Les tribulations d'un chinois en Chine

Les tribulations d'un chinois en Chine
Author: Jules Verne
Pages: 375,547 Pages
Audio Length: 5 hr 12 min
Languages: fr

Summary

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Qu'as-tu besoin de courir
La fortune?
Loin de moi veux-tu mourir?
Voici la troisième lune!
Viens!Le bonze nous attend
Pour unir au même instant
Les deux phénix, nos emblèmes![6]
Viens!Reviens!Je t'aime tant,
Et tu m'aimes!

«Oui!peut-être!murmura Kin-Fo, la richesse n'est-elle pas tout en ce monde!Mais la vie ne vaut pas qu'on essaye!»

Une demi-heure après, Kin-Fo rentrait à son habitation.Les deux étrangers, qui l'avaient suivi jusque-là, durent s'arrêter.

Kin-Fo, tranquillement, se dirigea vers le kiosque de «Longue Vie», en ouvrit la porte, la referma, et se trouva seul dans un petit salon, doucement éclairé par la lumière d'une lanterne à verres dépolis.

Sur une table, faite d'un seul morceau de jade, se trouvait un coffret, contenant quelques grains d'opium, mélangés d'un poison mortel, un «en-cas» que le riche ennuyé avait toujours sous la main.

Kin-Fo prit deux de ces grains, les introduisit dans une de ces pipes de terre rouge dont se servent habituellement les fumeurs d'opium, puis il se disposa à l'allumer.

«Eh!quoi!dit-il, pas même une émotion, au moment de m'endormir pour ne plus me réveiller!»

Il hésita un instant.

«Non!s'écria-t-il, en jetant la pipe, qui se brisa sur le parquet.Je la veux, cette suprême émotion, ne fût-ce que celle de l'attente!...Je la veux!Je l'aurai!»

Et, quittant le kiosque, Kin-Fo, d'un pas plus pressé que d'ordinaire, se dirigea vers la chambre de Wang.


CHAPITRE VIII

OU KIN-FO FAIT A WANG UNE PROPOSITION SÉRIEUSE QUE CELUI-CI ACCEPTE NON MOINS SÉRIEUSEMENT.

Le philosophe n'était pas encore couché. Étendu sur un divan, il lisait le dernier numéro de la Gazette de PékingLorsque ses sourcils se contractaient, c'est que, très certainement, le journal adressait quelque compliment à la dynastie régnante des Tsing.

Kin-Fo poussa la porte, entra dans la chambre, se jeta sur un fauteuil, et, sans autre préambule:

«Wang, dit-il, je viens te demander un service.

—Dix mille services!répondit le philosophe, en laissant tomber le journal officiel.Parle, parle, mon fils, parle sans crainte, et, quels qu'ils soient, je te les rendrai!

—Le service que j'attends, dit Kin-Fo, est de ceux qu'un ami ne peut rendre qu'une fois.Après celui-là, Wang, je te tiendrai quitte des neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres, et j'ajoute que tu ne devras même pas attendre un remerciement de ma part.

—Le plus habile explicateur des choses inexplicables ne te comprendrait pas.De quoi s'agit-il?

—Wang, dit Kin-Fo, je suis ruiné.

—Ah!ah!dit le philosophe du ton d'un homme auquel on apprend plutôt une bonne nouvelle qu'une mauvaise.

—La lettre que j'ai trouvée ici à notre retour de Canton, reprit Kin-Fo, me mandait que la Centrale Banque Californienne était en faillite.En dehors de ce yamen et d'un millier de dollars, qui peuvent me faire vivre un ou deux mois encore, il ne me reste plus rien.

—Ainsi, demanda Wang, après avoir bien regardé son élève, ce n'est plus le riche Kin-Fo qui me parle?

—C'est le pauvre Kin-Fo, que la pauvreté n'effraye aucunement d'ailleurs.

—Bien répondu, mon fils, dit le philosophe en se levant. Je n'aurai donc pas perdu mon temps et mes peines à t'enseigner la sagesse! Jusqu'ici, tu n'avais que végété sans goût, sans passions, sans luttes! Tu vas vivre maintenant! L'avenir est changé! Qu'importe! a dit Confucius, et le Talmud après lui, il arrive toujours moins de malheurs qu'on ne craint! Nous allons donc enfin gagner notre riz de chaque jour. Le Nun-Schum nous l'apprend:—«Dans la vie, il y a des hauts et des bas! La roue de la Fortune tourne sans cesse, et le vent du printemps est variable! Riche ou pauvre, sache accomplir ton devoir! Partons-nous. »

Et véritablement, Wang, en philosophe pratique, était prêt à quitter la somptueuse habitation.

Kin-Fo l'arrêta.

«J'ai dit, reprit-il, que la pauvreté ne m'effrayait pas, mais j'ajoute que c'est parce que je suis décidé à ne point la supporter.

—Ah!fit Wang, tu veux donc!...

—Mourir.

—Mourir!répondit tranquillement le philosophe.L'homme qui est décidé à en finir avec la vie n'en dit rien à personne.

—Ce serait déjà fait, reprit Kin-Fo, avec un calme qui ne le cédait pas à celui du philosophe, si je n'avais voulu que ma mort me causât au moins une première et dernière émotion.Or, au moment d'avaler un de ces grains d'opium que tu sais, mon cœur battait si peu, que j'ai jeté le poison, et je suis venu te trouver!

—Veux-tu donc, ami, que nous mourions ensemble?répondit Wang en souriant.

—Non, dit Kin-Fo, j'ai besoin que tu vives!

—Pourquoi?

—Pour me frapper de ta propre main!»

A cette proposition inattendue, Wang ne tressaillit même pas.Mais Kin-Fo, qui le regardait bien en face, vit briller un éclair dans ses yeux.L'ancien Taï-ping se réveillait-il?Cette besogne dont son élève allait le charger, ne trouverait-elle pas en lui une hésitation?Dix-huit années auraient donc passé sur sa tête sans étouffer les sanguinaires instincts de sa jeunesse!Au fils de celui qui l'avait recueilli, il ne ferait pas même une objection!Il accepterait, sans broncher, de le délivrer de cette existence dont il ne voulait plus!Il ferait cela, lui, Wang, le philosophe!

Mais cet éclair s'éteignit presque aussitôt.Wang reprit sa physionomie ordinaire de brave homme, un peu plus sérieuse peut-être.

Et alors, se rasseyant:

«C'est là le service que tu me demandes?dit-il.

—Oui, reprit Kin-Fo, et ce service t'acquittera de tout ce que tu pourrais t'imaginer devoir à Tchoung-Héou et à son fils.

—Que devrai-je faire?demanda simplement le philosophe.

—D'ici au 25 juin, vingt-huitième jour de la sixième lune, tu entends bien, Wang, jour où finira ma trente et unième année,—je dois avoir cessé de vivre!Il faut que je tombe frappé par toi, soit par devant, soit par derrière, le jour, la nuit, n'importe où, n'importe comment, debout, assis, couché, éveillé, endormi, par le fer ou par le poison!Il faut qu'à chacune des quatre-vingt mille minutes dont se composera ma vie pendant cinquante-cinq jours encore, j'aie la pensée, et, je l'espère, la crainte, que mon existence va brusquement finir!Il faut que j'aie devant moi ces quatre-vingt mille émotions, si bien que, au moment où se sépareront les sept éléments de mon âme, je puisse m'écrier: Enfin, j'ai donc vécu!»

Kin-Fo, contre son habitude, avait parlé avec une certaine animation.On remarquera aussi qu'il avait fixé à six jours avant l'expiration de sa police la limite extrême de son existence.C'était agir en homme prudent, car, faute du versement d'une nouvelle prime, un retard eût fait déchoir ses ayants-droit du bénéfice de l'assurance.

Le philosophe l'avait écouté gravement, jetant à la dérobée quelque rapide regard sur le portrait du roi Taï-Ping, qui ornait sa chambre, portrait dont il devait hériter,—ce qu'il ignorait encore.

«Tu ne reculeras pas devant cette obligation que tu vas prendre de me frapper?» demanda Kin-Fo.

Wang, d'un geste, indiqua qu'il n'en était pas à cela près!Il en avait vu bien d'autres, lorsqu'il s'insurgeait sous les bannières des Taï-ping!Mais il ajouta, en homme qui veut, cependant, épuiser toutes les objections avant de s'engager:

«Ainsi tu renonces aux chances que le Vrai Maître t'avait réservées d'atteindre l'extrême vieillesse!

—J'y renonce.

—Sans regrets?

—Sans regrets! répondit Kin-Fo. Vivre vieux! Ressembler à quelque morceau de bois qu'on ne peut plus sculpter! Riche, je ne le désirais pas! Pauvre, je le veux encore moins!

«Mourir!» répondit le philosophe.(Page 62.)

—Et la jeune veuve de Péking?dit Wang.Oublies-tu le proverbe: la fleur avec la fleur, le saule avec le saule!L'entente de deux cœurs fait cent années de printemps!...

—Contre trois cents années d'automne, d'été et d'hiver!répondit Kin-Fo, en haussant les épaules.Non!Lé-ou, pauvre, serait misérable avec moi!Au contraire, ma mort lui assure une fortune.

—Tu as fait cela?

Soun n'était pas homme à résister.(Page  68.)

—Oui, et toi-même, Wang, tu as cinquante mille dollars placés sur ma tête.

—Ah!fit simplement le philosophe, tu as réponse à tout.

—A tout, même à une objection que tu ne m'as pas encore faite.

—Laquelle?

—Mais...le danger que tu pourrais courir, après ma mort, d'être poursuivi pour assassinat.

—Oh!fit Wang, il n'y a que les maladroits ou les poltrons qui se laissent prendre!D'ailleurs, où serait le mérite de te rendre ce dernier service, si je ne risquais rien!

—Non pas, Wang!Je préfère te donner toute sécurité à cet égard.Personne ne songera à t'inquiéter!»

Et, ce disant, Kin-Fo s'approcha d'une table, prit une feuille de papier, et, d'une écriture nette, il traça les lignes suivantes:

«C'est volontairement que je me suis donné la mort, par dégoût et lassitude de la vie.

«Kin-Fo.»

Et il remit le papier à Wang.

Le philosophe le lut d'abord tout bas; puis, il le relut à voix haute.Cela fait, il le plia soigneusement et le plaça dans un carnet de notes qu'il portait toujours sur lui.

Un second éclair avait allumé son regard.

«Tout cela est sérieux de ta part?dit-il en regardant fixement son élève.

—Très sérieux.

—Ce ne le sera pas moins de la mienne.

—J'ai ta parole?

—Tu l'as.

—Donc, avant le 25 juin au plus tard, j'aurai vécu?...

—Je ne sais si tu auras vécu dans le sens où tu l'entends, répondit gravement le philosophe, mais, à coup sûr, tu seras mort!

—Merci et adieu, Wang.

—Adieu, Kin-Fo.»

Et, là-dessus, Kin-Fo quitta tranquillement la chambre du philosophe.


CHAPITRE IX

DONT LA CONCLUSION, QUELQUE SINGULIÈRE QU'ELLE SOIT, NE SURPRENDRA PEUT-ÊTRE PAS LE LECTEUR.

«Eh bien, Craig-Fry? disait le lendemain l'honorable William J. Bidulph aux deux agents qu'il avait spécialement chargés de surveiller le nouveau client de la Centenaire

—Eh bien, répondit Craig, nous l'avons suivi hier pendant toute une longue promenade qu'il a faite dans la campagne de Shang-Haï...

—Et il n'avait certainement point l'air d'un homme qui songe à se tuer, ajouta Fry.

—La nuit était venue, nous l'avons escorté jusqu'à sa porte...

—Que nous n'avons pu malheureusement franchir.

—Et ce matin?demanda William J.Bidulph.

—Nous avons appris, répondit Craig, qu'il se portait...

—Comme le pont de Palikao,» ajouta Fry.

Les agents Craig et Fry, deux Américains pur sang, deux cousins au service de la Centenaire, ne formaient absolument qu'un être en deux personnes.Impossible d'être plus complètement identifiés l'un à l'autre, au point que celui-ci finissait invariablement les phrases que celui-là commençait, et réciproquement.Même cerveau, mêmes pensées, même cœur, même estomac, même manière d'agir en tout.Quatre mains, quatre bras, quatre jambes à deux corps fusionnés.En un mot, deux frères Siamois, dont un audacieux chirurgien aurait tranché la suture.

«Ainsi, demanda William J.Bidulph, vous n'avez pas encore pu pénétrer dans la maison?

—Pas...dit Craig.

—Encore, dit Fry.

—Ce sera difficile, répondit l'agent principal. Il le faudra pourtant. Il s'agit pour la Centenaire, non seulement de gagner une prime énorme, mais aussi de ne pas perdre deux cent mille dollars!Donc, deux mois de surveillance et peut-être plus, si notre nouveau client renouvelle sa police!

—Il a un domestique...dit Craig.

—Que l'on pourrait peut-être avoir...dit Fry.

—Pour apprendre tout ce qui se passe...continua Craig.

—Dans la maison de Shang-Haï!acheva Fry.

—Humph!fit William J.Bidulph.Engluez-moi le domestique.Achetez-le.Il doit être sensible au son des taëls.Les taëls ne vous manqueront pas.Lors même que vous devriez épuiser les trois mille formules de civilités que comporte l'étiquette chinoise, épuisez-les.Vous n'aurez point à regretter vos peines.

—Ce sera...dit Craig.

—Fait,» répondit Fry.

Et voilà pour quelles raisons majeures Craig et Fry tentèrent de se mettre en relation avec Soun.Or, Soun n'était pas plus homme à résister à l'appât séduisant des taëls qu'à l'offre courtoise de quelques verres de liqueurs américaines.

Craig-Fry surent donc par Soun tout ce qu'ils avaient intérêt à savoir, ce qui se réduisait à ceci:

Kin-Fo avait-il changé quoi que ce soit à sa manière de vivre?

Non, si ce n'est peut-être qu'il rudoyait moins son fidèle valet, que les ciseaux chômaient au grand avantage de sa queue, et que le rotin chatouillait moins souvent ses épaules.

Kin-Fo avait-il à sa disposition quelque arme destructive?

Point, car il n'appartenait pas à la respectable catégorie des amateurs de ces outils meurtriers.

Que mangeait-il à ses repas?

Quelques plats simplement préparés, qui ne rappelaient en rien la fantaisiste cuisine des Célestials.

A quelle heure se levait-il?

Dès la cinquième veille, au moment où l'aube, à l'appel des coqs, blanchissait l'horizon.

Se couchait-il de bonne heure?

A la deuxième veille, comme il avait toujours eu l'habitude de le faire, à la connaissance de Soun.

Paraissait-il triste, préoccupé, ennuyé, fatigué de la vie?

Ce n'était point un homme positivement enjoué.Oh non!Cependant, depuis quelques jours, il semblait prendre plus de goût aux choses de ce monde.Oui!Soun le trouvait moins indifférent, comme un homme qui attendrait...quoi?Il ne pouvait le dire.

Enfin, son maître possédait-il quelque substance vénéneuse, dont il aurait pu faire emploi?

Il n'en devait plus avoir, car, le matin même, on avait jeté par son ordre, dans le Houang-Pou, une douzaine de petits globules, qui devaient être de qualité malfaisante.

En vérité, dans tout ceci, il n'y avait rien qui fût de nature à alarmer l'agent principal de la CentenaireNon!jamais le riche Kin-Fo, dont personne d'ailleurs, Wang excepté, ne connaissait la situation, n'avait paru plus heureux de vivre.

Quoi qu'il en fût, Craig et Fry durent continuer à s'enquérir de tout ce que faisait leur client, à le suivre dans ses promenades, car il était possible qu'il ne voulût pas attenter à sa personne dans sa propre maison.

Ainsi les deux inséparables firent-ils.Ainsi Soun continua-t-il de parler, avec d'autant plus d'abandon qu'il y avait beaucoup à gagner dans la conversation de gens si aimables.

Ce serait aller trop loin de dire que le héros de cette histoire tenait plus à la vie depuis qu'il avait résolu de s'en défaire.Mais, ainsi qu'il y comptait, et pendant les premiers jours du moins, les émotions ne lui manquèrent pas.Il s'était mis une épée de Damoclès juste au-dessus du crâne, et cette épée devait lui tomber un jour sur la tête.Serait-ce aujourd'hui, demain, ce matin, ce soir?Sur ce point, doute, et de là quelques battements du cœur, nouveaux pour lui.

D'ailleurs, depuis l'échange de paroles qui s'était fait entre eux, Wang et lui se voyaient peu.Ou bien le philosophe quittait la maison plus fréquemment qu'autrefois, ou il restait enfermé dans sa chambre.Kin-Fo n'allait point l'y trouver,—ce n'était pas son rôle,—et il ignorait même à quoi Wang passait son temps.Peut-être à préparer quelque embûche!Un ancien Taï-ping devait avoir dans son sac bien des manières d'expédier un homme.De là, curiosité, et, par suite, nouvel élément d'intérêt.

Cependant, le maître et l'élève se rencontraient presque tous les jours à la même table.Il va sans dire qu'aucune allusion ne se faisait à leur situation future d'assassin et d'assassiné.Ils causaient de choses et d'autres,—peu d'ailleurs.Wang, plus sérieux que d'habitude, détournant ses yeux, que cachait imparfaitement la lentille de ses lunettes, ne parvenait guère à dissimuler une constante préoccupation.Lui, de si bonne humeur, était devenu triste et taciturne, de communicatif qu'il était.Grand mangeur autrefois, comme tout philosophe doué d'un bon estomac, les mets délicats ne le tentaient plus, et le vin de Chao-Chigne le laissait rêveur.

En tout cas, Kin-Fo le mettait bien à son aise.Il goûtait le premier à tous les mets et se croyait obligé à ne rien laisser desservir, sans y avoir au moins touché.Il suivait de là que Kin-Fo mangeait plus qu'à l'ordinaire, que son palais blasé retrouvait quelques sensations, qu'il dînait de fort bon appétit et digérait remarquablement.Décidément, le poison ne devait pas être l'arme choisie par l'ancien massacreur du roi des rebelles, mais sa victime ne devait rien négliger.

Du reste, toute facilité était donnée à Wang pour accomplir son œuvre. La porte de la chambre à coucher de Kin-Fo demeurait toujours ouverte. Le philosophe pouvait y entrer jour et nuit, le frapper dormant ou éveillé. Kin-Fo ne demandait qu'une chose, c'est que sa main fût rapide et l'atteignît au cœur.

Mais Kin-Fo en fut pour ses émotions, et, même, après les premières nuits, il s'était si bien habitué à attendre le coup fatal, qu'il dormait du sommeil du juste et se réveillait chaque matin frais et dispos.Cela ne pouvait continuer ainsi.

Alors la pensée lui vint qu'il répugnait peut-être à Wang de le frapper dans cette maison, où il avait été si hospitalièrement recueilli.Il résolut de le mettre plus à son aise encore.Le voilà donc courant la campagne, recherchant les endroits isolés, s'attardant jusqu'à la quatrième veille dans les plus mauvais quartiers de Shang-Haï, véritables coupe-gorges, où les meurtres s'exécutent quotidiennement avec une parfaite sécurité.Il errait au milieu de ces rues étroites et sombres, se heurtant aux ivrognes de toutes nationalités, seul pendant ces dernières heures de la nuit, lorsque le marchand de galettes jetait son cri de «Mantoou!mantoou!» en faisant retentir sa clochette pour prévenir les fumeurs attardés.Il ne rentrait à l'habitation qu'aux premiers rayons du jour, et il y revenait sain et sauf, vivant, bien vivant, sans même avoir aperçu les deux inséparables Craig et Fry, qui le suivaient obstinément, prêts à lui porter secours.

Si les choses continuaient de la sorte, Kin-Fo finirait par s'accoutumer à cette nouvelle existence, et l'ennui ne manquerait pas de le reprendre bientôt.

Combien d'heures s'écoulaient déjà, sans que la pensée lui vînt qu'il était un condamné à mort!

Cependant, un jour, 12 mai, le hasard lui procura quelque émotion.Comme il entrait doucement dans la chambre du philosophe, il le vit qui essayait du bout du doigt la pointe effilée d'un poignard et la trempait ensuite dans un flacon à verre bleu d'apparence suspecte.

Wang n'avait point entendu entrer son élève, et, saisissant le poignard, il le brandit à plusieurs reprises, comme pour s'assurer qu'il l'avait bien en main.En vérité, sa physionomie n'était pas rassurante.Il semblait, à ce moment, que le sang lui eût monté aux yeux!

«Ce sera pour aujourd'hui,» se dit Kin-Fo.

Et il se retira discrètement, sans avoir été ni vu ni entendu.

Kin-Fo ne quitta pas sa chambre de toute la journée....Le philosophe ne parut pas.

Kin-Fo se coucha; mais, le lendemain, il dut se relever aussi vivant qu'un homme bien constitué peut l'être.

Tant d'émotions en pure perte!Cela devenait agaçant.

Et dix jours s'étaient écoulés déjà!Il est vrai que Wang avait deux mois pour s'exécuter.

«Décidément, c'est un flâneur!se dit Kin-Fo.Je lui ai donné deux fois trop de temps!»

Et il pensait que l'ancien Taï-Ping s'était quelque peu amolli dans les délices de Shang-Haï.

A partir de ce jour, cependant, Wang parut plus soucieux, plus agité.Il allait et venait dans le yamen, comme un homme qui ne peut tenir en place.Kin-Fo observa même que le philosophe faisait des visites réitérées au salon des ancêtres, où se trouvait le précieux cercueil, venu de Liao-Tchéou.Il apprit aussi de Soun, et non sans intérêt, que Wang avait recommandé de brosser, frotter, épousseter le meuble en question, en un mot, de le tenir en état.

«Comme mon maître sera bien couché là-dedans!ajouta même le fidèle domestique.C'est à vous donner envie d'en essayer!»

Observation qui valut à Soun un petit signe d'amitié.

Les 13, 14 et 15 mai se passèrent.

Rien de nouveau.

Wang comptait-il donc épuiser le délai convenu, et ne payer sa dette qu'à la façon d'un commerçant, à l'échéance, sans anticiper?Mais alors, il n'y aurait plus surprise, et partant plus d'émotion!

Cependant, un fait très significatif vint à la connaissance de Kin-Fo dans la matinée du 15 mai, au moment du «mao-che», c'est-à-dire vers six heures du matin.

La nuit avait été mauvaise.Kin-Fo, à son réveil, était encore sous l'impression d'un déplorable songe.Le prince Ien, le souverain juge de l'enfer chinois, venait de le condamner à ne comparaître devant lui que lorsque la douze centième lune se lèverait sur l'horizon du Céleste Empire.Un siècle à vivre encore, tout un siècle!

Kin-Fo était donc de fort mauvaise humeur, car il semblait que tout conspirât contre lui.

Il errait au milieu des rues.(Page 70.)

Aussi, de quelle façon il reçut Soun, lorsque celui-ci vint, comme à l'ordinaire, l'aider à sa toilette du matin.

«Va au diable!s'écria-t-il.Que dix mille coups de pied te servent de gages, animal!

—Mais, mon maître...

—Va-t'en, te dis-je!

—Eh bien, non!répondit Soun, pas avant, du moins, de vous avoir appris...

—Quoi?

«Ce sera pour aujourd'hui,» se dit Kin-Fo.(Page 70.)

—Que monsieur Wang...

—Wang!Qu'a-t-il fait, Wang?répliqua vivement Kin-Fo, en saisissant Soun par sa queue!Qu'a-t-il fait?

—Mon maître!répondit Soun, qui se tortillait comme un ver, il nous a donné ordre de transporter le cercueil de monsieur dans le pavillon de Longue Vie, et...

—Il a fait cela!s'écria Kin-Fo, dont le front rayonna!Va, Soun, va, mon ami!Tiens!voilà dix taëls pour toi, et surtout qu'on exécute en tous points les ordres de Wang!»

Là-dessus, Soun s'en alla, absolument abasourdi, et répétant:

«Décidément mon maître est devenu fou, mais, du moins, il a la folie généreuse!»

Cette fois, Kin-Fo n'en pouvait plus douter.Le Taï-ping voulait le frapper dans ce pavillon de Longue Vie où lui-même avait résolu de mourir.C'était comme un rendez-vous qu'il lui donnait là.Il n'aurait garde d'y manquer.La catastrophe était imminente.

Combien la journée parut longue à Kin-Fo!L'eau des horloges ne semblait plus couler avec sa vitesse normale!Les aiguilles flânaient sur leur cadran de jade!

Enfin, la première veille laissa le soleil disparaître sous l'horizon, et la nuit se fit peu à peu autour du yamen.

Kin-Fo alla s'installer dans le pavillon, dont il espérait ne plus sortir vivant.Il s'étendit sur un divan moelleux, qui semblait fait pour les longs repos, et il attendit.

Alors, les souvenirs de son inutile existence repassèrent dans son esprit, ses ennuis, ses dégoûts, tout ce que la richesse n'avait pu vaincre, tout ce que la pauvreté aurait accru encore!

Un seul éclair illuminait cette vie, qui avait été sans attrait dans sa période opulente, l'affection que Kin-Fo avait ressentie pour la jeune veuve.Ce sentiment lui remuait le cœur, au moment où ses derniers battements allaient cesser.Mais, faire la pauvre Lé-ou misérable avec lui, jamais!

La quatrième veille, celle qui précède le lever de l'aube, et pendant laquelle il semble que la vie universelle soit comme suspendue, cette quatrième veille s'écoula pour Kin-Fo dans les plus vives émotions.Il écoutait anxieusement.Ses regards fouillaient l'ombre.Il tâchait de surprendre les moindres bruits.Plus d'une fois, il crut entendre gémir la porte, poussée par une main prudente.Sans doute Wang espérait le trouver endormi et le frapperait dans son sommeil!

Et, alors, une sorte de réaction se faisait en lui.Il craignait et désirait à la fois cette terrible apparition du Taï-ping.

L'aube blanchit les hauteurs du zénith avec la cinquième veille.Le jour se fit lentement.

Soudain, la porte du salon s'ouvrit.

Kin-Fo se redressa, ayant plus vécu dans cette dernière seconde que pendant sa vie tout entière!...

Soun était devant lui, une lettre à la main.

«Très pressée!» dit simplement Soun.

Kin-Fo eut comme un pressentiment.Il saisit la lettre, qui portait le timbre de San-Francisco, il en déchira l'enveloppe, il la lut rapidement, et, s'élançant hors du pavillon de Longue Vie:

«Wang!Wang!» cria-t-il.

En un instant, il arrivait à la chambre du philosophe et en ouvrait brusquement la porte.

Wang n'était plus là.Wang n'avait pas couché dans l'habitation, et, lorsque, aux cris de Kin-Fo, ses gens eurent fouillé tout le yamen, il fut évident que Wang avait disparu sans laisser de traces.


CHAPITRE X

DANS LEQUEL CRAIG ET FRY SONT OFFICIELLEMENT PRÉSENTÉS AU NOUVEAU CLIENT DE LA «CENTENAIRE».

«Oui, monsieur Bidulph, un simple coup de Bourse, un coup à l'américaine!» dit Kin-Fo à l'agent principal de la compagnie d'assurances.

L'honorable William J.Bidulph sourit en connaisseur.

«Bien joué, en effet, car tout le monde y a été pris, dit-il.

—Même mon correspondant!répondit Kin-Fo.Fausse cessation de payements, monsieur, fausse faillite, fausse nouvelle!Huit jours après, on payait à guichets ouverts.L'affaire était faite.Les actions, dépréciées de quatre-vingts pour cent, avaient été rachetées au plus bas par la Centrale Banque, et, lorsqu'on vint demander au directeur ce que donnerait la faillite:—«Cent soixante-quinze pour cent!» répondit-il d'un air aimable.Voilà ce que m'a écrit mon correspondant dans cette lettre arrivée ce matin même, au moment où, me croyant absolument ruiné....

—Vous alliez attenter à votre vie?s'écria William J.Bidulph.

—Non, répondit Kin-Fo, au moment où j'allais être probablement assassiné!

—Assassiné!

—Avec mon autorisation écrite, assassinat convenu, juré, qui vous eût coûté...

—Deux cent mille dollars, répondit William J.Bidulph, puisque tous les cas de mort étaient assurés.Ah!nous vous aurions bien regretté, cher monsieur...

—Pour le montant de la somme?...

—Et les intérêts!»

William J.Bidulph prit la main de son client et la secoua cordialement, à l'américaine.

«Mais je ne comprends pas...ajouta-t-il.

—Vous allez comprendre,» répondit Kin-Fo.

Et il fit connaître la nature des engagements pris envers lui par un homme en qui il devait avoir toute confiance.Il cita même les termes de la lettre que cet homme avait en poche, lettre qui le déchargeait de toute poursuite et lui garantissait toute impunité.Mais, chose très grave, la promesse faite serait accomplie, la parole donnée serait tenue, nul doute à cet égard.

«Cet homme est un ami?demanda l'agent principal.

—Un ami, répondit Kin-Fo.

—Et alors, par amitié?...

—Par amitié et, qui sait?peut-être aussi par calcul!Je lui ai fait assurer cinquante mille dollars sur ma tête.

—Cinquante mille dollars!s'écria William J.Bidulph.C'est donc le sieur Wang?

—Lui-même.

—Un philosophe!Jamais il ne consentira...»

Kin-Fo allait répondre:

«Ce philosophe, est un ancien Taï-ping. Pendant la moitié de sa vie, il a commis plus de meurtres qu'il n'en faudrait pour ruiner la Centenaire, si tous ceux qu'il a frappés avaient été ses clients!Depuis dix-huit ans, il a su mettre un frein à ses instincts farouches; mais, aujourd'hui que l'occasion lui est offerte, qu'il me croit ruiné, décidé à mourir, qu'il sait, d'autre part, devoir gagner à ma mort une petite fortune, il n'hésitera pas...»

Mais Kin-Fo ne dit rien de tout cela.C'eût été compromettre Wang, que William J.Bidulph n'aurait peut-être pas hésité à dénoncer au gouverneur de la province comme un ancien Taï-ping.Cela sauvait Kin-Fo, sans doute, mais c'était perdre le philosophe.

«Eh bien, dit alors l'agent de la compagnie d'assurances, il y a une chose très simple à faire!

—Laquelle?

—Il faut prévenir le sieur Wang que tout est rompu et lui reprendre cette lettre compromettante qui...

—C'est plus aisé à dire qu'à faire, répliqua Kin-Fo.Wang a disparu depuis hier, et nul ne sait où il est allé.

—Humph!» fit l'agent principal, dont cette interjection dénotait l'état perplexe.

Il regardait attentivement son client.

«Et maintenant, cher monsieur, vous n'avez plus aucune envie de mourir?lui demanda-t-il.

—Ma foi, non, répondit Kin-Fo.Le coup de la Centrale Banque Californienne a presque doublé ma fortune, et je vais tout bonnement me marier!Mais je ne le ferai qu'après avoir retrouvé Wang, ou lorsque le délai convenu sera bel et bien expiré.

—Et il expire?...

—Le 25 juin de la présente année. Pendant ce laps de temps, la Centenaire court des risques considérables. C'est donc à elle de prendre ses mesures en conséquence.

—Et à retrouver le philosophe» répondit l'honorable William J.Bidulph.

L'agent se promena pendant quelques instants, les mains derrière le dos; puis:

«Eh bien, dit-il, nous le retrouverons, cet ami à tout faire, fût-il caché dans les entrailles du globe!Mais, jusque-là, monsieur, nous vous défendrons contre toute tentative d'assassinat, comme nous vous défendions déjà contre toute tentative de suicide!

—Que voulez-vous dire?demanda Kin-Fo.

—Que, depuis le 30 avril dernier, jour où vous avez signé votre police d'assurance, deux de mes agents ont suivi vos pas, observé vos démarches, épié vos actions!

—Je n'ai point remarqué...

—Oh!ce sont des gens discrets!Je vous demande la permission de vous les présenter, maintenant qu'ils n'auront plus à cacher leurs agissements, si ce n'est vis-à-vis du sieur Wang.

—Volontiers, répondit Kin-Fo.

—Craig-Fry doivent être là, puisque vous êtes ici!»

Et William J.Bidulph de crier:

«Craig-Fry?»

Craig et Fry étaient, en effet, derrière la porte du cabinet particulier. Ils avaient «filé» le client de la Centenaire jusqu'à son entrée dans les bureaux, et ils l'attendaient à la sortie.

«Craig-Fry, dit alors l'agent principal, pendant toute la durée de sa police d'assurance, vous n'aurez plus à défendre notre précieux client contre lui-même, mais contre un de ses propres amis, le philosophe Wang, qui s'est engagé à l'assassiner!»

Et les deux inséparables furent mis au courant de la situation.Ils la comprirent, ils l'acceptèrent.Le riche Kin-Fo leur appartenait.Il n'aurait pas de serviteurs plus fidèles.

Maintenant, quel parti prendre?

Il y en avait deux, ainsi que le fit observer l'agent principal: ou se garder très soigneusement dans la maison de Shang-Haï, de telle façon que Wang n'y pût rentrer sans être signalé à Fry-Craig, ou faire toute diligence pour savoir où se trouvait ledit Wang, et lui reprendre la lettre, qui devait être tenue pour nulle et de nul effet.

«Le premier parti ne vaut rien, répondit Kin-Fo.Wang saurait bien arriver jusqu'à moi sans se laisser voir, puisque ma maison est la sienne.Il faut donc le retrouver à tout prix.

—Vous avez raison, monsieur, répondit William J.Bidulph.Le plus sûr est de retrouver ledit Wang, et nous le retrouverons!

—Mort ou...dit Craig.

—Vif!répondit Fry.

—Non!vivant!s'écria Kin-Fo.Je n'entends pas que Wang soit un instant en danger par ma faute!

—Craig et Fry, ajouta William J.Bidulph, vous répondez de notre client pendant soixante-dix-sept jours encore.Jusqu'au 30 juin prochain, monsieur vaut pour nous deux cent mille dollars.»

Là-dessus, le client et l'agent principal de la Centenaire prirent congé l'un de l'autre. Dix minutes après, Kin-Fo, escorté de ses deux gardes du corps, qui ne devaient plus le quitter, était rentré dans le yamen.

Lorsque Soun vit Craig et Fry officiellement installés dans la maison, il ne laissa pas d'en éprouver quelque regret. Plus de demandes, plus de réponses, partant plus de taëls! En outre, son maître, en se reprenant à vivre, s'était repris à malmener le maladroit et paresseux valet. Infortuné Soun! qu'aurait-il dit s'il eût su ce que lui réservait l'avenir!

Le premier soin de Kin-Fo fut de «phonographier» à Péking, avenue de Cha-Coua, le changement de fortune qui le faisait plus riche qu'avant.La jeune femme entendit la voix de celui qu'elle croyait à jamais perdu, lui redire ses meilleures tendresses.Il reverrait sa petite sœur cadette.La septième lune ne se passerait pas sans qu'il fût accouru près d'elle pour ne la plus quitter.Mais, après avoir refusé de la rendre misérable, il ne voulait pas risquer de la rendre veuve.

Lé-ou ne comprit pas trop ce que signifiait cette dernière phrase; elle n'entendait qu'une chose, c'est que son fiancé lui revenait, c'est qu'avant deux mois, il serait près d'elle.

Et, ce jour-là, il n'y eut pas une femme plus heureuse que la jeune veuve dans tout le Céleste Empire.

En effet, une complète réaction s'était faite dans les idées de Kin-Fo, devenu quatre fois millionnaire, grâce à la fructueuse opération de la Centrale Banque Californienne.Il tenait à vivre et à bien vivre.Vingt jours d'émotions l'avaient métamorphosé.Ni le mandarin Pao-Shen, ni le négociant Yin-Pang, ni Tim le viveur, ni Houal le lettré n'auraient reconnu en lui l'indifférent amphitryon, qui leur avait fait ses adieux sur un des bateaux-fleurs de la rivière des Perles.Wang n'en aurait pas cru ses propres yeux, s'il eût été là.Mais il avait disparu sans laisser aucune trace.Il ne revenait pas à la maison de Shang-Haï.De là, un gros souci pour Kin-Fo, et des transes de tous les instants pour ses deux gardes du corps.

Huit jours plus tard, le 24 mai, aucune nouvelle du philosophe, et, conséquemment, nulle possibilité de se mettre à sa recherche.Vainement Kin-Fo, Craig et Fry avaient-ils fouillé les territoires concessionnés, les bazars, les quartiers suspects, les environs de Shang-Haï.Vainement les plus habiles tipaos de la police s'étaient-ils mis en campagne.Le philosophe était introuvable.

Cependant, Craig et Fry, de plus en plus inquiets, multipliaient les précautions.Ni de jour, ni de nuit, ils ne quittaient leur client, mangeant à sa table, couchant dans sa chambre.Ils voulurent même l'engager à porter une cotte d'acier, pour se mettre à l'abri d'un coup de poignard, et à ne manger que des œufs à la coque, qui ne pouvaient être empoisonnés!

Kin-Fo, il faut le dire, les envoya promener. Pourquoi pas l'enfermer pendant deux mois dans la caisse à secret de la Centenaire, sous prétexte qu'il valait deux cent mille dollars!

Soun s'en alla absolument abasourdi. (Page 71.)

Alors, William J.Bidulph, toujours pratique, proposa à son client de lui restituer la prime versée et de déchirer la police d'assurance.

«Désolé, répondit nettement Kin-Fo, mais l'affaire est faite, et vous en subirez les conséquences.

—Soit, répliqua l'agent principal, qui prit son parti de ce qu'il ne pouvait empêcher, soit!Vous avez raison!Vous ne serez jamais mieux gardé que par nous!

—Ni à meilleur compte!» répondit Kin-Fo.


CHAPITRE XI

DANS LEQUEL ON VOIT KIN-FO DEVENIR L'HOMME LE PLUS CÉLÈBRE DE L'EMPIRE DU MILIEU.

Cependant, Wang demeurait introuvable.Kin-Fo commençait à enrager d'être réduit à l'inaction, de ne pouvoir au moins courir après le philosophe.Et comment aurait-il pu le faire, puisque Wang avait disparu sans laisser aucune trace!

On en rit jusqu'au fond des provinces.(Page 83.)

Cette complication ne laissait pas d'inquiéter l'agent principal de la Centenaire. Après s'être dit d'abord que tout cela n'était pas sérieux, que Wang n'accomplirait pas sa promesse, que, même en l'excentrique Amérique, on ne se passerait pas de pareilles fantaisies, il en arriva à penser que rien n'était impossible dans cet étrange pays qu'on appelle le Céleste Empire. Il fut bientôt de l'avis de Kin-Fo: c'est que, si l'on ne parvenait pas à retrouver le philosophe, le philosophe tiendrait la parole donnée. Sa disparition indiquait même de sa part le projet de n'opérer qu'au moment où son élève s'y attendrait le moins, comme par un coup de foudre, et de le frapper au cœur d'une main rapide et sûre. Alors, après avoir déposé la lettre sur le corps de sa victime, il viendrait tranquillement se présenter aux bureaux de la Centenaire, pour y réclamer sa part du capital assuré.

Il fallait donc prévenir Wang; mais, le prévenir directement, cela ne se pouvait.

L'honorable William J.Bidulph fut donc conduit à employer les moyens indirects par voie de la presse.En quelques jours, des avis furent envoyés aux gazettes chinoises, des télégrammes aux journaux étrangers des deux mondes.

Le Tching-Pao, l'officiel de Péking, les feuilles rédigées en chinois à Shang-Haï et à Hong-Kong, les journaux les plus répandus en Europe et dans les deux Amériques, reproduisirent à satiété la note suivante:

«Le sieur Wang, de Shang-Haï, est prié de considérer comme non-avenue la convention passée entre le sieur Kin-Fo et lui, à la date du 2 mai dernier, ledit sieur Kin-Fo n'ayant plus qu'un seul et unique désir, celui de mourir centenaire.»

Cet étrange avis fut bientôt suivi de cet autre, beaucoup plus pratique à coup sûr:

«Deux mille dollars ou treize cents taëls à qui fera connaître à William J. Bidulph, agent principal de la Centenaire à Shang-Haï, la résidence actuelle du sieur Wang, de ladite ville. »

Que le philosophe eût été courir le monde pendant le délai de cinquante-cinq jours, qui lui était donné pour accomplir sa promesse, il n'y avait pas lieu de le penser.Il devait plutôt être caché dans les environs de Shang-Haï, de manière à profiter de toutes les occasions; mais l'honorable William J.Bidulph ne croyait pas pouvoir prendre trop de précautions.

Plusieurs jours se passèrent. La situation ne se modifiait pas. Or, il advint que ces avis, reproduits à profusion sous la forme familière aux Américains: WANG! WANG!! WANG!!! d'une part, KIN-FO! KIN-FO!! KIN-FO!!! de l'autre, finirent par attirer l'attention publique et provoquèrent l'hilarité générale.

On en rit jusqu'au fond des provinces les plus reculées du Céleste Empire.

«Où est Wang?

—Qui a vu Wang?

—Où demeure Wang?

—Que fait Wang?

—Wang!Wang!Wang!» criaient les petits Chinois dans les rues.

Ces questions furent bientôt dans toutes les bouches.

Et Kin-Fo, ce digne Célestial, «dont le vif désir était de devenir centenaire», qui prétendait lutter de longévité avec ce célèbre éléphant, dont le vingtième lustre s'accomplissait alors au Palais des Écuries de Péking, ne pouvait tarder à être tout à fait à la mode.

«Eh bien, le sieur Kin-Fo avance-t-il en âge?

—Comment se porte-t-il?

—Digère-t-il convenablement?

—Le verra-t-on revêtir la robe jaune des vieillards?[7]

Ainsi, par des paroles gouailleuses, s'abordaient les mandarins civils ou militaires, les négociants à la Bourse, les marchands dans leurs comptoirs, les gens du peuple au milieu des rues et des places, les bateliers sur leurs villes flottantes!

Ils sont très gais, très caustiques, les Chinois, et l'on conviendra qu'il y avait matière à quelque gaieté.De là des plaisanteries de tout genre, et même des caricatures qui débordaient le mur de la vie privée.

Kin-Fo, à son grand déplaisir, dut supporter les inconvénients de cette célébrité singulière. On alla jusqu'à le chansonner sur l'air de «Man-tchiang-houng», le vent qui souffle dans les saules. Il parut une complainte, qui le mettait plaisamment en scène: Les Cinq Veilles du Centenaire! Quel titre alléchant, et quel débit il s'en fit à trois sapèques l'exemplaire!

Si Kin-Fo se dépitait de tout ce bruit fait autour de son nom, William J. Bidulph s'en applaudissait, au contraire; mais Wang n'en demeurait pas moins caché à tous les yeux.

Or, les choses allèrent si loin, que la position ne fut bientôt plus tenable pour Kin-Fo.Sortait-il?un cortège de Chinois de tout âge, de tout sexe, l'accompagnait dans les rues, sur les quais, même à travers les territoires concessionnés, même à travers la campagne.Rentrait-il?Un rassemblement de plaisants de la pire espèce se formait à la porte du yamen.

Chaque matin, il était mis en demeure de paraître au balcon de sa chambre, afin de prouver que ses gens ne l'avaient pas prématurément couché dans le cercueil du kiosque de Longue Vie.Les gazettes publiaient moqueusement un bulletin de sa santé avec commentaires ironiques, comme s'il eût appartenu à la dynastie régnante des Tsing.En somme, il devenait parfaitement ridicule.

Il s'ensuivit donc qu'un jour, le 21 mai, le très vexé Kin-Fo alla trouver l'honorable William J.Bidulph, et lui fit connaître son intention de partir immédiatement.Il en avait assez de Shang-Haï et des Shanghaïens!

«C'est peut-être courir plus de risques!lui fit observer très justement l'agent principal.

—Peu m'importe!répondit Kin-Fo!Prenez vos précautions en conséquence.

—Mais où irez-vous?

—Devant moi.

—Où vous arrêterez-vous?

—Nulle part!

—Et quand reviendrez-vous?

—Jamais.

—Et si j'ai des nouvelles de Wang?

—Au diable Wang!Ah!la sotte idée que j'ai eue de lui donner cette absurde lettre!»

Au fond, Kin-Fo se sentait pris du plus furieux désir de retrouver le philosophe!Que sa vie fût entre les mains d'un autre, cette idée commençait à l'irriter profondément.Cela passait à l'état d'obsession.Attendre plus d'un mois encore dans ces conditions, jamais il ne s'y résignerait!Le mouton devenait enragé!

«Eh bien, partez donc, dit William J.Bidulph.Craig et Fry vous suivront partout où vous irez!

UNE RUE CHINOISE.(Page 87.)

—Comme il vous plaira, répondit Kin-Fo, mais je vous préviens qu'ils auront à courir.

—Ils courront, mon cher monsieur, ils courront et ne sont point gens à épargner leurs jambes!»

Kin-Fo rentra au yamen et, sans perdre un instant, fit ses préparatifs de départ.

Soun, à son grand ennui,—il n'aimait pas les déplacements,—devait accompagner son maître.Mais il ne hasarda pas une observation, qui lui eût certainement coûté un bon bout de sa queue.

Quant à Fry-Craig, en véritables Américains, ils étaient toujours prêts à partir, fût-ce pour aller au bout du monde.Ils ne firent qu'une seule question:

«Où monsieur...dit Craig.

—Va-t il?ajouta Fry.

—A Nan-King, d'abord, et au diable ensuite!»

Le même sourire parut simultanément sur les lèvres de Craig-Fry.Enchantés tous les deux!Au diable!Rien ne pouvait leur plaire davantage!Le temps de prendre congé de l'honorable William J.Bidulph, et, aussi, de revêtir un costume chinois qui attirât moins l'attention sur leur personne, pendant ce voyage à travers le Céleste Empire.

Une heure après, Craig et Fry, le sac au côté, revolvers à la ceinture, revenaient au yamen.

A la nuit tombante, Kin-Fo et ses compagnons quittaient discrètement le port de la concession américaine, et s'embarquaient sur le bateau à vapeur qui fait le service de Shang-Haï à Nan-King.

Ce voyage n'est qu'une promenade.En moins de douze heures, un steamboat, profitant du reflux de la mer, peut remonter par la route du fleuve Bleu jusqu'à l'ancienne capitale de la Chine méridionale.

Pendant cette courte traversée, Craig-Fry furent aux petits soins pour leur précieux Kin-Fo, non sans avoir préalablement dévisagé tous les voyageurs. Ils connaissaient le philosophe,—quel habitant des trois concessions n'eût connu cette bonne et sympathique figure! —et ils s'étaient assurés qu'il n'avait pu les suivre à bord. Puis, cette précaution prise, que d'attentions de tous les instants pour le client de la Centenaire, tâtant de la main les pavois sur lesquels il s'appuyait, éprouvant du pied les passerelles où il se tenait parfois, l'entraînant loin de la chaufferie, dont les chaudières leur semblaient suspectes, l'engageant à ne pas s'exposer au vent vif du soir, à ne point se refroidir à l'air humide de la nuit, veillant à ce que les hublots de sa cabine fussent hermétiquement fermés, rudoyant Soun, le négligent valet, qui n'était jamais là lorsque son maître le demandait, le remplaçant au besoin pour servir le thé et les gâteaux de la première veille, enfin couchant à la porte de la cabine de Kin-Fo, tout habillés, la ceinture de sauvetage aux hanches, prêts à lui porter secours si, par explosion ou collision, le steamboat venait à sombrer dans les profondes eaux du fleuve! Mais aucun accident ne se produisit, qui eût vaillamment mis à l'épreuve le dévouement sans bornes de Fry-Craig. Le bateau à vapeur avait rapidement descendu le cours du Wousung, débouqué dans le Yang-Tse-Kiang, ou fleuve Bleu, rangé l'île de Tsong-Ming, laissé en arrière les feux de Ou-Song et de Langchan, remonté avec la marée à travers la province du Kiang-Sou, et, le 22 au matin, débarqué ses passagers, sains et saufs, sur le quai de l'ancienne cité impériale.

Grâce aux deux gardes du corps, la queue de Soun n'avait pas diminué d'une ligne pendant le voyage.Le paresseux aurait donc eu fort mauvaise grâce à se plaindre.

Ce n'était pas sans motif que Kin-Fo, en quittant Shang-Haï, s'était tout d'abord arrêté à Nan-King.Il pensait avoir quelques chances d'y retrouver le philosophe.

Wang, en effet, avait pu être attiré par ses souvenirs dans cette malheureuse ville, qui fut le principal centre de la rébellion des Tchang-Mao.N'avait-elle pas été occupée et défendue par ce modeste maître d'école, ce redoutable Rong Siéou-Tsien, qui devint l'empereur des Taï-ping, et tint si longtemps en échec l'autorité mantchoue?N'est-ce pas dans cette cité qu'il proclama l'ère nouvelle de la «Grande Paix?[8]».N'est-ce pas là qu'il s'empoisonna, en 1864, pour ne pas se rendre vivant à ses ennemis?N'est-ce pas de l'ancien palais des rois que s'échappa son jeune fils, dont les Impériaux allaient bientôt faire tomber la tête?N'est-ce pas au milieu des ruines de la ville incendiée que ses ossements furent arrachés à la tombe et jetés en pâture aux plus vils animaux?N'est-ce pas enfin dans cette province que cent mille des anciens compagnons de Wang furent massacrés en trois jours?

Il était donc possible que le philosophe, pris d'une sorte de nostalgie depuis le changement apporté à son existence, se fût réfugié dans ces lieux, pleins de souvenirs personnels!De là, en quelques heures, il pouvait revenir à Shang-Haï, prêt à frapper....

Voilà pourquoi Kin-Fo s'était d'abord dirigé sur Nan-King, et voulut s'arrêter à cette première étape de son voyage.S'il y rencontrait Wang, tout serait dit, et il en finirait avec cette absurde situation.Si Wang ne paraissait pas, il continuerait ses pérégrinations à travers le Céleste Empire, jusqu'au jour où, le délai passé, il n'aurait plus rien à craindre de son ancien maître et ami.

Kin-Fo, accompagné de Craig et Fry, suivi de Soun, se rendit à un hôtel, situé dans un de ces quartiers à demi dépeuplés, autour desquels s'étendent comme un désert les trois quarts de l'ancienne capitale.

«Je voyage sous le nom de Ki-Nan, se contenta de dire Kin-Fo à ses compagnons, et j'entends que mon véritable nom ne soit jamais prononcé, sous quelque prétexte que ce soit.

—Ki...fit Craig.

—Nan, acheva de dire Fry.

—Ki-Nan,» répéta Soun.

On le comprend, Kin-Fo, qui fuyait les inconvénients de la célébrité à Shang-Haï, n'avait pas envie de les retrouver sur sa route. D'ailleurs, il n'avait rien dit à Fry-Craig de la présence possible du philosophe à Nan-King. Ces méticuleux agents auraient déployé un luxe de précautions que justifiait la valeur pécuniaire de leur client, mais dont celui-ci eût été fort ennuyé. En effet, ils eussent voyagé à travers un pays suspect avec un million dans leur poche, qu'ils ne se seraient pas montrés plus prudents. Après tout, n'était-ce pas un million que la Centenaire avait confié à leur garde?

La journée entière se passa à visiter les quartiers, les places, les rues de Nan-King.De la porte de l'Ouest à la porte de l'Est, du nord au midi, la cité, si déchue de son ancienne splendeur, fut rapidement parcourue.Kin-Fo allait d'un bon pas, parlant peu, regardant beaucoup.

Aucun visage suspect ne se montra, ni sur les canaux, que fréquentait le gros de la population, ni dans ces rues dallées, perdues entre les décombres, et déjà envahies par les plantes sauvages. Nul étranger ne fut vu, errant sous les portiques de marbre à demi détruits, les pans de murailles calcinées, qui marquent l'emplacement du Palais Impérial, théâtre de cette lutte suprême, où Wang, sans doute, avait résisté jusqu'à la dernière heure. Personne ne chercha à se dérober aux yeux des visiteurs, ni autour du yamen des missionnaires catholiques, que les Nankinois voulurent massacrer en 1870, ni aux environs de la fabrique d'armes, nouvellement construite avec les indestructibles briques de la célèbre tour de porcelaine, dont les Taï-ping avaient jonché le sol.

Une interminable avenue.(Page 88.)

Kin-Fo, sur qui la fatigue ne semblait pas avoir prise, allait toujours.Entraînant ses deux acolytes, qui ne faiblissaient pas, distançant l'infortuné Soun, peu accoutumé à ce genre d'exercice, il sortit par la porte de l'Est et s'aventura dans la campagne déserte.

Une interminable avenue, bordée d'énormes animaux de granit, s'ouvrait là, à quelque distance du mur d'enceinte.

Kin-Fo suivit cette avenue d'un pas plus rapide encore.

Un petit temple en fermait l'extrémité. Derrière, s'élevait un «tumulus», haut comme une colline. Sous ce tertre reposait Rong-Ou, le bonze devenu empereur, l'un de ces hardis patriotes qui, cinq siècles auparavant, avaient lutté contre la domination étrangère. Le philosophe ne serait-il pas venu se retremper dans ces glorieux souvenirs, sur le tombeau même où reposait le fondateur de la dynastie des Ming?

Il s'approcha et lut.(Page 90.)

Le tumulus était désert, le temple abandonné.Pas d'autres gardiens que ces colosses à peine ébauchés dans le marbre, ces fantastiques animaux qui peuplaient seuls la longue avenue.

Mais, sur la porte du temple, Kin-Fo aperçut, non sans émotion, quelques signes qu'une main y avait gravés. Il s'approcha et lut ces trois lettres:

W.K.-F.

Wang!Kin-Fo!Il n'y avait pas à douter que le philosophe n'eût récemment passé là!

Kin-Fo, sans rien dire, regarda, chercha...Personne.

Le soir, Kin-Fo, Craig, Fry, Soun, qui se traînait, rentraient à l'hôtel, et, le lendemain matin, ils avaient quitté Nan-King.


CHAPITRE XII

DANS LEQUEL KIN-FO, SES DEUX ACOLYTES ET SON VALET S'EN VONT A L'AVENTURE.

Quel est ce voyageur que l'on voit courant sur les grandes routes fluviales ou carrossables, sur les canaux et les rivières du Céleste Empire?Il va, il va toujours, ne sachant pas la veille où il sera le lendemain.Il traverse les villes sans les voir, il ne descend dans les hôtels ou les auberges que pour y dormir quelques heures, il ne s'arrête aux restaurations que pour y prendre de rapides repas.L'argent ne lui tient pas à la main; il le prodigue, il le jette pour activer sa marche.

Ce n'est point un négociant qui s'occupe d'affaires.Ce n'est point un mandarin que le ministre a chargé de quelque importante et pressante mission.Ce n'est point un artiste en quête des beautés de la nature.Ce n'est point un lettré, un savant, que son goût entraîne à la recherche des antiques documents, enfermés dans les bonzeries ou les lamaneries de la vieille Chine.Ce n'est ni un étudiant qui se rend à la pagode des Examens pour y conquérir ses grades universitaires, ni un prêtre de Bouddha courant la campagne pour inspecter les petits autels champêtres, érigés entre les racines du banyan sacré, ni un pèlerin qui va accomplir quelque vœu à l'une des cinq montagnes saintes du Céleste Empire.

C'est le faux Ki-Nan, accompagné de Fry-Craig, toujours dispos, suivi de Soun, de plus en plus fatigué. C'est Kin-Fo, dans cette bizarre disposition d'esprit qui le porte à fuir et à chercher à la fois l'introuvable Wang. C'est le client de la Centenaire, qui ne demande à cet incessant va-et-vient que l'oubli de sa situation et peut-être une garantie contre les dangers invisibles dont il est menacé.Le meilleur tireur a quelque chance de manquer un but mobile, et Kin-Fo veut être ce but qui ne s'immobilise jamais.

Les voyageurs avaient repris à Nan-King l'un de ces rapides steamboats américains, vastes hôtels flottants, qui font le service du fleuve Bleu. Soixante heures après, ils débarquaient à Ran-Kéou, sans avoir même admiré ce rocher bizarre, le «Petit-Orphelin», qui s'élève au milieu du courant du Yang-Tse-Kiang, et dont un temple, desservi par les bonzes, couronne si hardiment le sommet.

A Ran-Kéou, située au confluent du fleuve Bleu et de son important tributaire le Ran-Kiang[9], l'errant Kin-Fo ne s'était arrêté qu'une demi-journée.Là, encore, se retrouvaient en ruines irréparables les souvenirs des Taï-ping; mais, ni dans cette ville commerçante, qui n'est, à vrai dire, qu'une annexe de la préfecture de Ran-Yang-Fou, bâtie sur la rive droite de l'affluent, ni à Ou-Tchang-Fou, capitale de cette province du Rou-Pé, élevée sur la rive droite du fleuve, l'insaisissable Wang ne laissa voir trace de son passage.Plus de ces terribles lettres que Kin-Fo avait retrouvées à Nan-King sur le tombeau du bonze couronné.

Si Craig et Fry avaient jamais pu espérer que, de ce voyage en Chine, ils emporteraient quelque aperçu des mœurs ou quelque connaissance des villes, ils furent bientôt détrompés.Le temps leur eût même manqué pour prendre des notes, et leurs impressions auraient été réduites à quelques noms de cités et de bourgs ou à quelques quantièmes de mois!Mais ils n'étaient ni curieux ni bavards.Ils ne se parlaient presque jamais.A quoi bon?Ce que Craig pensait, Fry le pensait aussi.Ce n'eût été qu'un monologue.Donc, pas plus que leur client, ils n'observèrent cette double physionomie commune à la plupart des cités chinoises, mortes au centre, mais vivantes à leurs faubourgs.A peine, à Ran-Kéou, aperçurent-ils le quartier européen, aux rues larges et rectangulaires, aux habitations élégantes, et la promenade ombragée de grands arbres qui longe la rive du fleuve Bleu.Ils avaient des yeux pour ne voir qu'un homme, et cet homme restait invisible.

Le steamboat, grâce à la crue qui soulevait les eaux du Ran-Kiang, allait pouvoir remonter cet affluent pendant cent trente lieues encore, jusqu'à Lao-Ro-Kéou.

Kin-Fo n'était point homme à abandonner ce genre de locomotion, qui lui plaisait.Au contraire, il comptait bien aller jusqu'au point où le Ran-Kiang cesserait d'être navigable.Au delà, il aviserait.Craig et Fry, eux, n'eussent pas mieux demandé que cette navigation durât pendant tout le cours du voyage.La surveillance était plus facile à bord, les dangers moins imminents.Plus tard, sur les routes peu sûres des provinces de la Chine centrale, ce serait autre chose.

Quant à Soun, cette vie de steamboat lui allait assez.Il ne marchait pas, il ne faisait rien, il laissait son maître aux bons offices de Craig-Fry, il ne songeait qu'à dormir dans son coin, après avoir déjeuné, dîné et soupé consciencieusement, et la cuisine était bonne!

Ce fut même une modification survenue dans l'alimentation du bord, quelques jours après, qui, à tout autre que cet ignorant, eût indiqué qu'un changement de latitude venait de s'opérer dans la situation géographique des voyageurs.

En effet, pendant les repas, le blé se substitua subitement au riz sous la forme de pains sans levain, assez agréables au goût, quand on les mangeait au sortir du four.

Soun, en vrai Chinois du Sud, regretta son riz habituel.Il manœuvrait si habilement ses petits bâtonnets, lorsqu'il faisait tomber les graines de la tasse dans sa vaste bouche, et il en absorbait de telles quantités!Du riz et du thé, que faut-il de plus à un véritable Fils du Ciel!

Le steamboat, remontant le cours du Ran-Kiang, venait donc d'entrer dans la région du blé.Là, le relief du pays s'accusa davantage.A l'horizon se dessinèrent quelques montagnes, couronnées de fortifications, élevées sous l'ancienne dynastie des Ming.Les berges artificielles, qui contenaient les eaux du fleuve, firent place à des rives basses, élargissant son lit aux dépens de sa profondeur.La préfecture de Guan-Lo-Fou apparut.

Kin-Fo ne débarqua même pas, pendant les quelques heures que nécessita la mise à bord du combustible devant les bâtiments de la douane.Que serait-il allé faire en cette ville, qu'il lui était indifférent de voir?Il n'avait qu'un désir, puisqu'il ne trouvait plus trace du philosophe: s'enfoncer plus profondément encore dans cette Chine centrale, où, s'il n'y rattrapait pas Wang, Wang ne l'attraperait pas non plus.

Après Guan-Lo-Fou, ce furent deux cités bâties en face l'une de l'autre, la ville commerçante de Fan-Tcheng, sur la rive gauche, et la préfecture de Siang-Yang-Fou, sur la rive droite; la première, faubourg plein du mouvement de la population et de l'agitation des affaires; la seconde, résidence des autorités et plus morte que vivante.

Et, après Fan-Tcheng, le Ran-Kiang, remontant droit au nord par un angle brusque, resta encore navigable jusqu'à Lao-Ro-Kéou.Mais, faute d'eau, le steamboat ne pouvait aller plus loin.

Ce fut tout autre chose alors.A partir de cette dernière étape, les conditions du voyage durent être modifiées.Il fallait abandonner les cours d'eau, «ces chemins qui marchent», et marcher soi-même, ou, tout au moins, substituer au moelleux glissement d'un bateau les secousses, les cahots, les heurts des déplorables véhicules en usage dans le Céleste Empire.Infortuné Soun!La série des tracas, des fatigues, des reproches, allait donc recommencer pour lui!

Et, en effet, qui eût suivi Kin-Fo dans cette fantaisiste pérégrination, de province en province, de ville en ville, aurait eu fort à faire!Un jour, il voyageait en voiture, mais quelle voiture!une caisse durement fixée sur l'essieu de deux roues à gros clous de fer, traînée par deux mules rétives, bâchée d'une simple toile que transperçaient également les jets de pluie et les rayons solaires!Un autre jour, on l'apercevait étendu dans une chaise à mulets, sorte de guérite suspendue entre deux longs bambous, et soumise à des mouvements de roulis et de tangage si violents, qu'une barque en eût craqué dans toute sa membrure.

Craig et Fry chevauchaient alors aux portières, comme des aides de camp, sur deux ânes, plus roulants et plus tanguants encore que la chaise.Quant à Soun, en ces occasions où la marche était nécessairement un peu rapide, il allait à pied, grognant, maugréant, se réconfortant plus qu'il ne convenait de fréquentes lampées d'eau-de-vie de Kao-Liang.Lui aussi éprouvait alors des mouvements de roulis particuliers, mais dont la cause ne tenait pas aux inégalités du sol!En un mot, la petite troupe n'eût pas été plus secouée sur une mer houleuse.

Ce fut à cheval,—de mauvais chevaux, on peut le croire,—que Kin-Fo et ses compagnons firent leur entrée à Si-Gnan-Fou, l'ancienne capitale de l'Empire du Milieu, dont les empereurs de la dynastie des Tang faisaient autrefois leur résidence.

Mais, pour atteindre cette lointaine province du Chen-Si, pour en traverser les interminables plaines, arides et nues, que de fatigues à supporter et même de dangers!

Ce soleil de mai, par une latitude qui est celle de l'Espagne méridionale, projetait des rayons déjà insoutenables, et soulevait la fine poussière de routes qui n'ont jamais connu le confort de l'empierrage.De ces tourbillons jaunâtres, salissant l'air comme une fumée malsaine, on ne sortait que gris de la tête aux pieds.C'était la contrée du «lœss», formation géologique singulière, spéciale au nord de la Chine, «qui n'est plus de la terre et qui n'est pas une roche, ou, pour mieux dire, une pierre qui n'a pas encore eu le temps de se solidifier[10]»

Quant aux dangers, ils n'étaient que trop réels, dans un pays où les gardes de police ont une extraordinaire crainte du coup de couteau des voleurs. Si, dans les villes, les tipaos laissent aux coquins le champ libre, si, en pleine cité, les habitants ne se hasardent guère dans les rues pendant la nuit, que l'on juge du degré de sécurité que présentent les routes! Plusieurs fois, des groupes suspects s'arrêtèrent au passage des voyageurs, lorsqu'ils s'engageaient dans ces étroites tranchées, creusées profondément entre les couches du lœss; mais la vue de Craig-Fry, le revolver à la ceinture, avait imposé jusqu'alors aux coureurs de grands chemins. Cependant, les agents de la Centenaire éprouvèrent, en mainte occasion, les plus sérieuses craintes, sinon pour eux, du moins pour le million vivant qu'ils escortaient. Que Kin-Fo tombât sous le poignard de Wang ou sous le couteau d'un malfaiteur, le résultat était le même. C'était la caisse de la Compagnie qui recevait le coup.

Dans ces circonstances, d'ailleurs, Kin-Fo, non moins bien armé, ne demandait qu'à se défendre. Sa vie, il y tenait plus que jamais, et, comme le disaient Craig-Fry, «il se serait fait tuer pour la conserver. »

A Si-Gnan-Fou, il n'était pas probable que l'on retrouvât aucune trace du philosophe. Jamais un ancien Taï-ping n'aurait eu la pensée d'y chercher refuge. C'est une cité dont les rebelles n'ont pu franchir les fortes murailles, au temps de la rébellion, et qui est occupée par une nombreuse garnison mantchoue. A moins d'avoir un goût particulier pour les curiosités archéologiques, très nombreuses dans cette ville, et d'être versé dans les mystères de l'épigraphie, dont le musée, appelé «la forêt des tablettes», renferme d'incalculables richesses, pourquoi Wang serait-il venu là?

Aussi, le lendemain de son arrivée, Kin-Fo, abandonnant cette ville, qui est un important centre d'affaires entre l'Asie centrale, le Thibet, la Mongolie et la Chine, reprit-il, la route du nord.

A suivre par Kao-Lin-Sien, par Sing-Tong-Sien, la route de la vallée de l'Ouei-Ro, aux eaux chargées des teintes jaunes de ce lœss à travers lequel il s'est frayé son lit, la petite troupe arriva à Roua-Tchéou, qui fut le foyer d'une terrible insurrection musulmane en 1860.De là, tantôt en barque, tantôt en charrette, Kin-Fo et ses compagnons atteignirent, non sans grandes fatigues, cette forteresse de Tong-Kouan, située au confluent de l'Ouei-Ro et du Rouang-Ro.

Le Rouang-Ro, c'est le fameux fleuve Jaune.Il descend directement du nord pour aller, à travers les provinces de l'Est, se jeter dans la mer qui porte son nom, sans être plus jaune que la mer Rouge n'est rouge, que la mer Blanche n'est blanche, que la mer Noire n'est noire.Oui!fleuve célèbre, d'origine céleste sans doute, puisque sa couleur est celle des empereurs, Fils du Ciel, mais aussi «Chagrin de la Chine», qualification due à ses terribles débordements, qui ont causé en partie l'impraticabilité actuelle du canal Impérial.

A Tong-Kouan, les voyageurs eussent été en sûreté, même la nuit.Ce n'est plus une cité de commerce, c'est une ville militaire, habitée en domicile fixe et non en camp volant par ces Tartares Mantchoux, qui forment la première catégorie de l'armée chinoise!Peut-être Kin-Fo avait-il l'intention de s'y reposer quelques jours.Peut-être allait-il chercher dans un hôtel convenable une bonne chambre, une bonne table, un bon lit,—ce qui n'eût point déplu à Fry-Craig et encore moins à Soun!

Mais ce maladroit, auquel il en coûta cette fois un bon pouce de sa queue, eut l'imprudence de donner en douane, au lieu du nom d'emprunt, le véritable nom de son maître.Il oublia que ce n'était plus Kin-Fo, mais Ki-Nan, qu'il avait l'honneur de servir.Quelle colère!Elle amena ce dernier à quitter immédiatement la ville.Le nom avait produit son effet.Le célèbre Kin-Fo était arrivé à Tong Kouan!On voulait voir cet homme unique, «dont le seul et unique désir était de devenir centenaire!»

L'horripilé voyageur, suivi de ses deux gardes et de son valet, n'eut que le temps de prendre la fuite à travers le rassemblement des curieux qui s'était formé sur ses pas. A pied cette fois, à pied! il remonta les berges du fleuve Jaune, et il alla ainsi jusqu'au moment où ses compagnons et lui tombèrent d'épuisement dans un petit bourg, où son incognito devait lui garantir quelques heures de tranquillité.

C'était la contrée du «lœss.» (Page 94.)

Soun, absolument déconfit, n'osait plus dire un seul mot.A son tour, avec cette ridicule petite queue de rat qui lui restait, il était l'objet des plaisanteries les plus désagréables!Les gamins couraient après lui et l'apostrophaient de mille clameurs saugrenues.

Aussi avait-il hâte d'arriver! Mais arriver où? puisque son maître,—ainsi qu'il l'avait dit à William J. Bidulph,—comptait aller et allait toujours devant lui!

Il remonta la berge du fleuve Jaune.(Page 96.)

Cette fois, à vingt lis de Tong-Kouan, dans ce modeste bourg où Kin-Fo avait cherché refuge, plus de chevaux, plus d'ânes, ni charrettes, ni chaises. Nulle autre perspective que de rester là ou de continuer à pied la route. Ce n'était pas pour rendre sa bonne humeur à l'élève du philosophe Wang, qui montra peu de philosophie dans cette occasion. Il accusa tout le monde, et n'aurait dû s'en prendre qu'à lui-même. Ah! combien il regrettait le temps où il n'avait qu'à se laisser vivre! Si, pour apprécier le bonheur, il fallait avoir connu ennuis, peines et tourments, ainsi que le disait Wang, il les connaissait maintenant, et de reste!

Et puis, à courir ainsi, il n'était pas sans avoir rencontré sur sa route de braves gens sans le sou, mais qui étaient heureux, pourtant!Il avait pu observer ces formes variées du bonheur que donne le travail accompli gaiement.

Ici, c'étaient des laboureurs courbés sur leur sillon; là, des ouvriers qui chantaient en maniant leurs outils.N'était-ce pas précisément à cette absence de travail que Kin-Fo devait l'absence de désirs, et, par conséquent, le défaut de bonheur ici-bas?Ah!la leçon était complète!Il le croyait du moins!!...Non!ami Kin-Fo, elle ne l'était pas!

Cependant, en cherchant bien dans ce village, en frappant à toutes les portes, Craig et Fry finirent par découvrir un véhicule, mais un seul!Encore ne pouvait-il transporter qu'une personne, et, circonstance plus grave, le moteur dudit véhicule manquait.

C'était une brouette,—la brouette de Pascal,—et peut-être inventée avant lui par ces antiques inventeurs de la poudre, de l'écriture, de la boussole et des cerfs-volants.Seulement, en Chine, la roue de cet appareil, d'un assez grand diamètre, est placée, non à l'extrémité des brancards, mais au milieu, et se meut à travers le coffre même, comme la roue centrale de certains bateaux à vapeur.Le coffre est donc divisé en deux parties, suivant son axe, l'une dans laquelle le voyageur peut s'étendre, l'autre qui est destinée à contenir ses bagages.

Le moteur de ce véhicule, c'est et ce ne peut être qu'un homme, qui pousse l'appareil en avant et ne le traîne pas.Il est donc placé en arrière du voyageur, dont il ne gêne aucunement la vue, comme le cocher d'un cab anglais.Lorsque le vent est bon, c'est-à-dire quand il souffle de l'arrière, l'homme s'adjoint cette force naturelle, qui ne lui coûte rien; il plante un mâtereau sur l'avant du coffre, il hisse une voile carrée, et, par les grandes brises, au lieu de pousser la brouette, c'est lui qui est entraîné,—souvent plus vite qu'il ne le voudrait.

Le véhicule fut acheté avec tous ses accessoires.Kin-Fo y prit place.Le vent était bon, la voile fut hissée.

«Allons, Soun!» dit Kin-Fo.

Soun se disposait tout simplement à s'étendre dans le second compartiment du coffre.

«Aux brancards!cria Kin-Fo d'un certain ton qui n'admettait pas de réplique.

—Maître...que...moi...je!...répondit Soun, dont les jambes fléchissaient d'avance, comme celles d'un cheval surmené.

—Ne t'en prends qu'à toi, qu'à ta langue et à ta sottise!

—Allons, Soun!dirent Fry-Craig.

—Aux brancards!répéta Kin-Fo en regardant ce qui restait de queue au malheureux valet.Aux brancards, animal, et veille à ne point buter, ou sinon!...»

L'index et le médius de la main droite de Kin-Fo, rapprochés en forme de ciseaux, complétèrent si bien sa pensée, que Soun passa la bretelle à ses épaules et saisit le brancard des deux mains.Fry-Craig se postèrent des deux côtés de la brouette, et, la brise aidant, la petite troupe détala d'un léger trot.

Il faut renoncer à peindre la rage sourde et impuissante de Soun, passé à l'état de cheval!Et cependant, souvent Craig et Fry consentirent à le relayer.Très heureusement, le vent du sud leur vint constamment en aide, et fit les trois quarts de la besogne.La brouette étant bien équilibrée par la position de la roue centrale, le travail du brancardier se réduisait à celui de l'homme de barre au gouvernail d'un navire: il n'avait qu'à se maintenir en bonne direction.

Et c'est dans cet équipage que Kin-Fo fut entrevu dans les provinces septentrionales de la Chine, marchant lorsqu'il sentait le besoin de se dégourdir les jambes, brouetté quand, au contraire, il voulait se reposer.

Ainsi Kin-Fo, après avoir évité Houan-Fou et Cafong, remonta les berges du célèbre canal Impérial, qui, il y a vingt ans à peine, avant que le fleuve Jaune eût repris son ancien lit, formait une belle route navigable depuis Sou-Tchéou, le pays du thé, jusqu'à Péking, sur une longueur de quelques centaines de lieues.

Ainsi il traversa Tsinan, Ho-Kien, et pénétra dans la province de Pé-Tché-Li, où s'élève Péking, la quadruple capitale du Céleste Empire.

Ainsi il passa par Tien-Tsin, que défendent un mur de circonvallation et deux forts, grande cité de quatre cent mille habitants, dont le large port, formé par la jonction du Peï-ho et du canal Impérial, fait, en important des cotonnades de Manchester, des lainages, des cuivres, des fers, des allumettes allemandes, du bois de santal, etc., et en exportant des jujubes, des feuilles de nénuphar, du tabac de Tartarie, etc., pour cent soixante-dix millions d'affaires. Mais Kin-Fo ne songea même pas à visiter, dans cette curieuse Tien-Tsin, la célèbre pagode des supplices infernaux; il ne parcourut pas, dans le faubourg de l'Est, les amusantes rues des Lanternes et des Vieux-Habits; il ne déjeûna pas au restaurant de «l'Harmonie et de l'Amitié», tenu par le musulman Léou-Lao-Ki, dont les vins sont renommés, quoi qu'en puisse penser Mahomet; il ne déposa pas sa grande carte rouge,—et pour cause,—au palais de Li-Tchong-Tang, vice-roi de la province depuis 1870, membre du Conseil privé, membre du Conseil de l'Empire, et qui porte, avec la veste jaune, le titre de Fei-Tzé-Chao-Pao.

Non! Kin-Fo, toujours brouetté, Soun toujours brouettant, traversèrent les quais où s'étageaient des montagnes de sacs de sel; ils dépassèrent les faubourgs, les concessions anglaise et américaine, le champ de courses, la campagne couverte de sorgho, d'orge, de sésame, de vignes, les jardins maraîchers, riches de légumes et de fruits, les plaines d'où partaient par milliers des lièvres, des perdrix, des cailles, que chassaient le faucon, l'émerillon et le hobereau. Tous quatre suivirent la route dallée de vingt-quatre lieues, qui conduit à Péking, entre les arbres d'essences variées et les grands roseaux du fleuve, et ils arrivèrent ainsi à Tong-Tchéou, sains et saufs, Kin-Fo valant toujours deux cent mille dollars, Craig-Fry solides comme au début du voyage, Soun poussif, éclopé, fourbu des deux jambes, et n'ayant plus que trois pouces de queue au sommet du crâne!

On était au 19 juin.Le délai accordé à Wang n'expirait que dans sept jours!

Où était Wang?


CHAPITRE XIII

DANS LEQUEL ON ENTEND LA CÉLÈBRE COMPLAINTE DES «CINQ VEILLES DU CENTENAIRE».

«Messieurs, dit Kin-Fo à ses deux gardes du corps, lorsque la brouette s'arrêta à l'entrée du faubourg de Tong-Tchéou, nous ne sommes plus qu'à quarante lis[11] de Péking, et mon intention est de m'arrêter ici jusqu'au moment où la convention, passée entre Wang et moi, aura cessé de droit. Dans cette ville de quatre cent mille âmes, il me sera facile de demeurer inconnu, si Soun n'oublie pas qu'il est au service de Ki-Nan, simple négociant de la province de Chen-Si. »

Non assurément, Soun ne l'oublierait plus!Sa maladresse lui avait valu de faire pendant ces huit derniers jours un métier de cheval, et il espérait bien que monsieur Kin-Fo...

«Ki...fit Craig.

—Nan!» ajouta Fry.

...ne le détournerait pas de ses fonctions habituelles.Et maintenant, attendu l'état de fatigue où il était, il ne demandait qu'une permission à monsieur Kin-Fo...

«Ki...fit Craig.

—Nan!» répéta Fry.

...la permission de dormir pendant quarante-huit heures au moins sans débrider ou plutôt tout à fait «débridé!»

«Pendant huit jours, si tu veux!répondit Kin-Fo.Je serai sûr au moins qu'en dormant, tu ne bavarderas pas!»

Kin-Fo et ses compagnons s'occupèrent alors de chercher un hôtel convenable, et il n'en manquait pas à Tong-Tchéou.Cette vaste cité n'est à vrai dire qu'un immense faubourg de Péking.La voie dallée, qui l'unit à la capitale, est tout au long bordée de villas, de maisons, de hameaux agricoles, de tombeaux, de petites pagodes, d'enclos verdoyants, et, sur cette route, la circulation des voitures, des cavaliers, des piétons, est incessante.

Kin-Fo connaissait la ville, et il se fit conduire au Taè-Ouang-Miao, «le temple des princes souverains».C'est tout simplement une bonzerie, transformée en hôtel, où les étrangers peuvent se loger assez confortablement.

Kin-Fo, Craig et Fry s'installèrent aussitôt, les deux agents dans une chambre contiguë à celle de leur précieux client.

Quant à Soun, il disparut pour aller dormir dans le coin qui lui fut assigné, et on ne le revit plus.

Une heure après, Kin-Fo et ses fidèles quittaient leurs chambres, déjeunaient avec appétit et se demandaient ce qu'il convenait de faire.

«Il convient, répondirent Craig-Fry, de lire la Gazette officielle, afin de voir s'il s'y trouve quelque article qui nous concerne.

—Vous avez raison, répondit Kin-Fo.Peut-être apprendrons-nous ce qu'est devenu Wang.»

Tous trois sortirent donc de l'hôtel. Par prudence, les deux acolytes marchaient aux côtés de leur client, dévisageant les passants et ne se laissant approcher par personne. Ils allèrent ainsi par les étroites rues de la ville et gagnèrent les quais. Là, un numéro de la Gazette officielle fut acheté et lu avidement.

Rien!rien que la promesse de deux mille dollars ou de treize cents taëls, à qui ferait connaître à William J.Bidulph la résidence actuelle du sieur Wang, de Shang-Haï.

«Ainsi, dit Kin-Fo, il n'a pas reparu!

—Donc, il n'a pas lu l'avis le concernant, répondit Craig.

—Donc, il doit rester dans les termes du mandat, ajouta Fry.

—Mais où peut-il être?s'écria Kin-Fo.

—Monsieur, dirent Fry-Craig, pensez-vous être plus menacé pendant les derniers jours de la convention?

—Sans aucun doute, répondit Kin-Fo. Si Wang ne connaît pas les changements survenus dans ma situation, et cela paraît probable, il ne pourra se soustraire à la nécessité de tenir sa promesseDonc, dans un jour, dans deux, dans trois, je serai plus menacé que je ne le suis aujourd'hui, et, dans six, plus encore!

—Mais, le délai passé?...

—Je n'aurai plus rien à craindre.

—Eh bien, monsieur, répondirent Craig-Fry, il n'y a que trois moyens de vous soustraire à tout danger pendant ces six jours.

—Quel est le premier?demanda Kin-Fo.

—C'est de rentrer à l'hôtel, dit Craig, de vous y enfermer dans votre chambre, et d'attendre que le délai soit expiré.

—Et le second?

—C'est de vous faire arrêter comme malfaiteur, répondit Fry, afin d'être mis en sûreté dans la prison de Tong-Tchéou!

—Et le troisième?

—C'est de vous faire passer pour mort, répondirent Fry-Craig, et de ne ressusciter que lorsque toute sécurité vous sera rendue.

—Vous ne connaissez pas Wang!s'écria Kin-Fo.Wang trouverait moyen de pénétrer dans mon hôtel, dans ma prison, dans ma tombe!S'il ne m'a pas frappé jusqu'ici, c'est qu'il ne l'a pas voulu, c'est qu'il lui a paru préférable de me laisser le plaisir ou l'inquiétude de l'attente!Qui sait quel peut avoir été son mobile?En tout cas, j'aime mieux attendre en liberté.

—Attendons!...Cependant!...dit Craig.

—Il me semble que...ajouta Fry.

—Messieurs, répondit Kin-Fo d'un ton sec, je ferai ce qu'il me conviendra.Après tout, si je meurs avant le 25 de ce mois, qu'est-ce que votre Compagnie peut perdre?

—Deux cent mille dollars, répondirent Fry-Craig, deux cent mille dollars qu'il faudra payer à vos ayants-droit!

—Et moi toute ma fortune, sans compter la vie!Je suis donc plus intéressé que vous dans l'affaire!

—Très juste!

—Très vrai!

—Continuez donc à veiller sur moi, tant que vous le jugerez convenable, mais j'agirai à ma guise!»

Il n'y avait point à répliquer.

Craig-Fry durent donc se borner à serrer leur client de plus près et à redoubler de précautions.Mais, ils ne se le dissimulaient pas, la gravité de la situation s'accentuait chaque jour davantage.

Tong-Tchéou est une des plus anciennes cités du Céleste Empire.Assise sur un bras canalisé du Peï-ho, à l'amorce d'un autre canal qui la relie à Péking, il s'y concentre un grand mouvement d'affaires.Ses faubourgs sont extrêmement animés par le va-et-vient de la population.

Kin-Fo et ses deux compagnons furent plus vivement frappés de cette agitation, lorsqu'ils arrivèrent sur le quai, auquel s'amarrent les sampans et les jonques du commerce.

En somme, Craig et Fry, tout bien pesé, en étaient venus à se croire plus en sûreté au milieu d'une foule. La mort de leur client devait, en apparence, être due à un suicide. La lettre, qui serait trouvée sur lui, ne laisserait aucun doute à cet égard. Wang n'avait donc intérêt à le frapper que dans certaines conditions, qui ne se présentaient pas au milieu des rues fréquentées ou sur la place publique d'une ville. Conséquemment, les gardiens de Kin-Fo n'avaient pas à redouter un coup immédiat. Ce dont il fallait se préoccuper uniquement, c'était de savoir si le Taï-ping, par un prodige d'adresse, ne suivait pas leurs traces depuis le départ de Shang-Haï. Aussi usaient-ils leurs yeux à dévisager les passants.

C'est dans cet équipage.(Page 90.)

Tout à coup, un nom fut prononcé, qui était bien pour leur faire dresser l'oreille:

«Kin-Fo!Kin-Fo!» criaient quelques petits Chinois, sautant et frappant des mains au milieu de la foule.

Kin-Fo avait-il donc été reconnu, et son nom produisait-il l'effet accoutumé?

«Pas ruiné!» criait Kin-Fo.(Page 107.)

Le héros malgré lui s'arrêta.

Craig-Fry se tinrent prêts à lui faire, le cas échéant, un rempart de leurs corps.

Ce n'était point à Kin-Fo que ces cris s'adressaient.Personne ne semblait se douter qu'il fût là.Il ne fit donc pas un mouvement, et, curieux de savoir à quel propos son nom venait d'être prononcé, il attendit.

Un groupe d'hommes, de femmes, d'enfants, s'était formé autour d'un chanteur ambulant, qui paraissait très en faveur auprès de ce public des rues.On criait, on battait des mains, on l'applaudissait d'avance.

Le chanteur, lorsqu'il se vit en présence d'un suffisant auditoire, tira de sa robe un paquet de pancartes illustrées d'enjolivements en couleur; puis, d'une voix sonore:

«Les Cinq Veilles du Centenaire!» cria-t-il.

C'était la fameuse complainte qui courait le Céleste Empire!

Craig-Fry voulurent entraîner leur client; mais, cette fois, Kin-Fo s'entêta à rester.Personne ne le connaissait.Il n'avait jamais entendu la complainte, qui relatait ses faits et gestes.Il lui plaisait de l'entendre!

Le chanteur commença ainsi:

«A la première veille, la lune éclaire le toit pointu de la maison de Shang-Haï.Kin-Fo est jeune.Il a vingt ans.Il ressemble au saule dont les premières feuilles montrent leur petite langue verte!

«A la deuxième veille, la lune éclaire le côté est du riche yamen.Kin-Fo a quarante ans.Ses dix mille affaires réussissent à souhait.Les voisins font son éloge.»

Le chanteur, changeait de physionomie et semblait vieillir à chaque strophe.On le couvrait d'applaudissements.

Il continua:

«A la troisième veille, la lune éclaire l'espace.Kin-Fo a soixante ans.Après les feuilles vertes de l'été, les jaunes chrysanthèmes de la saison d'automne!

«A la quatrième veille, la lune est tombée à l'ouest.Kin-Fo a quatre-vingts ans!Son corps est recroquevillé comme une crevette dans l'eau bouillante!Il décline!Il décline avec l'astre de la nuit!

«A la cinquième veille, les coqs saluent l'aube naissante.Kin-Fo a cent ans.Il meurt, son plus vif désir accompli; mais le dédaigneux prince Ien refuse de le recevoir.Le prince Ien n'aime pas les gens si âgés, qui radoteraient à sa cour!Le vieux Kin-Fo, sans pouvoir se reposer jamais, erre toute l'éternité!»

Et la foule d'applaudir, et le chanteur de vendre par centaines sa complainte à trois sapèques l'exemplaire!

Et pourquoi Kin-Fo ne l'achèterait-il pas?Il tira quelque menue monnaie de sa poche, et, la main pleine, il allongea le bras à travers les premiers rangs de la foule.

Soudain, sa main s'ouvrit!Les piécettes lui échappèrent et tombèrent sur le sol....

En face de lui, un homme était là, dont les regards se croisèrent avec les siens.

«Ah!» s'écria Kin-Fo, qui ne put retenir cette exclamation, à la fois interrogative et exclamative.

Fry-Craig l'avaient entouré, le croyant reconnu, menacé, frappé, mort peut-être!

«Wang!cria-t-il.

—Wang!» répétèrent Craig-Fry.

C'était Wang, en personne!Il venait d'apercevoir son ancien élève; mais, au lieu de se précipiter sur lui, il repoussa vigoureusement les derniers rangs du groupe, et s'enfuit, au contraire, de toute la vitesse de ses jambes, qui étaient longues!

Kin-Fo n'hésita pas.Il voulut avoir le cœur net de son intolérable situation, et se mit à la poursuite de Wang, escorté de Fry-Craig, qui ne voulaient ni le dépasser, ni rester en arrière.

Eux aussi, ils avaient reconnu l'introuvable philosophe, et compris, à la surprise que celui-ci venait de manifester, qu'il ne s'attendait pas plus à voir Kin-Fo, que Kin-Fo ne s'attendait à le trouver là.

Maintenant, pourquoi Wang fuyait-il?C'était assez inexplicable, mais enfin il fuyait, comme si toute la police du Céleste Empire eût été sur ses talons.

Ce fut une poursuite insensée.

«Je ne suis pas ruiné!Wang, Wang!Pas ruiné!criait Kin-Fo.

—Riche!riche!» répétaient Fry-Craig.

Mais Wang se tenait à une trop grande distance pour entendre ces mots, qui auraient dû l'arrêter.Il franchit ainsi le quai, le long du canal, et atteignit l'entrée du faubourg de l'Ouest.

Les trois poursuivants volaient sur ses pas, mais ne gagnaient rien.Au contraire, le fugitif menaçait plutôt de les distancer.

Une demi-douzaine de Chinois s'étaient joints à Kin-Fo, sans compter deux ou trois couples de tipaos, prenant pour quelque malfaiteur un homme qui détalait si bien.

Curieux spectacle que celui de ce groupe haletant, criant, hurlant, s'accroissant en route de nombreux volontaires! Autour du chanteur, on avait parfaitement entendu Kin-Fo prononcer ce nom de Wang. Heureusement, le philosophe n'avait pas riposté par celui de son élève, car toute la ville se fût lancée sur les pas d'un homme si célèbre. Mais le nom de Wang, subitement révélé, avait suffi. Wang! c'était cet énigmatique personnage, dont la découverte valait une énorme récompense! On le savait. De telle sorte que, si Kin-Fo courait après les huit cent mille dollars de sa fortune, Craig-Fry, après les deux cent mille de l'assurance, les autres couraient après les deux mille de la prime promise, et, l'on en conviendra, c'était là de quoi donner des jambes à tout ce monde.

«Wang!Wang!Je suis plus riche que jamais!disait toujours Kin-Fo, autant que le lui permettait la rapidité de sa course.

—Pas ruiné!pas ruiné!répétaient Fry-Craig.

—Arrêtez!arrêtez!» criait le gros des poursuivants, qui faisait la boule de neige en route.

Wang n'entendait rien.Les coudes collés à la poitrine, il ne voulait ni s'épuiser à répondre, ni rien perdre de sa vitesse pour le plaisir de tourner la tête.

Le faubourg fut dépassé.Wang se jeta sur la route dallée qui longe le canal.Sur cette route, alors presque déserte, il avait le champ libre.La vivacité de sa fuite s'accrut encore; mais, naturellement aussi, l'effort des poursuivants redoubla.

Cette course folle se soutint pendant près de vingt minutes.Rien ne pouvait laisser prévoir quel en serait le résultat.Cependant, il parut que le fugitif commençait à faiblir un peu.La distance, qu'il avait maintenue jusqu'à ce moment entre ses poursuivants et lui, tendait à diminuer.

Aussi Wang, sentant cela, fit-il un crochet et disparut-il derrière l'enclos verdoyant d'une petite pagode, sur la droite de la route.

«Dix mille taëls à qui l'arrêtera!cria Kin-Fo.

—Dix mille taëls!répétèrent Craig-Fry.

Ya!ya!ya!» hurlèrent les plus avancés du groupe.

Tous s'étaient jetés de côté, sur les traces du philosophe, et contournaient le mur de la pagode.

Wang avait reparu.Il suivait un étroit sentier transversal, le long d'un canal d'irrigation, et, pour dépister les poursuivants, il fit un nouveau crochet qui le replaça sur la route dallée.

Mais, là, il fut visible qu'il s'épuisait, car il retourna la tête à plusieurs reprises. Kin-Fo, Craig et Fry, eux, n'avaient point faibli. Ils allaient, ils volaient, et pas un des rapides coureurs de taëls ne parvenait à prendre sur eux quelques pas d'avance.

Le dénouement approchait donc.Ce n'était plus qu'une affaire de temps, et d'un temps relativement court,—quelques minutes au plus.

Tous, Wang, Kin-Fo, ses compagnons, étaient arrivés à l'endroit où la grande route franchit le fleuve sur le célèbre pont de Palikao.

Dix-huit ans plus tôt, le 21 septembre 1860, ils n'auraient pas eu leurs coudées franches sur ce pont de la province de Pé-Tché-Li. La grande chaussée était alors encombrée de fuyards d'une autre espèce. L'armée du général San-Ko-Li-Tzin, oncle de l'empereur, repoussée par les bataillons français, avait fait halte sur ce pont de Palikao, magnifique œuvre d'art, à balustrade de marbre blanc, que borde une double rangée de lions gigantesques. Et ce fut là que ces Tartares Mantchoux, si incomparablement braves dans leur fatalisme, furent broyés par les boulets des canons européens.

Mais le pont, qui portait encore les marques de la bataille sur ses statues écornées, était libre alors.

Wang, faiblissant, se jeta à travers la chaussée.Kin-Fo et les autres, par un suprême effort, se rapprochèrent.Bientôt, vingt pas, puis quinze, puis dix les séparèrent seulement.

Il n'y avait plus à tenter d'arrêter Wang par d'inutiles paroles, qu'il ne pouvait ou ne voulait pas entendre.Il fallait le rejoindre, le saisir, le lier au besoin...On s'expliquerait ensuite.

Wang comprit qu'il allait être atteint, et comme, par un entêtement inexplicable, il semblait redouter de se trouver face à face avec son ancien élève, il alla jusqu'à risquer sa vie pour lui échapper.

En effet, d'un bond, Wang sauta sur la balustrade du pont et se précipita dans le Peï-ho.

Kin-Fo s'était arrêté un instant et criait:

«Wang!Wang!»

Puis, prenant son élan à son tour:

«Je l'aurai vivant!s'écria-t-il en se jetant dans le fleuve.

—Craig?dit Fry.

—Fry?dit Craig.

—Deux cent mille dollars à l'eau!»

Et tous deux, franchissant la balustrade se précipitèrent au secours du ruineux client de la Centenaire

Quelques-uns des volontaires les suivirent.Ce fut comme une grappe de clowns à l'exercice du tremplin.

Mais tant de zèle devait être inutile.Kin-Fo, Fry-Craig et les autres, alléchés par la prime, eurent beau fouiller le Peï-ho, Wang ne put être retrouvé.Entraîné par le courant, sans doute, l'infortuné philosophe était allé en dérive.

Wang n'avait-il voulu, en se précipitant dans le fleuve, qu'échapper aux poursuites, ou, pour quelque mystérieuse raison, s'était-il résolu à mettre fin à ses jours?Nul n'aurait pu le dire.

Deux heures après, Kin-Fo, Craig et Fry, désappointés, mais bien séchés, bien réconfortés, Soun, réveillé au plus fort de son sommeil et pestant comme on peut le croire, avaient pris la route de Péking.


CHAPITRE XIV

OU LE LECTEUR POURRA, SANS FATIGUE, PARCOURIR QUATRE VILLES EN UNE SEULE.

Le Pé-Tché-Li, la plus septentrionale des dix-huit provinces de la Chine, est divisé en neuf départements.Un de ces départements a pour chef-lieu Chun-Kin-Fo, c'est-à-dire «la ville du premier ordre obéissant au ciel».Cette ville, c'est Péking.

Que le lecteur se figure un casse-tête chinois, d'une superficie de six mille hectares, d'un périmètre de huit lieues, dont les morceaux irréguliers doivent remplir exactement un rectangle, telle est cette mystérieuse Kambalu, dont Marco Polo rapportait une si curieuse description vers la fin du treizième siècle, telle est la capitale du Céleste Empire.

En réalité, Péking comprend deux villes distinctes, séparées par un large boulevard et une muraille fortifiée: l'une, qui est un parallélogramme rectangle, la ville chinoise; l'autre un carré presque parfait, la ville tartare; celle-ci renferme deux autres villes: la ville Jaune, Hoang-Tching, et Tsen-Kin-Tching, la ville Rouge ou ville Interdite.

Autrefois, l'ensemble de ces agglomérations comptait plus de deux millions d'habitants.Mais l'émigration, provoquée par l'extrême misère, a réduit ce chiffre à un million tout au plus.Ce sont des Tartares et des Chinois, auxquels il faut ajouter dix mille Musulmans environ, plus une certaine quantité de Mongols et de Thibétains, qui composent la population flottante.

Le plan de ces deux villes superposées figure assez exactement un bahut, dont le buffet serait formé par la cité chinoise et la crédence par la cité tartare.

Six lieues d'une enceinte fortifiée, haute et large de quarante à cinquante pieds, revêtue de briques extérieurement, défendue de deux cents en deux cents mètres par des tours saillantes, entourent la ville tartare d'une magnifique promenade dallée, et aboutissent à quatre énormes bastions d'angles, dont la plate forme porte des corps de garde.

L'Empereur, Fils du Ciel, on le voit, est bien gardé.

Au centre de la cité tartare, la ville Jaune, d'une superficie de six cent soixante hectares, desservie par huit portes, renferme une montagne de charbon, haute de trois cents pieds, point culminant de la capitale, un superbe canal, dit «Mer du Milieu», que traverse un pont de marbre, deux couvents de bonzes, une pagode des Examens, le Peï-tha-sse, bonzerie bâtie dans une presqu'île, qui semble suspendue sur les eaux claires du canal, le Peh-Tang, établissement des missionnaires catholiques, la pagode impériale, superbe avec son toit de clochettes sonores et de tuiles bleu-lapis, le grand temple dédié aux ancêtres de la dynastie régnante, le temple des Esprits, le temple du génie des Vents, le temple du génie de la Foudre, le temple de l'inventeur de la soie, le temple du Seigneur du ciel, les cinq pavillons des Dragons, le monastère du «Repos Eternel,» etc.

Eh bien, c'est au centre de ce quadrilatère que se cache la ville Interdite, d'une superficie de quatre-vingts hectares, entourée d'un fossé canalisé que franchissent sept ponts de marbre.Il va sans dire que, la dynastie régnante étant mantchoue, la première de ces trois cités est principalement habitée par une population de même race.Quant aux Chinois, ils sont relégués en dehors, à la partie inférieure du bahut, dans la ville annexe.

Ce fut comme une grappe de clowns.(Page 110.)

Les bonzes la voyaient souvent.(Page 116.)

On pénètre à l'intérieur de cette ville interdite, ceinte de murs en briques rouges couronnés d'un chapiteau de tuiles vernissées de jaune d'or, par une porte au midi, la porte de la «Grande Pureté», qui ne s'ouvre que devant l'empereur et les impératrices. Là s'élèvent le temple des Ancêtres de la dynastie tartare, abrité sous un double toit de tuiles multicolores; les temples Che et Tsi, consacrés aux esprits terrestres et célestes; le palais de la «Souveraine Concorde», réservé aux solennités d'apparat et aux banquets officiels; le palais de la «Concorde moyenne», où se voient les tableaux des aïeux du Fils du Ciel; le palais de la «Concorde Protectrice», dont la salle centrale est occupée par le trône impérial; le pavillon du Nei-Ko, où se tient le grand conseil de l'Empire, que préside le prince Kong[12], ministre des affaires étrangères, oncle paternel du dernier souverain; le pavillon des Fleurs littéraires», où l'empereur va une fois par an interpréter les livres sacrés; le pavillon de Tchouane-Sine-Tiène, dans lequel se font les sacrifices en l'honneur de Confucius; la Bibliothèque Impériale; le bureau des Historiographes; le Vou-Igne-Tiène, où l'on conserve les planches de cuivre et de bois destinées à l'impression des livres; les ateliers dans lesquels se confectionnent les vêtements de la cour; le palais de la «Pureté Céleste», lieu de délibération des affaires de famille; le palais de l'«Elément Terrestre supérieur», où fut installée la jeune impératrice; le palais de la «Méditation», dans lequel se retire le souverain, lorsqu'il est malade; les trois palais où sont élevés les enfants de l'empereur; le temple des parents morts; les quatre palais qui avaient été réservés à la veuve et aux femmes de Hien-Fong, décédé en 1861; le Tchou-Siéou-Kong, résidence des épouses impériales; le palais de la «Bonté Préférée», destiné aux réceptions officielles des dames de la cour; le palais de la «Tranquillité Générale», singulière appellation pour une école d'enfants d'officiers supérieurs; les palais de la «Purification et du Jeûne»; le palais de la «Pureté de Jade», habité par les princes du sang; le temple du «Dieu protecteur de la ville»; un temple d'architecture thibétaine; le magasin de la couronne; l'intendance de la Cour; le Lao-Kong-Tchou, demeure des eunuques, dont il n'y a pas moins de cinq mille dans la ville Rouge; et enfin d'autres palais, qui portent à quarante-huit le nombre de ceux que renferme l'enceinte impériale, sans compter le Tzen-Kouang-Ko, le pavillon de la «Lumière Empourprée», situé sur le bord du lac de la Cité Jaune, où, le 19 juin 1873, furent admis en présence de l'Empereur les cinq ministres des États-Unis, de Russie, de Hollande, d'Angleterre et de Prusse.

Quel forum antique a jamais présenté une telle agglomération d'édifices, si variés de formes, si riches d'objets précieux?Quelle cité même, quelle capitale des États européens pourrait offrir une telle nomenclature?

Et, à cette énumération, il faut encore joindre le Ouane-Chéou-Chane, le palais d'Été, situé à deux lieues de Péking.Détruit en 1860, à peine retrouve-t-on, au milieu des ruines, ses jardins d'une «Clarté parfaite et d'une Clarté tranquille», sa colline de la «Source de Jade», sa montagne des «Dix mille Longévités!»

Autour de la ville Jaune, c'est la ville Tartare. Là sont installées les légations française, anglaise et russe, l'hôpital des Missions de Londres, les missions catholiques de l'Est et du Nord, les anciennes écuries des éléphants, qui n'en contiennent plus qu'un, borgne et centenaire. Là, se dressent la tour de la Cloche, à toit rouge encadré de tuiles vertes, le temple de Confucius, le couvent des Mille Lamas, le temple de Fa-qua, l'ancien Observatoire, avec sa grosse tour carrée, le yamen des Jésuites, le yamen des Lettrés, où se font les examens littéraires. Là s'élèvent les arcs-de-triomphe de l'Ouest et de l'Est. Là coulent la mer du Nord et la mer des Roseaux, tapissées de nelumbos, de nymphœas bleus, et qui viennent du palais d'Été alimenter le canal de la ville Jaune. Là se voient des palais où résident des princes du sang, les ministres des finances, des rites, de la guerre, des travaux publics, des relations extérieures; là, la Cour des Comptes, le Tribunal Astronomique, l'Académie de Médecine. Tout apparaît pêle-mêle, au milieu de rues étroites, poussiéreuses l'été, liquides l'hiver, bordées pour la plupart de maisons misérables et basses, entre lesquelles s'élève quelque hôtel de grand dignitaire, ombragé de beaux arbres. Puis, à travers les avenues encombrées, ce sont des chiens errants, des chameaux mongols chargés de charbon de terre, des palanquins à quatre porteurs ou à huit, suivant le rang du fonctionnaire, des chaises, des voitures à mulets, des chariots, des pauvres, qui, suivant M. Choutzé, forment une truanderie indépendante de soixante-dix mille gueux; et, dans ces rues envasées d'une «boue puante et noire, dit M. P. Arène, rues coupées de flaques d'eau, où l'on enfonce jusqu'à mi-jambe, il n'est pas rare que quelque mendiant aveugle se noie. »

Par bien des côtés, la ville chinoise de Péking, dont le nom est Vaï-Tcheng, ressemble à la ville tartare, mais elle s'en distingue, cependant, en quelques-uns.

Deux temples célèbres occupent la partie méridionale, le temple du Ciel et celui de l'Agriculture, auxquels il faut ajouter les temples de la déesse Koanine, du génie de la Terre, de la Purification, du Dragon Noir, des Esprits du Ciel et de la Terre, les étangs aux Poissons d'Or, le monastère de Fayouan-sse, les marchés, les théâtres, etc.

Ce parallélogramme rectangle est divisé, du nord au sud, par une importante artère, nommée Grande-Avenue, qui va de la porte de Houng-Ting au sud à la porte de Tien au nord.Transversalement, il est desservi par une autre artère plus longue, qui coupe la première à angle droit, et va de la porte de Cha-Coua, à l'est, à la porte de Couan-Tsu, à l'ouest.Elle a nom avenue de Cha-Coua, et c'était à cent pas de son point d'intersection avec la Grande-Avenue que demeurait la future Mme Kin-Fo.

On se rappelle que, quelques jours après avoir reçu cette lettre qui lui annonçait sa ruine, la jeune veuve en avait reçu une seconde annulant la première, et lui disant que la septième lune ne s'achèverait pas sans que «son petit frère cadet» ne fût de retour près d'elle.

Si Lé-ou, depuis cette date, 17 mai, compta les jours et les heures, il est inutile d'y insister.Mais Kin-Fo n'avait plus donné de ses nouvelles, pendant ce voyage insensé, dont il ne voulait, sous aucun prétexte, indiquer le fantaisiste itinéraire.Lé-ou avait écrit à Shang-Haï.Ses lettres étaient restées sans réponse.On conçoit donc quelle devait être son inquiétude, lorsqu'à cette date du 19 juin, aucune lettre ne lui était encore arrivée.

Aussi, pendant ces longs jours, la jeune femme n'avait-elle pas quitté sa maison de l'avenue de Cha-Coua.Elle attendait, inquiète.La désagréable Nan n'était pas pour charmer sa solitude.Cette «vieille mère» se faisait plus quinteuse que jamais, et méritait d'être mise à la porte cent fois par lune.

Mais que d'interminables et anxieuses heures encore, avant le moment où Kin-Fo arriverait à Péking!Lé-ou les comptait, et le compte lui en semblait bien long!

Si la religion de Lao-Tsé est la plus ancienne de la Chine, si la doctrine de Confucius, promulguée vers la même époque (500 ans environ avant J.-C.), est suivie par l'empereur, les lettrés et les hauts mandarins, c'est le bouddhisme ou religion de Fo qui compte le plus grand nombre de fidèles,—près de trois cents millions,—à la surface du globe.

Le bouddhisme comprend deux sectes distinctes, dont l'une a pour ministres les bonzes, vêtus de gris et coiffés de rouge, et, l'autre, les lamas, vêtus et coiffés de jaune.

Lé-ou était une bouddhiste de la première secte.Les bonzes la voyaient souvent venir au temple de Koan-Ti-Miao, consacré à la déesse Koanine.Là elle faisait des vœux pour son ami, et brûlait des bâtonnets parfumés, le front prosterné sur le parvis du temple.

Ce jour-là, elle eut la pensée de revenir implorer la déesse Koanine, et de lui adresser des vœux plus ardents encore.Un pressentiment lui disait que quelque grave danger menaçait celui qu'elle attendait avec une si légitime impatience.

Lé-ou appela donc «la vieille mère» et lui donna l'ordre d'aller chercher une chaise à porteurs au carrefour de la Grande-Avenue.

Nan haussa les épaules, suivant sa détestable habitude, et sortit pour exécuter l'ordre qu'elle avait reçu.

Pendant ce temps, la jeune veuve, seule dans son boudoir, regardait tristement l'appareil muet, qui ne lui faisait plus entendre la lointaine voix de l'absent.

«Ah!disait-elle, il faut, au moins, qu'il sache que je n'ai cessé de penser à lui, et je veux que ma voix le lui répète à son retour!»

Et Lé-ou, poussant le ressort qui mettait en mouvement le rouleau phonographique, prononça à voix haute les plus douces phrases que son cœur lui put inspirer.

Nan, entrant brusquement, interrompit ce tendre monologue.

La chaise à porteurs attendait madame, «qui aurait bien pu rester chez elle!»

Lé-ou n'écouta pas.Elle sortit aussitôt, laissant la «vieille mère» maugréer à son aise, et elle s'installa dans la chaise, après avoir donné ordre de la conduire au Koan-Ti-Miao.

Le chemin était tout droit pour y aller.Il n'y avait qu'à tourner l'avenue de Cha-Coua, au carrefour, et à remonter la Grande-Avenue jusqu'à la porte de Tien.

Mais la chaise n'avança pas sans difficultés. En effet, les affaires se faisaient encore à cette heure, et l'encombrement était toujours considérable dans ce quartier, qui est un des plus populeux de la capitale. Sur la chaussée, des baraques de marchands forains donnaient à l'avenue l'aspect d'un champ de foire avec ses mille fracas et ses mille clameurs. Puis, des orateurs en plein vent, des lecteurs publics, des diseurs de bonne aventure, des photographes, des caricaturistes, assez peu respectueux pour l'autorité mandarine, criaient et mettaient leur note dans le brouhaha général. Ici passait un enterrement à grande pompe, qui enrayait la circulation; là, un mariage, moins gai peut-être que le convoi funèbre, mais tout aussi encombrant. Devant le yamen d'un magistrat, il y avait rassemblement. Un plaignant venait frapper sur le «tambour des plaintes» pour réclamer l'intervention de la justice. Sur la pierre «Léou-Ping» était agenouillé un malfaiteur, qui venait de recevoir la bastonnade et que gardaient des soldats de police avec le bonnet mantchou à glands rouges, la courte pique et les deux sabres au même fourreau. Plus loin, quelques Chinois récalcitrants, noués ensemble par leurs queues, étaient conduits au poste. Plus loin, un pauvre diable, la main gauche et le pied droit engagés dans les deux trous d'une planchette, marchait en clopinant comme un animal bizarre. Puis, c'était un voleur, encagé dans une caisse de bois, sa tête passant par le fond, et abandonné à la charité publique; puis, d'autres portant la cangue, comme des bœufs courbés sous le joug. Ces malheureux cherchaient évidemment les endroits fréquentés dans l'espoir de faire une meilleure recette, spéculant sur la piété des passants, au détriment des mendiants de toutes sortes, manchots, boiteux, paralytiques, files d'aveugles conduits par un borgne, et les mille variétés d'infirmes vrais ou faux, qui fourmillent dans les cités de l'Empire des Fleurs.

La chaise avançait donc lentement.L'encombrement était d'autant plus grand qu'elle se rapprochait du boulevard extérieur.Elle y arriva, cependant, et s'arrêta à l'intérieur du bastion, qui défend la porte, près du temple de la déesse Koanine.

Lé-ou descendit de la chaise, entra dans le temple, s'agenouilla d'abord, et se prosterna ensuite devant la statue de la déesse.Puis, elle se dirigea vers un appareil religieux, qui porte le nom de «moulin à prières».

C'était une sorte de dévidoir, dont les huit branches pinçaient à leur extrémité de petites banderoles ornées de sentences sacrées.

Un bonze attendait gravement, près de l'appareil, les dévots et surtout le prix des dévotions.

Lé-ou remit au serviteur de Bouddha quelques taëls, destinés à subvenir aux frais du culte; puis, de sa main droite, elle saisit la manivelle du dévidoir, et lui imprima un léger mouvement de rotation, après avoir appuyé sa main gauche sur son cœur.Sans doute, le moulin ne tournait pas assez rapidement pour que la prière fût efficace.

«Plus vite!» lui dit le bonze, en l'encourageant du geste.

Et la jeune femme de dévider plus vite!

Cela dura près d'un quart d'heure, après quoi le bonze affirma que les vœux de la postulante seraient exaucés.

Lé-ou se prosterna de nouveau devant la statue de la déesse Koanine, sortit du temple et remonta dans sa chaise pour reprendre le chemin de la maison.

Mais, au moment d'entrer dans la Grande-Avenue, les porteurs durent se ranger précipitamment.Des soldats faisaient brutalement écarter le populaire.Les boutiques se fermaient par ordre.Les rues transversales se barraient de tentures bleues sous la garde des tipaos.

Un nombreux cortège occupait une partie de l'avenue et s'avançait bruyamment.

C'était l'empereur Koang-Sin, dont le nom signifie «Continuation de Gloire», qui rentrait dans sa bonne ville tartare, et devant lequel la porte centrale allait s'ouvrir.

Derrière les deux vedettes de tête venait un peloton d'éclaireurs, suivi d'un peloton de piqueurs, disposés sur deux rangs et portant un bâton en bandoulière.

Après eux, un groupe d'officiers de haut rang déployait le parasol jaune à volants, orné du dragon, qui est l'emblème de l'empereur comme le phénix est l'emblème de l'impératrice.

Le palanquin, dont la housse de soie jaune était relevée, parut ensuite, soutenu par seize porteurs à robes rouges semées de rosaces blanches, et cuirassés de gilets de soie piquée.Des princes du sang, des dignitaires, sur des chevaux harnachés de soie jaune en signe de haute noblesse, escortaient l'impérial véhicule.

Dans le palanquin, était à demi couché le Fils du Ciel, cousin de l'empereur Tong-Tche et neveu du prince Kong.

Après le palanquin venaient des palefreniers et des porteurs de rechange.Puis, tout ce cortège s'engloutit sous la porte de Tien, à la satisfaction des passants, marchands, mendiants, qui purent reprendre leurs affaires.

La chaise de Lé-ou continua donc sa route, et la déposa chez elle, après une absence de deux heures.

Ah!quelle surprise la bonne déesse Koanine avait ménagée à la jeune femme!

Au moment où la chaise s'arrêtait, une voiture toute poussiéreuse, attelée de deux mules, venait se ranger près de la porte.Kin-Fo, suivi de Craig-Fry et de Soun, en descendait!...

«Vous!Vous!s'écria Lé-ou, qui ne pouvait en croire ses yeux!

—Chère petite sœur cadette!répondit Kin-Fo, vous ne doutiez pas de mon retour!...»

Lé-ou ne répondit pas.Elle prit la main de son ami et l'entraîna dans le boudoir, devant le petit appareil phonographique, discret confident de ses peines!

«Je n'ai pas cessé un seul instant de vous attendre, cher cœur brodé de fleurs de soie!» dit-elle.

Et, déplaçant le rouleau, elle poussa le ressort, qui le remit en mouvement.