Le rouge et le noir: chronique du XIXe siècle

Le rouge et le noir: chronique du XIXe siècle
Author: Stendhal
Pages: 1,012,662 Pages
Audio Length: 14 hr 3 min
Languages: fr

Summary

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But passion most dissembles, yet betrays, Even by its darkness; as the blackest sky Foretells the heaviest tempest.
Don Juan, C.I, st.73.

M.de Rênal qui suivait toutes les chambres du château, revint dans celle des enfants avec les domestiques qui rapportaient les paillasses.L'entrée soudaine de cet homme fut pour Julien la goutte d'eau qui fait déborder le vase.

Plus pâle, plus sombre qu'à l'ordinaire, il s'élança vers lui.M.de Rênal s'arrêta et regarda ses domestiques.

—Monsieur lui dit Julien, croyez-vous qu'avec tout autre précepteur, vos enfants eussent fait les mêmes progrès qu'avec moi?Si vous répondez que non, continua Julien, sans laisser à M.de Rênal le temps de parler, comment osez-vous m'adresser le reproche que je les néglige?

M.de Rênal, à peine remis de sa peur, conclut du ton étrange qu'il voyait prendre à ce petit paysan, qu'il avait en poche quelque proposition avantageuse, et qu'il allait le quitter.La colère de Julien s'augmentant à mesure qu'il parlait:

—Je puis vivre sans vous, monsieur, ajouta-t-il.

—Je suis vraiment fâché de vous voir si agité, répondit M.de Rênal, en balbutiant un peu.Les domestiques étaient à dix pas occupés à arranger les lits.

—Ce n'est pas ce qu'il me faut, monsieur, reprit Julien hors de lui, songez à l'infamie des paroles que vous m'avez adressées, et devant des femmes encore!

M.de Rênal ne comprenait que trop ce que demandait Julien, et un pénible combat déchirait son âme.Il arriva que Julien, effectivement fou de colère, s'écria:

—Je sais où aller, monsieur, en sortant de chez vous.

A ce mot, M.de Rênal vit Julien installé chez M.Valenod.

—Eh bien!monsieur, lui dit-il enfin avec un soupir et de l'air dont il eût appelé le chirurgien pour l'opération la plus douloureuse, j'accède à votre demande.A compter d'après-demain, qui est le premier du mois, je vous donne cinquante francs par mois.

Julien eut envie de rire et resta stupéfait: toute sa colère avait disparu.

Je ne méprisais pas assez l'animal!se dit-il.Voilà sans doute la plus grande excuse que puisse faire une âme aussi basse.

Les enfants qui écoutaient cette scène bouche béante coururent au jardin, dire à leur mère que M.Julien était bien en colère, mais qu'il allait avoir cinquante francs par mois.

Julien les suivit par habitude sans même regarder M.de Rênal, qu'il laissa profondément irrité.

Voilà cent soixante-huit francs, se disait le maire, que me coûte M.Valenod.Il faut absolument que je lui dise deux mots fermes sur son entreprise des fournitures pour les enfants trouvés.

Un instant après, Julien se retrouva vis-à-vis M.de Rênal:

—J'ai à parler de ma conscience à M.Chélan, j'ai l'honneur de vous prévenir que je serai absent quelques heures.

—Eh, mon cher Julien!dit M.de Rênal, en riant de l'air le plus faux, toute la journée si vous voulez, toute celle de demain, mon bon ami.Prenez le cheval du jardinier pour aller à Verrières.

Le voilà, se dit M.de Rênal qui va rendre réponse à Valenod; il ne m'a rien promis, mais il faut laisser se refroidir cette tête de jeune homme.

Julien s'échappa rapidement et monta dans les grands bois par lesquels on peut aller de Vergy à Verrières.Il ne voulait point arriver sitôt chez M.Chélan.Loin de désirer s'astreindre à une nouvelle scène d'hypocrisie, il avait besoin d'y voir clair dans son âme, et de donner audience à la foule de sentiments qui l'agitaient.

J'ai gagné une bataille, se dit-il aussitôt qu'il se vit dans les bois et loin du regard des hommes, j'ai donc gagné une bataille!

Ce mot lui peignait en beau toute sa position et rendit à son âme quelque tranquillité.

Me voilà avec cinquante francs d'appointements par mois, il faut que M.de Rênal ait eu une belle peur.Mais de quoi?

Cette méditation sur ce qui avait pu faire peur à l'homme heureux et puissant contre lequel une heure auparavant il était bouillant de colère, acheva de rasséréner l'âme de Julien.Il fut presque sensible un moment à la beauté ravissante des bois au milieu desquels il marchait.D'énormes quartiers de roches nues étaient tombés jadis au milieu de la forêt du côté de la montagne.De grands hêtres s'élevaient presque aussi haut que ces rochers dont l'ombre donnait une fraîcheur délicieuse à trois pas des endroits où la chaleur des rayons du soleil eût rendu impossible de s'arrêter.

Julien prenait haleine un instant à l'ombre de ces grandes roches, et puis se remettait à monter.Bientôt par un étroit sentier à peine marqué et qui sert seulement aux gardiens des chèvres, il se trouva debout sur un roc immense et bien sûr d'être séparé de tous les hommes.Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu'il brûlait d'atteindre au moral.L'air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la joie à son âme.Le maire de Verrières était bien toujours, à ses yeux, le représentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre; mais Julien sentait que la haine qui venait de l'agiter, malgré la violence de ses mouvements, n'avait rien de personnel.S'il eût cessé de voir M.de Rênal, en huit jours il l'eût oublié, lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute sa famille.Je l'ai forcé je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice.Quoi!plus de cinquante écus par an!un instant auparavant je m'étais tiré du plus grand danger.Voilà deux victoires en un jour; la seconde est sans mérite, il faudrait en deviner le comment.Mais à demain les pénibles recherches.

Julien, debout sur son grand rocher regardait le ciel embrasé par un soleil d'août.Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher; quand elles se taisaient tout était silence autour de lui.Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays.Quelque épervier parti des grandes roches au-dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en silence ses cercles immenses.L'œil de Julien suivait machinalement l'oiseau de proie.Ses mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement.

C'était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne?

CHAPITRE XI

UNE SOIRÉE

Yet Julia's very coldness still was kind, And tremulously gentle her small hand Withdrew itself from his, but left behind A little pressure, thrilling, and so bland And slight, so very slight that to the mind. 'Twas but a doubt.
Don Juan C. I, st. 71.

Il fallut pourtant paraître à Verrières.En sortant du presbytère, un heureux hasard fit que Julien rencontra M.Valenod auquel il se hâta de raconter l'augmentation de ses appointements.

De retour à Vergy Julien ne descendit au jardin que lorsqu'il fut nuit close.Son âme était fatiguée de ce grand nombre d'émotions puissantes qui l'avaient agité dans cette journée, Que leur dirai-je?pensait-il avec inquiétude, en songeant aux dames.Il était loin de voir que son âme était précisément au niveau des petites circonstances qui occupent ordinairement tout l'intérêt des femmes.Souvent Julien était inintelligible pour Mme Derville et même pour son amie, et à son tour, ne comprenait qu'à demi tout ce qu'elles lui disaient. Tel était l'effet de la force, et si j'ose parler ainsi de la grandeur des mouvements de passion qui bouleversaient l'âme de ce jeune ambitieux. Chez cet être singulier, c'était presque tous les jours tempête.

En entrant ce soir-là au jardin, Julien était disposé à s'occuper des idées des jolies cousines.Elles l'attendaient avec impatience.Il prit sa place ordinaire, à côté de Mme de Rênal. L'obscurité devint bientôt profonde. Il voulut prendre une main blanche que depuis longtemps il voyait près de lui, appuyée sur le dos d'une chaise. On hésita un peu, mais on finit par la lui retirer d'une façon qui marquait de l'humeur. Julien était disposé à se le tenir pour dit, et à continuer gaiement la conversation quand il entendit M. de Rênal qui s'approchait.

Julien avait encore dans l'oreille les paroles grossières du matin.Ne serait-ce pas, se dit-il une façon de se moquer de cet être, si comblé de tous les avantages de la fortune, que de prendre possession de la main de sa femme, précisément en sa présence?Oui je le ferai, moi pour qui il a témoigné tant de mépris.

De ce moment, la tranquillité si peu naturelle au caractère de Julien, s'éloigna bien vite; il désira avec anxiété, et sans pouvoir songer à rien autre chose, que Mme de Rênal voulût bien lui laisser sa main.

M.de Rênal parlait politique avec colère: deux ou trois industriels de Verrières devenaient décidément plus riches que lui, et voulaient le contrarier dans les élections.Mme Derville l'écoutait. Julien irrité de ces discours approcha sa chaise de celle de Mme de Rênal. L'obscurité cachait tous les mouvements. Il osa placer sa main très près du joli bras que la robe laissait à découvert. Il fut troublé, sa pensée ne fut plus à lui, il approcha sa joue de ce joli bras, il osa y appliquer ses lèvres.

Mme de Rênal frémit. Son mari était à quatre pas; elle se hâta de donner sa main à Julien, et en même temps de le repousser un peu. Comme M. de Rênal continuait ses injures contre les gens de rien et les jacobins qui s'enrichissent, Julien couvrait la main qu'on lui avait laissée de baisers passionnés ou du moins qui semblaient tels à Mme de Rênal. Cependant la pauvre femme avait eu la preuve, dans cette journée fatale que l'homme qu'elle adorait sans se l'avouer aimait ailleurs! Pendant toute l'absence de Julien, elle avait été en proie à un malheur extrême qui l'avait fait réfléchir.

Quoi!j'aimerais, se disait-elle, j'aurais de l'amour!Moi, femme mariée, je serais amoureuse!Mais, se disait-elle, je n'ai jamais éprouvé pour mon mari cette sombre folie, qui fait que je ne puis détacher ma pensée de Julien.Au fond ce n'est qu'un enfant plein de respect pour moi!Cette folie sera passagère.Qu'importe à mon mari les sentiments que je puis avoir pour ce jeune homme?M.de Rênal serait ennuyé des conversations que j'ai avec Julien, sur des choses d'imagination.Lui, il pense à ses affaires.Je ne lui enlève rien pour le donner à Julien.

Aucune hypocrisie ne venait altérer la pureté de cette âme naïve, égarée par une passion qu'elle n'avait jamais éprouvée.Elle était trompée, mais à son insu, et cependant un instinct de vertu était effrayé.Tels étaient les combats qui l'agitaient quand Julien parut au jardin.Elle l'entendit parler, presque au même instant elle le vit s'asseoir à ses côtés.Son âme fut comme enlevée par ce bonheur charmant qui depuis quinze jours l'étonnait plus encore qu'il ne la séduisait.Tout était imprévu pour elle.Cependant, après quelques instants, il suffit donc, se dit-elle, de la présence de Julien pour effacer tous ses torts?Elle fut effrayée; ce fut alors qu'elle lui ôta sa main.

Les baisers remplis de passion, et tels que jamais elle n'en avait reçu de pareils lui firent tout à coup oublier que peut-être il aimait une autre femme.Bientôt il ne fut plus coupable à ses yeux.La cessation de la douleur poignante, fille du soupçon, la présence d'un bonheur que jamais elle n'avait même rêvé lui donnèrent des transports d'amour et de folle gaieté.Cette soirée fut charmante pour tout le monde, excepté pour le maire de Verrières qui ne pouvait oublier ses industriels enrichis.Julien né pensait plus à sa noire ambition, ni à ses projets si difficiles à exécuter.Pour la première fois de sa vie, il était entraîné par le pouvoir de la beauté.Perdu dans une rêverie vague et douce, si étrangère à son caractère, pressant doucement cette main qui lui plaisait comme parfaitement jolie il écoutait à demi le mouvement des feuilles du tilleul; agitées par ce léger vent de la nuit, et les chiens du moulin du Doubs qui aboyaient dans le lointain.

Mais cette émotion était un plaisir et non une passion.En rentrant dans sa chambre, il ne songea qu'à un bonheur, celui de reprendre son livre favori, à vingt ans l'idée du monde et de l'effet à y produire l'emporte sur public des marques les plus bruyantes du mépris général.

Quand l'affreuse idée de l'adultère et de toute l'ignominie que, dans son opinion, ce crime entraîne à sa suite, lui laissait quelque repos, et qu'elle venait à songer à la douceur de vivre avec Julien innocemment, et comme par le passé, elle se trouvait jetée dans l'idée horrible que Julien aimait une autre femme.Elle voyait encore sa pâleur quand il avait craint de perdre son portrait, ou de la compromettre en le laissant voir.Pour la première fois, elle avait surpris la crainte sur cette physionomie si tranquille et si noble.Jamais il ne s'était montré ému ainsi pour elle ou pour ses enfants.Ce surcroît de douleur arriva à toute l'intensité de malheur qu'il est donné à l'âme humaine de pouvoir supporter.Sans s'en douter, Mme de Rênal jeta des cris qui réveillèrent sa femme de chambre. Tout à coup elle vit paraître auprès de son lit la clarté d'une lumière, et reconnut Élisa.

—Est-ce vous qu'il aime?s'écria-t-elle dans sa folie.

La femme de chambre, étonnée du trouble affreux dans lequel elle surprenait sa maîtresse, ne fit heureusement aucune attention à ce mot singulier.Mme de Rênal sentit son imprudence:

—J'ai la fièvre, lui dit-elle, et, je crois, un peu de délire, restez auprès de moi.

Tout à fait réveillée par la nécessité de se contraindre elle se trouva moins malheureuse; la raison reprit l'empire que l'état de demi-sommeil lui avait ôté. Pour se délivrer du regard fixe de sa femme de chambre, elle lui ordonna de lire le journal, et ce fut au bruit monotone de la voix de cette fille, lisant un long article de la Quotidienne, que Mme de Rênal prit la résolution vertueuse de traiter Julien avec une froideur parfaite quand elle le reverrait.

CHAPITRE XII

UN VOYAGE

On trouve à Paris des gens élégants, il peut y avoir en province des gens à caractère.
SIEYES.

Le lendemain, dès cinq heures, avant que Mme de Rênal fût visible, Julien avait obtenu de son mari un congé de trois jours. Contre son attente, Julien se trouva le désir de la revoir, il songeait à sa main si jolie. Il descendit au jardin, Mme de Rênal se fit longtemps attendre. Mais si Julien l'eût aimée, il l'eût aperçue derrière les persiennes à demi fermées du premier étage, le front appuyé contre la vitre. Elle le regardait. Enfin, malgré ses résolutions, elle se détermina à paraître au jardin. Sa pâleur habituelle avait fait place aux plus vives couleurs. Cette femme si naïve était évidemment agitée: un sentiment de contrainte et même de colère altérait cette expression de sérénité profonde et comme au-dessus de tous les vulgaires intérêts de la vie, qui donnait tant de charmes à cette figure céleste.

Julien s'approcha d'elle avec empressement, il admirait ces bras si beaux qu'un châle jeté à la hâte laissait apercevoir.La fraîcheur de l'air du matin semblait augmenter encore l'état d'un teint que l'agitation de la nuit ne rendait que plus sensible à toutes les impressions.Cette beauté modeste et touchante, et cependant pleine de pensées que l'on ne trouve point dans les classes inférieures, semblait révéler à Julien une faculté de son âme qu'il n'avait jamais sentie.Tout entier à l'admiration des charmes que surprenait son regard avide, Julien ne songeait nullement à l'accueil amical qu'il s'attendait à recevoir.Il fut d'autant plus étonné de la froideur glaciale qu'on cherchait à lui montrer, et à travers laquelle il crut même distinguer l'intention de le remettre à sa place.

Le sourire du plaisir expira sur ses lèvres; il se souvint du rang qu'il occupait dans la société, et surtout aux yeux d'une noble et riche héritière.En un moment il n'y eut plus sur sa physionomie que de la hauteur et de la colère contre lui-même.Il éprouvait un violent dépit d'avoir pu retarder son départ de plus d'une heure pour recevoir un accueil aussi humiliant.

Il n'y a qu'un sot, se dit-il, qui soit en colère contre les autres: une pierre tombe parce qu'elle est pesante.Serai-je toujours un enfant?quand donc aurai-je contracté la bonne habitude de donner de mon âme à ces gens-là juste pour leur argent?Si je veux être estimé et d'eux et de moi-même, il faut leur montrer que c'est ma pauvreté qui est en commerce avec leur richesse; mais que mon cœur est à mille lieues de leur insolence et placé dans une sphère trop haute pour être atteint par leurs petites marques de dédain ou de faveur.

Pendant que ces sentiments se pressaient en foule dans l'âme du jeune précepteur sa physionomie mobile prenait l'expression de l'orgueil souffrant et de la férocité.Mme de Rênal en fut toute troublée. La froideur vertueuse qu'elle avait voulu donner à son accueil fit place à l'expression de l'intérêt, et d'un intérêt animé par toute la surprise du changement subit qu'elle venait de voir. Les paroles vaines que l'on s'adresse le matin sur la santé, sur la beauté du jour, tarirent à la fois chez tous les deux. Julien, dont le jugement n'était troublé par aucune passion, trouva bien vite un moyen de marquer à Mme de Rênal combien peu il se croyait avec elle dans des rapports d'amitié; il ne lui dit rien du petit voyage qu'il allait entreprendre la salua et partit.

Comme elle le regardait aller, atterrée de la hauteur sombre qu'elle lisait dans ce regard si aimable la veille, son fils aîné, qui accourait du fond du jardin, lui dit en l'embrassant:

—Nous avons congé, M.Julien s'en va pour un voyage.

A ce mot, Mme de Rênal se sentit saisie d'un froid mortel: elle était malheureuse par sa vertu, et plus malheureuse encore par sa faiblesse.

Ce nouvel événement vint occuper toute son imagination; elle fut emportée bien au-delà des sages résolutions qu'elle devait à la nuit terrible qu'elle venait de passer.Il n'était plus question de résister à cet amant si aimable, mais de le perdre à jamais.

Il fallut assister au déjeuner.Pour comble de douleur, M.de Rênal et Mme Derville ne parlèrent que du départ de Julien. Le maire de Verrières avait remarqué quelque chose d'insolite dans le ton ferme avec lequel il avait demandé un congé.

—Ce petit paysan a sans doute en poche des propositions de quelqu'un.Mais ce quelqu'un, fût-ce M.Valenod, doit être un peu découragé par la somme de six cents francs, à laquelle maintenant il faut porter le déboursé annuel.Hier, à Verrières, on aura demandé un délai de trois jours pour réfléchir; et ce matin, afin de n'être pas obligé à me donner une réponse, le petit monsieur part pour la montagne.Être obligé de compter avec un misérable ouvrier qui fait l'insolent, voilà pourtant où nous en sommes arrivés!

Puisque mon mari, qui ignore combien profondément il a blessé Julien, pense qu'il nous quittera, que dois-je croire moi-même?se dit Mme de Rênal. Ah! tout est décidé!

Afin de pouvoir du moins pleurer en liberté, et ne pas répondre aux questions de Mme Derville, elle parla d'un mal de tête affreux, et se mit au lit.

—Voilà ce que c'est que les femmes, répéta M.de Rênal, il y a toujours quelque chose de dérangé à ces machines compliquées.

Et il s'en alla goguenard.

Pendant que Mme de Rênal était en proie à ce qu'a de plus cruel la passion terrible dans laquelle le hasard l'avait engagée, Julien poursuivait son chemin gaiement au milieu des plus beaux aspects que puissent présenter les scènes de montagnes. Il fallait traverser la grande chaîne au nord de Vergy. Le sentier qu'il suivait, s'élevant peu à peu parmi de grands bois de hêtres, forme des zigzags infinis sur la pente de la haute montagne qui dessine au nord la vallée du Doubs. Bientôt les regards du voyageur, passant par-dessus les coteaux moins élevés qui contiennent le cours du Doubs vers le midi, s'étendirent jusqu'aux plaines fertiles de la Bourgogne et du Beaujolais. Quelque insensible que l'âme de ce jeune ambitieux fût à ce genre de beauté, il ne pouvait s'empêcher de s'arrêter de temps à autre, pour regarder un spectacle si vaste et si imposant.

Enfin il atteignit le sommet de la grande montagne, près duquel il fallait passer pour arriver, par cette route de traverse, à la vallée solitaire qu'habitait Fouqué, le jeune marchand de bois son ami.Julien n'était point pressé de le voir, lui ni aucun autre être humain.Caché comme un oiseau de proie, au milieu des roches nues qui couronnent la grande montagne, il pouvait apercevoir de bien loin tout homme qui se serait approché de lui.Il découvrit une petite grotte au milieu de la pente presque verticale d'un des rochers.Il prit sa course, et bientôt fut établi dans cette retraite.Ici, dit-il avec des yeux brillants de joie, les hommes ne sauraient me faire de mal.Il eut l'idée de se livrer au plaisir d'écrire ses pensées, partout ailleurs si dangereux pour lui.Une pierre carrée lui servait de pupitre.Sa plume volait: il ne voyait rien de ce qui l'entourait.Il remarqua enfin que le soleil se couchait derrière les montagnes éloignées du Beaujolais.

Pourquoi ne passerais-je pas la nuit ici?se dit-il; j'ai du pain, et je suis libre!Au son de ce grand mot son âme s'exalta; son hypocrisie faisait qu'il n'était pas libre même chez Fouqué.La tête appuyée sur les deux mains, regardant la plaine, Julien resta dans cette grotte plus heureux qu'il ne l'avait été de la vie, agité par ses rêveries et par son bonheur de liberté.Sans y songer il vit s'éteindre, l'un après l'autre, tous les rayons du crépuscule.Au milieu de cette obscurité immense, son âme s'égarait dans la contemplation de ce qu'il s'imaginait rencontrer un jour à Paris.C'était d'abord une femme bien plus belle et d'un génie bien plus élevé que tout ce qu'il avait pu voir en province.Il aimait avec passion, il était aimé.S'il se séparait d'elle pour quelques instants, c'était pour aller se couvrir de gloire, et mériter d'en être encore plus aimé.

Même en lui supposant l'imagination de Julien, un jeune homme élevé au milieu des tristes vérités de la société de Paris, eût été réveillé à ce point de son roman par la froide ironie, les grandes actions auraient disparu avec l'espoir d'y atteindre, pour faire place à la maxime si connue: Quitte-t-on sa maîtresse, on risque, hélas!d'être trompé deux ou trois fois par jour.Le jeune paysan ne voyait rien entre lui et les actions les plus héroïques, que le manque d'occasion.

Mais une nuit profonde avait remplacé le jour, et il y avait encore deux lieues à faire pour descendre au hameau habité par Fouqué.Avant de quitter la petite grotte, Julien alluma du feu et brûla avec soin tout ce qu'il avait écrit.

Il étonna bien son ami en frappant à sa porte à une heure du matin.Il trouva Fouqué occupé à écrire ses comptes.C'était un jeune homme de haute taille, assez mal fait, avec de grands traits durs, un nez infini, et beaucoup de bonhomie cachée sous cet aspect repoussant.

—T'es-tu donc brouillé avec ton M.de Rênal, que tu m'arrives ainsi à l'improviste?

Julien lui raconta, mais comme il le fallait, les événements de la veille.

—Reste avec moi, lui dit Fouqué, je vois que tu connais M.de Rênal, M.Valenod, le sous-préfet Maugiron, le curé Chélan; tu as compris les finesses du caractère de ces gens-là; te voilà en état de paraître aux adjudications.Tu sais l'arithmétique mieux que moi, tu tiendras mes comptes.Je gagne gros dans mon commerce.L'impossibilité de tout faire par moi-même, et la crainte de rencontrer un fripon dans l'homme que je prendrais pour associé, m'empêchent tous les jours d'entreprendre d'excellentes affaires.Il n'y a pas un mois que j'ai failli gagner six mille francs à Michaud de Saint-Amand, que je n'avais pas revu depuis six ans, et que j'ai trouvé par hasard à la vente de Pontarlier.Pourquoi n'aurais-tu pas gagné, toi, ces six mille francs ou du moins trois mille?car, si ce jour-là je t'avais eu avec moi, j'aurais mis l'enchère à cette coupe de bois, et tout le monde me l'eût bientôt laissée.Sois mon associé.

Cette offre donna de l'humeur à Julien, elle dérangeait sa folie.Pendant tout le souper, que les deux amis préparèrent eux-mêmes comme des héros d'Homère, car Fouqué vivait seul, il montra ses comptes à Julien et lui prouva combien son commerce de bois présentait d'avantages.Fouqué avait la plus haute idée des lumières et du caractère de Julien.

Quand enfin celui-ci fut seul dans sa petite chambre de bois de sapin: Il est vrai, se dit-il, je puis gagner ici quelques mille francs, puis reprendre avec avantage le métier de soldat ou celui de prêtre, suivant la mode qui alors régnera en France.Le petit pécule que j'aurai amassé, lèvera toutes les difficultés de détail.Solitaire dans cette montagne, j'aurai dissipé un peu l'affreuse ignorance où je suis de tant de choses qui occupent tous ces hommes de salon.Mais Fouqué renonce à se marier, il me répète que la solitude le rend malheureux.Il est évident que s'il prend un associé qui n'a pas de fonds à verser dans son commerce, c'est dans l'espoir de se faire un compagnon qui ne le quitte jamais.

Tromperai-je mon ami?s'écria Julien avec humeur.Cet être, dont l'hypocrisie et l'absence de toute sympathie étaient les moyens ordinaires de salut, ne put cette fois supporter l'idée du plus petit manque de délicatesse envers un homme qui l'aimait.

Mais tout à coup, Julien fut heureux, il avait une raison pour refuser.Quoi, je perdrais lâchement sept ou huit années!j'arriverais ainsi à vingt-huit ans; mais, à cet âge, Bonaparte avait fait ses plus grandes choses!Quand j'aurai gagné obscurément quelque argent en courant ces ventes de bois, et méritant la faveur de quelques fripons subalternes qui me dit que j'aurai encore le feu sacré avec lequel on se fait un nom.

Le lendemain matin, Julien répondit d'un grand sang-froid au bon Fouqué, qui regardait l'affaire de l'association comme terminée, que sa vocation pour le saint ministère des autels ne lui permettait pas d'accepter.Fouqué n'en revenait pas.

—Mais songes-tu, lui répétait-il, que je t'associe, ou, si tu l'aimes mieux, que je te donne quatre mille francs par an?et tu veux retourner chez ton M.Rênal qui te méprise comme la boue de ses souliers!Quand tu auras deux cents louis devant toi, qu'est-ce qui t'empêche d'entrer au séminaire?Je te dirai plus, je me charge de te procurer la meilleure cure du pays.Car, ajouta Fouqué en baissant la voix, je fournis de bois à brûler M.le....M.le..., M....Je leur livre de l'essence de chêne de première qualité qu'ils ne me paient que comme du bois blanc, mais jamais argent ne fut mieux placé.

Rien ne put vaincre la vocation de Julien, Fouqué finit par le croire un peu fou.Le troisième jour, de grand matin, Julien quitta son ami pour passer la journée au milieu des rochers de la grande montagne.Il retrouva sa petite grotte, mais il n'avait plus la paix de l'âme, les offres de son ami la lui avaient enlevée.Comme Hercule il se trouvait non entre le vice et la vertu, mais entre là médiocrité suivie d'un bien-être assuré et tous les rêves héroïques de sa jeunesse.Je n'ai donc pas une véritable fermeté, se disait-il; et c'était là le doute qui lui faisait le plus de mal.Je ne suis pas du bois dont on fait les grands hommes, puisque je crains que huit années passées à me procurer du pain, ne m'enlèvent cette énergie sublime qui fait faire les choses extraordinaires.

CHAPITRE XIII

LES BAS A JOUR

Un roman: c'est un miroir qu'on promène le long d'un chemin.
SAINT RÉAL

Quand Julien aperçut les ruines pittoresques de l'ancienne église de Vergy, il remarqua que, depuis l'avant-veille, il n'avait pas pensé une seule fois à Mme de Rênal L'autre jour en partant cette femme m'a rappelé là distance infinie qui nous sépare, elle m'a traité comme le fils d'un ouvrier. Sans doute elle a voulu me marquer son repentir de m'avoir laissé sa main la veille... Elle est pourtant bien jolie, cette main! quel charme! quelle noblesse dans les regards de cette femme!

La possibilité de faire fortune avec Fouqué donnait une certaine facilité aux raisonnements de Julien; ils n'étaient plus aussi souvent gâtés par l'irritation, et le sentiment vif de sa pauvreté et de sa bassesse aux yeux du monde.Placé comme sur un promontoire élevé, il pouvait juger et dominait pour ainsi dire l'extrême pauvreté et l'aisance qu'il appelait encore richesse.Il était loin de juger sa position en philosophe, mais il eut assez de clairvoyance pour se sentir différent après ce petit voyage dans la montagne.

Il fut frappé du trouble extrême avec lequel Mme de Rênal écouta le petit récit de son voyage, qu'elle lui avait demandé.

Fouqué avait eu des projets de mariage, des amours malheureuses; de longues confidences à ce sujet avaient rempli les conversations des deux amis.Après avoir trouvé le bonheur trop tôt, Fouqué s'était aperçu qu'il n'était pas seul aimé.Tous ces récits avaient étonné Julien; il avait appris bien des choses nouvelles.Sa vie solitaire, toute d'imagination et de méfiance, l'avait éloigné de tout ce qui pouvait l'éclairer.

Pendant son absence, la vie n'avait été pour Mme de Rênal qu'une suite de supplices différents, mais tous intolérables, elle était réellement malade.

—Surtout, lui dit Mme Derville, lorsqu'elle vit arriver Julien, indisposée comme tu l'es, tu n'iras pas ce soir au jardin, l'air humide redoublerait ton malaise.

Mme Derville voyait avec étonnement que son amie toujours grondée par M. de Rênal, à cause de l'excessive simplicité de sa toilette, venait de prendre des bas à jour et de charmants petits souliers arrivés de Paris. Depuis trois jours, la seule distraction de Mme de Rênal avait été de tailler, et de faire faire en toute hâte par Élisa, une robe d'été, d'une jolie petite étoffe fort à la mode. A peine cette robe put-elle être terminée, quelques instants après l'arrivée de Julien; Mme de Rênal la mit aussitôt. Son amie n'eut plus de doutes. Elle aime, l'infortunée! se dit Mme Derville. Elle comprit toutes les apparences singulières de sa maladie.

Elle la vit parler à Julien.La pâleur succédait à la rougeur la plus vive.L'anxiété se peignait dans ses yeux attachés sur ceux du jeune précepteur.Mme de Rênal s'attendait à chaque moment qu'il allait s'expliquer, et annoncer qu'il quittait la maison ou y restait. Julien n'avait garde de rien dire sur ce sujet, auquel il ne songeait pas. Après des combats affreux Mme de Rênal osa enfin lui dire, d'une voix tremblante, et où se peignait toute sa passion:

—Quitterez-vous vos élèves pour vous placer ailleurs?

Julien fut frappé de la voix incertaine et du regard de Mme de Rênal! Cette femme-là m'aime, se dit-il; mais après ce moment passager de faiblesse que se reproche son orgueil, et dès qu'elle ne craindra plus mon départ, elle reprendra sa fierté. Cette vue de la position respective fut, chez Julien, rapide comme l'éclair; il répondit en hésitant:

—J'aurais beaucoup de peine à quitter des enfants si aimables et si bien nés, mais peut-être le faudra-t-il.On a aussi des devoirs envers soi.

En prononçant la parole si bien nés (c'était un de ces mots aristocratiques que Julien avait appris depuis peu), il s'anima d'un profond sentiment d'anti-sympathie.

Aux yeux de cette femme, moi, se disait-il, je ne suis pas bien né.

Mme de Rênal, en l'écoutant, admirait son génie, sa beauté, elle avait le cœur percé de la possibilité de départ qu'il lui faisait entrevoir. Tous ses amis de Verrières, qui, pendant l'absence de Julien, étaient venus dîner à Vergy, lui avaient fait compliment, comme à l'envi, sur l'homme étonnant que son mari avait eu le bonheur de déterrer. Ce n'est pas que l'on comprît rien aux progrès des enfants. L'action de savoir par cœur la Bible, et encore en latin, avait frappé les habitants de Verrières d'une admiration qui durera peut-être un siècle.

Julien, ne parlant à personne, ignorait tout cela.Si Mme de Rênal avait eu le moindre sang-froid, elle lui eût fait compliment de la réputation qu'il avait conquise, et l'orgueil de Julien rassuré, il eût été pour elle doux et aimable, d'autant plus que la robe nouvelle lui semblait charmante. Mme de Rênal contente aussi de sa jolie robe, et de ce que lui en disait Julien, avait voulu faire un tour de jardin; bientôt elle avoua qu'elle était hors d'état de marcher. Elle avait pris le bras du voyageur, et, bien loin d'augmenter ses forces, le contact de ce bras les lui ôtait tout à fait.

Il était nuit; à peine fut-on assis, que Julien, usant de son ancien privilège, osa approcher les lèvres du bras de sa jolie voisine, et lui prendre la main.Il pensait à la hardiesse dont Fouqué avait fait preuve avec ses maîtresses, et non à Mme de Rênal; le mot bien nés pesait encore sur son cœur. On lui serra la main, ce qui ne lui fit aucun plaisir. Loin d'être fier, ou du moins reconnaissant du sentiment que Mme de Rênal trahissait ce soir-là par des signes trop évidents, la beauté, l'élégance, la fraîcheur le trouvèrent presque insensible. La pureté de l'âme l'absence de toute émotion haineuse prolongent sans doute la durée de la jeunesse. C'est la physionomie qui vieillit la première chez la plupart des jolies femmes.

Julien fut maussade toute la soirée; jusqu'ici il n'avait été en colère qu'avec le hasard de la société, depuis que Fouqué lui avait offert un moyen ignoble d'arriver à l'aisance, il avait de l'humeur contre lui-même.Tout à ses pensées, quoique de temps en temps il dît quelques mots à ces dames, Julien finit, sans s'en apercevoir, par abandonner la main de Mme de Rênal. Cette réaction bouleversa l'âme de cette pauvre femme; elle y vit la manifestation de son sort.

Certaine de l'affection de Julien, peut-être sa vertu eût trouvé des forces contre lui.Tremblante de le perdre à jamais, sa passion l'égara jusqu'au point de reprendre la main de Julien que, dans sa distraction, il avait laissée appuyée sur le dossier d'une chaise.Cette action réveilla ce jeune ambitieux: il eût voulu qu'elle eût pour témoins tous ces nobles si fiers qui, à table, lorsqu'il était au bas bout avec les enfants, le regardaient avec un sourire si protecteur.Cette femme ne peut plus me mépriser: dans ce cas, se dit-il, je dois être sensible à sa beauté; je me dois à moi-même d'être son amant!Une telle idée ne lui fût pas venue avant les confidences naïves faites par son ami.

La détermination subite qu'il venait de prendre forma une distraction agréable.Il se disait: il faut que j'aie une de ces deux femmes, il s'aperçut qu'il aurait beaucoup mieux aimé faire la cour à Mme Derville; ce n'est pas qu'elle fût plus agréable, mais toujours elle l'avait vu précepteur honoré pour sa science, et non pas ouvrier charpentier, avec une veste de ratine pliée sous le bras, comme il était apparu à Mme de Rênal.

C'était précisément comme jeune ouvrier, rougissant jusqu'au blanc des yeux, arrêté à la porte de la maison et n'osant sonner, que Mme de Rênal se le figurait avec le plus de charme. Cette femme, que les bourgeois du pays disaient si hautaine, songeait rarement au rang et la moindre certitude l'emportait de beaucoup dans son esprit sur la promesse de caractère faite par le rang d'un homme. Un charretier qui eût montré de la bravoure eût été plus brave dans son esprit qu'un terrible capitaine de hussards garni de sa moustache et de sa pipe. Elle croyait l'âme de Julien plus noble que celle de tous ses cousins, tous gentilshommes de race et plusieurs d'entre eux titrés.

En poursuivant la revue de sa position, Julien vit qu'il ne fallait pas songer à la conquête de Mme Derville, qui s'apercevait probablement du goût que Mme de Rênal montrait pour lui. Forcé de revenir à celle-ci: Que connais-je du caractère de cette femme? se dit Julien. Seulement ceci: avant mon voyage, je lui prenais la main, elle la retirait; aujourd'hui je retire ma main, elle la saisit et la serre. Belle occasion de lui rendre tous les mépris qu'elle a eus pour moi. Dieu sait combien elle a eu d'amants! elle ne se décide peut-être en ma faveur qu'à cause de la facilité des entrevues.

Tel est, hélas!le malheur d'une excessive civilisation!A vingt ans, l'éducation d'un jeune homme, s'il a quelque éducation, est à mille lieues du laisser-aller, sans lequel l'amour n'est souvent que le plus ennuyeux des devoirs.

Je me dois d'autant plus, continua la petite vanité de Julien, de réussir auprès de cette femme, que si jamais je fais fortune et que quelqu'un me reproche le bas emploi de précepteur, je pourrai faire entendre que l'amour m'avait jeté à cette place.Julien éloigna de nouveau sa main de celle de Mme de Rênal, puis il la reprit en la serrant. Comme on rentrait au salon, vers minuit, Mme de Rênal lui dit à mi-voix:

—Vous nous quitterez, vous partirez?

Julien répondit en soupirant:

—Il faut bien que je parte, car je vous aime avec passion; c'est une faute...et quelle faute pour un jeune prêtre!

Mme de Rênal s'appuya sur son bras, et avec tant d'abandon que sa joue sentit la chaleur de celle de Julien.

Les nuits de ces deux êtres furent bien différentes.Mme de Rênal était exaltée par les transports de la volupté morale la plus élevée. Une jeune fille coquette qui aime de bonne heure s'accoutume au trouble de l'amour; quand elle arrive à l'âge de la vraie passion, le charme de la nouveauté manque. Comme Mme de Rênal n'avait jamais lu de romans, toutes les nuances de son bonheur étaient neuves pour elle. Aucune triste vérité ne venait la glacer, pas même le spectre de l'avenir. Elle se vit aussi heureuse dans dix ans qu'elle l'était en ce moment. L'idée même de la vertu et de la fidélité jurée à M. de Rênal, qui l'avait agitée quelques jours auparavant, se présenta en vain, on la renvoya comme un hôte importun. Jamais je n'accorderai rien à Julien se dit Mme de Rênal, nous vivrons à l'avenir comme nous vivons depuis un mois. Ce sera un ami.

CHAPITRE XIV

LES CISEAUX ANGLAIS

Une jeune fille de seize ans avait un teint de rose, et elle mettait du rouge.

POLIDORI

Pour Julien, l'offre de Fouqué lui avait en effet enlevé tout bonheur; il ne pouvait s'arrêter à aucun parti.

Hélas!peut-être manqué-je de caractère, j'eusse été un mauvais soldat de Napoléon.Du moins, ajouta-t-il, ma petite intrigue avec la maîtresse du logis va me distraire un moment.

Heureusement pour lui, même dans ce petit incident subalterne, l'intérieur de son âme répondait mal à son langage cavalier.Il avait peur de Mme de Rênal à cause de sa robe si jolie. Cette robe était à ses yeux l'avant-garde de Paris. Son orgueil ne voulut rien laisser au hasard et à l'inspiration du moment. D'après les confidences de Fouqué et le peu qu'il avait lu sur l'amour dans sa bible, il se fit un plan de campagne fort détaillé. Comme, sans se l'avouer, il était fort troublé, il écrivit ce plan.

Le lendemain matin au salon, Mme de Rênal fut un instant seule avec lui:

—N'avez-vous point d'autre nom que Julien?lui dit-elle.

A cette demande si flatteuse, notre héros ne sut que répondre.Cette circonstance n'était pas prévue dans son plan.Sans cette sottise de faire un plan, l'esprit vif de Julien l'eût bien servi, la surprise n'eût fait qu'ajouter à la vivacité de ses aperçus.

Il fut gauche et s'exagéra sa gaucherie.Mme de Rênal la lui pardonna bien vite. Elle y vit l'effet d'une candeur charmante. Et ce qui manquait précisément à ses yeux à cet homme, auquel on trouvait tant de génie, c'était l'air de la candeur.

—Ton petit précepteur m'inspire beaucoup de méfiance, lui disait quelquefois Mme Derville. Je lui trouve l'air de penser toujours et de n'agir qu'avec politique. C'est un sournois.

Julien resta profondément humilié du malheur de n'avoir su que répondre à Mme de Rênal.

Un homme comme moi se doit de réparer cet échec, et saisissant le moment où l'on passait d'une pièce à l'autre, il crut de son devoir de donner un baiser à Mme de Rênal.

Rien de moins amené, rien de moins agréable, et pour lui et pour elle, rien de plus imprudent.Ils furent sur le point d'être aperçus.Mme de Rênal le crut fou. Elle fut effrayée et surtout choquée. Cette sottise lui rappela M. Valenod.

Que m'arriverait-il, se dit-elle, si j'étais seule avec lui?Toute sa vertu revint, parce que l'amour s'éclipsait.

Elle s'arrangea de façon à ce qu'un de ses enfants restât toujours auprès d'elle.

La journée fut ennuyeuse pour Julien, il la passa toute entière à exécuter avec gaucherie son plan de séduction.Il ne regarda pas une seule fois Mme de Rênal, sans que ce regard n'eût un pourquoi; cependant, il n'était pas assez sot pour ne pas voir qu'il ne réussissait point à être aimable et encore moins séduisant.

Mme de Rênal ne revenait point de son étonnement de le trouver si gauche et en même temps si hardi. C'est la timidité de l'amour, dans un homme d'esprit! se dit-elle enfin, avec une joie inexprimable. Serait-il possible qu'il n'eût jamais été aimé de ma rivale.

Après le déjeuner, Mme de Rênal rentra dans le salon pour recevoir la visite de M. Charcot de Maugiron, le sous-préfet de Bray. Elle travaillait à un petit métier de tapisserie fort élevé. Mme Derville était à ses côtés. Ce fut dans une telle position, et par le plus grand jour, que notre héros trouva convenable d'avancer sa botte et de presser le joli pied de Mme de Rênal, dont le bas à jour et le joli soulier de Paris attiraient évidemment les regards du galant sous-préfet.

Mme de Rênal eut une peur extrême; elle laissa tomber ses ciseaux, son peloton de laine, ses aiguilles, et le mouvement de Julien put passer pour une tentative gauche destinée à empêcher la chute des ciseaux qu'il avait vus glisser. Heureusement ces petits ciseaux d'acier anglais se brisèrent, et Mme de Rênal ne tarit pas en regrets de ce que Julien ne s'était pas trouvé plus près d'elle.

—Vous avez aperçu la chute avant moi, vous l'eussiez empêchée, au lieu de cela, votre zèle n'a réussi qu'à me donner un fort grand coup de pied.

Tout cela trompa le sous-préfet, mais non Mme Derville. Ce joli garçon a de bien sottes manières! pensa-t-elle; le savoir-vivre d'une capitale de province ne pardonne point ces sortes de fautes. Mme de Rênal trouva le moment de dire à Julien:

—Soyez prudent, je vous l'ordonne.

Julien voyait sa gaucherie, il avait de l'humeur.Il délibéra longtemps avec lui-même, pour savoir s'il devait se fâcher de ce mot: Je vous l'ordonne.Il fut assez sot pour penser: Elle pourrait me dire je l'ordonne, s'il s'agissait de quelque chose de relatif à l'éducation des enfants, mais en répondant à mon amour, elle suppose l'égalité.On ne peut aimer sans égalité...; et tout son esprit se perdit à faire des lieux communs sur l'égalité.Il se répétait avec colère ce vers de Corneille, que Mme Derville lui avait appris quelques jours auparavant:

«...L'amour.
Fait les égalités et ne les cherche pas.»

Julien, s'obstinant à jouer le rôle d'un don Juan, lui qui de la vie n'avait eu de maîtresse, il fut sot à mourir toute la journée.Il n'eut qu'une idée juste, ennuyé de lui et de Mme de Rênal, il voyait avec effroi s'avancer la soirée où il serait assis au jardin, à côté d'elle et dans l'obscurité. Il dit à M. de Rênal qu'il allait à Verrières voir le curé, il partit après dîner et ne rentra que dans la nuit.

A Verrières, Julien trouva M.Chélan occupé à déménager; il venait enfin d'être destitué, le vicaire Maslon le remplaçait.Julien aida le bon curé, et il eut l'idée d'écrire à Fouqué que la vocation irrésistible qu'il se sentait pour le saint ministère l'avait empêché d'accepter d'abord ses offres obligeantes, mais qu'il venait de voir un tel exemple d'injustice que peut-être il serait plus avantageux à son salut de ne pas entrer dans les ordres sacrés.

Julien s'applaudit de sa finesse à tirer parti de la destitution du curé de Verrières pour se laisser une porte ouverte et revenir au commerce, si dans son esprit la triste prudence l'emportait sur l'héroïsme.

CHAPITRE XV

LE CHANT DU COQ

Amour en latin faict amor Or donc provient d'amour la mort, Et, par avant, soulcy qui mord, Deuil, plours, pièges, forfaitz, remords...
BLASON D'AMOUR.

Si Julien avait eu un peu de l'adresse qu'il se supposait si gratuitement, il eût pu s'applaudir le lendemain de l'effet produit par son voyage à Verrières.Son absence avait fait oublier ses gaucheries.Ce jour-là encore, il fut assez maussade, sur le soir une idée ridicule lui vint et il la communiqua à Mme de Rênal, avec une rare intrépidité.

A peine fut-on assis au jardin, que, sans attendre une obscurité suffisante, Julien approcha sa bouche de l'oreille de Mme de Rênal, et au risque de la compromettre horriblement, il lui dit:

—Madame, cette nuit, à deux heures, j'irai dans votre chambre, je dois vous dire quelque chose.

Julien tremblait que sa demande ne fût accordée son rôle de séducteur lui pesait si horriblement que, s'il eût pu suivre son penchant, il se fût retiré dans sa chambre pour plusieurs jours, et n'eût plus vu ces dames.Il comprenait que, par sa conduite savante de la veille, il avait gâté toutes les belles apparences du jour précédent, et ne savait réellement à quel saint se vouer.

Mme de Rênal répondit avec une indignation réelle, et nullement exagérée, à l'annonce impertinente que Julien osait lui faire. Il crut voir du mépris dans sa courte réponse. Il est sûr que dans cette réponse, prononcée fort bas, le mot fi donc avait paru. Sous prétexte de quelque chose à dire aux enfants, Julien alla dans leur chambre, et à son retour il se plaça à côté de Mme Derville et fort loin de Mme de Rênal. Il s'ôta ainsi toute possibilité de lui prendre la main. La conversation fut sérieuse, et Julien s'en tira fort bien, à quelques moments de silence près, pendant lesquels il se creusait la cervelle. Que ne puis-je inventer quelque belle manœuvre, se disait-il, pour forcer Mme de Rênal à me rendre ces marques de tendresse non équivoques qui me faisaient croire il y a trois jours, qu'elle était à moi!

Julien était extrêmement déconcerté de l'état presque désespéré où il avait mis ses affaires.Rien cependant ne l'eût plus embarrassé que le succès.

Lorsqu'on se sépara à minuit, son pessimisme lui fit croire qu'il jouissait du mépris de Mme Derville, et que probablement il n'était guère mieux avec Mme de Rênal.

De fort mauvaise humeur et très humilié, Julien ne dormit point.Il était à mille lieues de l'idée de renoncer à toute feinte, à tout projet, et de vivre au jour le jour avec Mme de Rênal, en se contentant comme un enfant du bonheur qu'apporterait chaque journée.

Il se fatigua le cerveau à inventer des manœuvres savantes; un instant après, il les trouvait absurdes; il était en un mot fort malheureux, quand deux heures sonnèrent à l'horloge du château.

Ce bruit le réveilla comme le chant du coq réveilla saint Pierre.Il se vit au moment de l'événement le plus pénible.Il n'avait plus songé à sa proposition impertinente, depuis le moment où il l'avait faite; elle avait été si mal reçue!

Je lui ai dit que j'irais chez elle à deux heures, se dit-il en se levant; je puis être inexpérimenté et grossier comme il appartient au fils d'un paysan, Mme Derville me l'a fait assez entendre, mais du moins je ne serai pas faible.

Julien avait raison de s'applaudir de son courage, jamais il ne s'était imposé une contrainte plus pénible.En ouvrant sa porte, il était tellement tremblant que ses genoux se dérobaient sous lui, et il fut forcé de s'appuyer contre le mur.

Il était sans souliers.Il alla écouter à la porte de M.de Rênal, dont il put distinguer le ronflement.Il en fut désolé.Il n'y avait donc plus de prétexte pour ne pas aller chez elle.Mais grand Dieu, qu'y ferait-il?Il n'avait aucun projet, et quand il en aurait eu, il se sentait tellement troublé qu'il eût été hors d'état de les suivre.

Enfin souffrant plus mille fois que s'il eût marché à la mort, il entra dans le petit corridor qui menait à la chambre de Mme de Rênal. Il ouvrit la porte d'une main tremblante et en faisant un bruit effroyable.

Il y avait de la lumière, une veilleuse brûlait sous la cheminée; il ne s'attendait pas à ce nouveau malheur.En le voyant entrer, Mme de Rênal se jeta vivement hors de son lit.

—Malheureux!s'écria-t-elle.

Il y eut un peu de désordre.Julien oublia ses vains projets et revint à son rôle naturel: ne pas plaire à une femme si charmante lui parut le plus grand des malheurs.Il ne répondit à ses reproches qu'en se jetant à ses pieds, en embrassant ses genoux.Comme elle lui parlait avec une extrême dureté, il fondit en larmes.

Quelques heures après, quand Julien sortit de la chambre de Mme de Rênal, on eût pu dire, en style de roman, qu'il n'avait plus rien à désirer. En effet, il devait à l'amour qu'il avait inspiré et à l'impression imprévue qu'avaient produite sur lui des charmes séduisants, une victoire à laquelle ne l'eût pas conduit toute son adresse si maladroite.

Mais, dans les moments les plus doux, victime d'un orgueil bizarre, il prétendit encore jouer le rôle d'un homme accoutumé à subjuguer des femmes: il fit des efforts d'attention incroyables pour gâter ce qu'il avait d'aimable.Au lieu d'être attentif aux transports qu'il faisait naître, et aux remords qui en relevaient la vivacité l'idée du devoir ne cessa jamais d'être présente à ses yeux.Il craignait un remords affreux et un ridicule éternel, s'il s'écartait du modèle idéal qu'il se proposait de suivre.En un mot, ce qui faisait de Julien un être supérieur fut précisément ce qui l'empêcha de goûter le bonheur qui se plaçait sous ses pas.C'est une jeune fille de seize ans, qui a des couleurs charmantes, et qui, pour aller au bal, a la folie de mettre du rouge.

Mortellement effrayée de l'apparition de Julien, Mme de Rênal fut bientôt en proie aux plus cruelles alarmes. Les pleurs et le désespoir de Julien la troublaient vivement.

Même quand elle n'eut plus rien à lui refuser, elle repoussait Julien loin d'elle, avec une indignation réelle, et ensuite se jetait dans ses bras.Aucun projet ne paraissait dans toute cette conduite.Elle se croyait damnée sans rémission, et cherchait à se cacher la vue de l'enfer, en accablant Julien des plus vives caresses.En un mot, rien n'eût manqué au bonheur de notre héros, pas même une sensibilité brûlante dans la femme qu'il venait d'enlever, s'il eût su en jouir.Le départ de Julien ne fit point cesser les transports qui l'agitaient malgré elle, et ses combats avec les remords qui la déchiraient.

Mon Dieu!être heureux, être aimé, n'est-ce que ça?Telle fut la première pensée de Julien, en rentrant dans sa chambre.Il était dans cet état d'étonnement et de trouble inquiet où tombe l'âme qui vient d'obtenir ce qu'elle a longtemps désiré.Elle est habituée à désirer, ne trouve plus quoi désirer, et cependant n'a pas encore de souvenirs.Comme le soldat qui revient de la parade, Julien fut attentivement occupé à repasser tous les détails de sa conduite.N'ai-je manqué à rien de ce que je me dois à moi-même?Ai-je bien joué mon rôle?

Et quel rôle?celui d'un homme accoutumé à être brillant avec les femmes.

CHAPITRE XVI

LE LENDEMAIN

He turn'd his lip to hers, and with his hand Call'd back the tangles of her wandering hair.
Don JuanC.I, st.170.

Heureusement, pour la gloire de Julien, Mme de Rênal avait été trop agitée, trop étonnée, pour apercevoir la sottise de l'homme qui, en un moment, était devenu tout au monde pour elle.

Comme elle l'engageait à se retirer, voyant poindre le jour:

—Oh!mon Dieu, disait-elle, si mon mari a entendu du bruit, je suis perdue.

Julien, qui avait le temps de faire des phrases, se souvint de celle-ci:

—Regretteriez-vous la vie?

—Ah!beaucoup dans ce moment!mais je ne regretterais pas de vous avoir connu.

Julien trouva de sa dignité de rentrer exprès au grand jour et avec imprudence.

L'attention continue avec laquelle il étudiait ses moindres actions, dans la folle idée de paraître un homme d'expérience, n'eut qu'un avantage; lorsqu'il revit Mme de Rênal à déjeuner, sa conduite fut un chef-d'œuvre de prudence.

Pour elle, elle ne pouvait le regarder sans rougir jusqu'aux yeux, et ne pouvait vivre un instant sans le regarder; elle s'apercevait de son trouble, et ses efforts pour le cacher le redoublaient.Julien ne leva qu'une seule fois les yeux sur elle.D'abord Mme de Rênal admira sa prudence. Bientôt, voyant que cet unique regard ne se répétait pas, elle fut alarmée: Est-ce qu'il ne m'aimerait plus, se dit-elle; hélas! je suis bien vieille pour lui, j'ai dix ans de plus que lui.

En passant de la salle à manger au jardin, elle serra la main de Julien.Dans la surprise que lui causa une marque d'amour si extraordinaire il la regarda avec passion.Car elle lui avait semblé bien jolie au déjeuner; et, tout en baissant les yeux, il avait passé son temps à se détailler ses charmes.Ce regard consola Mme de Rênal; il ne lui ôta pas toutes ses inquiétudes, mais ses inquiétudes lui ôtaient presque tout à fait ses remords envers son mari.

Au déjeuner, ce mari ne s'était aperçu de rien, il n'en était pas de même de Mme Derville: elle crut Mme de Rênal sur le point de succomber. Pendant toute la journée, son amitié hardie et incisive ne lui épargna pas les demi-mots destinés à lui peindre, sous de hideuses couleurs, le danger qu'elle courait.

Mme de Rênal brûlait de se trouver seule avec Julien elle voulait lui demander s'il l'aimait encore. Malgré là douceur inaltérable de son caractère, elle fut plusieurs fois sur le point de faire entendre à son amie combien elle était importune.

Le soir, au jardin, Mme Derville arrangea si bien les choses, qu'elle se trouva placée entre Mme de Rênal et Julien. Mme de Rênal qui s'était fait une image délicieuse du plaisir de serrer la main de Julien, et de la porter à ses lèvres, ne put pas même lui adresser un mot.

Ce contretemps augmenta son agitation.Elle était dévorée d'un remords.Elle avait tant grondé Julien de l'imprudence qu'il avait faite en venant chez elle la nuit précédente, qu'elle tremblait qu'il ne vînt pas celle-ci.Elle quitta le jardin de bonne heure, et alla s'établir dans sa chambre.Mais ne tenant pas à son impatience, elle vint coller son oreille contre la porte de Julien.Malgré l'incertitude et la passion qui la dévoraient, elle n'osa point entrer.Cette action lui semblait la dernière des bassesses, car elle sert de texte à un dicton de province.

Les domestiques n'étaient pas tous couchés.La prudence l'obligea enfin à revenir chez elle.Deux heures d'attente furent deux siècles de tourments.

Mais Julien était trop fidèle à ce qu'il appelait le devoir, pour manquer à exécuter de point en point ce qu'il s'était prescrit.

Comme une heure sonnait, il s'échappa doucement de sa chambre, s'assura que le maître de la maison était profondément endormi, et parut chez Mme de Rênal. Ce jour-là, il trouva plus de bonheur auprès de son amie, car il songea moins constamment au rôle à jouer. Il eut des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Ce que Mme de Rênal lui dit de son âge contribua à lui donner quelque assurance.

—Hélas!j'ai dix ans de plus que vous!comment pouvez-vous m'aimer?lui répétait-elle sans projet et parce que cette idée l'opprimait.

Julien ne concevait pas ce malheur, mais il vit qu'il était réel, et il oublia presque toute sa peur d'être ridicule.

La sotte idée d'être regardé comme un amant subalterne, à cause de sa naissance obscure, disparut aussi.A mesure que les transports de Julien rassuraient sa timide maîtresse, elle reprenait un peu de bonheur et la faculté de juger son amant.Heureusement il n'eut presque pas, ce jour-là, cet air emprunté qui avait fait du rendez-vous de la veille une victoire, mais non pas un plaisir.Si elle se fût aperçue de son attention à jouer un rôle, cette triste découverte lui eût à jamais enlevé tout bonheur.Elle n'y eût pu voir autre chose qu'un triste effet de la disproportion des âges.

Quoique Mme de Rênal n'eût jamais pensé aux théories de l'amour, la différence d'âge est, après celle de la fortune, un des grands lieux communs de la plaisanterie de province, toutes les fois qu'il est question d'amour.

En peu de jours, Julien, rendu à toute l'ardeur de son âge, fut éperdument amoureux.

Il faut convenir, se disait-il, qu'elle a une bonté d'âme angélique, et l'on n'est pas plus jolie.

Il avait perdu presque tout à fait l'idée du rôle à jouer.Dans un moment d'abandon, il lui avoua même toutes ses inquiétudes.Cette confidence porta à son comble la passion qu'il inspirait.Je n'ai donc point eu de rivale heureuse, se disait Mme de Rênal avec délices! elle osa l'interroger sur le portrait auquel il mettait tant d'intérêt; Julien lui jura que c'était celui d'un homme.

Quand il restait à Mme de Rênal assez de sang-froid pour réfléchir, elle ne revenait pas de son étonnement qu'un tel bonheur existât, et que jamais elle ne s'en fût doutée.

Ah!se disait-elle, si j'avais connu Julien il y a dix ans quand je pouvais encore passer pour jolie!

Julien était fort éloigné de ces pensées.Son amour était encore de l'ambition: c'était de la joie de posséder, lui pauvre être si malheureux et si méprisé, une femme aussi noble et aussi belle.Ses actes d'adoration ses transports à la vue des charmes de son amie, finirent par la rassurer un peu sur la différence d'âge.Si elle eût possédé un peu de ce savoir-vivre dont une femme de trente ans jouit depuis longtemps dans les pays plus civilisés, elle eût frémi pour la durée d'un amour qui ne semblait vivre que de surprise et de ravissement d'amour-propre.

Dans ses moments d'oubli d'ambition, Julien admirait avec transport jusqu'aux chapeaux, jusqu'aux robes de Mme de Rênal. Il ne pouvait se rassasier du plaisir de sentir leur parfum. Il ouvrait son armoire de glace et restait des heures entières, admirant la beauté et l'arrangement de tout ce qu'il y trouvait. Son amie, appuyée sur lui, le regardait; lui regardait ces bijoux, ces chiffons qui, la veille d'un mariage, emplissent une corbeille de noce.

J'aurais pu épouser un tel homme!pensait quelquefois Mme de Rênal; quelle âme de feu! quelle vie ravissante avec lui!

Pour Julien, jamais il ne s'était trouvé aussi près de ces terribles instruments de l'artillerie féminine.Il est impossible, se disait-il, qu'à Paris on ait quelque chose de plus beau!Alors il ne trouvait point d'objection à son bonheur.Souvent la sincère admiration et les transports de sa maîtresse lui faisaient oublier la vaine théorie qui l'avait rendu si compassé et presque si ridicule dans les premiers moments de cette liaison.Il y eut des moments où, malgré ses habitudes d'hypocrisie, il trouvait une douceur extrême à avouer à cette grande dame qui l'admirait, son ignorance d'une foule de petits usages.Le rang de sa maîtresse semblait l'élever au-dessus de lui-même.Mme de Rênal, de son côté, trouvait la plus douce des voluptés morales à instruire ainsi, dans une foule de petites choses, ce jeune homme rempli de génie, et qui était regardé par tout le monde comme devant un jour aller si loin. Même le sous-préfet et M. Valenod ne pouvaient s'empêcher de l'admirer: ils lui en semblaient moins sots. Quant à Mme Derville, elle était bien loin d'avoir à exprimer les mêmes sentiments. Désespérée de ce qu'elle croyait deviner, et voyant que les sages avis devenaient odieux à une femme qui, à la lettre, avait perdu la tête, elle quitta Vergy, sans donner une explication qu'on se garda de lui demander. Mme de Rênal en versa quelques larmes, et bientôt il lui sembla que sa félicité redoublait. Par ce départ, elle se trouvait presque toute la journée tête à tête avec son amant.

Julien se livrait d'autant plus à la douce société de son amie, que, toutes les fois qu'il était trop longtemps seul avec lui-même, la fatale proposition de Fouqué venait encore l'agiter.Dans les premiers jours de cette vie nouvelle, il y eut des moments où lui qui n'avait jamais aimé, qui n'avait jamais été aime de personne, trouvait un si délicieux plaisir à être sincère, qu'il était sur le point d'avouer à Mme de Rênal l'ambition qui jusqu'alors avait été l'essence même de sa vie. Il eût voulu pouvoir la consulter sur l'étrange tentation que lui donnait la proposition de Fouqué, mais un petit événement empêcha toute franchise.

CHAPITRE XVII

LE PREMIER ADJOINT

O, how this spring of love resembleth The uncertain glory of an April day, Which now shows all the beauty of the sun And by and by a cloud takes all away!
TWO GENTLEMEN OF VERONA.

Un soir au coucher du soleil, assis auprès de son amie, au fond du verger, loin des importuns il rêvait profondément.Des moments si doux, pensait-il dureront-ils toujours?Son âme était tout occupée de la difficulté et de la nécessité de prendre un état, il déplorait ce grand accès de malheur qui termine l'enfance et gâte les premières années de la jeunesse peu riche.Ah!s'écriat-il, que Napoléon était bien l'homme envoyé de Dieu pour les jeunes Français!Qui le remplacera?que feront sans lui les malheureux même plus riches que moi, qui ont juste les quelques écus qu'il faut pour se procurer une bonne éducation, et qui ensuite n'ont pas assez d'argent pour acheter un homme à vingt ans et se pousser dans une carrière!Quoi qu'on fasse, ajouta-t-il avec un profond soupir, ce souvenir fatal nous empêchera à jamais d'être heureux!

Il vit tout à coup Mme de Rênal froncer le sourcil, elle prit un air froid et dédaigneux, cette façon de penser lui semblait convenir à un domestique. Élevée dans l'idée qu'elle était fort riche, il lui semblait chose convenue que Julien l'était aussi. Elle l'aimait mille fois plus que la vie, elle l'eût aimé même ingrat et perfide et ne faisait aucun cas de l'argent.

Julien était loin de deviner ces idées.Ce froncement de sourcil le rappela sur la terre.Il eut assez de présence d'esprit pour arranger sa phrase et faire entendre à la noble dame, assise si près de lui sur le banc de verdure, que les mots qu'il venait de répéter il les avait entendus pendant son voyage chez son ami le marchand de bois.C'était le raisonnement des impies.

—Hé bien!ne vous mêlez plus à ces gens-là, dit Mme de Rênal, gardant encore un peu de cet air glacial qui, tout à coup, avait succédé à l'expression de la plus douce et intime tendresse.

Ce froncement de sourcil, ou plutôt le remords de son imprudence, fut le premier échec porté à l'illusion qui entraînait Julien.Il se dit: Elle est bonne et douce, son goût pour moi est vif, mais elle a été élevée dans le camp ennemi.Ils doivent surtout avoir peur de cette classe d'hommes de cœur qui, après une bonne éducation, n'a pas assez d'argent pour entrer dans une carrière.Que deviendraient-ils ces nobles, s'il nous était donné de les combattre à armes égales!Moi, par exemple, maire de Verrières, bien intentionné honnête comme l'est au fond M.de Rênal!comme j'enlèverais le vicaire, M.Valenod et toutes leurs friponneries!comme la justice triompherait dans Verrières!Ce ne sont pas leurs talents qui me feraient obstacle.Ils tâtonnent sans cesse.

Le bonheur de Julien fut, ce jour-là, sur le point de devenir durable.Il manqua à notre héros d'oser être sincère.Il fallait avoir le courage de livrer bataille, mais sur-le-champ; Mme de Rênal avait été étonnée du mot de Julien parce que les hommes de sa société répétaient que le retour de Robespierre était surtout possible à cause de ces jeunes gens des basses classes, trop bien élevés. L'air froid de Mme de Rênal dura assez longtemps et sembla marqué à Julien. C'est que la crainte de lui avoir dit indirectement une chose désagréable succéda chez elle à la répugnance pour le mauvais propos. Ce malheur se réfléchit vivement dans ses traits, si purs et si naïfs, quand elle était heureuse et loin des ennuyeux.

Julien n'osa plus rêver avec abandon.Plus calme et moins amoureux, il trouva qu'il était imprudent d'aller voir Mme de Rênal dans sa chambre. Il valait mieux qu'elle vînt chez lui; si un domestique l'apercevait courant dans la maison, vingt prétextes différents pouvaient expliquer cette démarche.

Mais cet arrangement avait aussi ses inconvénients.Julien avait reçu de Fouqué des livres que lui élève en théologie, n'eût jamais pu demander à un libraire.Il n'osait les ouvrir que de nuit.Souvent il eût été bien aise de n'être pas interrompu par une visite, dont l'attente, la veille encore de la petite scène du verger, l'eût mis hors d'état de lire.

Il devait à Mme de Rênal de comprendre les livres d'une façon toute nouvelle. Il avait osé lui faire des questions sur une foule de petites choses, dont l'ignorance arrête tout court l'intelligence d'un jeune homme né hors de la société, quelque génie naturel qu'on veuille lui supposer.

Cette éducation de l'amour, donnée par une femme extrêmement ignorante, fut un bonheur.Julien arriva directement à voir la société telle qu'elle est aujourd'hui.Son esprit ne fut point offusqué par le récit de ce qu'elle a été autrefois, il y a deux mille ans ou seulement il y a soixante ans, du temps de Voltaire et de Louis XV.A son inexprimable joie, un voile tomba de devant ses yeux, il comprit enfin les choses qui se passaient à Verrières.

Sur le premier plan parurent des intrigues très compliquées ourdies, depuis deux ans, auprès du préfet de Besançon.Elles étaient appuyées par des lettres venues de Paris, et écrites par ce qu'il y a de plus illustre.Il s'agissait de faire de M.de Moirod, c'était l'homme le plus dévot du pays, le premier, et non pas le second adjoint du maire de Verrières.

Il avait pour concurrent un fabricant fort riche qu'il fallait absolument refouler à la place de second adjoint.

Julien comprit enfin les demi-mots qu'il avait surpris quand la haute société du pays venait dîner chez M.de Rênal.Cette société privilégiée était profondément occupée de ce choix du premier adjoint, dont le reste de la ville, et surtout les libéraux ne soupçonnaient pas même la possibilité.Ce qui en faisait l'importance, c'est qu'ainsi que chacun sait, le côté oriental de la grande rue de Verrières doit reculer de plus de neuf pieds, car cette rue est devenue route royale.

Or, si M.de Moirod, qui avait trois maisons dans le cas de reculer, parvenait à être premier adjoint, et par la suite maire dans le cas où M.de Rênal serait nommé député, il fermerait les yeux, et l'on pourrait faire aux maisons qui avancent sur la voie publique, de petites réparations imperceptibles, au moyen desquelles elles dureraient cent ans.Malgré la haute piété et la probité reconnue de M.de Moirod, on était sûr qu'il serait coulant, car il avait beaucoup d'enfants.Parmi les maisons qui devaient reculer, neuf appartenaient à tout ce qu'il y a de mieux dans Verrières.

Aux yeux de Julien, cette intrigue était bien plus importante que l'histoire de la bataille de Fontenoy, dont il voyait le nom pour la première fois dans un des livres que Fouqué lui avait envoyés.Il y avait des choses qui étonnaient Julien depuis cinq ans qu'il avait commencé à aller les soirs chez le curé.Mais la discrétion et l'humilité d'esprit étant les premières qualités d'un élève en théologie, il lui avait toujours été impossible de faire des questions.

Un jour, Mme de Rênal donnait un ordre au valet de chambre de son mari, l'ennemi de Julien.

—Mais, madame, c'est aujourd'hui le dernier vendredi du mois, répondit cet homme d'un air singulier.

—Allez, dit Mme de Rênal.

—Hé bien, dit Julien, il va se rendre dans ce magasin à foin, église autrefois, et récemment rendu au culte; mais pour quoi faire?voilà un de ces mystères que je n'ai jamais pu pénétrer.

—C'est une institution fort salutaire, mais bien singulière, répondit Mme de Rênal; les femmes n'y sont point admises: tout ce que j'en sais, c'est que tout le monde s'y tutoie. Par exemple, ce domestique va y trouver M. Valenod, et cet homme si fier et si sot ne sera point fâché de s'entendre tutoyer par Saint-Jean, et lui répondra sur le même ton. Si vous tenez à savoir ce qu'on y fait, je demanderai des détails à M. de Maugiron et à M. Valenod. Nous payons vingt francs par domestique afin qu'un jour ils ne nous égorgent pas.

Le temps volait.Le souvenir des charmes de sa maîtresse distrayait Julien de sa noire ambition.La nécessité de ne pas lui parler de choses tristes et raisonnables puisqu'ils étaient de partis contraires, ajoutait, sans qu'il s'en doutât, au bonheur qu'il lui devait, et à l'empire qu'elle acquérait sur lui.

Dans les moments où la présence d'enfants trop intelligents les réduisait à ne parler que le langage de la froide raison, c'était avec une docilité parfaite que Julien la regardant avec des yeux étincelants d'amour, écoutait ses explications du monde comme il va.Souvent, au milieu du récit de quelque friponnerie savante, à l'occasion d'un chemin ou d'une fourniture qui étonnait son esprit, l'attention de Mme de Rênal s'égarait tout à coup jusqu'au délire; Julien avait besoin de la gronder, elle se permettait avec lui les mêmes gestes intimes qu'avec ses enfants. C'est qu'il y avait des jours où elle avait l'illusion de l'aimer comme son enfant. Sans cesse n'avait-elle pas à répondre à ses questions naïves sur mille choses simples qu'un enfant bien né n'ignore pas à quinze ans? Un instant après, elle l'admirait comme son maître. Son génie allait jusqu'à l'effrayer; elle croyait apercevoir plus nettement chaque jour, le grand homme futur dans ce jeune abbé. Elle le voyait pape, elle le voyait premier ministre comme Richelieu.

—Vivrai-je assez pour te voir dans ta gloire?disait-elle à Julien; la place est faite pour un grand homme; la monarchie, la religion en ont besoin.

CHAPITRE XVIII

UN ROI A VERRIÈRES

N'êtes-vous bons qu'à jeter là comme un cadavre de peuple, sans âme, et dont les veines n'ont plus de sang?
Discours de l'Evêque, à la chapelle de Saint-Clément.

Le 3 septembre à dix heures du soir, un gendarme réveilla tout Verrières en montant la grande rue au galop; il apportait la nouvelle que Sa majesté le roi de *** arrivait le dimanche suivant, et l'on était au mardi.Le préfet autorisait, c'est-à-dire demandait la formation d'une garde d'honneur; il fallait déployer toute la pompe possible.Une estafette fut expédiée à Vergy.M.de Rênal arriva dans la nuit et trouva toute la ville en émoi.Chacun avait ses prétentions; les moins affairés louaient des balcons pour voir l'entrée du roi.

Qui commandera la garde d'honneur?M.de Rênal vit tout de suite combien il importait, dans l'intérêt des maisons sujettes à reculer, que M.de Moirod eût ce commandement.Cela pouvait faire titre pour la place de premier adjoint.Il n'y avait rien à dire à la dévotion de M.de Moirod, elle était au-dessus de toute comparaison, mais jamais il n'avait monté à cheval.C'était un homme de trente-six ans, timide de toutes les façons, et qui craignait également les chutes et le ridicule.

Le maire le fit appeler dès les cinq heures du matin.

—Vous voyez, monsieur, que je réclame vos avis comme si déjà vous occupiez le poste auquel tous les honnêtes gens vous portent.Dans cette malheureuse ville, les manufactures prospèrent, le parti libéral devient millionnaire, il aspire au pouvoir, il saura se faire des armes de tout.Consultons l'intérêt du roi, celui de la monarchie, et avant tout l'intérêt de notre sainte religion.A qui pensez-vous monsieur, que l'on puisse confier le commandement de la garde d'honneur?

Malgré la peur horrible que lui faisait le cheval, M.de Moirod finit par accepter cet honneur comme un martyre.

—Je saurai prendre un ton convenable, dit-il au maire.

A peine restait-il le temps de faire arranger les uniformes, qui sept ans auparavant, avaient servi lors du passage d'un prince du sang.

A sept heures Mme de Rênal arriva de Vergy avec Julien et les enfants. Elle trouva son salon rempli de dames libérales qui prêchaient l'union des partis, et venaient la supplier d'engager son mari à accorder une place aux leurs dans la garde d'honneur. L'une d'elles prétendait que si son mari n'était pas élu; de chagrin il ferait banqueroute. Mme de Rênal renvoya bien vite tout ce monde, elle paraissait fort occupée.

Julien fut étonné et encore plus fâché qu'elle lui fit un mystère de ce qui l'agitait.Je l'avais prévu, se disait-il avec amertume, son amour s'éclipse devant le bonheur de recevoir un roi dans sa maison.Tout ce tapage l'éblouit.Elle m'aimera de nouveau quand les idées de sa caste ne lui troubleront plus la cervelle.

Chose étonnante, il l'en aima davantage.

Les tapissiers commençaient à remplir la maison, il épia longtemps en vain l'occasion de lui dire un mot.Enfin il la trouva qui sortait de sa chambre à lui, Julien emportant un de ses habits.Ils étaient seuls.Il voulut lui parler.Elle s'enfuit en refusant de l'écouter.Je suis bien sot d'aimer une telle femme, l'ambition la rend aussi folle que son mari.

Elle l'était davantage: un de ses grands désirs qu'elle n'avait jamais avoué à Julien de peur de le choquer, était de le voir quitter, ne fût-ce que pour un jour, son triste habit noir.Avec une adresse vraiment admirable, chez une femme si naturelle, elle obtint d'abord de M.de Moirod, et ensuite de M.le sous-préfet de Maugiron, que Julien serait nommé garde d'honneur de préférence à cinq ou six jeunes gens, fils de fabricants fort aisés, et dont deux au moins étaient d'une exemplaire piété.M.Valenod qui comptait prêter sa calèche aux plus jolies femmes de la ville et faire admirer ses beaux Normands, consentit à donner un de ses chevaux à Julien, l'être qu'il haïssait le plus.Mais tous les gardes d'honneur avaient à eux ou d'emprunt quelqu'un de ces beaux habits bleu de ciel avec deux épaulettes de colonel en argent, qui avaient brillé sept ans auparavant.Mme Rênal voulait un habit neuf, et il ne lui restait que quatre jours pour envoyer à Besançon, et en faire revenir l'habit d'uniforme, les armes, le chapeau, etc., tout ce qui fait un garde d'honneur. Ce qu'il y a de plaisant, c'est qu'elle trouvait imprudent de faire faire l'habit de Julien à Verrières. Elle voulait le surprendre, lui et la ville.

Le travail des gardes d'honneur et de l'esprit public terminé, le maire eut à s'occuper d'une grande cérémonie religieuse, le roi de *** ne voulait pas passer à Verrières sans visiter la fameuse relique de saint Clément que l'on conserve à Bray-le-Haut, à une petite lieue de la ville.On désirait un clergé nombreux, ce fut l'affaire la plus difficile à arranger; M.Maslon, le nouveau curé, voulait à tout prix éviter la présence de M.Chélan.En vain M.de Rênal lui représentait qu'il y aurait imprudence.M.le marquis de La Mole, dont les ancêtres ont été si longtemps gouverneurs de la province, avait été désigné pour accompagner le roi de ***.Il connaissait depuis trente ans l'abbé Chélan.Il demanderait certainement de ses nouvelles en arrivant à Verrières, et s'il le trouvait disgracié, il était homme à aller le chercher dans la petite maison où il s'était retiré, accompagné de tout le cortège dont il pourrait disposer.Quel soufflet!

—Je suis déshonoré ici et à Besançon, répondait l'abbé Maslon, s'il paraît dans mon clergé.Un janséniste, grand Dieu!

—Quoi que vous en puissiez dire mon cher abbé, répliquait M.de Rênal, je n'exposerai pas l'administration de Verrières à recevoir un affront de M.de La Mole.Vous ne le connaissez pas, il pense bien à la cour; mais ici, en province, c'est un mauvais plaisant satirique, moqueur, ne cherchant qu'à embarrasser les gens.Il est capable, uniquement pour s'amuser, de nous couvrir de ridicule aux yeux des libéraux.

Ce ne fut que dans la nuit du samedi au dimanche, après trois jours de pourparlers, que l'orgueil de l'abbé Maslon plia devant la peur du maire qui se changeait en courage.Il fallut écrire une lettre mielleuse à l'abbé Chélan, pour le prier d'assister à la cérémonie de la relique de Bray-le-Haut, si toutefois son grand âge et ses infirmités le lui permettaient.M.Chélan demanda et obtint une lettre d'invitation pour Julien qui devait l'accompagner en qualité de sous-diacre.

Dès le matin du dimanche, des milliers de paysans arrivant des montagnes voisines inondèrent les rues de Verrières.Il faisait le plus beau soleil.Enfin, vers les trois heures, toute cette foule fut agitée; on apercevait un grand feu sur un rocher à deux lieues de Verrières.Ce signal annonçait que le roi venait d'entrer sur le territoire du département.Aussitôt le son de toutes les cloches, et les décharges répétées d'un vieux canon espagnol appartenant à la ville, marquèrent sa joie de ce grand événement.La moitié de la population monta sur les toits.Toutes les femmes étaient aux balcons.La garde d'honneur se mit en mouvement.On admirait les brillants uniformes, chacun reconnaissait un parent, un ami.On se moquait de la peur de M.de Moirod, dont à chaque instant la main prudente était prête à saisir l'arçon de sa selle.Mais une remarque fit oublier toutes les autres: le premier cavalier de la neuvième file était un fort joli garçon, très mince, que d'abord on ne reconnut pas.Bientôt un cri d'indignation chez les uns, chez d'autres le silence de l'étonnement annoncèrent une sensation générale.On reconnaissait dans ce jeune homme, montant un des chevaux normands de M.Valenod, le petit Sorel, fils du charpentier.Il n'y eut qu'un cri contre le maire, surtout parmi les libéraux.Quoi, parce que ce petit ouvrier déguisé en abbé était précepteur de ses marmots, il avait l'audace de le nommer garde d'honneur, au préjudice de messieurs tels et tels, riches fabricants!

—Ces Messieurs, disait une dame banquière, devraient bien faire une avanie à ce petit insolent, né dans la crotte.

—Il est sournois et porte un sabre, répondait le voisin, il serait assez traître pour leur couper la figure.Les propos de la société noble étaient plus dangereux.Les dames se demandaient si c'était du maire tout seul que provenait cette haute inconvenance.En général on rendait justice à son mépris pour le défaut de naissance.

Pendant qu'il était l'occasion de tant de propos, Julien était le plus heureux des hommes.Naturellement hardi il se tenait mieux à cheval que la plupart des jeunes gens de cette ville de montagne.Il voyait dans les yeux des femmes qu'il était question de lui.

Ses épaulettes étaient plus brillantes, parce qu'elles étaient neuves.Son cheval se cabrait à chaque instant, il était au comble de la joie.

Son bonheur n'eut plus de bornes, lorsque, passant près du vieux rempart le bruit de la petite pièce de canon fit sauter son cheval hors du rang.Par un grand hasard, il ne tomba pas; de ce moment il se sentit un héros.Il était officier d'ordonnance de Napoléon et chargeait une batterie.

Une personne était plus heureuse que lui.D'abord elle l'avait vu passer d'une des croisées de l'hôtel de ville; montant ensuite en calèche et faisant rapidement un grand détour, elle arriva à temps pour frémir, quand son cheval l'emporta hors du rang.Enfin, sa calèche sortant au grand galop par une autre porte de la ville, elle parvint à rejoindre la route par où le roi devait passer, et put suivre la garde d'honneur à vingt pas de distance, au milieu d'une noble poussière.Dix mille paysans crièrent: Vive le roi, quand le maire eut l'honneur de haranguer Sa Majesté.Une heure après, lorsque, tous les discours écoutés, le roi allait entrer dans la ville, la petite pièce de canon se remit à tirer à coups précipités.Mais un accident s'ensuivit, non pour les canonniers qui avaient fait leurs preuves à Leipzig et à Montmirail mais pour le futur premier adjoint, M.de Moirod.Son cheval le déposa mollement dans l'unique bourbier qui fût sur la grande route, ce qui fit esclandre, parce qu'il fallut le tirer de là pour que la voiture du roi put passer.

Sa Majesté descendit à la belle église neuve qui ce jour-là était parée de tous ses rideaux cramoisis.Le roi devait dîner, et aussitôt après remonter en voiture pour aller vénérer la relique de saint Clément.A peine le roi fut-il à l'église, que Julien galopa vers la maison de M.de Rênal.Là, il quitta en soupirant son bel habit bleu de ciel, son sabre, ses épaulettes, pour reprendre le petit habit noir râpé.Il remonta à cheval, et en quelques instants fut à Bray-le-Haut qui occupe le sommet d'une fort belle colline.L'enthousiasme multiplie ces paysans pensa Julien.On ne peut se remuer à Verrières, et en voici plus de dix mille autour de cette antique abbaye.A moitié ruinée par le vandalisme révolutionnaire, elle avait été magnifiquement rétablie depuis la Restauration, et l'on commençait à parler de miracles.Julien rejoignit l'abbé Chélan qui le gronda fort et lui remit une soutane et un surplis.Il s'habilla rapidement et suivit M.Chélan qui se rendait auprès du jeune évoque d'Agde.C'était un neveu de M.de La Mole, récemment nommé, et qui avait été chargé de montrer la relique au roi.Mais l'on ne put trouver cet évêque.

Le clergé s'impatientait.Il attendait son chef dans le cloître sombre et gothique de l'ancienne abbaye.On avait réuni vingt-quatre curés pour figurer l'ancien chapitre de Bray-le-Haut, composé avant 1789 de vingt-quatre chanoines.Après avoir déploré pendant trois quarts d'heure la jeunesse de l'évêque, les curés pensèrent qu'il était convenable que M.le Doyen se retirât vers Monseigneur pour l'avertir que le roi allait arriver, et qu'il était instant de se rendre au chœur.Le grand âge de M.Chélan l'avait fait doyen, malgré l'humeur qu'il témoignait à Julien, il lui fit signe de le suivre.Julien portait fort bien son surplis.Au moyen de je ne sais quel procédé de toilette ecclésiastique, il avait rendu ses beaux cheveux bouclés très plats; mais, par un oubli qui redoubla la colère de M.Chélan, sous les longs plis de sa soutane on pouvait apercevoir les éperons du garde d'honneur.

Arrivés à l'appartement de l'évêque, de grands laquais bien chamarrés daignèrent à peine répondre au vieux curé que Monseigneur n'était pas visible.On se moqua de lui quand il voulut expliquer qu'en sa qualité de doyen du chapitre noble de Bray-le-Haut, il avait le privilège d'être admis en tout temps auprès de l'évoque officiant.

L'humeur hautaine de Julien fut choquée de l'insolence des laquais.Il se mit à parcourir Tes dortoirs de l'antique abbaye, secouant toutes les portes qu'il rencontrait.Une fort petite céda à ses efforts, et il se trouva dans une cellule au milieu des valets de chambre de Monseigneur, en habit noir et la chaîne au cou.A son air pressé, ces messieurs le crurent mandé par l'évêque et le laissèrent passer.Il fit quelques pas et se trouva dans une immense salle gothique extrêmement sombre, et toute lambrissée de chêne noir; à l'exception d'une seule, les fenêtres en ogive avaient été murées avec des briques.La grossièreté de cette maçonnerie n'était déguisée par rien, et faisait un triste contraste avec l'antique magnificence de la boiserie.Les deux grands côtés de cette salle célèbre parmi les antiquaires bourguignons et que le duc Charles le Téméraire avait fait bâtir vers 1470 en expiation de quelque péché, étaient garnis de stalles de bois richement sculptées.On y voyait, figurés en bois de différentes couleurs, tous les mystères de l'Apocalypse.

Cette magnificence mélancolique, dégradée par la vue des briques nues et du plâtre encore tout blanc, toucha Julien.Il s'arrêta en silence.A l'autre extrémité de la salle, près de l'unique fenêtre par laquelle le jour pénétrait, il vit un miroir mobile en acajou.Un jeune homme, en robe violette et en surplis de dentelle, mais la tête nue, était arrêté à trois pas de la glace.Ce meuble semblait étrange en un tel lieu, et, sans doute, y avait été apporté de la ville.Julien trouva que le jeune homme avait l'air irrité; de la main droite, il donnait gravement des bénédictions du côté du miroir.

Que peut signifier ceci, pensa-t-il?est-ce une cérémonie préparatoire qu'accomplit ce jeune prêtre?C'est peut-être le secrétaire de l'évêque...il sera insolent comme les laquais...ma foi, n'importe, essayons.

Il avança et parcourut assez lentement la longueur de la salle, toujours la vue fixée vers l'unique fenêtre, et regardant ce jeune homme qui continuait à donner des bénédictions exécutées lentement mais en nombre infini, et sans se reposer un instant.

A mesure qu'il approchait, il distinguait mieux son air fâché.La richesse du surplis garni de dentelles arrêta involontairement Julien à quelques pas du magnifique miroir.

Il est de mon devoir de parler, se dit-il enfin; mais la beauté de la salle l'avait ému, et il était froissé d'avance des mots durs qu'on allait lui adresser.

Le jeune homme le vit dans la psyché, se retourna, et quittant subitement l'air fâché, lu dit du ton le plus doux:

—Hé bien!Monsieur, est-elle enfin arrangée?

Julien resta stupéfait.Comme ce jeune homme se tournait vers lui, Julien vit la croix pectorale sur sa poitrine: c'était l'évêque d'Agde.Si jeune, pensa Julien; tout au plus six ou huit ans de plus que moi!...

Et il eut honte de ses éperons.

—Monseigneur, répondit-il timidement, je suis envoyé par le doyen du chapitre, M.Chélan.

—Ah!il m'est fort recommandé, dit l'évêque d'un ton poli qui redoubla l'enchantement de Julien.Mais je vous demande pardon, Monsieur, je vous prenais pour la personne qui doit me rapporter ma mitre.On l'a mal emballée à Paris; la toile d'argent est horriblement gâtée vers le haut.Cela fera le plus vilain effet, ajouta le jeune évêque d'un air triste, et encore on me fait attendre!

—Monseigneur, je vais chercher la mitre, si Votre Grandeur le permet.

Les beaux yeux de Julien firent leur effet.

—Allez, Monsieur, répondit l'évêque avec une politesse charmante; il me la faut sur-le-champ.Je suis désolé de faire attendre messieurs du chapitre.

Quand Julien fut arrivé au milieu de la salle il se retourna vers l'évêque et le vit qui s'était remis à donner des bénédictions.Qu'est-ce que cela peut être?se demanda Julien, sans doute c'est une préparation ecclésiastique nécessaire à la cérémonie qui va avoir lieu.Comme il arrivait dans la cellule où se tenaient les valets de chambre, il vit la mitre entre leurs mains.Ces messieurs, cédant malgré eux au regard impérieux de Julien, lui remirent la mitre de Monseigneur.

Il se sentit fier de la porter: en traversant la salle, il marchait lentement; il la tenait avec respect.Il trouva l'évêque assis devant la glace; mais, de temps à autre, sa main droite, quoique fatiguée, donnait encore la bénédiction.Julien l'aida à placer sa mitre.L'évoque secoua la tête.

—Ah!elle tiendra, dit-il à Julien d'un air content.Voulez-vous vous éloigner un peu?

Alors l'évêque alla fort vite au milieu de la pièce, puis se rapprochant du miroir à pas lents, il reprit l'air fâché, et donnait gravement des bénédictions.

Julien était immobile d'étonnement; il était tenté de comprendre, mais n'osait pas.L'évêque s'arrêta, et le regardant avec un air qui perdait rapidement de sa gravité:

—Que dites-vous de ma mitre, Monsieur, va-t-elle bien?

—Fort bien, Monseigneur.

—Elle n'est pas trop en arrière?cela aurait l'air un peu niais; mais il ne faut pas non plus la porter baissée sur les yeux comme un shako d'officier.

—Elle me semble aller fort bien.

—Le roi de *** est accoutumé à un clergé vénérable et sans doute fort grave.Je ne voudrais pas, à cause de mon âge surtout, avoir l'air trop léger.

Et l'évêque se mit de nouveau à marcher en donnant des bénédictions.

C'est clair, dit Julien, osant enfin comprendre, il s'exerce à donner la bénédiction.

Après quelques instants:

—Je suis prêt, dit l'évoque.Allez, monsieur, avertir M.le doyen et messieurs du chapitre.

Bientôt M.Chélan suivi des deux curés les plus âgés, entra par une fort grande porte magnifiquement sculptée, et que Julien n'avait pas aperçue.Mais cette fois, il resta à son rang le dernier de tous, et ne put voir l'évêque que par-dessus les épaules des ecclésiastiques qui se pressaient en foule à cette porte.

L'évêque traversait lentement la salle; lorsqu'il fut arrivé sur le seuil, les curés se formèrent en procession.Après un petit moment de désordre, la procession commença à marcher en entonnant un psaume.L'évêque s'avançait le dernier entre M.Chélan et un autre curé fort vieux.Julien se glissa tout à fait près de Monseigneur, comme attaché à l'abbé Chélan.On suivit les longs corridors de l'abbaye de Bray-le-Haut; malgré le soleil éclatant, ils étaient sombres et humides.On arriva enfin au portique du cloître.Julien était stupéfait d'admiration pour une si belle cérémonie.L'ambition réveillée par le jeune âge de l'évêque, la sensibilité et la politesse exquise de ce prélat se disputaient son cœur.Cette politesse était bien autre chose que celle de M.de Rênal, même dans ses bons jours.Plus on s'élève vers le premier rang de la société, se dit Julien, plus on trouve de ces manières charmantes.

On entrait dans l'église par une porte latérale; tout à coup un bruit épouvantable fit retentir ses voûtes antiques Julien crut qu'elles s'écroulaient.C'était encore la petite pièce de canon; traînée par huit chevaux au galop, elle venait d'arriver; et à peine arrivée, mise en batterie par les canonniers de Leipzig, elle tirait cinq coups par minute, comme si les Prussiens eussent été devant elle.

Mais ce bruit admirable ne fit plus d'effet sur Julien, il ne songeait plus à Napoléon et à la gloire militaire.Si jeune, pensait-il, être évêque d'Agde!mais où est Agde?et combien cela rapporte-t-il?deux ou trois cent mille francs peut-être.

Les laquais de Monseigneur parurent avec un dais magnifique; M.Chélan prit l'un des bâtons, mais dans le fait ce fut Julien qui le porta.L'évêque se plaça dessous.Réellement il était parvenu à se donner l'air vieux; l'admiration de notre héros n'eut plus de bornes.Que ne fait-on pas avec de l'adresse!pensa-t-il.

Le roi entra.Julien eut le bonheur de le voir de très près.L'évêque le harangua avec onction, et sans oublier une petite nuance de trouble fort poli pour Sa Majesté.Nous ne répéterons point la description des cérémonies de Bray-le-Haut; pendant quinze jours, elles ont rempli les colonnes de tous les journaux du département.Julien apprit par le discours de l'évêque, que le roi descendait de Charles le Téméraire.

Plus tard il entra dans les fonctions de Julien de vérifier les comptes de ce qu'avait coûté cette cérémonie.M.de La Mole, qui avait fait avoir un évêché à son neveu, avait voulu lui faire la galanterie de se charger de tous les frais.La seule cérémonie de Bray-le-Haut coûta trois mille huit cents francs.

Après le discours de l'évêque et la réponse du roi, Sa Majesté se plaça sous le dais, ensuite elle s'agenouilla fort dévotement sur un coussin près de l'autel. Le chœur était environné de stalles, et les stalles élevées de deux marches sur le pavé. C'était sur la dernière de ces marches que Julien était assis aux pieds de M. Chélan, à peu près comme un caudataire près de son cardinal, à la chapelle Sixtine, à Rome. Il y eut un Te Deum, des flots d'encens des décharges infinies de mousqueterie et d'artillerie; les paysans étaient ivres de bonheur et de piété.Une telle journée défait l'ouvrage de cent numéros des journaux jacobins.

Julien était à six pas du roi, qui réellement priait avec abandon.Il remarqua, pour la première fois, un petit homme au regard spirituel et qui portait un habit presque sans broderies.Mais il avait un cordon bleu de ciel par-dessus cet habit fort simple.Il était plus près du roi que beaucoup d'autres seigneurs, dont les habits étaient tellement brodés d'or, que, suivant l'expression de Julien, on ne voyait pas le drap.Il apprit quelques moments après, que c'était M.de La Mole.Il lui trouva l'air hautain et même insolent.

Ce marquis ne serait pas poli comme mon joli évêque, pensa-t-il.Ah!l'état ecclésiastique rend doux et sage.Mais le roi est venu pour vénérer la relique, et je ne vois point de relique.Où sera saint Clément?

Un petit clerc, son voisin, lui apprit que la vénérable relique était dans le haut de l'édifice, dans une chapelle ardente.

Qu'est-ce qu'une chapelle ardente?se dit Julien.

Mais il ne voulut pas demander l'explication de ce mot.Son attention redoubla.

En cas de visite d'un prince souverain l'étiquette veut que les chanoines n'accompagnent pas l'évêque.Mais en se mettant en marche pour la chapelle ardente, monseigneur d'Agde appela l'abbé Chélan; Julien osa le suivre.

Après avoir monté un long escalier, on parvint à une porte extrêmement petite, mais dont le chambranle gothique était doré avec magnificence.Cet ouvrage avait l'air fait de la veille.

Devant la porte, étaient réunies à genoux vingt-quatre jeunes filles, appartenant aux familles les plus distinguées de Verrières.Avant d'ouvrir la porte, l'évêque se mit à genoux au milieu de ces jeunes filles toutes jolies.Pendant qu'il priait à haute voix, elles semblaient ne pouvoir assez admirer ses belles dentelles, sa bonne grâce, sa figure si jeune et si douce.Ce spectacle fit perdre à notre héros ce qui lui restait de raison.En cet instant, il se fût battu pour l'Inquisition, et de bonne foi.La porte s'ouvrit tout à coup.La petite chapelle parut comme embrasée de lumière.On apercevait sur l'autel plus de mille cierges divisés en huit rangs, séparés entre eux par des bouquets de fleurs.L'odeur suave de l'encens le plus pur sortait en tourbillon de la porte du sanctuaire.La chapelle dorée à neuf était fort petite, mais très élevée.Julien remarqua qu'il y avait sur l'autel des cierges qui avaient plus de quinze pieds de haut.Les jeunes filles ne purent retenir un cri d'admiration.On n'avait admis dans le petit vestibule de la chapelle que les vingt-quatre jeunes filles, les deux curés et Julien.

Bientôt le roi arriva, suivi du seul M.de La Mole et de son grand chambellan.Les gardes eux-mêmes restèrent en dehors, à genoux, et présentant les armes.

Sa Majesté se précipita plutôt qu'elle ne se jeta sur le prie-Dieu.Ce fut alors seulement que Julien, collé contre la porte dorée, aperçut, par-dessous le bras nu d'une jeune fille, la charmante statue de saint Clément.Il était caché sous l'autel, en costume de jeune soldat romain.Il avait au cou une large blessure d'où le sang semblait couler.L'artiste s'était surpassé ses yeux mourants, mais pleins de grâce, étaient à demi fermés.Une moustache naissante ornait cette bouche charmante, qui à demi fermée avait encore l'air de prier.A cette vue, la jeune fille voisine de Julien pleura à chaudes larmes; une de ses larmes tomba sur la main de Julien.

Après un instant de prières dans le plus profond silence, troublé seulement par le son lointain des cloches de tous les villages à dix lieues à la ronde, l'évêque d'Agde demanda au roi la permission de parler.Il finit un petit discours fort touchant par des paroles simples, mais dont l'effet n'en était que mieux assuré.

—N'oubliez jamais, jeunes chrétiennes, que vous avez vu l'un des plus grands rois de la terre à genoux devant les serviteurs de ce Dieu tout-puissant et terrible.Ces serviteurs faibles, persécutés assassinés sur la terre comme vous le voyez par la blessure encore sanglante de saint Clément, ils triomphent au ciel.N'est-ce pas, jeunes chrétiennes, vous vous souviendrez à jamais de ce jour?vous détesterez l'impie.A jamais vous serez fidèles à ce Dieu si grand, si terrible, mais si bon.

A ces mots l'évêque se leva avec autorité.

—Vous me le promettez, dit-il, en avançant le bras, d'un air inspiré.

—Nous le promettons, dirent les jeunes filles, en fondant en larmes.

—Je reçois votre promesse, au nom du Dieu terrible ajouta l'évoque, d'une voix tonnante.

Et la cérémonie fut terminée.

Le roi lui-même pleurait.Ce ne fut que longtemps après que Julien eut assez de sang-froid pour demander où étaient les os du saint envoyés de Rome à Philippe le Bon, duc de Bourgogne.On lui apprit qu'ils étaient cachés dans la charmante figure de cire.

Sa Majesté daigna permettre aux demoiselles qui l'avaient accompagnée dans la chapelle de porter un ruban rouge sur lequel étaient brodés ces mots: HAINE A L'IMPIE, ADORATION PERPETUELLE

M.de La Mole fit distribuer aux paysans dix mille bouteilles de vin.Le soir, à Verrières, les libéraux trouvèrent une raison pour illuminer cent fois mieux que les royalistes.Avant de partir, le roi fit une visite à M.de Moirod.

CHAPITRE XIX

PENSER FAIT SOUFFRIR

Le grotesque des événements de tous les jours vous cache le vrai malheur des passions.
BARNAVE.

En replaçant les meubles ordinaires dans la chambre qu'avait occupée M.de La Mole, Julien trouva une feuille de papier très fort, pliée en quatre.Il lut au bas de la première page:

A.S.E.M.le marquis de La Mole, pair de France, chevalier des ordres du roi, etc., etc.

C'était une pétition en grosse écriture de cuisinière.

«Monsieur le marquis,

»J'ai eu toute ma vie des principes religieux.J'étais dans Lyon, exposé aux bombes, lors du siège, en 93, d'exécrable mémoire.Je communie, je vais tous les dimanches à la messe en l'église paroissiale.Je n'ai jamais manqué au devoir pascal, même en 93, d'exécrable mémoire.Ma cuisinière, avant la Révolution j'avais des gens, ma cuisinière fait maigre le vendredi.Je jouis dans Verrières d'une considération générale, et j'ose dire méritée.Je marche sous le dais dans les processions à côté de M.le curé et de M.le maire.Je porte, dans les grandes occasions, un gros cierge acheté à mes frais.De tout quoi les certificats sont à Paris au ministère des Finances.Je demande à Monsieur le marquis le bureau de loterie de Verrières, qui ne peut manquer d'être bientôt vacant d'une manière ou d'une autre, le titulaire étant fort malade, et d'ailleurs votant mal aux élections; etc.

»DE CHOLIN»

En marge de cette pétition était une apostille signée De Moirod, et qui commençait par cette ligne:

«J'ai eu l'honneur de parler yert du bon sujet qui fait cette demande», etc.

Ainsi, même cet imbécile de Cholin me montre le chemin qu'il faut suivre, se dit Julien.

Huit jours après le passage du roi de *** à Verrières ce qui surnageait des innombrables mensonges, sottes interprétations, discussions ridicules, etc., etc., dont avaient été l'objet, successivement, le roi, l'évêque d'Agde, le marquis de La Mole, les dix mille bouteilles de vin, le pauvre tombé de Moirod, qui dans l'espoir d'une croix, ne sortit de chez lui qu'un mois après sa chute, ce fut l'indécence extrême d'avoir bombardé dans la garde d'honneur Julien Sorel, fils d'un charpentier.Il fallait entendre, à ce sujet, les riches fabricants de toiles peintes, qui, soir et matin, s'enrouaient au café, à prêcher l'égalité.Cette femme hautaine, Mme de Rênal, était l'auteur de cette abomination. La raison? les beaux yeux et les joues si fraîches du petit abbé Sorel la disaient de reste.

Peu après le retour à Vergy, Stanislas-Xavier, le plus jeune des enfants, prit la fièvre; tout à coup Mme de Rênal tomba dans des remords affreux. Pour la première fois, elle se reprocha son amour d'une façon suivie, elle sembla comprendre, comme par miracle, dans quelle faute énorme elle s'était laissé entraîner. Quoique d'un caractère profondément religieux, jusqu'à ce moment elle n'avait pas songé à la grandeur de son crime aux yeux de Dieu.

Jadis, au couvent du Sacré-Cœur elle avait aimé Dieu avec passion; elle le craignit de même en cette circonstance.Les combats qui déchiraient son âme étaient d'autant plus affreux qu'il n'y avait rien de raisonnable dans sa peur.Julien éprouva que le moindre raisonnement l'irritait, loin de la calmer, elle y voyait le langage de l'enfer.Cependant, comme Julien aimait beaucoup lui-même le petit Stanislas, il était mieux venu à lui parler de sa maladie: elle prit bientôt un caractère grave.Alors le remords continu ôta à Mme de Rênal jusqu'à la faculté de dormir; elle ne sortait point d'un silence farouche: si elle eût ouvert la bouche, c'eût été pour avouer son crime à Dieu et aux hommes.

—Je vous en conjure, lui disait Julien dès qu'ils se trouvaient seuls, ne parlez à personne que je sois le seul confident de vos peines.Si vous m'aimez encore, ne parlez pas: vos paroles ne peuvent ôter la fièvre à notre Stanislas.

Mais ses consolations ne produisaient aucun effet; il ne savait pas que Mme de Rênal s'était mis dans la tête que pour apaiser la colère du Dieu jaloux, il fallait haïr Julien ou voir mourir son fils. C'était parce qu'elle sentait qu'elle ne pouvait haïr son amant qu'elle était si malheureuse.

—Fuyez-moi dit-elle un jour à Julien au nom de Dieu, quittez cette maison: c'est votre présence ici qui tue mon fils.

Dieu me punit, ajouta-t-elle à voix basse, il est juste j'adore son équité, mon crime est affreux et je vivais sans remords!C'était le premier signe de l'abandon de Dieu: je dois être punie doublement.

Julien fut profondément touché.Il ne pouvait voir là ni hypocrisie ni exagération.Elle croit tuer son fils en m'aimant, et cependant la malheureuse m'aime plus que son fils.Voilà, je n'en puis douter, le remords qui la tue; voilà de la grandeur dans les sentiments.Mais comment ai-je pu inspirer un tel amour, moi, si pauvre, si mal élevé, si ignorant, quelquefois si grossier dans mes façons?

Une nuit, l'enfant fut au plus mal.Vers les deux heures du matin, M.de Rênal vint le voir.L'enfant, dévoré par la fièvre, était fort rouge et ne put reconnaître son père.Tout à coup Mme de Rênal se jeta aux pieds de son mari: Julien vit qu'elle allait tout dire et se perdre à jamais.

Par bonheur, ce mouvement singulier importuna M.de Rênal.

—Adieu!adieu!dit-il en s'en allant.

—Non, écoute-moi, s'écria sa femme à genoux devant lui, et cherchant à le retenir.Apprends toute la vérité.C'est moi qui tue mon fils.Je lui ai donné la vie, et je la lui reprends.Le ciel me punit; aux yeux de Dieu, je suis coupable de meurtre.Il faut que je me perde et m'humilie moi-même: peut-être ce sacrifice apaisera le Seigneur.

Si M.de Rênal eût été un homme d'imagination, il savait tout.

—Idées romanesques, s'écria-t-il en éloignant sa femme qui cherchait à embrasser ses genoux.Idées romanesques que tout cela!Julien, faites appeler le médecin à la pointe du jour.

Et il retourna se coucher.Mme de Rênal tomba à genoux, à demi évanouie, en repoussant avec un mouvement convulsif Julien qui voulait la secourir.

Julien resta étonné.

Voilà donc l'adultère!se dit-il.Serait-il possible que ces prêtres si fourbes...eussent raison?Eux qui commettent tant de péchés, auraient le privilège de connaître la vraie théorie du péché?Quelle bizarrerie!...

Depuis vingt minutes que M.de Rênal s'était retiré Julien voyait la femme qu'il aimait, la tête appuyée sur le petit lit de l'enfant, immobile et presque sans connaissance.Voilà une femme d'un génie supérieur, réduite au comble du malheur parce qu'elle m'a connu, se dit-il.

Les heures avancent rapidement.Que puis-je pour elle?Il faut se décider.Il ne s'agit plus de moi ici.Que m'importent les hommes et leurs plates simagrées?Que puis-je pour elle?...la quitter?Mais je la laisse seule en proie à la plus affreuse douleur.Cet automate de mari lui nuit plus qu'il ne lui sert.Il lui dira quelque mot dur, à force d'être grossier; elle peut devenir folle, se jeter par la fenêtre.

Si je la laisse, si je cesse de veiller sur elle, elle lui avouera tout.Et que sait-on, peut-être, malgré l'héritage qu'elle doit lui apporter, il fera un esclandre.Elle peut tout dire, grand dieu!à ce c...'d'abbé Maslon, qui prend prétexte de la maladie d'un enfant de six ans, pour ne plus bouger de cette maison et non sans dessein.Dans sa douleur et sa crainte de Dieu, elle oublie tout ce qu'elle sait de l'homme; elle ne voit que le prêtre.

—Va-t'en, lui dit tout à coup Mme de Rênal, en ouvrant les yeux.

—Je donnerais mille fois ma vie, pour savoir ce qui peut t'être le plus utile, répondit Julien: jamais je ne t'ai tant aimée, mon cher ange, ou plutôt, de cet instant seulement, je commence à t'adorer comme tu mérites de l'être.Que deviendrai-je loin de toi, et avec la conscience que tu es malheureuse par moi!Mais qu'il ne soit pas question de mes souffrances.Je partirai oui, mon amour.Mais, si je te quitte, si je cesse de veiller sur toi, de me trouver sans cesse entre toi et ton mari, tu lui dis tout, tu te perds.Songe que c'est avec ignominie qu'il te chassera de sa maison; tout Verrières, tout Besançon parleront de ce scandale.On te donnera tous les torts; jamais tu ne te relèveras de cette honte...

—C'est ce que je demande, s'écria-t-elle, en se levant debout.Je souffrirai, tant mieux.

—Mais, par ce scandale abominable, tu feras aussi son malheur à lui!

—Mais je m'humilie moi-même, je me jette dans la fange; et, par là peut-être, je sauve mon fils.Cette humiliation, aux yeux de tous, c'est peut-être une pénitence publique?Autant que ma faiblesse peut en juger, n'est-ce pas le plus grand sacrifice que je puisse faire à Dieu?...Peut-être daignera-t-il prendre mon humiliation et me laisser mon fils.Indique-moi un autre sacrifice plus pénible, et j'y cours.

—Laisse-moi me punir.Moi aussi, je suis coupable.Veux-tu que je me retire à la Trappe?L'austérité de cette vie peut apaiser ton Dieu...Ah!ciel!que ne puis-je prendre pour moi la maladie de Stanislas...

—Ah!tu l'aimes, toi, dit Mme de Rênal, en se relevant et se jetant dans ses bras.

Au même instant, elle le repoussa avec horreur.

—Je te crois!je te crois!continua-t-elle, après s'être remise à genoux; ô mon unique ami!ô pourquoi n'es-tu pas le père de Stanislas?Alors ce ne serait pas un horrible péché de t'aimer mieux que ton fils.

—Veux-tu me permettre de rester, et que désormais je ne t'aime que comme un frère?C'est la seule expiation raisonnable; elle peut apaiser la colère du Très-Haut.

—Et moi, s'écria-t-elle, en se levant et prenant la tête de Julien entre ses deux mains, et la tenant devant ses yeux à distance, et moi, t'aimerai-je comme un frère?Est-il en mon pouvoir de t'aimer comme un frère?

Julien fondait en larmes.

—Je t'obéirai, dit-il, en tombant à ses pieds, je t'obéirai quoi que tu m'ordonnes c'est tout ce qui me reste à faire.Mon esprit est frappé d'aveuglement; je ne vois aucun parti à prendre.Si je te quitte, tu dis tout à ton mari, tu te perds et lui avec.Jamais, après ce ridicule, il ne sera nommé député.Si je reste, tu me crois la cause de la mort de ton fils, et tu meurs de douleur.Veux-tu essayer de l'effet de mon départ?Si tu veux, je vais me punir de notre faute, en te quittant pour huit jours.J'irai les passer dans la retraite où tu voudras.A l'abbaye de Bray-le-Haut, par exemple: mais jure-moi pendant mon absence de ne rien avouer à ton mari.Songe que je ne pourrai plus revenir si tu parles.

Elle promit, il partit, mais fut rappelé au bout de deux jours.

—Il m'est impossible sans toi de tenir mon serment.Je parlerai à mon mari, si tu n'es pas là constamment pour m'ordonner par tes regards de me taire.Chaque heure de cette vie abominable me semble durer une journée.

Enfin le ciel eut pitié de cette mère malheureuse.Peu à peu Stanislas ne fut plus en danger.Mais la glace était brisée, sa raison avait connu l'étendue de son péché: elle ne put plus reprendre l'équilibre.Les remords restèrent et ils furent ce qu'ils devaient être dans un cœur si sincère.Sa vie fut le ciel et l'enfer: l'enfer quand elle ne voyait pas Julien, le ciel quand elle était à ses pieds.

—Je ne me fais plus aucune illusion, lui disait-elle, même dans les moments où elle osait se livrer à tout son amour: je suis damnée, irrésistiblement damnée.Tu es jeune, tu as cédé à mes séductions, le ciel peut te pardonner mais moi je suis damnée.Je le connais à un signe certain.J'ai peur: qui n'aurait pas peur devant la vue de l'enfer?Mais au fond, je ne me repens point.Je commettrais de nouveau ma faute si elle était à commettre.Que le ciel seulement ne me punisse pas dès ce monde, et dans mes enfants, et j'aurai plus que je ne mérite.Mais toi, du moins, mon Julien, s'écriait-elle dans d'autres moments, es-tu heureux?Trouves-tu que je t'aime assez?

La méfiance et l'orgueil souffrant de Julien qui avait surtout besoin d'un amour à sacrifices, ne tinrent pas devant la vue d'un sacrifice si grand, si indubitable et fait à chaque instant.Il adorait Mme de Rênal. Elle a beau être noble, et moi le fils d'un ouvrier, elle m'aime... Je ne suis pas auprès d'elle un valet de chambre chargé des fonctions d'amant. Cette crainte éloignée, Julien tomba dans toutes les folies de l'amour, dans ses incertitudes mortelles.

—Au moins, s'écriait-elle en voyant ses doutes sur son amour, que je te rende bien heureux pendant le peu de jours que nous avons à passer ensemble!Hâtons-nous; demain peut-être, je ne serai plus à toi.Si le ciel me frappe dans mes enfants, c'est en vain que je chercherai à ne vivre que pour t'aimer, à ne pas voir que c'est mon crime qui les tue.Je ne pourrai survivre à ce coup.Quand je le voudrais, je ne pourrais; je deviendrais folle.

—Ah!si je pouvais prendre sur moi ton péché, comme tu m'offrais si généreusement de prendre la fièvre ardente de Stanislas!

Cette grande crise morale changea la nature du sentiment qui unissait Julien à sa maîtresse.Son amour ne fut plus seulement de l'admiration pour la beauté, l'orgueil de la posséder.

Leur bonheur était désormais d'une nature bien supérieure, la flamme qui les dévorait fut plus intense.Ils avaient des transports pleins de folie.Leur bonheur eût paru plus grand aux yeux du monde.Mais ils ne retrouvèrent plus la sérénité délicieuse, la félicité sans nuages le bonheur facile des premières époques de leurs amours, quand la seule crainte de Mme de Rênal était de n'être pas assez aimée de Julien. Leur bonheur avait quelquefois la physionomie du crime.

Dans les moments les plus heureux et en apparence les plus tranquilles:

—Ah!grand Dieu!je vois l'enfer, s'écriait tout à coup Mme de Rênal, en serrant la main de Julien d'un mouvement convulsif. Quels supplices horribles! je les ai bien mérités.

Elle le serrait, s'attachant à lui comme le lierre à la muraille.

Julien essayait en vain de calmer cette âme agitée.Elle lui prenait la main, qu'elle couvrait de baisers.Puis, retombée dans une rêverie sombre:

—L'enfer, disait-elle, l'enfer serait une grâce pour moi; j'aurais encore sur la terre quelques jours à passer avec lui, mais l'enfer dès ce monde, la mort de mes enfants...Cependant à ce prix, peut-être mon crime me serait pardonné...Ah!grand Dieu!ne m'accordez point ma grâce à ce prix.Ces pauvres enfants ne vous ont point offensé; moi, moi.Je suis la seule coupable!J'aime un homme qui n'est point mon mari.

Julien voyait ensuite Mme de Rênal arriver à des moments tranquilles en apparence. Elle cherchait à prendre sur elle, elle voulait ne pas empoisonner la vie de ce qu'elle aimait.

Au milieu de ces alternatives d'amour, de remords et de plaisir les journées passaient pour eux avec la rapidité de l'éclair.Julien perdit l'habitude de réfléchir.

Mlle Élisa alla suivre un petit procès qu'elle avait à Verrières. Elle trouva M. Valenod fort piqué contre Julien. Elle haïssait le précepteur, et lui en parlait souvent.

—Vous me perdriez, monsieur, si je disais la vérité!...disait-elle un jour à M.Valenod.Les maîtres sont tous d'accord entre eux pour les choses importantes...On ne pardonne jamais certains aveux aux pauvres domestiques...

Après ces phrases d'usage, que l'impatiente curiosité de M.Valenod trouva l'art d'abréger, il apprit les choses les plus mortifiantes pour son amour-propre.

Cette femme la plus distinguée du pays, que pendant six ans il avait environnée de tant de soins, et malheureusement au vu et au su de tout le monde; cette femme si fière, dont les dédains l'avaient tant de fois fait rougir, elle venait de prendre pour amant un petit ouvrier déguisé en précepteur.Et afin que rien ne manquât au dépit de M.le directeur du dépôt, Mme de Rênal adorait cet amant.

—Et ajoutait la femme de chambre avec un soupir, M.Julien ne s'est point donné de peine pour faire cette conquête, il n'est point sorti pour madame de sa froideur habituelle.

Élisa n'avait eu des certitudes qu'à la campagne, mais elle croyait que cette intrigue datait de bien plus loin.

—C'est sans doute pour cela, ajouta-t-elle avec dépit, que dans le temps il a refusé de m'épouser.Et moi imbécile, qui allais consulter Mme de Rênal! qui là priais de parler au précepteur!

Dès le même soir, M.de Rênal reçut de la ville, avec son journal, une longue lettre anonyme qui lui apprenait dans le plus grand détail ce qui se passait chez lui.Julien le vit pâlir en lisant cette lettre écrite sur du papier bleuâtre, et jeter sur lui des regards méchants.De toute la soirée, le maire ne se remit point de son trouble; ce fut en vain que Julien lui fit la cour en lui demandant des explications sur la généalogie des meilleures familles de la Bourgogne.

CHAPITRE XX

LES LETTRES ANONYMES

Do not give dalliance Too much the rein; the strongest oaths are straw To the fire i' the blood.
TEMPEST.

Comme on quittait le salon sur le minuit, Julien eut le temps de dire à son amie:

—Ne nous voyons pas ce soir, votre mari a des soupçons; je jurerais que cette grande lettre qu'il lisait en soupirant est une lettre anonyme.

Par bonheur Julien se fermait à clef dans sa chambre.Mme de Rênal eut la folle idée que cet avertissement n'était qu'un prétexte pour ne pas la voir. Elle perdit la tête absolument, et à l'heure ordinaire vint à sa porte. Julien qui entendit du bruit dans le corridor souffla sa lampe à l'instant. On faisait des efforts pour ouvrir sa porte était-ce Mme de Rênal était-ce un mari jaloux?

Le lendemain de fort bonne heure, la cuisinière qui protégeait Julien lui apporta un livre sur la couverture duquel il lut ces mots écrits en italien: Guardate alla pagina 130

Julien frémit de l'imprudence, chercha la page cent trente et y trouva attachée, avec une épingle, la lettre suivante écrite à la hâte, baignée de larmes et sans la moindre orthographe.Ordinairement Mme de Rênal la mettait fort bien il fut touché de ce détail et oublia un peu l'imprudence effroyable.

Tu n'as pas voulu me recevoir cette nuit?Il est des moments où je crois n'avoir jamais lu jusqu'au fond de ton âme.Tes regards m'effrayent.J'ai peur de toi.Grand Dieu!ne m'aurais-tu jamais aimée?En ce cas, que mon mari découvre nos amours, et qu'il m'enferme dans une éternelle prison, à la campagne, loin de mes enfants.Peut-être Dieu le veut ainsi.Je mourrai bientôt.Mais tu seras un monstre.

Ne m'aimes-tu pas, es-tu las de mes folies, de mes remords, impie?Veux-tu me perdre?je t'en donne un moyen facile.Va, montre cette lettre dans tout Verrières ou plutôt montre-la au seul M.Valenod.Dis-lui que je t'aime; mais non, ne prononce pas un tel blasphème; dis-lui que je t'adore, que la vie n'a commencé pour moi que le jour où je t'ai vu; que dans les moments les plus fous de ma jeunesse, je n'avais jamais même rêvé le bonheur que je te dois; que je t'ai sacrifié ma vie, que je te sacrifie mon âme.Tu sais que je te sacrifie bien plus.

Mais se connaît-il en sacrifices, cet homme?Dis-lui, dis-lui pour l'irriter, que je brave tous les méchants, et qu'il n'est plus au monde qu'un malheur pour moi, celui de voir changer le seul homme qui me retienne à la vie.Quel bonheur pour moi de la perdre, de l'offrir en sacrifice, et de ne plus craindre pour mes enfants!

N'en doute pas cher ami, s'il y a une lettre anonyme, elle vient de cet être odieux qui, pendant six ans, m'a poursuivie de sa grosse voix, du récit de ses sauts à cheval, de sa fatuité, et de l'énumération éternelle de tous ses avantages.

Y a-t-il une lettre anonyme?méchant, voilà ce que je voulais discuter avec toi; mais non, tu as bien fait.Te serrant dans mes bras, peut-être pour la dernière fois jamais je n'aurais pu discuter froidement, comme je fais étant seule.De ce moment, notre bonheur ne sera plus aussi facile.Sera-ce une contrariété pour vous?Oui les jours où vous n'aurez pas reçu de M.Fouqué quelque livre amusant.Le sacrifice est fait; demain, qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas de lettre anonyme, moi aussi je dirai à mon mari que j'ai reçu une lettre anonyme et qu'il faut à l'instant te faire un pont d'or, trouver quelque prétexte honnête, et sans délai te renvoyer à tes parents.

Hélas, cher ami, nous allons être séparés quinze jours, un mois peut-être!Va, je te rends justice, tu souffriras autant que moi.Mais enfin voilà le seul moyen de parer l'effet de cette lettre anonyme; ce n'est pas la première que mon mari ait reçue, et sur mon compte encore.Hélas!combien j'en riais!

Tout le but de ma conduite, c'est de faire penser à mon mari que la lettre vient de M.Valenod; je ne doute pas qu'il n'en soit l'auteur.Si tu quittes la maison, ne manque pas d'aller t'établir à Verrières.Je ferai en sorte que mon mari ait l'idée d'y passer quinze jours, pour prouver aux sots qu'il n'y a pas de froid entre lui et moi.Une fois à Verrières, lie-toi d'amitié avec tout le monde, même avec les libéraux.Je sais que toutes ces dames te rechercheront.

Ne va pas te fâcher avec M.Valenod, ni lui couper les oreilles, comme tu disais un jour; fais-lui au contraire toutes tes bonnes grâces.L'essentiel est que l'on croie à Verrières que tu vas entrer chez le Valenod, ou chez tout autre, pour l'éducation des enfants.

Voilà ce que mon mari ne souffrira jamais.Dût-il s'y résoudre, eh bien!au moins tu habiteras Verrières, et je te verrai quelquefois.Mes enfants qui t'aiment tant iront te voir.Grand Dieu!je sens que j'aime mieux mes enfants, parce qu'ils t'aiment.Quel remords!comment tout ceci finira-t-il?...Je m'égare...Enfin tu comprends ta conduite; sois doux, poli, point méprisant avec ces grossiers personnages, je te le demande à genoux: ils vont être les arbitres de notre sort.Ne doute pas un instant que mon mari ne se conforme à ton égard à ce que lui prescrira l'opinion publique.

C'est toi qui vas me fournir la lettre anonyme arme-toi de patience et d'une paire de ciseaux.Coupé dans un livre les mots que tu vas voir; colle-les ensuite, avec de la colle à bouche sur la feuille de papier bleuâtre que je t'envoie; elle me vient de M.Valenod.Attends-toi à une perquisition chez toi; brûle les pages du livre que tu auras mutilé.Si tu ne trouves pas les mots tout faits, aie la patience de les former lettre par lettre.Pour épargner ta peine, j'ai fait la lettre anonyme trop courte.Hélas!si tu ne m'aimes plus, comme je le crains, que la mienne doit te sembler longue!

LETTRE ANONYME

«MADAME,

»Toutes vos petites menées sont connues, mais les personnes qui ont intérêt à les réprimer sont averties. Par un reste d'amitié pour vous, je vous engage à vous détacher totalement du petit paysan. Si vous êtes assez sage pour cela, votre mari croira que l'avis qu'il a reçu le trompe, et on lui laissera son erreur. Songez que j'ai votre secret tremblez, malheureuse; il faut à cette heure marcher droit devant moi. »

»Dès que tu auras fini de coller les mots qui composent cette lettre (y as-tu reconnu les façons de parler du directeur?)sors dans la maison, je te rencontrerai.

»J'irai dans le village, et reviendrai avec un visage troublé; je le serai en effet beaucoup.Grand Dieu!qu'est-ce que je hasarde, et tout cela parce que tu as cru deviner une lettre anonyme.Enfin, avec un visage renversé, je donnerai à mon mari cette lettre qu'un inconnu m'aura remise.Toi, va te promener sur le chemin des grands bois avec les enfants, et ne reviens qu'à l'heure du dîner.

»Du haut des rochers, tu peux voir la tour du Colombier.Si nos affaires vont bien, j'y placerai un mouchoir blanc; dans le cas contraire, il n'y aura rien.

»Ton cœur, ingrat, ne te fera-t-il pas trouver le moyen de me dire que tu m'aimes, avant de partir pour cette promenade?Quoi qu'il puisse arriver, sois sûr d'une chose: je ne survivrais pas d'un jour à notre séparation définitive.Ah, mauvaise mère!Ce sont deux mots vains que je viens d'écrire là, cher Julien.Je ne les sens pas; je ne puis songer qu'à toi en ce moment, je ne les ai écrits que pour ne pas être blâmée de toi.Maintenant que je me vois au moment de te perdre, à quoi bon dissimuler?Oui!que mon âme te semble atroce, mais que je ne mente pas devant l'homme que j'adore!Je n'ai déjà que trop trompé en ma vie.Va, je te pardonne si tu ne m'aimes plus.Je n'ai pas le temps de relire ma lettre.C'est peu de chose à mes yeux que de payer de la vie les jours heureux que je viens de passer dans tes bras.Tu sais qu'ils me coûteront davantage.»

CHAPITRE XXI

DIALOGUE AVEC UN MAÎTRE

Alas, our frailty is the cause, not we, For such as we are made of, such we be.
TWELFTH NIGHT.

Ce fut avec un plaisir d'enfant que pendant une heure Julien assembla des mots.Comme il sortait de sa chambre, il rencontra ses élèves et leur mère; elle prit la lettre avec une simplicité et un courage dont le calme l'effraya.

—La colle à bouche est-elle assez séchée?lui dit-elle.

Est-ce là cette femme que le remords rendait si folle?pensa-t-il.Quels sont ses projets en ce moment?Il était trop fier pour le lui demander; mais, jamais peut-être, elle ne lui avait plu davantage.

—Si ceci tourne mal, ajouta-t-elle, avec le même sang-froid, on m'ôtera tout.Enterrez ce dépôt dans quelque endroit de la montagne; ce sera peut-être un jour ma seule ressource.

Elle lui remit un étui à verre, en maroquin rouge, rempli d'or et de quelques diamants.

—Partez maintenant, lui dit-elle.

Elle embrassa les enfants, et deux fois le plus jeune.Julien restait immobile.Elle le quitta d'un pas rapide et sans le regarder.

Depuis l'instant qu'il avait ouvert la lettre anonyme, l'existence de M.de Rênal avait été affreuse.Il n'avait pas été aussi agité depuis un duel qu'il avait failli avoir en 1816, et, pour lui rendre justice, alors la perspective de recevoir une balle l'avait rendu moins malheureux.Il examinait la lettre dans tous les sens: N'est-ce pas là une écriture de femme?se disait-il.En ce cas, quelle femme l'a écrite?Il passait en revue toutes celles qu'il connaissait à Verrières, sans pouvoir fixer ses soupçons.Un homme aurait-il dicté cette lettre?quel est cet homme?Ici pareille incertitude; il était jalousé et sans doute haï de la plupart de ceux qu'il connaissait.Il faut consulter ma femme, se dit-il par habitude, en se levant du fauteuil où il était abîmé.

A peine levé:

—Grand Dieu!dit-il, en se frappant la tête, c'est d'elle surtout qu'il faut que je me méfie; elle est mon ennemie en ce moment.Et de colère, les larmes lui vinrent aux yeux.

Par une juste compensation de la sécheresse de cœur qui fait toute la sagesse pratique de la province, les deux hommes que, dans ce moment, M.de Rênal redoutait le plus, étaient ses deux amis les plus intimes.

Après ceux-là, j'ai dix amis peut-être, et il les passa en revue, estimant à mesure le degré de consolation qu'il pourrait tirer de chacun.A tous!à tous, s'écria-t-il avec rage, mon affreuse aventure fera le plus extrême plaisir!Par bonheur, il se croyait fort envié, non sans raison.Outre sa superbe maison de la ville, que le roi de *** venait d'honorer à jamais en y couchant, il avait fort bien arrangé son château de Vergy.La façade était peinte en blanc, et les fenêtres garnies de beaux volets verts.Il fut un instant consolé par l'idée de cette magnificence.Le fait est que ce château était aperçu de trois ou quatre lieues de distance, au grand détriment de toutes les maisons de campagne ou soi-disant châteaux du voisinage, auxquels on avait laissé l'humble couleur grise donnée par le temps.

M.de Rênal pouvait compter sur les larmes et la pitié d'un de ses amis, le marguillier de la paroisse, mais c'était un imbécile qui pleurait de tout.Cet homme était cependant sa seule ressource.

Quel malheur est comparable au mien!s'écria-t-il avec rage; quel isolement!

Est-il possible se disait cet homme vraiment à plaindre, est-il possible que, dans mon infortune, je n'aie pas un ami à qui demander conseil, car ma raison s'égare, je le sens!Ah!Falcoz!Ah!Ducros!s'écria-t-il avec amertume.C'étaient les noms de deux amis d'enfance qu'il avait éloignés par ses hauteurs en 1814.Ils n'étaient pas nobles, et il avait voulu changer le ton d'égalité sur lequel ils vivaient depuis l'enfance.

L'un d'eux, Falcoz, homme d'esprit et de cœur, marchand de papier à Verrières, avait acheté une imprimerie dans le chef-lieu du département et entrepris un journal.La congrégation avait résolu de le ruiner: son journal avait été condamné, son brevet d'imprimeur lui avait été retiré.Dans ces tristes circonstances, il essaya d'écrire à M.de Rênal pour la première fois depuis dix ans.Le maire de Verrières crut devoir répondre en vieux Romain: Si le ministre du roi me faisait l'honneur de me consulter, je lui dirais: Ruinez sans pitié tous les imprimeurs de province et mettez l'imprimerie en monopole comme le tabac.Cette lettre à un ami intime, que tout Verrières admira dans le temps, M.de Rênal s'en rappelait les termes avec horreur.Qui m'eût dit qu'avec mon rang, ma fortune, mes croix, je le regretterais un jour?Ce fut dans ces transports de colère, tantôt contre lui-même, tantôt contre tout ce qui l'entourait, qu'il passa une nuit affreuse; mais, par bonheur, il n'eut pas l'idée d'épier sa femme.

Je suis accoutumé à Louise, se disait-il, elle sait toutes mes affaires; je serais libre de me marier demain que je ne trouverais pas à la remplacer.Alors il se complaisait dans l'idée que sa femme était innocente; cette façon de voir ne le mettait pas dans la nécessité de montrer du caractère, et l'arrangeait bien mieux; combien de femmes calomniées n'a-t-on pas vues!

Mais quoi!s'écriait-il tout à coup en marchant d'un pas convulsif; souffrirai-je comme si j'étais un homme de rien, un va-nu-pieds, quelle se moque de moi avec son amant?Faudra-t-il que tout Verrières fasse des gorges chaudes sur ma débonnaireté?Que n'a-t-on pas dit de Charmier (c'était un mari notoirement trompé du pays)?Quand on le nomme, le sourire n'est-il pas sur toutes les lèvres?Il est bon avocat, qui est-ce qui parle jamais de son talent pour la parole?Ah, Charmier, dit-on!le Charmier de Bernard, on le désigne ainsi le nom de l'homme qui fait son opprobre.

Grâce au ciel, disait M.de Rênal dans d'autres moments, je n'ai point de fille, et la façon dont je vais punir la mère ne nuira point à l'établissement de mes enfants; je puis surprendre ce petit paysan avec ma femme et les tuer tous les deux, dans ce cas le tragique de l'aventure en ôtera peut-être le ridicule.Cette idée lui sourit; il la suivit dans tous ses détails.Le code pénal est pour moi, et, quoiqu'il arrive, notre congrégation et mes amis du jury me sauveront.Il examina son couteau de chasse qui était fort tranchant; mais l'idée du sang lui fit peur.

Je puis rouer de coups ce précepteur insolent et le chasser; mais quel éclat dans Verrières et même dans tout le département!Après la condamnation du journal de Falcoz, quand son rédacteur en chef sortit de prison, je contribuai à lui faire perdre sa place de six cents francs.On dit que cet écrivailleur ose se remontrer dans Besançon, il peut me tympaniser avec adresse et de façon à ce qu'il soit impossible de l'amener devant les tribunaux.L'amener devant les tribunaux...L'insolent insinuera de mille façons qu'il a dit vrai.Un homme bien né, qui tient son rang comme moi, est haï de tous les plébéiens.Je me verrai dans ces affreux journaux de Paris, ô mon Dieu!quel abîme!voir l'antique nom de Rênal plongé dans la fange du ridicule...Si je voyage jamais, il faudra changer de nom quoi!quitter ce nom qui fait ma gloire et ma forcé.Quel comble de misère!

Si je ne tue pas ma femme, et que je la chasse avec ignominie, elle a sa tante à Besançon, qui lui donnera de la main à la main toute sa fortune.Ma femme ira vivre à Paris avec Julien, on le saura à Verrières, et je serai encore pris pour dupe.Cet homme malheureux s'aperçut alors à la pâleur de sa lampe que le jour commençait à paraître.Il alla chercher un peu d'air frais au jardin.En ce moment il était presque résolu à ne point faire d'éclat, par cette idée surtout qu'un éclat comblerait de joie ses bons amis de Verrières.

La promenade au jardin le calma un peu.Non, s'écria-t-il, je ne me priverai point de ma femme, elle m'est trop utile.Il se figura avec horreur ce que serait sa maison sans sa femme; il n'avait pour toute parente que la marquise de R...vieille, imbécile et méchante.

Une idée d'un grand sens lui apparut, mais l'exécution demandait une force de caractère bien supérieure au peu que le pauvre homme en avait.Si je garde ma femme, se dit-il, je me connais, un jour, dans un moment où elle m'impatientera, je lui reprocherai sa faute.Elle est fière, nous nous brouillerons, et tout cela arrivera avant qu'elle n'ait hérité de sa tante.Alors, comme on se moquera de moi!ma femme aime ses enfants, tout finira par leur revenir.Mais moi, je serai la fable de Verrières.Quoi, diront-ils, il n'a pas su même se venger de sa femme!Ne vaudrait-il pas mieux m'en tenir aux soupçons et ne rien vérifier?A ors je me lie les mains, je ne puis par la suite lui rien reprocher.

Un instant après M.de Rênal repris par la vanité blessée se rappelait laborieusement tous les moyens cités au billard du Casino ou Cercle noble de Verrières, quand quelque beau parleur interrompt la poule pour s'égayer aux dépens d'un mari trompé.Combien, en cet instant, ces plaisanteries lui paraissaient cruelles!

Dieu!que ma femme n'est-elle morte!alors je serais inattaquable au ridicule.Que ne suis-je veuf!j'irais passer six mois à Paris dans les meilleures sociétés.Après ce moment de bonheur donné par l'idée du veuvage son imagination en revint aux moyens de s'assurer de la vérité.Répandrait-il à minuit, après que tout le monde serait couché une légère couche de son devant la porte de la chambré de Julien?Le lendemain matin, au jour, il verrait l'impression des pas.

Mais ce moyen ne vaut rien, s'écria-t-il tout à coup avec rage, cette coquine d'Élisa s'en apercevrait, et l'on saurait bientôt dans la maison que je suis jaloux.

Dans un autre conte fait au Casino, un mari s'était assuré de sa mésaventure en attachant avec un peu de cire un cheveu qui fermait comme un scellé la porte de sa femme et celle du galant.

Après tant d'heures d'incertitudes, ce moyen d'éclaircir son sort lui semblait décidément le meilleur, et il songeait à s'en servir, lorsque au détour d'une allée il rencontra cette femme qu'il eût voulu voir morte.

Elle revenait du village.Elle était allée entendre la messe dans l'église de Vergy.Une tradition fort incertaine aux yeux du froid philosophe, mais à laquelle elle ajoutait foi, prétend que la petite église dont on se sert aujourd'hui était la chapelle du château du sire de Vergy.Cette idée obséda Mme de Rênal tout le temps qu'elle comptait passer à prier dans cette église. Elle se figurait sans cesse son mari tuant Julien à la chasse, comme par accident, et ensuite le soir lui faisant manger son cœur.

Mon sort, se dit-elle, dépend de ce qu'il va penser en m'écoutant.Après ce quart d'heure fatal, peut-être ne trouverai-je plus l'occasion de lui parler.Ce n'est pas un être sage et dirigé par la raison.Je pourrais alors, à l'aide de ma faible raison, prévoir ce qu'il fera ou dira.Lui décidera notre sort commun, il en a le pouvoir.Mais ce sort est dans mon habileté, dans l'art de diriger les idées de ce fantasque, que sa colère rend aveugle, et empêche de voir la moitié des choses.Grand Dieu!il me faut du talent, du sang-froid; où les prendre?

Elle retrouva le calme comme par enchantement en entrant au jardin et voyant de loin son mari.Ses cheveux et ses habits en désordre annonçaient qu'il n'avait pas dormi.

Elle lui remit une lettre décachetée mais repliée.Lui, sans l'ouvrir, regardait sa femme avec des yeux fous.

—Voici une abomination, lui dit-elle, qu'un homme de mauvaise mine, qui prétend vous connaître et vous devoir de la reconnaissance, m'a remise comme je passais derrière le jardin du notaire.J'exige une chose de vous, c'est que vous renvoyiez à ses parents, et sans délai, ce M.Julien.

Mme de Rênal se hâta de dire ce mot, peut-être un peu avant le moment, pour se débarrasser de l'affreuse perspective d'avoir à le dire.

Elle fut saisie de joie en voyant celle qu'elle causait à son mari.A la fixité du regard qu'il attachait sur elle, elle comprit que Julien avait deviné juste.Au lieu de s'affliger de ce malheur fort réel, quel génie, pensa-t-elle, quel tact parfait!et dans un jeune homme encore sans aucune expérience!A quoi n'arrivera-t-il pas par la suite?Hélas!alors ses succès feront qu'il m'oubliera.

Ce petit acte d'admiration pour l'homme qu'elle adorait la remit tout à fait de son trouble.

Elle s'applaudit de sa démarche.Je n'ai pas été indigne de Julien, se dit-elle, avec une douce et intime volupté.

Sans dire un mot, de peur de s'engager, M.de Rênal examinait la seconde lettre anonyme composée, si le lecteur s'en souvient, de mots imprimés collés sur un papier tirant sur le bleu.On se moque de moi de toutes les façons, se disait M.de Rênal accablé de fatigue.

Encore de nouvelles insultes à examiner, et toujours à cause de ma femme!Il fut sur le point de l'accabler des injures les plus grossières, la perspective de l'héritage de Besançon l'arrêta à grande peine.Dévoré du besoin de s'en prendre à quelque chose, il chiffonna le papier de cette seconde lettre anonyme, et se mit à se promener à grands pas, il avait besoin de s'éloigner de sa femme.Quelques instants après, il revint auprès d'elle, et plus tranquille.

—Il s'agit de prendre un parti et de renvoyer Julien lui dit-elle aussitôt; ce n'est après tout que le fils d'un ouvrier.Vous le dédommagerez par quelques écus, et d'ailleurs il est savant et trouvera facilement à se placer, par exemple chez M.Valenod ou chez le sous-préfet de Maugiron qui ont des enfants.Ainsi vous ne lui ferez point de tort...

—Vous parlez là comme une sotte que vous êtes s'écria M.de Rênal d'une voix terrible.Quel bon sens peut-on espérer d'une femme?Jamais vous ne prêtez attention à ce qui est raisonnable, comment sauriez-vous quelque chose?Votre nonchalance, votre paresse ne vous donnent d'activité que pour la chasse aux papillons êtres faibles et que nous sommes malheureux d'avoir dans nos familles...

Mme de Rênal le laissait dire, et il dit longtemps; il passait sa colère, c'est le mot du pays.

—Monsieur, lui répondit-elle enfin, je parle comme une femme outragée dans son honneur, c'est-à-dire dans ce qu'elle a de plus précieux.

Mme de Rênal eut un sang-froid inaltérable pendant toute cette pénible conversation, de laquelle dépendait la possibilité de vivre encore sous le même toit avec Julien. Elle cherchait les idées qu'elle croyait les plus propres à guider la colère aveugle de son mari. Elle avait été insensible à toutes les réflexions injurieuses qu'il lui avait adressées, elle ne les écoutait pas, elle songeait alors à Julien. Sera-t-il content de moi?

—Ce petit paysan que nous avons comblé de prévenances et même de cadeaux, peut être innocent, dit-elle enfin, mais il n'en est pas moins l'occasion du premier affront que je reçois...Monsieur!quand j'ai lu ce papier abominable, je me suis promis que lui ou moi sortirions de votre maison.

—Voulez-vous faire un esclandre pour me déshonorer et vous aussi?vous faites bouillir du lait à bien des gens dans Verrières.

—Il est vrai, on envie généralement l'état de prospérité où la sagesse de votre administration a su placer vous, votre famille et la ville...Eh bien!je vais engager Julien à vous demander un congé pour aller passer un mois chez ce marchand de bois de la montagne, digne ami de ce petit ouvrier.

—Gardez-vous d'agir, reprit M.de Rênal avec assez de tranquillité.Ce que j'exige avant tout, c'est que vous ne lui parliez pas.Vous y mettriez de la colère, et me brouilleriez avec lui, vous savez combien ce petit Monsieur est sur l'œil.

—Ce jeune homme n'a point de tact, reprit Mme de Rênal, il peut être savant, vous vous y connaissez, mais ce n'est au fond qu'un véritable paysan. Pour moi, je n'en ai jamais eu bonne idée depuis qu'il a refusé d'épouser Élisa; c'était une fortune assurée; et cela sous prétexte que quelquefois, en secret, elle fait des visites à M. Valenod.

—Ah!dit M.de Rênal, élevant le sourcil d'une façon démesurée, quoi, Julien vous a dit cela?

—Non, pas précisément, il m'a toujours parlé de la vocation qui l'appelle au saint ministère; mais, croyez-moi, la première vocation pour ces petites gens, c'est d'avoir du pain.Il me faisait assez entendre qu'il n'ignorait pas ces visites secrètes.

—Et moi, moi, je les ignorais!s'écria M.de Rênal reprenant toute sa fureur, et pesant sur les mots.Il se passe chez moi des choses que j'ignore...Comment!il y a eu quelque chose entre Élisa et Valenod?

—Hé!c'est de l'histoire ancienne, mon cher ami, dit Mme de Rênal en riant, et peut-être il ne s'est point passé de mal. C'était dans le temps que votre bon ami Valenod n'aurait pas été fâché que l'on pensât dans Verrières qu'il s'établissait entre lui et moi un petit amour tout platonique.

—J'ai eu cette idée une fois, s'écria M.de Rênal se frappant la tête avec fureur, et marchant de découvertes en découvertes, et vous ne m'en avez rien dit?

—Fallait-il brouiller deux amis pour une petite bouffée de vanité de notre cher directeur?Où est la femme de la société à laquelle il n'a pas adressé quelques lettres extrêmement spirituelles et même un peu galantes?

—Il vous aurait écrit?

—Il écrit beaucoup.

—Montrez-moi ces lettres à l'instant, je l'ordonne, et M.de Rênal se grandit de six pieds.

—Je m'en garderai bien, lui répondit-on avec une douceur qui allait presque jusqu'à la nonchalance, je vous les montrerai un jour quand vous serez plus sage.

—A l'instant même, morbleu!s'écria M.de Rênal ivre de colère, et cependant plus heureux qu'il ne l'avait été depuis douze heures.

—Me jurez-vous, dit Mme de Rênal fort gravement, de n'avoir jamais de querelle avec le directeur du dépôt au sujet de ces lettres?

—Querelle ou non, je puis lui ôter les enfants trouvés; mais, continua-t-il avec fureur, je veux ces lettres à l'instant, où sont-elles?

—Dans un tiroir de mon secrétaire; mais certes, je ne vous en donnerai pas la clef.

—Je saurai le briser, s'écria-t-il, en courant vers la chambre de sa femme.

Il brisa, en effet, avec un pal de fer un précieux secrétaire d'acajou ronceux venu de Paris, qu'il frottait souvent avec le pan de son habit, quand il croyait y apercevoir quelque tache.

Mme de Rênal avait monté en courant les cent vingt marches du colombier, elle attachait le coin d'un mouchoir blanc à l'un des barreaux de fer de la petite fenêtre. Elle était la plus heureuse des femmes. Les larmes aux yeux, elle regardait vers les grands bois de la montagne. Sans doute, se disait-elle, de dessous un de ces hêtres touffus, Julien épie ce signal heureux. Longtemps elle prêta l'oreille, ensuite elle maudit le bruit monotone des cigales et le chant des oiseaux. Sans ce bruit importun, un cri de joie, parti des grandes roches, aurait pu arriver jusqu'ici. Son œil avide dévorait cette pente immense de verdure sombre et unie comme un pré, que forme le sommet des arbres. Comment n'a-t-il pas l'esprit, se dit-elle tout attendrie d'inventer quelque signal pour me dire que son bonheur est égal au mien? Elle ne descendit du colombier, que quand elle eut peur que son mari ne vînt l'y chercher.

Elle le trouva furieux.Il parcourait les phrases anodines de M.Valenod, peu accoutumées à être lues avec tant d'émotion.

Saisissant un moment où les exclamations de son mari lui laissaient la possibilité de se faire entendre:

—J'en reviens toujours à mon idée, dit Mme de Rênal, il convient que Julien fasse un voyage. Quelque talent qu'il ait pour le latin, ce n'est après tout qu'un paysan souvent grossier et manquant de tact; chaque jour, croyant être poli, il m'adresse des compliments exagérés et de mauvais goût, qu'il apprend par cœur dans quelque roman...

—Il n'en lit jamais, s'écria M.de Rênal; je m'en suis assuré.Croyez-vous que je sois un maître de maison aveugle et qui ignore ce qui se passe chez lui?

—Eh bien!s'il ne lit nulle part ces compliments ridicules, il les invente, et c'est encore tant pis pour lui.Il aura parlé de moi sur ce ton dans Verrières...et sans aller si loin, dit Mme de Rênal avec l'air de faire une découverte, il aura parlé ainsi devant Élisa, c'est à peu près comme s'il eût parlé devant M. Valenod.

—Ah!s'écria M.de Rênal en ébranlant la table et l'appartement par un des plus grands coups de poing qui aient jamais été donnés, la lettre anonyme imprimée et les lettres du Valenod sont écrites sur le même papier.

Enfin!...pensa Mme de Rênal; elle se montra atterrée de cette découverte et sans avoir le courage d'ajouter un seul mot, alla s'asseoir au loin sur le divan, au fond du salon.

La bataille était désormais gagnée; elle eut beaucoup à faire pour empêcher M.de Rênal d'aller parler à l'auteur supposé de la lettre anonyme.

—Comment ne sentez-vous pas que faire une scène, sans preuves suffisantes, à M.Valenod, est la plus insigne des maladresses?Vous êtes envié, monsieur, à qui la faute?à vos talents: votre sage administration, vos bâtisses pleines de goût, la dot que je vous ai apportée, et surtout l'héritage considérable que nous pouvons espérer de ma bonne tante, héritage dont on exagère infiniment l'importance, ont fait de vous le premier personnage de Verrières.

—Vous oubliez la naissance, dit M.de Rênal, en souriant un peu.

—Vous êtes l'un des gentilshommes les plus distingués de la province reprit avec empressement Mme de Rênal, si le roi était libre et pouvait rendre justice à la naissance, vous figureriez sans doute à la chambre des pairs, etc. Et c'est dans cette position magnifique que vous voulez donner à l'envie un fait à commenter?

Parler à M. Valenod de sa lettre anonyme, c'est proclamer dans tout Verrières, que dis-je, dans Besançon, dans toute la province, que ce petit bourgeois, admis imprudemment peut-être à l'intimité d'un Rênal, a trouvé le moyen de l'offenser.Quand ces lettres que vous venez de surprendre prouveraient que j'ai répondu à l'amour de M.Valenod, vous devriez me tuer, je l'aurais mérité cent fois, mais non pas lui témoigner de la colère.Songez que tous vos voisins n'attendent qu'un prétexte pour se venger de votre supériorité; songez qu'en 1816 vous avez contribué à certaines arrestations.Cet homme réfugié sur son toit...

—Je songe que vous n'avez ni égards, ni amitié pour moi, s'écria M.de Rênal, avec toute l'amertume que réveillait un tel souvenir, et je n'ai pas été pair!...

—Je pense, mon ami, reprit en souriant Mme de Rênal, que je serai plus riche que vous, que je suis votre compagne depuis douze ans, et qu'à tous ces titres, je dois avoir voix au chapitre, et surtout dans l'affaire d'aujourd'hui. Si vous me préférez un M. Julien, ajouta-t-elle avec un dépit mal déguisé, je suis prête à aller passer un hiver chez ma tante.

Ce mot fut dit avec bonheurIl y avait une fermeté qui cherche à s'environner de politesse; il décida M.de Rênal.Mais, suivant l'habitude de la province, il parla encore pendant longtemps, revint sur tous les arguments, sa femme le laissait dire, il y avait encore de la colère dans son accent.Enfin deux heures de bavardage inutile épuisèrent les forces d'un homme qui avait subi un accès de colère de toute une nuit.Il fixa la ligne de conduite qu'il allait suivre envers M.Valenod, Julien et même Élisa.

Une ou deux fois, durant cette grande scène, Mme de Rênal fut sur le point d'éprouver quelque sympathie pour le malheur fort réel de cet homme qui pendant douze ans avait été son ami. Mais les vraies passions sont égoïstes. D'ailleurs elle attendait à chaque instant l'aveu de la lettre anonyme qu'il avait reçue la veille, et cet aveu ne vint point. Il manquait à la sûreté de Mme de Rênal de connaître les idées qu'on avait pu suggérer à l'homme duquel son sort dépendait. Car, en province, les maris sont maîtres de l'opinion. Un mari qui se plaint se couvre de ridicule, chose tous les jours moins dangereuse en France; mais sa femme, s'il ne lui donne pas d'argent, tombe à l'état d'ouvrière à quinze sols par journée; et encore les bonnes âmes se font-elles un scrupule de l'employer.

Une odalisque du sérail peut à toute force aimer le sultan; il est tout-puissant, elle n'a aucun espoir de lui dérober son autorité par une suite de petites finesses.La vengeance du maître est terrible, sanglante, mais militaire, généreuse, un coup de poignard finit tout.C'est à coups de mépris public qu'un mari tue sa femme au XIXe siècle; c'est en lui fermant tous les salons.

Le sentiment du danger fut vivement éveillé chez Mme de Rênal, à son retour chez elle, elle fut choquée du désordre où elle trouva sa chambre. Les serrures de tous ses jolis petits coffres avaient été brisées; plusieurs feuilles de parquet étaient soulevées. Il eût été sans pitié pour moi, se dit-elle! Gâter ainsi ce parquet en bois de couleur, qu'il aime tant; quand un de ses enfants y entre avec des souliers humides, il devient rouge de colère. Le voilà gâté à jamais! La vue de cette violence éloigna rapidement les derniers reproches qu'elle se faisait pour sa trop rapide victoire.

Un peu avant la cloche du dîner Julien rentra avec les enfants.Au dessert, quand les domestiques se furent retirés, Mme de Rênal lui dit fort sèchement:

—Vous m'avez témoigné le désir d'aller passer une quinzaine de jours à Verrières, M.de Rênal veut bien vous accorder un congé.Vous pouvez partir quand bon vous semblera.Mais, pour que les enfants ne perdent pas leur temps, chaque jour on vous enverra leurs thèmes, que vous corrigerez.

—Certainement, ajouta M.de Rênal, d'un ton fort aigre, je ne vous accorderai pas plus d'une semaine.

Julien trouva sur sa physionomie l'inquiétude d'un homme profondément tourmenté.

—Il ne s'est pas encore arrêté à un parti, dit-il à son amie, pendant un instant de solitude qu'ils eurent au salon.

Mme de Rênal lui conta rapidement tout ce qu'elle avait fait depuis le matin.

—A cette nuit les détails, ajouta-t-elle en riant.

Perversité de femme!pensa Julien.Quel plaisir, quel instinct les porte à nous tromper!

—Je vous trouve à la fois éclairée et aveuglée par votre amour, lui dit-il avec quelque froideur, votre conduite d'aujourd'hui est admirable; mais y a-t-il de la prudence à essayer de nous voir ce soir?Cette maison est pavée d'ennemis; songez à la haine passionnée qu'Élisa a pour moi.

—Cette haine ressemble beaucoup à de l'indifférence passionnée que vous auriez pour moi.

—Même indifférent, je dois vous sauver d'un péril où je vous ai plongée.Si le hasard veut que M.de Rênal parle à Élisa, d'un mot elle peut tout lui apprendre.Pourquoi ne se cacherait-il pas près de ma chambre, bien armé...

—Quoi!pas même du courage, dit Mme de Rênal, avec toute la hauteur d'une fille noble.

—Je ne m'abaisserai jamais à parler de mon courage, dit froidement Julien, c'est une bassesse.Que le monde juge sur les faits.Mais, ajouta-t-il en lui prenant la main, vous ne concevez pas combien je vous suis attaché, et quelle est ma joie de pouvoir prendre congé de vous avant cette cruelle absence.

CHAPITRE XXII

FAÇONS D'AGIR EN 1830