que j'ai faite regarde les prêtres.Jusque-là, je ne pouvais comprendre le but principal de la réforme du Carmel; prier pour les pécheurs me ravissait, mais prier pour les prêtres dont les âmes me semblaient plus pures que le cristal, cela me paraissait étonnant!Ah!j'ai compris ma vocation en Italie.Ce n'était pas aller chercher trop loin une aussi utile connaissance.
Pendant un mois, j'ai rencontré beaucoup de saints prêtres; et j'ai vu que, si leur sublime dignité les élève au-dessus des Anges, ils n'en sont pas moins des hommes faibles et fragiles. Donc, si de saints prêtres, que Jésus appelle dans l'Evangile: le sel de la terre, montrent qu'ils ont besoin de prières, que faut-il penser de ceux qui sont tièdes?Jésus n'a-t-il pas dit encore: «Si le sel vient à s'affadir, avec quoi l'assaisonnera-t-on?»[45]
O ma Mère, qu'elle est belle notre vocation!C'est à nous, c'est au Carmel de conserver le sel de la terre!Nous offrons nos prières et nos sacrifices pour les apôtres du Seigneur; nous devons être nous-mêmes leurs apôtres, tandis que, par leurs paroles et leurs exemples, ils évangélisent les âmes de nos frères.Quelle noble mission est la nôtre!Mais je dois en rester là, je sens que, sur ce sujet, ma plume ne s'arrêterait jamais...
Je vais, ma Mère chérie, vous raconter mon voyage avec quelques détails:
Le 4 novembre, à trois heures du matin, nous traversions la ville de Lisieux encore ensevelie dans les ombres de la nuit.Bien des impressions passèrent en mon âme: je me sentais aller vers l'inconnu, je savais que de grandes choses m'attendaient là-bas!
Arrivés à Paris, mon père nous en fit visiter toutes les merveilles; pour moi, je n'en trouvai qu'une seule: Notre-Dame des Victoires. Ce que j'éprouvai dans son sanctuaire, je ne pourrais le dire. Les grâces qu'elle m'accorda ressemblaient à celles de ma première Communion: j'étais remplie de paix et de bonheur... C'est là que ma Mère, la Vierge Marie, me dit clairement que c'était bien elle qui m'avait souri et m'avait guérieAvec quelle ferveur je la suppliai de me garder toujours et de réaliser mon rêve, en me cachant à l'ombre de son manteau virginal!Je lui demandai encore d'éloigner de moi toutes les occasions de péché.
Je n'ignorais pas que, pendant mon voyage, il se rencontrerait bien des choses capables de me troubler; n'ayant aucune connaissance du mal, je craignais de le découvrir. Je n'avais pas expérimenté que tout est pur pour les purs[46], que l'âme simple et droite ne voit de mal à rien, puisque le mal n'existe que dans les cœurs impurs, et non dans les objets insensibles.Je priai aussi saint Joseph de veiller sur moi; depuis mon enfance, ma dévotion pour lui se confondait avec mon amour pour la très sainte Vierge.Chaque jour, je récitais la prière: «O saint Joseph, père et protecteur des vierges...» Il me semblait donc être bien protégée et tout à fait à l'abri du danger.
Après notre consécration au Sacré-Cœur, dans la basilique de Montmartre, nous partîmes de Paris, le 7 novembre.Comme il s'agissait de mettre chaque compartiment de wagon sous le vocable d'un saint, il était convenu de décerner cet honneur à l'un des prêtres qui habitaient ce compartiment: soit en adoptant son patron ou celui de sa paroisse.
Et voici qu'en présence de tous les pèlerins, nous entendîmes appeler le nôtre: Saint Martin. Mon père, très sensible à cette délicatesse, alla remercier immédiatement Mgr Legoux, grand Vicaire de Coutances et directeur du pèlerinage. Depuis, plusieurs personnes ne l'appelaient pas autrement que monsieur Saint Martin
M.l'abbé Révérony examinait soigneusement toutes mes actions; je l'apercevais de loin qui m'observait.A table, lorsque je n'étais pas en face de lui, il trouvait moyen de se pencher pour me voir et m'entendre. Je pense qu'il dut être satisfait de son examen; car, à la fin du voyage, il parut bien disposé en ma faveur. Je dis, à la fin, parce qu'à Rome il fut loin de me servir d'avocat, comme je le dirai bientôt.—Néanmoins, je ne voudrais pas faire croire qu'il voulût me tromper, en n'agissant plus d'après les bonnes intentions manifestées à Bayeux.Je suis persuadée, au contraire, qu'il resta toujours pour moi rempli de bienveillance; s'il contraria mes désirs, ce fut uniquement pour m'éprouver.
Avant d'atteindre le but de notre pèlerinage, nous traversâmes la Suisse avec ses hautes montagnes dont le sommet neigeux se perd dans les nuages, ses cascades, ses vallées profondes remplies de fougères gigantesques et de bruyères roses.
Ma Mère bien-aimée, que ces beautés de la nature, répandues ainsi à profusion, ont fait de bien à mon âme!Comme elles l'ont élevée vers Celui qui s'est plu à jeter de pareils chefs-d'œuvre sur une terre d'exil qui ne doit durer qu'un jour!
Parfois nous étions emportés jusqu'au sommet des montagnes: à nos pieds, des précipices dont le regard ne pouvait sonder la profondeur, semblaient vouloir nous engloutir.Plus loin, nous traversions un village charmant avec ses chalets et son gracieux clocher, au-dessus duquel se balançaient mollement de légers nuages.Ici, c'était un vaste lac aux flots calmes et purs, dont la teinte azurée se mêlait aux feux du couchant.
Comment dire mes impressions devant ce spectacle si poétique et si grandiose?Je pressentais les merveilles du ciel...La vie religieuse m'apparaissait telle qu'elle est, avec ses assujettissements, ses petits sacrifices quotidiens accomplis dans l'ombre.Je comprenais combien alors il devient facile de se replier sur soi-même, d'oublier le but sublime de sa vocation; et je me disais: «Plus tard, à l'heure de l'épreuve, lorsque, prisonnière au Carmel, je ne pourrai voir qu'un petit coin du ciel, je me souviendrai d'aujourd'hui; ce tableau me donnera du courage. Je ne ferai plus cas de mes petits intérêts en pensant à la grandeur, à la puissance de Dieu; je l'aimerai uniquement et n'aurai pas le malheur de m'attacher à des pailles, maintenant que mon cœur entrevoit ce qu'il réserve à ceux qui l'aiment. »
Après avoir contemplé les œuvres de Dieu, je pus admirer aussi celles de ses créatures.La première ville d'Italie que nous visitâmes fut Milan.Sa cathédrale en marbre blanc, avec ses statues assez nombreuses pour former un peuple, devint pour nous l'objet d'une étude particulière.
Laissant les dames timides se cacher le visage dans leurs mains, après avoir gravi les premiers degrés de l'édifice, nous suivîmes, Céline et moi, les pèlerins les plus hardis, et atteignîmes le dernier clocheton, ayant ensuite le plaisir de voir à nos pieds la ville de Milan tout entière, dont les habitants ressemblaient à de petites fourmis.Descendues de notre piédestal, nous commençâmes nos promenades en voiture qui devaient durer un mois, et me rassasier pour toujours du désir de rouler sans fatigue.
Le Campo Santo nous ravit.Ses statues de marbre blanc, qu'un ciseau de génie semble avoir animées, sont semées sur le vaste champ des morts, avec une sorte de négligence qui ne manque point de charme.On serait presque tenté de consoler les personnages allégoriques qui vous entourent.Leur expression est si vraie de douleur calme et chrétienne!Et quels chefs-d'œuvre!Ici, c'est un enfant qui jette des fleurs sur la tombe de son père; on oublie la pesanteur du marbre: les pétales délicats semblent glisser entre ses doigts.Ailleurs, le voile léger des veuves et les rubans dont sont ornés les cheveux des jeunes filles paraissent flotter au gré du vent.
Nous ne trouvions pas de paroles pour exprimer notre admiration; lorsqu'un vieux monsieur français, qui nous suivait partout, regrettant sans doute de ne pouvoir partager nos sentiments, dit avec mauvaise humeur: «Ah!que les Français sont donc enthousiastes!» Je crois que ce pauvre monsieur aurait mieux fait de rester chez lui.Loin d'être heureux de son voyage, toujours des plaintes sortaient de sa bouche: il était mécontent des villes, des hôtels, des personnes, de tout.
Souvent, mon père, qui se trouvait bien n'importe où,—étant d'un caractère diamétralement opposé à celui de son désobligeant voisin—essayait de le réjouir, lui offrait sa place en voiture et ailleurs, lui montrait, avec sa grandeur d'âme habituelle, le bon côté des choses; rien ne le déridait!Que nous avons vu de personnages différents!Quelle intéressante étude que celle du monde, quand on est à la veille de le quitter!
A Venise, la scène changea complètement.Au lieu du tumulte des grandes cités, on n'entend, au milieu du silence, que les cris des gondoliers et le murmure de l'onde agitée par les rames.Cette ville a bien ses charmes, mais elle est triste.Le palais des doges avec toutes ses splendeurs est triste lui-même.Depuis longtemps, l'écho de ses voûtes sonores ne répète plus la voix des gouverneurs, prononçant des arrêts de vie ou de mort dans les salles que nous avons traversées.Ils ont cessé de souffrir, les malheureux condamnés, enterrés vivants dans les oubliettes obscures.
En visitant ces affreuses prisons, je me croyais au temps des martyrs.Cet asile ténébreux, je l'aurais avec joie choisi pour demeure, s'il se fût agi de confesser ma foi; mais bientôt la voix du guide me tira de ma rêverie, et je passai sur le pont des soupirs, ainsi appelé à cause des soupirs de soulagement des pauvres prisonniers, en se voyant délivrés de l'horreur des souterrains auxquels ils préféraient la mort.
Après avoir dit adieu à Venise, nous vénérâmes à Padoue la langue de saint Antoine; puis, à Bologne, le corps de sainte Catherine, dont le visage conserve l'empreinte du baiser de l'Enfant Jésus.
Je me vis avec bonheur sur la route de Lorette.Que la sainte Vierge a bien choisi cet endroit pour y déposer sa Maison bénie!Là, tout est pauvre, simple et primitif: les femmes ont conservé le gracieux costume italien, et n'ont pas, comme celles des autres villes, adopté la mode de Paris.Enfin, Lorette m'a charmée.
Que dirai-je de la sainte Maison?Mon émotion fut bien profonde en me trouvant sous le même toit que la sainte Famille, en contemplant les murs sur lesquels Notre-Seigneur avait fixé ses yeux divins, en foulant la terre que saint Joseph avait arrosée de ses sueurs, où Marie avait porté Jésus dans ses bras, après l'avoir porté dans son sein virginal.J'ai vu la petite chambre de l'Annonciation.J'ai déposé mon chapelet dans l'écuelle de l'Enfant Jésus.Que ces souvenirs sont ravissants!
Mais notre plus grande consolation fut de recevoir Jésus dans sa maison et de devenir ainsi son temple vivant, au lieu même qu'il avait honoré de sa divine présence. Suivant l'usage romain, la sainte Eucharistie ne se conserve dans chaque église que sur un autel; et, là seulement, les prêtres la distribuent aux fidèles. A Lorette, cet autel se trouve dans la basilique où la sainte Maison est renfermée, comme un diamant précieux, en un écrin de marbre blanc. Cela ne fit pas notre affaire. C'était dans le diamant, et non dans l'écrin, que nous voulions recevoir le Pain des Anges. Mon père, avec sa douceur ordinaire, suivit les pèlerins, tandis que ses filles moins soumises se dirigeaient vers la santa Casa
Par un privilège spécial, un prêtre se disposait à y célébrer sa messe; nous lui confiâmes notre désir.Immédiatement, ce prêtre dévoué demanda deux petites hosties qu'il plaça sur sa patène, et vous devinez, ma Mère, le bonheur ineffable de cette communion!Les paroles sont impuissantes à le traduire.Que sera-ce donc quand nous communierons éternellement dans la demeure du Roi des cieux?Alors nous ne verrons plus finir notre joie, il n'y aura plus pour l'assombrir la tristesse du départ, il ne sera pas nécessaire de gratter furtivement, comme nous l'avons fait, les murs sanctifiés par la présence divine; puisque sa maison sera la nôtre pendant tous les siècles.
Il ne veut pas nous donner celle de la terre, il se contente de nous la montrer, pour nous faire aimer la pauvreté et la vie cachée; celle qu'il nous réserve est son palais de gloire, où nous ne le verrons plus voilé sous l'apparence d'un enfant ou d'un peu de pain, mais tel qu'il est dans l'éclat de sa splendeur infinie!
Maintenant, c'est de Rome que je vais parler: de Rome, où je croyais rencontrer la consolation; où, hélas! je trouvai la croix! A notre arrivée, il faisait nuit; et, m'étant endormie dans le wagon, je fus réveillée au cri des employés de la gare, répété avec enthousiasme par les pèlerins: Roma!Roma! Ce n'était pas un rêve, j'étais à Rome!
Notre première journée, peut-être la plus délicieuse, se passa hors les murs.Là, tous les monuments ont conservé leur antique cachet; tandis qu'au centre de Rome, devant les hôtels et les magasins, on pourrait se croire à Paris.
Cette promenade dans les campagnes romaines m'a laissé un souvenir particulièrement embaumé. Comment pourrais-je traduire l'impression qui me fit tressaillir devant le Colysée? Je la voyais donc enfin cette arène, où tant de martyrs avaient versé leur sang pour Jésus! Déjà je m'apprêtais à baiser la terre sanctifiée par leurs combats glorieux. Mais quelle déception! Le sol ayant été exhaussé, la véritable arène est ensevelie à huit mètres environ de profondeur. Par suite des fouilles, le centre n'est qu'un amas de décombres; une barrière infranchissable en défend l'entrée. D'ailleurs, personne n'ose pénétrer au sein de ces ruines dangereuses.
Fallait-il être venue à Rome sans descendre au Colysée?—Non, c'était impossible!Je n'écoutais plus déjà les explications du guide; une seule pensée m'occupait: descendre dans l'arène!
Il est dit dans le saint Evangile, que Madeleine restant toujours auprès du Tombeau, et se baissant à plusieurs reprises pour regarder à l'intérieur, finit par voir deux anges.Comme elle, continuant de me baisser, je vis, non pas deux anges, mais ce que je cherchais; et, poussant un cri de joie, je dis à ma sœur: «Viens!suis-moi, nous allons pouvoir passer!» Aussitôt nous nous élançons, escaladant les ruines qui croulaient sous nos pas; tandis que mon père, étonné de notre audace, nous appelait de loin.Mais nous n'entendions plus rien.
De même que les guerriers sentent leur courage augmenter au milieu du péril, ainsi notre joie grandissait en proportion de notre fatigue et du danger que nous affrontions pour atteindre le but de nos désirs.
Céline, plus prévoyante que moi, avait écouté le guide.Se rappelant qu'il venait de signaler un certain petit pavé croisé, comme étant l'endroit où combattaient les martyrs, elle se mit à le chercher.L'ayant trouvé bientôt, et nous étant agenouillées sur cette terre bénie, nos âmes se confondirent en une même prière..... Mon cœur battait bien fort lorsque j'approchai mes lèvres de la poussière empourprée du sang des premiers chrétiens. Je demandai la grâce d'être aussi martyre pour Jésus, et je sentis au fond de mon âme que j'étais exaucée.
Tout ceci dura très peu de temps.Après avoir ramassé quelques pierres, nous nous dirigeâmes vers les murs pour recommencer notre périlleuse entreprise.Mon père nous voyant si heureuses ne put nous gronder; je m'aperçus même qu'il était fier de notre courage.
Après le Colysée, nous visitâmes les Catacombes.Là, Céline et Thérèse trouvèrent le moyen de se coucher ensemble jusqu'au fond de l'ancien tombeau de sainte Cécile, et prirent de la terre sanctifiée par ses reliques bénies.
Avant ce voyage, je n'avais pour cette sainte aucune dévotion particulière; mais en visitant sa maison, le lieu de son martyre, en l'entendant proclamer «reine de l'harmonie», à cause du chant virginal qu'elle fit entendre au fond de son cœur à son Epoux céleste, je sentis pour elle plus que de la dévotion: une véritable tendresse d'amie. Elle devint ma sainte de prédilection, ma confidente intime. Ce qui surtout me ravissait en elle, c'étaient son abandon, sa confiance illimitée, qui l'ont rendue capable de virginiser des âmes n'ayant jamais désiré que les joies de la vie présente. Sainte Cécile est semblable à l'épouse des Cantiques. En elle, je vois un chœur dans un camp d'armée[47]. Sa vie n'a été qu'un chant mélodieux au milieu même des plus grandes épreuves; et cela ne m'étonne pas, puisque l'Evangile sacré reposait sur son cœur[48], et que dans son cœur reposait l'Epoux des vierges.
La visite à l'église de Sainte-Agnès me fut aussi bien douce. Là, je retrouvais une amie d'enfance. J'essayai, mais sans succès, d'obtenir une de ses reliques afin de la rapporter à ma petite mère Agnès de Jésus. Les hommes me refusant, le bon Dieu se mit de la partie: une petite pierre de marbre rouge, se détachant d'une riche mosaïque dont l'origine remonte au temps de la douce martyre, vint tomber à mes pieds. N'était-ce pas charmant? Sainte Agnès me donnait elle-même un souvenir de sa maison!
Six jours se passèrent à contempler les principales merveilles de Rome; et le septième, je vis la plus grande de toutes: Léon XIII. Ce jour, je le désirais et le redoutais à la fois, de lui dépendait ma vocation; car je n'avais reçu aucune réponse de Monseigneur, et la permission du Saint-Père devenait mon unique planche de salut. Mais, pour obtenir cette permission, il fallait la demander! Il fallait devant plusieurs cardinaux, archevêques et évêques, oser parler au Pape!Cette seule pensée me faisait trembler.
Ce fut le dimanche matin, 20 novembre, que nous entrâmes au Vatican dans la chapelle du Souverain Pontife. A huit heures nous assistions à sa messe; et, pendant le saint Sacrifice, il nous montra par son ardente piété, digne du Vicaire de Jésus-Christ, qu'il était véritablement le saint Père
L'Evangile de ce jour contenait ces ravissantes paroles: «Ne craignez rien, petit troupeau; car il a plu à mon Père de vous donner son royaume.»[49] Et mon cœur s'abandonnait à la confiance la plus vive. Non, je ne craignais pas, j'espérais que le royaume du Carmel m'appartiendrait bientôt. Je ne pensais pas alors à ces autres paroles de Jésus: «Je vous prépare mon royaume comme mon Père me l'a préparé.»[50]—C'est-à-dire, je vous réserve des croix et des épreuves; ainsi vous deviendrez digne de posséder mon royaume. —«Il a été nécessaire que le Christ souffrît avant d'entrer dans sa gloire[51]Si vous désirez prendre place à ses côtés, buvez le calice qu'il a bu lui-même.»[52]
Après la messe d'action de grâces qui suivit celle de Sa Sainteté, l'audience commença.
Léon XIII était assis sur un fauteuil élevé, vêtu simplement d'une soutane blanche et d'un camail de même couleur.Près de lui se tenaient des prélats et autres grands dignitaires ecclésiastiques.Suivant le cérémonial, chaque pèlerin s'agenouillait à son tour, baisait d'abord le pied, puis la main de l'auguste Pontife, et recevait sa bénédiction; ensuite deux gardes-nobles le touchant du doigt, lui indiquaient par là de se lever pour passer dans une autre salle et donner sa place au suivant.
Personne ne disait mot; mais j'étais bien résolue à parler quand, tout à coup, M. l'abbé Révérony qui se tenait à la droite de Sa Sainteté, nous fit avertir bien haut qu'il défendait absolument de parler au Saint-PèreJe me tournai vers Céline, l'interrogeant du regard; mon cœur battait à se rompre...—«Parle!» me dit-elle.
Un instant après, j'étais aux genoux du Pape.Ayant baisé sa mule, il me présenta la main.Alors, levant vers lui mes yeux baignés de larmes, je le suppliai en ces termes:
«Très Saint Père, j'ai une grande grâce à vous demander!»
Aussitôt, baissant la tête jusqu'à moi, son visage toucha presque le mien; on eût dit que ses yeux noirs et profonds voulaient me pénétrer jusqu'à l'intime de l'âme.
«Très Saint Père, répétai-je, en l'honneur de votre Jubilé, permettez-moi d'entrer au Carmel à quinze ans!»
M.le grand Vicaire de Bayeux, étonné et mécontent, reprit bientôt:
«Très Saint Père, c'est une enfant qui désire la vie du Carmel; mais les supérieurs examinent la question en ce moment.
—Eh bien, mon enfant, me dit Sa Sainteté, faites ce que les supérieurs décideront.»
Joignant alors les mains et les appuyant sur ses genoux, je tentai un dernier effort:
—«O Très Saint Père, si vous disiez oui, tout le monde voudrait bien!»
Il me regarda fixement, et prononça ces mots en appuyant sur chaque syllabe d'un ton pénétrant:
—«Allons...Allons...vous entrerez si le bon Dieu le veut.»
J'allais parler encore, quand deux gardes-nobles m'invitèrent à me lever.Voyant que cela ne suffisait pas, ils me prirent par les bras et M.Révérony leur aida à me soulever, car je restais encore les mains jointes appuyées sur les genoux du Pape.Au moment où j'étais ainsi enlevée, le bon Saint-Père posa doucement sa main sur mes lèvres, puis, la levant pour me bénir, il me suivit longtemps des yeux.
Mon père eut bien de la peine en me trouvant tout en pleurs au sortir de l'audience: ayant passé avant moi, il ne savait rien de ma démarche.Pour lui, M.le grand Vicaire s'était montré on ne peut plus aimable, le présentant à Léon XIII comme le père de deux carmélites.Le Souverain Pontife, en signe de particulière bienveillance, avait posé sa main sur sa tête vénérable, semblant ainsi le marquer d'un sceau mystérieux au nom du Christ lui-même.
Ah! maintenant qu'il est au ciel, ce père de quatre carmélites, ce n'est plus la main du représentant de Jésus qui repose sur son front, lui prophétisant le martyre, c'est la main de l'Epoux des vierges, du Roi des cieux; et plus jamais cette main divine ne se retirera du front qu'elle a glorifié.
Très Saint Père, en l'honneur de Votre Jubili,
permettez-moi d'entrer au Carmel à 15 ans.
Mon épreuve était grande; mais, ayant fait absolument tout ce qui dépendait de moi pour répondre à l'appel du bon Dieu, je dois avouer que, malgré mes larmes, je ressentais au fond du cœur une grande paix.Toutefois cette paix résidait dans l'intime, et l'amertume remplissait mon âme jusqu'aux bords...Et Jésus se taisait...Il semblait absent, rien ne me révélait sa présence.
Ce jour-là encore, le soleil n'osa pas briller; et le beau ciel bleu d'Italie, chargé de nuages sombres, ne cessa de pleurer avec moi. Ah! c'était fini! Mon voyage n'avait plus aucun charme à mes yeux, puisque le but venait d'en être manqué. Cependant les dernières paroles du Saint-Père auraient dû me consoler comme une véritable prophétie. En effet, malgré tous les obstacles, ce que le bon Dieu a voulu s'est accompli: il n'a pas permis aux créatures de faire ce qu'elles voulaient, mais sa volonté à lui.
Depuis quelque temps, je m'étais offerte à l'Enfant-Jésus pour être son petit jouet. Je lui avais dit de ne pas se servir de moi comme d'un jouet de prix que les enfants se contentent de regarder sans oser y toucher; mais comme d'une petite balle de nulle valeur, qu'il pouvait jeter à terre, pousser du pied, percer, laisser dans un coin, ou bien presser sur son cœur si cela lui faisait plaisir. En un mot, je voulais amuser le petit Jésus et me livrer à ses caprices enfantins
Il venait d'exaucer ma prière! A Rome, Jésus perça son petit jouet... il voulait voir sans doute ce qu'il y avait dedans... et puis, content de sa découverte, il laissa tomber sa petite balle et s'endormit. Que fit-il pendant son doux sommeil, et que devint la balle abandonnée? —Jésus rêva qu'il s'amusait encore; qu'il la prenait, la laissait tour à tour; qu'il l'envoyait bien loin rouler et finalement la pressait sur son Cœur, sans plus jamais permettre qu'elle s'éloignât de sa petite main.
Vous comprenez, ma Mère, la tristesse de la petite balle en se voyant par terre!Cependant elle ne cessait d'espérer contre toute espérance.
Quelques jours après le 20 novembre, mon père étant allé rendre visite au vénéré Frère Siméon,—directeur et fondateur du Collège Saint-Joseph—rencontra dans l'établissement M.l'abbé Révérony, et lui reprocha aimablement de ne m'avoir pas aidée dans ma difficile entreprise; puis il raconta l'histoire au Cher Frère Siméon.Le bon vieillard écouta ce récit avec beaucoup d'intérêt, en prit même des notes et dit avec émotion: «On ne voit pas cela en Italie!»
Au lendemain de la mémorable journée de l'audience, il nous fallut partir pour Naples et Pompéi. Le Vésuve, en notre honneur, fit entendre de nombreux coups de canon, laissant échapper de son cratère une épaisse colonne de fumée. Ses traces sur Pompéi sont effrayantes! Elles montrent la puissance de Dieu qui regarde la terre et la fait trembler, qui touche les montagnes et les réduit en cendres[53]J'aurais désiré me promener seule au milieu des ruines, méditant sur la fragilité des choses humaines; mais il ne fallut pas songer à cette solitude.
A Naples, nous fîmes une magnifique promenade au monastère de San Martino, situé sur une haute colline dominant la ville entière. Mais, au retour, nos chevaux prirent le mors aux dents, et je n'attribue qu'à la protection de nos anges gardiens d'être arrivés sains et saufs à notre splendide hôtel. Ce mot splendide n'est pas de trop; pendant tout le cours de notre voyage, nous sommes descendus dans des hôtels princiers. Jamais je n'avais été entourée de tant de luxe. C'est bien le cas de le dire: la richesse ne fait pas le bonheur. Je me serais trouvée plus heureuse mille fois sous un toit de chaume, avec l'espérance du Carmel, qu'auprès des lambris dorés, des escaliers de marbre, des tapis de soie, avec l'amertume dans le cœur.
Ah!je l'ai bien senti, la joie ne se trouve pas dans les objets qui nous entourent, elle réside au plus intime de l'âme.On peut aussi bien la posséder au fond d'une obscure prison que dans un palais royal.Ainsi je suis plus heureuse au Carmel, même au milieu des épreuves intérieures et extérieures, que dans le monde où rien ne me manquait, surtout les douceurs du foyer paternel.
Bien que mon âme fût plongée dans la tristesse, au dehors j'étais la même; car je croyais cachée ma demande au Saint-Père.Bientôt je pus me convaincre du contraire.Restée seule un jour dans le wagon avec ma sœur, tandis que les pèlerins descendaient au buffet, je vis Mgr Legoux se présenter à la portière.Après m'avoir bien regardée, il me dit en souriant: «Eh bien, comment va notre petite carmélite?» Je compris alors que tout le pèlerinage connaissait mon secret; d'ailleurs je m'en aperçus à certains regards sympathiques, mais heureusement personne ne m'en parla.
A Assise il m'arriva une petite aventure.Après avoir visité les lieux embaumés par les vertus de saint François et de sainte Claire, j'égarai dans le monastère la boucle de ma ceinture.Le temps de la chercher et de l'ajuster au ruban me fit perdre l'heure du départ.Lorsque je me présentai à la porte, toutes les voitures avaient disparu, à l'exception d'une seule: celle de M.le grand Vicaire de Bayeux!Fallait-il courir après les voitures que je ne voyais plus, m'exposer à manquer le train, ou demander une place dans la calèche de M.Révérony?Je me décidai à ce parti le plus sage.
Essayant de paraître très peu embarrassée, malgré mon extrême embarras, je lui exposai ma situation critique et le mis dans l'embarras lui-même; car sa voiture était absolument au complet. Mais un de ces messieurs se hâta de descendre et, me faisant monter à sa place, alla s'asseoir modestement près du cocher. Je ressemblais à un écureuil pris dans un piège! J'étais loin de me sentir à l'aise, entourée de tous ces grands personnages, juste vis-à-vis du plus redoutable!Il fut cependant très aimable pour moi, interrompant de temps à autre la conversation pour me parler du Carmel, et me promettant de faire tout ce qui dépendrait de lui pour réaliser mon désir d'entrer à quinze ans.
Cette rencontre mit du baume sur ma plaie, sans toutefois m'empêcher de souffrir.J'avais perdu confiance en la créature, et ne pouvais plus m'appuyer que sur Dieu seul.
Cependant ma tristesse ne m'empêcha pas de prendre un vif intérêt aux saints lieux que nous visitions.A Florence, je fus heureuse de contempler sainte Madeleine de Pazzi au milieu du chœur des Carmélites.Tous les pèlerins voulaient faire toucher leurs chapelets au tombeau de la sainte; mais ma main se trouva seule assez petite pour passer dans les trous de la grille.Ainsi je me vis chargée de ce noble office qui dura longtemps et me rendit bien fière.
Ce n'était pas la première fois que j'obtenais des privilèges.A Rome, dans l'église Sainte-Croix de Jérusalem, nous vénérâmes plusieurs fragments de la vraie Croix, deux épines et l'un des clous sacrés.Afin de les considérer à mon aise, je fis en sorte de rester la dernière; et comme le religieux chargé de ces précieux trésors s'apprêtait à les remettre sur l'autel, je lui demandai si je pouvais y toucher.Il me répondit affirmativement, paraissant douter que j'y réussisse; je passai alors mon petit doigt dans une ouverture du reliquaire, et pus toucher ainsi au clou précieux qui fut baigné du sang de Jésus.On le voit, j'agissais avec lui comme une enfant qui se croit tout permis et regarde les trésors de son père comme les siens.
Après avoir passé par Pise et Gênes, nous revînmes en France sur un parcours des plus splendides.Tantôt nous longions la mer; et, par suite d'une tempête, le chemin de fer, un jour, s'en trouva si près, que les vagues semblaient arriver jusqu'à nous.Plus loin, nous traversions des plaines couvertes d'orangers, d'oliviers, de palmiers gracieux.Le soir, les nombreux ports de mer s'éclairaient de lumières éclatantes, tandis qu'au firmament d'azur scintillaient les premières étoiles.Ce féerique tableau, c'était sans regret que je le voyais s'évanouir; mon cœur aspirait à d'autres merveilles!
Cependant, mon père me proposait encore un voyage à Jérusalem; mais, malgré l'attrait naturel qui me portait à visiter les lieux sanctifiés par le passage de Notre-Seigneur, j'étais lasse des pèlerinages de la terre, je ne désirais plus que les beautés du ciel; et, pour les donner aux âmes, je voulais au plus tôt devenir prisonnière.
Hélas!avant de voir s'ouvrir les portes de ma prison bénie, je le sentais, il me fallait encore lutter et souffrir; toutefois ma confiance ne diminuait pas, et j'espérais entrer le 25 décembre, jour de Noël.
A peine de retour à Lisieux, notre première visite fut pour le Carmel.Quelle entrevue!Vous vous en souvenez, ma Mère!Je m'abandonnai complètement à vous, ayant de mon côté épuisé toutes les ressources.Vous me dîtes d'écrire à Monseigneur et de lui rappeler sa promesse: j'obéis aussitôt.La lettre jetée à la poste, je croyais recevoir sans aucun retard la permission de m'envoler.Chaque jour, hélas!nouvelle déception!La belle fête de Noël arriva, et Jésus dormait encore.Il laissa par terre sa petite balle sans même jeter sur elle un regard!
Cette épreuve fut bien grande; mais Celui dont le Cœur veille toujours m'enseigna que, pour une âme dont la foi égale seulement un petit grain de sénevé, il accorde des miracles, dans le but d'affermir cette foi si petite; mais que, pour ses intimes, pour sa Mère, il ne fit pas de miracles avant d'avoir éprouvé leur foi. Ne laissa-t-il pas mourir Lazare, bien que Marthe et Marie lui eussent envoyé dire qu'il était malade? Aux noces de Cana, la sainte Vierge ayant demandé à Jésus de secourir le maître de la maison, ne lui répondit-il pas que son heure n'était point venue? Mais après l'épreuve, quelle récompense! L'eau se change en vin, Lazare ressuscite... Ainsi le Bien-Aimé agit-il avec sa petite Thérèse: après l'avoir longtemps éprouvée, il combla tous ses désirs.
Pour mes étrennes du 1er janvier 1888, Jésus me fit encore présent de sa croix. Vous me dîtes, ma Mère vénérée, que vous aviez en main la réponse de Monseigneur depuis le 28 décembre, fête des saints Innocents; que cette réponse autorisait mon entrée immédiate, cependant que vous étiez décidée à ne m'ouvrir qu'après le carême!Je ne pus retenir mes larmes à la pensée d'un si long délai.Cette épreuve eut pour moi un caractère tout spécial: je voyais mes liens rompus du côté du monde, et maintenant l'Arche sainte à son tour refusait de recueillir la pauvre petite colombe!
Comment se passèrent ces trois mois, si riches pour mon âme en souffrances, mais plus encore en grâces de toutes sortes?D'abord il me vint à l'esprit de ne pas me gêner, de mener une vie moins réglée que d'habitude; puis le bon Dieu me fit comprendre le bienfait du temps qui m'était offert, et je résolus de me livrer plus que jamais à une vie sérieuse et mortifiée.
Lorsque je dis mortifiée, je n'entends pas les pénitences des saints.Loin de ressembler aux belles âmes qui, dès leur enfance, pratiquent toute espèce de macérations, je faisais uniquement consister les miennes à briser ma volonté, à retenir une parole de réplique, à rendre de petits services autour de moi sans les faire valoir, et mille autres choses de ce genre. Par la pratique de ces riens, je me préparais à devenir la fiancée de Jésus, et je ne puis dire combien cette attente me fit grandir dans l'abandon, l'humilité et les autres vertus.